Mercredi 24 juin 2020

Présidence de M. Hervé Maurey, président -

La réunion est ouverte à 9 h 00.

Mission d'information sur l'empreinte environnementale du numérique - Examen du rapport d'étape

M. Hervé Maurey, président. - Nous sommes réunis ce matin pour la présentation du rapport intermédiaire de la mission d'information relative à l'empreinte environnementale du numérique, qui comprend 25 propositions. La mission d'information relative à l'empreinte environnementale du numérique a été créée en janvier, présidée par Patrick Chaize et dont les co-rapporteurs sont Guillaume Chevrollier et Jean-Michel Houllegatte. Nous avons pensé qu'il était important de mettre l'accent sur cet aspect du numérique, dont les usages ont par ailleurs ensuite explosé avec la période du confinement.

Je laisse maintenant la parole au président et aux rapporteurs de la mission d'information afin qu'ils nous présentent cette feuille de route.

M. Patrick Chaize, président de la mission d'information relative à l'empreinte environnementale du numérique. - Je suis très heureux de vous présenter, ce matin, avec les rapporteurs Guillaume Chevrollier et Jean-Michel Houllegatte, les premiers résultats des travaux de notre mission d'information.

Plusieurs raisons, vous le savez, nous ont poussés à nous emparer de ce sujet et je voudrais vous les rappeler brièvement.

C'est, premièrement, en raison de la croissance continue du secteur du numérique, dont la crise sanitaire actuelle a montré qu'il constituait un formidable outil de résilience de notre société et de notre économie. Il sera demain au coeur de la relance avec la perspective d'accélérer la transition numérique et, à plus long terme, d'exploiter les perspectives ouvertes par le développement de l'intelligence artificielle.

Pour vous en donner une idée, voici quelques chiffres qui témoignent de la profonde numérisation de notre société : 93 % des Français possèdent un téléphone mobile en 2017 ; concernant les usages, la consommation de données mobiles 4G augmente de près de 30 % par an environ, poussée notamment par le streaming vidéo qui représente environ 60 % du trafic en France ; enfin, pour la première fois en 2019, les montants investis en France par les opérateurs de communications électroniques pour déployer les réseaux fixes et mobiles ont dépassé les 10 milliards d'euros.

Mais aujourd'hui - et c'est la deuxième raison - ce secteur économique majeur est largement ignoré en tant que tel des politiques publiques visant à atteindre les objectifs climatiques fixés par l'Accord de Paris : en d'autres termes, il n'existe pas de stratégie transversale publique visant à en atténuer les impacts environnementaux.

Nous le savons tous, le numérique permet des gains environnementaux indéniables, comme par exemple dans le domaine des transports, avec notamment la facilitation de l'accès aux bornes de recharge, ou dans le domaine du logement, avec le développement des bâtiments intelligents.

Mais il est indispensable que les gains du numérique ne soient pas annulés par ses impacts directs et quantifiables en termes d'émissions de gaz à effet de serre, d'utilisation des ressources abiotiques, de consommation d'énergie et d'utilisation d'eau douce.

Comme nous l'ont confié beaucoup d'acteurs, si la prise de conscience a récemment progressé sur ce sujet, les utilisateurs du numérique oublient encore bien souvent que les échanges numériques dits « dématérialisés » ne peuvent exister qu'en s'appuyant sur un secteur bien matériel composé de terminaux, de centres informatiques et de réseaux.

La plupart des chiffres disponibles aujourd'hui établissent que le numérique serait à l'origine de 3,7 % des émissions totales de gaz à effet de serre (GES) dans le monde en 2018 et de 4,2 % de la consommation mondiale d'énergie primaire. Au niveau mondial, 44 % de cette empreinte serait due à la fabrication des terminaux, des centres informatiques et des réseaux et 56 % à leur utilisation.

Cet impact environnemental - qui ne se résume pas à l'empreinte carbone - concerne également les ressources minérales et l'eau. La croissance du numérique se traduit en effet par l'utilisation d'une quantité croissante de métaux, encore aujourd'hui très peu recyclés. Leur extraction et leur raffinage sont fortement émetteurs de gaz à effet de serre et nécessitent de grandes quantités d'eau et d'énergie.

Au-delà de ce premier constat globalisé, nous nous sommes rapidement heurtés, avec les rapporteurs, à une difficulté de taille afin de pouvoir émettre des recommandations pertinentes et opérationnelles pour nos politiques publiques : les données relatives à l'empreinte environnementale du numérique en France sont en effet très parcellaires. Entretemps, vous avez peut-être vu que le GreenIT.fr, que nous avions auditionné au début de nos travaux, a publié, hier soir, une étude sur les impacts environnementaux du numérique en France. Il sera sûrement intéressant de les entendre à nouveau sur leurs résultats.

Mais nous n'en avions pas connaissance et nous présupposions que la spécificité de notre mix énergétique ne rendait pas les données mondiales transposables telles quelles au modèle français. Notre commission a donc fait réaliser une étude afin de disposer d'éléments chiffrés sur l'empreinte carbone du numérique en France, ses particularités par rapport aux tendances mondiales et son évolution à l'horizon 2040. C'était, je le crois, indispensable afin de pouvoir définir les leviers d'action les plus pertinents permettant de concilier, en France, transition numérique et transition écologique.

En deux mots, je voudrais vous présenter les principaux résultats de cette étude, qui nous fournit un état des lieux et des chiffres inédits sur l'empreinte carbone du numérique en France.

Premier enseignement, le numérique constitue en France une source importante d'émissions de gaz à effet de serre, soit 2 % du total des émissions en 2019, et cette empreinte pourrait augmenter de 60 % d'ici 2040 si rien n'était fait pour la réduire !

À cet horizon et à supposer que tous les autres secteurs réalisent des économies de carbone conformément aux engagements de l'Accord de Paris mais qu'aucune politique publique de sobriété numérique ne soit déployée, le numérique pourrait atteindre près de 7 % des émissions de gaz à effet de serre de la France, soit un niveau bien supérieur à celui actuellement émis par le transport aérien, qui est de 4,7 %. Cette croissance serait notamment portée par l'essor de l'Internet des objets (IoT) et les émissions des data centers.

En outre, on estime que le coût collectif de ces émissions pourrait passer de 1 à 12 milliards d'euros entre 2019 et 2040.

Deuxième enseignement principal : les terminaux sont à l'origine d'une très grande part des impacts environnementaux du numérique en France - 81 % de l'empreinte carbone totale du secteur - c'est-à-dire bien plus encore qu'à l'échelle mondiale, où ils représentent 63 % des émissions de gaz à effet de serre du secteur, selon les travaux de GreenIT.fr, que notre commission avait entendu en janvier dernier.

La fabrication et la distribution - c'est-à-dire la « phase amont » - de ces terminaux utilisés en France engendrent 86 % de leurs émissions totales et sont donc responsables de 70 % de l'empreinte carbone totale du numérique en France. Cette proportion - bien supérieure aux 40 % que l'on observe au niveau mondial - s'explique principalement par les opérations consommatrices d'énergie fossile comme l'extraction de matériaux nécessitées par leur fabrication et par le fait que ces terminaux sont largement importés de pays d'Asie du Sud-Est, où l'intensité carbone de l'électricité est bien plus importante qu'en France.

Troisième enseignement majeur : 80 % de l'empreinte carbone de notre numérique national est émise à l'étranger, notamment en Asie du Sud-Est, où sont fabriqués l'essentiel des terminaux utilisés par les Français.

Ces constats sont importants. Ils nous donnent des indications précieuses pour la construction d'une véritable stratégie pour une transition numérique écologique. Ils nous guident en nous montrant les leviers les plus efficaces. De toute évidence, ces chiffres inédits impliquent que la réduction de l'empreinte carbone du numérique en France passera avant tout par une limitation du renouvellement des terminaux, alors qu'on sait que la durée de vie d'un smartphone est aujourd'hui de 23 mois.

C'est un impératif environnemental mais aussi économique : en passant du tout-jetable - alimenté par des imports qui grèvent la balance commerciale du pays - à un modèle circulaire - s'appuyant sur un écosystème industriel capable de proposer des terminaux reconditionnés et d'offrir des solutions de réparation - les politiques publiques peuvent favoriser la création durable d'emplois non délocalisables et implantés dans les territoires.

À cet égard, la réduction de l'empreinte environnementale du numérique en France constitue donc également un acte de souveraineté économique.

La « relance verte », qui devra être compatible avec les engagements de la France dans le cadre de l'Accord de Paris, ne pourra pas faire l'économie de la définition d'une véritable stratégie de réduction de l'empreinte environnementale du numérique. C'est la condition sine qua non pour réussir une transition numérique écologique. Il s'agit également d'une attente citoyenne forte : la Convention citoyenne pour le climat, qui a présenté le résultat de ses travaux le 18 juin dernier, a fait de l'accompagnement du numérique vers un modèle plus vertueux une de ses 150 propositions pour accélérer la lutte contre le réchauffement climatique.

Les résultats de cette étude, les auditions que nous avons menées et les contributions que nous avons reçues nous conduisent à vous soumettre aujourd'hui une feuille de route contenant 25 propositions pour réduire l'impact environnemental du numérique en France. Avant de laisser le soin aux rapporteurs de vous les présenter, je voudrais simplement vous dire que nous souhaitons - je parle au nom de l'ensemble des membres de la mission - que cette feuille de route ne constitue pas le point final de nos travaux. En effet, la période particulière que nous venons de vivre, et notamment le confinement, nous a contraints à reporter des auditions et des déplacements que nous avions prévus.

En outre, d'autres acteurs institutionnels comme l'Ademe, l'Arcep ou le Conseil national du numérique ont engagé des travaux sur ce sujet.

L'idée, par la publication de ces premières propositions, est de mettre à la disposition de tous ces acteurs, et de tous, un état des lieux solide et une feuille de route comportant 25 premières propositions afin de contribuer aux débats en cours et de peser sur les orientations qui seront prises aux niveaux national et européen en la matière.

Nous attendons également la contribution du Haut Conseil pour le climat, saisi le 10 mars 2020 par le Président du Sénat, sur la proposition de notre commission, sur l'évaluation de l'impact carbone du déploiement de la 5G en France. Nos travaux se poursuivront donc d'ailleurs dès la semaine prochaine avec la table ronde relative aux impacts sanitaires et environnementaux de la 5G.

Ils reprendront à l'automne et nos propositions, éventuellement complétées, feront l'objet du dépôt d'une proposition de loi.

Je laisse la parole à nos deux rapporteurs qui vont vous présenter nos propositions, regroupée en quatre axes.

M. Guillaume Chevrollier, rapporteur. - En tant que co-rapporteur, il me revient de vous présenter, avec mon collègue Jean-Michel Houllegatte, les 25 premières propositions constituant la feuille de route de notre mission pour une transition numérique écologique, que nous vous proposons ce matin d'adopter. Ces propositions sont rassemblées en 4 axes, que nous vous présenterons successivement.

En tout premier lieu, notre mission propose, via 7 propositions opérationnelles, de faire prendre conscience aux utilisateurs du numérique de son impact environnemental, afin de les inciter à le réduire.

Via tout d'abord une meilleure connaissance de ce sujet, qui est aujourd'hui encore trop peu documenté. Au regard des chiffres que vient de vous présenter le président, une meilleure information des consommateurs, des entreprises et des administrations est indispensable sur l'impact environnemental de leurs usages et de leurs achats, en tenant compte tout particulièrement des émissions associées à la fabrication des terminaux.

Cette meilleure information doit passer tant par une grande campagne de sensibilisation incitant les utilisateurs à adopter les gestes numériques écoresponsables, mettant l'accent sur l'impact environnemental de la fabrication des terminaux et invitant les consommateurs à privilégier la réparation et l'achat de biens reconditionnés, plutôt que l'achat d'équipements neufs, que par une information plus détaillée de l'empreinte environnementale des terminaux et des usages numériques. Il nous faut faire émerger une véritable « régulation par la donnée » et par la connaissance.

Nous y participons de notre côté, par le biais de l'étude que nous avons commandée et que nous annexerons à notre rapport. Certains acteurs institutionnels travaillent en ce moment à l'élaboration de méthodologies d'évaluation. Nous proposons donc le déploiement d'une application permettant à tout utilisateur de calculer l'empreinte carbone individuelle des terminaux et des principaux usages numériques, comme par exemple le transfert dans le Cloud d'un gigaoctet de photos, l'envoi d'un courriel ou encore le visionnage d'une vidéo sur Youtube. Une information plus spécifique pourrait en outre être fournie aux utilisateurs de smartphones concernant l'impact de connexion mobile, pour les inciter à privilégier une connexion en Wifi, moins énergivore.

Afin de permettre en particulier aux professionnels de calculer simplement, les impacts environnementaux de leurs terminaux et de leurs principaux usages numériques, une base de données pourrait également être mise à disposition du public. La généralisation de cette évaluation environnementale au moment du lancement des projets de numérisation permettrait ainsi de favoriser les choix correspondant à une transition numérique durable.

Après l'information, la formation est un autre levier essentiel. Les jeunes générations, qui manifestent de plus en plus leurs préoccupations environnementales, sont en même temps les plus connectées et les plus utilisatrices des possibilités offertes par le numérique. Un important effort éducatif doit être mené pour mieux décloisonner leurs préoccupations environnementales et leurs usages numériques. C'est pourquoi nous proposons de faire de la sobriété numérique un des thèmes de l'éducation à l'environnement à l'école, de créer des modules dédiés dans les écoles d'ingénieurs et d'informatique ou encore de conditionner la diplomation des ingénieurs en informatique à l'obtention d'une attestation de compétences acquises en matière d'écoconception logicielle.

Nous proposons également la création d'un Observatoire de recherche des impacts environnementaux du numérique, qui pourrait rassembler des chercheurs et des personnes qualifiées afin d'apporter ponctuellement leur expertise à l'Ademe dans le but de mettre régulièrement à jour les données publiques sur ce sujet, ce qui est indispensable au regard de l'apparition régulière de nouvelles technologies numériques.

Enfin, il est indispensable que les acteurs publics et privés intègrent l'enjeu environnemental dans leur stratégie numérique : à cette fin, nous proposons d'inscrire l'impact environnemental du numérique dans le bilan RSE des entreprises, de créer un crédit d'impôt pour les PME et TPE pour la réalisation de mesures d'impact environnemental des services numériques et de construire un cadre méthodologique d'évaluation environnementale des projets smart, mis à disposition des collectivités territoriales, avec un soutien financier de l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT).

Je passe la parole à Jean-Michel Houllegatte pour la présentation du deuxième axe.

M. Jean-Michel Houllegatte, rapporteur. - J'en viens à présent à la présentation du deuxième axe de notre rapport qui est consacré à la réduction de l'empreinte des terminaux. Ils représentent 81 % du total des émissions du secteur numérique en France, dont 70 % pour leur fabrication, dont une majeure partie est effectuée en Asie du Sud-est, et leur distribution.

Sur le fondement de l'étude que nous avons commandée et de ses principaux résultats, nous avons décidé de faire de la limitation du renouvellement des terminaux un axe prioritaire de notre feuille de route. Je rappelle que la durée de vie moyenne d'un smartphone est de 23 mois. Ces terminaux sont regroupés en 14 familles : les plus connus sont les smartphones et les écrans de télévision, mais de nouveaux appareils émergent comme les objets connectés, les casques de réalité virtuelle, les consoles de jeux. Il s'agit là d'un impératif environnemental mais aussi économique : en passant du tout-jetable à un modèle circulaire, les politiques publiques peuvent favoriser la création durable d'emplois non délocalisables, et implantés dans les territoires. À cet égard, la réduction de l'empreinte environnementale du numérique en France constitue également un acte de souveraineté économique.

La feuille de route que nous vous présentons aujourd'hui comprend 6 propositions concrètes afin de limiter le renouvellement des terminaux.

Nous proposons tout d'abord de mieux taxer les externalités négatives liées à la fabrication des équipements numériques en introduisant une taxe carbone aux frontières européennes. Cette taxe ne porterait pas uniquement sur les équipements numériques. Elle est d'ailleurs préconisée par de nombreux acteurs. Cependant, eu égard à la nature très polluante des terminaux et au fait que la quasi-intégralité d'entre eux sont produits en dehors du territoire européen, il est certain que le numérique occuperait une place non négligeable dans l'assiette de cette taxe. Cette taxe renforcerait l'attractivité des activités de reconditionnement et le recours à la réparation.

Nous proposons également de mieux lutter contre l'obsolescence programmée des terminaux. L'obsolescence programmée constitue depuis 2015 un délit sévèrement puni mais aucune condamnation n'a depuis été prononcée sur ce fondement, tant il est difficile de prouver l'intentionnalité de la réduction de la durée de vie du produit. Il nous semble qu'une réflexion doit être engagée pour réécrire l'article du code de la consommation, qui définit et sanctionne l'obsolescence programmée afin de rendre le dispositif plus dissuasif. Il nous semble aussi qu'un recours plus systématique au name and shame pourrait constituer une parade complémentaire - plus efficace encore que la réponse pénale - à l'obsolescence programmée. Il pourrait par exemple être confié à l'Arcep la responsabilité de tenir un baromètre annuel et public des metteurs sur le marché, en s'appuyant sur les indices de réparabilité et de durabilité prévus par la loi relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire (AGEC). Nous estimons également que le cadre légal devra être complété pour mieux lutter contre l'obsolescence logicielle. Nous recommandons notamment de dissocier les mises à jour correctives, nécessaires pour la sécurité du matériel, et les mises à jour évolutives, accessoires et pouvant dégrader les performances du terminal, poussant alors le consommateur à renouveler son smartphone ou son ordinateur pour pouvoir utiliser les dernières versions de logiciels. Un droit à la réversibilité devrait également être créé : l'utilisateur devrait toujours être en mesure de revenir à une version antérieure du logiciel ou du système d'exploitation, s'il estime que la mise à jour a contribué à ralentir son terminal.

Nous appelons enfin à renforcer grandement notre ambition en matière de réemploi et de réparation des terminaux. Cela pourrait tout d'abord passer par l'introduction d'un taux de TVA réduit sur la réparation de terminaux et l'acquisition d'objets électroniques reconditionnés. Cette disposition viendrait compléter les fonds de réparation et de réemploi introduits par la loi AGEC, à l'initiative de la rapporteure Marta de Cidrac. Des objectifs ambitieux devront également être inscrits dans le cahier des charges des éco-organismes responsables de la filière des déchets d'équipements électriques et électroniques (DEEE), en charge notamment de la prévention et de la gestion des déchets du numérique. Les performances des éco-organismes sont aujourd'hui trop peu satisfaisantes, car les équipements numériques sont noyés dans un ensemble plus large de biens au tonnage plus élevé et pour l'heure, mieux réparés et recyclés. Il conviendrait ainsi de fixer des objectifs de réparation et de réemploi spécifiques à certaines catégories d'équipements numériques, comme les smartphones, les ordinateurs ou les téléviseurs. Nous recommandons également d'activer le levier de la commande publique en ajoutant une clause de réemploi ou un lot réemploi dans les appels d'offres d'achats d'équipements. Enfin, le plan de relance ne pourra pas ignorer le coût environnemental majeur que constitue le renouvellement systématique des terminaux. Les mesures d'aides à la numérisation des entreprises qui pourraient y être inscrites pourraient par exemple être accrues - sous forme de bonus - pour les entreprises s'engageant à intégrer une part minimale de terminaux reconditionnés dans leurs achats numériques.

M. Guillaume Chevrollier, rapporteur. - Le troisième axe de notre feuille de route concerne les usages du numérique. L'enjeu central est de contrer l'effet rebond, phénomène paradoxal par lequel les économies d'énergie permises par une nouvelle technologie sont partiellement ou complètement compensées par l'accroissement des usages. Cet effet est particulièrement fort dans le secteur numérique, comme l'illustre à plusieurs endroits l'étude commandée par notre mission d'information. À titre d'exemple, les gains d'efficacité énergétique très importants des centres informatiques - jusqu'à 20 % par an - pourraient ne pas suffire à compenser l'accroissement exponentiel des usages. Leur consommation électrique pourrait ainsi être multipliée par trois en vingt ans.

Pour contrer cet effet rebond, il est donc nécessaire de faire émerger et de développer des usages du numérique écologiquement vertueux. Il s'agit au final d'économiser les données, qui correspondent en réalité à de l'énergie consommée. On pourrait être tenté de détourner le slogan publicitaire souvent relayé aux Français : « les données sont notre avenir, économisons-les ! ». Un tel changement de paradigme devrait être reconnu dans la loi, à la faveur par exemple de la transposition prochaine du code européen des télécommunications. La donnée pourrait y être définie comme une ressource, nécessitant une gestion durable, au même titre que d'autres ressources précieuses, comme l'eau et l'énergie. Conformément à cette conception, nous estimons que les forfaits mobiles avec un accès illimité aux données devraient être interdits. Cette interdiction ne concernerait évidemment pas les forfaits Internet fixe. L'enjeu est d'inciter les usagers à privilégier une connexion en Wifi, beaucoup moins énergivore qu'une connexion mobile. Cette mesure serait de surcroît préventive à ce stade : très peu d'opérateurs proposent aujourd'hui ce type d'offre avec données illimitées.

Nous proposons également de mieux encadrer le streaming vidéo, qui représente 60 % du trafic Internet mondial. Le streaming provoque un phénomène de « fuites carbone », correspondant à une augmentation des émissions étrangères de gaz à effet de serre imputable à la consommation domestique de vidéos. 53 % des émissions de gaz à effet de serre dues à l'utilisation de data centers ont ainsi été produites à l'étranger. Pour limiter l'impact des usages vidéo, les fournisseurs de contenu comme Netflix et Youtube devraient a minima être contraints d'adapter la qualité de la vidéo téléchargée à la résolution maximale du terminal. Une taxe sur les plus gros émetteurs de données pourrait également être introduite afin d'inciter les géants américains de la vidéo à une injection plus raisonnable de données sur le réseau. Le produit de cette imposition pourrait alimenter le Fonds de solidarité numérique (FSN), et financer ainsi l'aménagement numérique du territoire ou la formation des personnes éloignées du numérique, soit environ 13 millions de personnes en France.

Afin de limiter la consommation de données lors du chargement des pages Internet, l'écoconception des sites et services numériques doit aussi être très largement généralisée. L'éco-conception constitue un des leviers de lutte contre l'obsolescence des équipements numériques, dès lors qu'un site éco-conçu est plus facile à charger sur un terminal ancien et peu performant. À court terme, un appel à manifestation d'intérêt pourrait être lancé pour identifier les solutions les plus exemplaires. À moyen terme, l'éco-conception des sites publics et des plus grands sites privés pourrait être rendue obligatoire.

Enfin, la sobriété numérique passera nécessairement par une plus grande régulation des pratiques des géants du numérique. Utilisation de couleurs vives, notifications permanentes, lancement automatique de vidéos... tout est fait pour attirer au maximum l'attention de l'usager et le maintenir connecté. Pour des raisons éthiques et environnementales, nous estimons qu'une plus grande transparence doit être faite quant aux stratégies cognitives utilisées par les grandes plateformes pour capter l'attention des consommateurs et ainsi accroître les usages. Certaines de ces stratégies devraient par ailleurs être interdites. Je pense notamment au lancement automatique de vidéos, souvent à fin publicitaire, lors du chargement de certaines pages. L'interdiction de cette pratique faciliterait de surcroît la connexion en allégeant considérablement le chargement, particulièrement pour les usagers ne disposant pas d'une connexion en très haut débit et nous en connaissons dans nos territoires. Des réflexions devront également être engagées pour mieux encadrer l'utilisation d'écrans publicitaires lumineux dans l'espace public.

M. Jean-Michel Houllegatte, rapporteur. - Il me reste donc à vous présenter les propositions du dernier axe de notre feuille route, qui concerne les émissions des data centers et des réseaux.

Il ressort de l'étude que nous avons commandée que les centres informatiques ne sont aujourd'hui responsables que de 14 % de l'empreinte carbone du numérique en France. Ces émissions sont majoritairement produites à l'étranger : par exemple, les data centers utilisés pour le visionnage de vidéos en streaming sont installés aux États-Unis, qui disposent d'une électricité dix fois plus carbonée que l'électricité française. Les émissions des centres informatiques pourraient croître de 86 % d'ici 2040, en raison de l'accroissement continu des usages, du ralentissement des gains d'efficacité énergétique enregistrés ces dernières années et surtout du dynamisme du edge computing, correspondant à des data centers de petite taille, installés à proximité des utilisateurs pour le développement de l'Internet des objets.

Pour atténuer la hausse prévisible des émissions des data centers, nous préconisons de favoriser plus encore l'installation de data centers en France - qui dispose d'un mix énergétique peu carboné - en renforçant l'avantage fiscal existant sur la taxe intérieure sur la consommation finale d'électricité (TICFE) et en le conditionnant à des critères de performance environnementale minimale. La réduction de TICFE pourrait aussi être accrue pour les centres les moins consommateurs. Nous estimons par ailleurs que la complémentarité entre data centers et énergies renouvelables pourrait être renforcée dans le cadre de stratégies territoriales. Les énergies renouvelables peuvent tout d'abord contribuer à réduire l'empreinte carbone des centres informatiques en leur fournissant directement une électricité non carbonée. Les centres informatiques pourraient en retour constituer un levier majeur de flexibilité locale permettant de stocker l'électricité des installations d'énergies renouvelables intermittentes.

Concernant les réseaux, l'étude commandée montre qu'ils ne représentent que 5 % de l'empreinte carbone du numérique en France. Cela s'explique une nouvelle fois par le caractère peu carboné de l'électricité française. Cependant, d'après le scénario central de l'étude, la consommation d'énergie primaire des réseaux en France pourrait augmenter de 75 % d'ici 2040, et leurs émissions associées croître de 34 %.

Pour limiter la hausse probable de l'impact environnemental des réseaux dans les années à venir, notre feuille de route rappelle qu'il est plus que jamais nécessaire d'atteindre les objectifs du plan France très haut débit, qui doit permettre d'ici 2025 d'assurer la couverture intégrale de notre pays par la technologie réseau la moins énergivore - la fibre optique. Nous proposons de généraliser des technologies de mise en veille des box Internet et d'offrir des solutions de mutualisation de ces équipements dans les habitats collectifs. Nous recommandons également d'engager une réflexion sur l'extinction des anciennes générations mobiles - 2G et 3G - toujours consommatrices d'électricité, bien que progressivement supplantées par les nouvelles générations 4G et 5G.

Enfin, alors que les enchères permettant de lancer le déploiement de la 5G devraient avoir lieu en septembre prochain, nous ne pouvons que regretter qu'aucune évaluation de l'impact environnemental de cette nouvelle technologie mobile n'ait encore été mise à disposition du public et des parlementaires. À l'instar du président de l'Ademe, qui avait déclaré, lors de son audition devant notre commission, réclamer « une étude d'impact environnemental sérieuse sur le déploiement de la 5G », nous demandons que la 5G fasse enfin l'objet d'une étude d'impact complète ! Les effets de cette technologie sur les consommations énergétiques des opérateurs devront tout particulièrement être évalués. Il semble très probable que l'accroissement des usages annule, voire surpasse, les gains d'efficacité énergétique permis par la 5G. Cette analyse est même partagée par Bouygues Telecom, que nous avons auditionné il y a quelques jours. Il ne faudrait cependant pas se focaliser sur cet unique aspect du sujet. Rappelons tout d'abord que la faible carbonation de l'électricité française atténuera de fait l'empreinte carbone des réseaux, même en cas de forte hausse de la consommation énergétique des opérateurs. Surtout, une part importante des émissions induites par la 5G pourrait en réalité être produite en dehors des réseaux ! À court terme, l'accès à la 5G impliquera pour les consommateurs un renouvellement de leur smartphone. Par ailleurs, la hausse de l'empreinte carbone du numérique à l'horizon 2040 sera largement tirée par l'essor de l'Internet des objets et par la tendance à l'installation de centres informatiques de petite taille ; on parle alors de edge computing. Or, il est évident que ces tendances seront - au moins pour partie - sous-tendues par le déploiement de la 5G. Nous ne pouvons que déplorer que ces différents éléments soient encore moins documentés et évalués que l'impact de la 5G sur la consommation des réseaux. À cet égard, je vous rappelle que le président du Sénat a saisi le Haut Conseil pour le climat pour qu'une évaluation de l'impact environnemental de la 5G soit enfin menée.

Voici donc, mes chers collèges, les principaux axes de la feuille de route pour une transition numérique écologique que nous vous proposons d'adopter. Certains déplacements et auditions ayant été reportés en raison de la crise sanitaire, nous vous rappelons que nous poursuivrons nos travaux à la rentrée et que cette feuille de route fera l'objet d'une proposition de loi. Je vous remercie.

M. Guillaume Gontard. - J'insiste sur le volet pédagogique : à l'occasion des auditions, nous avons tous pris conscience de l'impact environnemental du numérique. Par exemple, lors de l'envoi d'un mail, nous n'avons pas conscience des émissions de carbone associées. Ainsi, le volet pédagogique est primordial.

Il faut également mettre en perspective la question de la sobriété avec d'autres usages. Pendant le confinement, nous avons certes utilisé davantage le numérique, mais en parallèle nous avons diminué d'autres usages. Quelles sont les économies que nous avons pu générer par ailleurs ? C'est pourquoi il est nécessaire de poursuivre les travaux de la mission pour obtenir un comparatif robuste.

Enfin, il me parait important d'aborder le sujet de la 5G. Il s'agit d'un sujet majeur. Ce thème n'a pas eu de véritable étude d'impact qui pourtant va transformer en profondeur nos usages du numérique. Il est donc important de travailler sur cette thématique pour avoir une visibilité sur les mutations liées à la 5G.

M. Didier Mandelli. - Ma question concerne la commande publique. Dans le cadre de l'examen de la loi AGEC, nous avions adopté des amendements obligeant les collectivités à intégrer dans leurs achats un certain pourcentage de produits réutilisés. Il me parait important d'insister sur la commande publique, qui doit être exemplaire.

M. Ronan Dantec. - Je suis impressionné par l'ampleur des propositions et du travail accompli.

Il me semble important d'ajouter dans nos propositions une phrase pour montrer que nous intégrons les enjeux autres que climatiques, notamment sur la biodiversité et les enjeux sociaux. Par exemple, l'extraction des minerais indispensables pour la fabrication des terminaux ne provoque pas seulement une augmentation des émissions de gaz à effet de serre. Elle pose également d'importants problèmes sociaux et est très destructrice de biodiversité.

Mme Nadia Sollogoub. - Je considère cette mission comme le début de quelque chose. À titre personnel, je suis attaché au sujet de la récupération de l'énergie des data centers. Il faut faire également de la pédagogie auprès des élèves mais également auprès des ministères. Un complément législatif à la loi AGEC s'impose. Je vous remercie pour ce premier pas.

M. Hervé Gillé. - Je souhaite avoir un éclairage sur la régulation de l'offre mobile. Vous proposez d'interdire les forfaits mobiles avec un accès illimité aux données : c'est une proposition qui peut faire du bruit. Si on revient sur le fond du sujet, l'intérêt serait qu'il existe une conscience collective des usages de telle sorte que ceux-ci soient plus économes en consommation de données. Cet élément mériterait d'être approfondi dans votre rapport, en étudiant de quelle manière on peut accompagner la montée en conscience collective des usagers. Il serait notamment intéressant de pouvoir visualiser la consommation carbone de ses usages numériques, pour améliorer la prise de conscience individuelle et collective et aller vers la sobriété. Il faut responsabiliser les usages. Dans cette perspective, interdire les forfaits illimités me semble assez contraignant. Je suis davantage favorable à un accompagnement des usagers vers des usages plus éco-responsables.

M. Jean-Michel Houllegatte, rapporteur. - Les aspects pédagogiques sont nécessaires et importants. Nous les abordons d'ailleurs largement dans notre rapport.

Concernant la 5G, il s'agit en effet d'un sujet important. Nous demandons d'ailleurs qu'une évaluation de son impact environnemental soit enfin menée.

Concernant la commande publique, si nous n'avions pas eu la loi AGEC, nous n'aurions pas pu avancer comme on l'a fait. Tout l'intérêt de cette mission est de s'inscrire dans le prolongement de cette loi, en ouvrant un nouveau champ d'interrogations sur un angle mort - l'impact environnemental du numérique - dont nos concitoyens n'ont pas toujours conscience.

Cette mission ne peut pas tout faire. Concernant l'aspect social, je rappelle qu'il y a en ce moment au Sénat une mission d'information sur l'illectronisme. Il y a également un enjeu relatif à la diplomatie environnementale, dont nous avons bien conscience : les conditions d'extraction des métaux dans les pays du tiers-monde ne sont pas satisfaisantes sur le plan environnemental mais aussi sur le plan politique et social.

Nous allons poursuivre nos travaux notamment sur les nouveaux data centers. On s'aperçoit que la France a une carte à jouer sur l'implantation de nouveaux data centers. Il n'y a pas que les entrepôts Amazon qui doivent focaliser l'attention des élus locaux. C'est un outil au service de la diversification et de la flexibilité énergétique dans le cadre des plans climats territoriaux.

Concernant les propos d'Hervé Gillé, il y a peut-être une confusion entre les appels téléphoniques illimités qu'on ne remet pas en question et l'accès illimité aux données, un grand sujet sur lequel il va falloir poursuivre notre travail.

Il n'y a pas, en termes d'eau, d'accès illimité puisque l'eau est considérée comme une ressource. Les données peuvent aussi être considérées comme une ressource. Notre mission est vigilante quant aux offres de données illimitées permettant de télécharger des données de façon irraisonnable, dès lors que le réseau mobile est beaucoup plus énergivore que le réseau fixe.

M. Patrick Chaize, président de la mission d'information. - À ce jour, il n'existe que très peu de forfaits illimités de données. Mais le risque existe que demain ce type de forfait soit proposé. Cette proposition ne concerne évidemment pas les offres Internet fixe, beaucoup moins énergivores.

M. Guillaume Chevrollier, rapporteur. - Je pense que la mission d'information a pour but d'entraîner une prise de conscience collective sur les impacts environnementaux du numérique. Il faut donc de l'information, de la formation et de la communication sur la nécessité de la sobriété pour les enjeux autour du climat, de l'énergie et de la préservation de la biodiversité. Le terme de sobriété est donc primordial. La proposition sur l'interdiction à des accès illimités aux données mobiles est nécessaire pour ne pas être en contradiction avec la sobriété que nous prônons. La vertu de cette proposition est d'entrainer le débat sur les données et non sur la partie téléphonique des forfaits illimités.

Par ailleurs, je rebondis sur la commande publique. L'État et les collectivités doivent être exemplaires dans cette transition vers un numérique écologique, vertueux et durable. Notre assemblée doit relayer ces propositions auprès des territoires.

M. Patrick Chaize, président de la mission d'information. - Avant cette mission, il n'existait pas d'éléments de comparaison et de réflexion sur cette thématique. La mission nous permet d'apporter des éléments pour influencer par la suite les décisions en la matière et évidemment l'ensemble des ministères.

M. Hervé Maurey, président. - La commission autorise la publication du rapport.

La commission de l'aménagement du territoire et du développement durable autorise la publication du rapport.

Mme Marta de Cidrac. - Il serait intéressant de communiquer ce rapport à un large public. Sous quelle forme et à quelle échéance cette communication va-t-elle donc être faite ?

M. Patrick Chaize, président de la mission d'information. - Nous tiendrons une conférence de presse tout à l'heure. Il nous faudra ensuite réfléchir à une communication plus ciblée auprès de certains ministères. Nous souhaitons tous nous retrouver en octobre pour continuer ces travaux passionnants qui restent à approfondir.

Je rappelle les conditions particulières de notre mission : les travaux ont débuté en janvier avec une revue générale des problématiques, puis nous avons travaillé pendant le confinement par des échanges écrits. Il y a eu des contributions pertinentes, mais nous avons dû pour l'instant annuler nos déplacements, notamment ceux dans des data centers.

M. Hervé Maurey, président. - Je vous rappelle que la semaine prochaine, notre commission organise une table ronde sur les impacts sanitaires et environnementaux de la 5G.

La réunion est close à 10 heures 10.

Présidence de M. Hervé Maurey, président -

La réunion est ouverte à 16 h 20.

Audition de M. Pascal Canfin, président de la commission de l'environnement, de la santé publique et de la sécurité alimentaire du Parlement européen

La réunion est ouverte à 16 h 15.

M. Hervé Maurey, président. - Nous sommes très heureux d'accueillir M. Pascal Canfin, président de la commission de l'environnement, de la santé publique et de la sécurité alimentaire au Parlement européen. L'environnement et les questions d'alimentation durable sont des sujets que nous suivons avec beaucoup d'attention au sein de notre commission. Votre audition s'inscrit dans un triple contexte.

En premier lieu, la crise sanitaire sans précédent qui touche actuellement notre pays a remis en cause des paradigmes profonds de notre modèle de développement, au premier rang desquels figure la durabilité de notre économie et de notre croissance. Il n'y a, en réalité, pas une crise, mais plusieurs crises auxquelles nous devons faire face : sanitaire, mais aussi économique, sociale, sociétale et bien sûr, à l'origine de toutes les autres, la crise environnementale et climatique.

C'est pourquoi nous avons organisé un cycle d'auditions prospectives au sein de notre commission, afin d'avoir une vision globale des implications de la crise et de réfléchir à la relance que nous souhaitons. De la relance verte que nous serons capables de mettre en oeuvre dépendra notre capacité à tenir nos engagements climatiques de l'Accord de Paris et à ne pas répéter un « monde d'avant » dont on sait qu'il n'est pas durable, aux deux sens du terme. Nous souhaiterions que vous puissiez évoquer avec nous les priorités que nous devons, selon vous, mettre en oeuvre en urgence dans le cadre de cette relance.

En deuxième lieu, l'actualité européenne, avec la stratégie de la Commission européenne du Green Deal, qui vise la neutralité carbone en 2050, constitue une opportunité unique d'aller plus avant dans la transition écologique engagée par les États-membres. Vous avez affirmé à plusieurs reprises que ce Pacte vert devrait être au coeur de notre relance. Nous avons auditionné la semaine dernière le vice-président de la Commission, M. Frans Timmermans, qui nous a rappelé que les ambitions du Green Deal restaient la boussole de la Commission. Toutefois, à l'heure de la relance et des négociations tendues, comme celles qui ont eu lieu au Conseil européen la semaine dernière, ces ambitions peuvent-elles vraiment tenir ? Pouvez-vous nous indiquer quels points du Pacte vert sont les plus importants pour le Parlement européen, et plus particulièrement pour votre commission ? Un accord semble se dessiner pour un objectif de 55 % de réduction des émissions de carbone en 2030. Certains souhaitent aller au-delà. Nous aimerions connaître votre sentiment.

Enfin, nous serons également heureux de vous entendre réagir aux 150 propositions de la Convention citoyenne pour le climat. Vous vous êtes déjà prononcé pour un référendum avant la fin de l'année car vous estimez que c'est la seule voie qui soit « à la hauteur de l'exigence climatique ». Pourquoi souhaitez-vous ce référendum ? Quelles sont, selon vous, les mesures les plus urgentes à mettre en oeuvre ?

M. Pascal Canfin, président de la commission de l'environnement, de la santé publique et de la sécurité alimentaire du Parlement européen. - Merci pour votre invitation. Il est très important que le Parlement européen et le Parlement français échangent régulièrement sur ces sujets. Concernant la relance verte, deux bonnes raisons me rendent optimiste sur le fait que nous n'allons pas reproduire les erreurs du dernier plan de relance de 2009, qui avait fait suite à la crise financière. Tout le monde s'accorde à dire que les plans de relance de l'époque n'ont pas permis d'accélérer la lutte contre le dérèglement climatique, voire ont contribué à refinancer l'économie du passé plutôt qu'à accélérer la transition vers l'économie de demain.

Il existe deux différences entre aujourd'hui et 2009. La première tient à la maturité culturelle dans l'attention qui est portée à ces sujets et aux premières conséquences du dérèglement climatique. La maturité sociétale est beaucoup plus présente en France, mais également dans de nombreux pays européens, même ceux, comme la Pologne, dont nous pourrions penser qu'ils sont moins avancés que nous sur ces sujets. Une grande partie de la jeunesse polonaise est exactement sur la même équation que les jeunesses française, belge ou britannique.

La seconde différence tient à la maturité technologique. Nous avons quasiment toutes les technologies et toutes les solutions dont nous avons besoin pour gagner la bataille du climat. C'est le résultat de 10 à 20 ans d'investissements, de recherche et de politiques publiques. Nous savons faire des énergies renouvelables très peu chères. Nous savons isoler des maisons pour les rendre positives en énergie. Nous savons faire de la mobilité électrique sous toutes ses formes (voitures, trottinettes, bus, tramways, vélos, et même camions). Le défi n'est plus tellement dans la recherche fondamentale, même si nous avons encore des obstacles. Ainsi, l'hydrogène vert n'est pas encore à un stade industrialisable et nous avons des sujets de stockage de l'énergie. Néanmoins, toutes les grandes entreprises européennes, dont des leaders français, investissent, travaillent et cherchent sur ces sujets. Elles me disent toutes, dans le cadre de l'alliance pour une relance verte que j'ai créée avec plus de 120 grands patrons européens, que les technologies sont là.

Le sujet numéro un est le changement d'échelle, et le nerf de la guerre est le financement. Nous sommes à un moment de l'histoire où nous n'avons pas le droit à l'erreur. Nous ne remettrons pas autant d'argent sur la table de sitôt. Il est tout de même question de 750 milliards d'euros pour le plan de relance européen et de 2 000 milliards d'euros pour l'addition des aides d'État. Il s'agit de montants astronomiques, qui génèreront une dette supplémentaire. Certes, la Banque centrale européenne en rachètera une partie significative, mais une autre partie devra être remboursée. Nous ne pouvons donc pas faire n'importe quoi avec cet argent public.

Nous avons toutes les cartes en main pour concevoir le premier plan de relance aligné avec l'Accord de Paris. C'est l'objectif que nous devons nous fixer collectivement. Quand je dis cela, j'exclus tous les secteurs pour lesquels il n'y a pas d'impact climatique majeur. Si nous voulons relancer l'hôpital, les écoles ou la culture, nous n'allons pas embêter les entreprises ou les associations de ces secteurs avec les enjeux climatiques. Les secteurs les plus émetteurs sont toujours les mêmes : bâtiment, transport, énergie et système alimentaire. Il ne sert à rien de soumettre le reste de l'économie à des contraintes inutiles. C'est sur les quatre secteurs que je viens d'évoquer qu'il ne faut pas se rater car ils représentent 90 % des émissions de CO2. C'est pour cela que nous travaillons, au niveau européen, sur un alignement du plan de relance avec le Green Deal.

Cela ne signifie pas que 100 % des investissements seront destinés au Green Deal. Ce serait absurde d'un point de vue politique car il faut également financer les systèmes de soins, le chômage partiel, la formation ou le retour à une trésorerie normale pour les PME. En revanche, lorsque nous intervenons dans les secteurs émetteurs, il faut que le plan de relance soit aligné avec le Green Deal et l'Accord de Paris. C'est exactement ce qui est écrit dans les textes européens qui ont été proposés par la Commission il y a trois semaines et qui doivent encore faire l'objet d'un accord juridique, d'abord au Conseil entre les États et ensuite au Parlement européen.

Vous avez évoqué la loi climat. C'est un élément très important. Sachez que nous avons déposé les amendements à la loi climat côté Parlement européen le 3 juin. Nous voterons en commission Environnement le 10 septembre, puis en plénière du Parlement la première semaine d'octobre. La future présidence allemande a pour objectif d'avoir la position du Conseil mi-octobre. Ensuite, la négociation se déroulera dans le cadre d'un trilogue entre les deux institutions et la Commission européenne, et je présiderai la négociation côté Parlement européen.

L'objectif final consiste à passer de la cible actuelle, soit - 40 % d'émissions de CO2 en 2030 par rapport à 1990, à - 55 %. C'est la position soutenue par la France et le Parlement européen. De plus en plus d'États sont sur cette ligne : pays nordiques, Espagne, Italie, Benelux, Autriche, Slovaquie... Nous ne sommes pas très loin d'une majorité qualifiée, mais nous n'y sommes pas encore. La bascule dépend de l'Allemagne. Il est très important que nous obtenions le soutien formel de l'Allemagne le plus rapidement possible. La chancelière Merkel y est prête, mais l'écosystème politique de la coalition allemande est compliqué. J'ai tout de même bon espoir que nous parvenions à obtenir un engagement de l'Allemagne sur ces - 55 %. Alors, le terrain sera assez déblayé pour que nous puissions aller vite.

Il existe d'autres éléments très importants dans la loi climat, par exemple les accords commerciaux, les aides d'État ou les sanctions en cas de non-atteinte des objectifs. Je pourrai y revenir.

Enfin, vous m'avez interrogé sur la Convention citoyenne pour le climat, qui visait à trouver une forme de renouvellement de la démocratie participative en complément de la démocratie représentative. Cent-cinquante citoyens, choisis à l'image de la société française, ont formulé un certain nombre de propositions. Certaines sont très facilement intégrables. Je pense notamment au leasing sur les véhicules électriques. Aujourd'hui, une voiture électrique coûte plus cher au début et moins cher à l'entretien : il y a moins de maintenance et le plein d'une batterie électrique coûte 3 euros. Ce qui rend le marché plus étroit et l'accès inégalitaire, c'est qu'il faut sortir plus d'argent au début. Si nous développions un système très simple de leasing des voitures électriques pour 200 euros par mois, nous aurions neutralisé l'enjeu financier de l'investissement initial et nous pourrions augmenter largement la part de marché de l'électrique.

D'autres propositions sont plus structurantes et clivantes. Nous ne savons pas si elles sont majoritaires dans la société. Je pense aux 110 km/h sur autoroute, à l'obligation de rénovation thermique des bâtiments ou encore au changement des règles d'urbanisme. Ces sujets sont plus lourds et plus compliqués. S'ils étaient simples, les différentes majorités politiques qui ont précédé le gouvernement actuel les auraient déjà mis en oeuvre. Pour autant, tout le monde sait que nous sommes très en retard dans l'isolation des bâtiments. Nous avons deux options : soit nous poursuivons comme avant, quelle que soit la majorité politique, soit nous changeons les règles du jeu pour développer le marché en mettant en oeuvre une obligation de rénovation. Nous voulons nous assurer que la majorité de la société nous suit. Je pense que ce type de mesure, qui est nécessaire, doit être soumis à l'approbation d'une majorité des Français. La manière de faire ne peut pas être un référendum unique avec une seule question car nous savons tous que les Français répondront à la question « êtes-vous pour ou contre Emmanuel Macron ? ». En revanche, avec trois à cinq questions, les Français répondront à chacune d'entre elles. Nous ne serions pas du tout dans l'instrumentalisation politicienne ou partisane du référendum, mais dans l'opportunité d'avoir un vrai débat de société sur des questions structurantes aussi bien pour le quotidien des Français que pour l'ensemble de la société.

La conclusion de la Convention citoyenne pour le climat me semble devoir être celle-ci. Aucun scénario n'est exempt de risque, mais celui-ci me paraît être, d'un point de vue démocratique, la meilleure option possible.

Voilà les éléments que je souhaitais partager avec vous en introduction. Je suis à l'écoute de vos questions.

M. Frédéric Marchand. - Avec 31 % de rejets de gaz à effet de serre en 2019, le secteur des transports demeure le mauvais élève de la lutte contre le réchauffement climatique. La mobilité urbaine durable est un élément clé du Pacte vert européen. Or ce secteur est fortement impacté par la crise du Covid-19 en raison de l'effondrement de la fréquentation des différents réseaux. Quels sont les outils financiers qui pourraient être actionnés pour soutenir les acteurs du transport public urbain, comme les opérateurs de transport ou les autorités organisatrices, et les aider à poursuivre le combat contre la pollution ?

Mme Nelly Tocqueville. - Le collectif dont vous êtes à l'origine affirme que le monde d'après sera résolument écologique. C'est un constat que nous partageons. Vous déterminez trois axes.

Le premier axe vous satisfait puisque la Convention citoyenne pour le climat répond au consensus démocratique que vous souhaitez.

Le deuxième axe pose le principe d'un plan de relance aligné avec l'Accord de Paris qui oblige à inscrire comme prioritaires les engagements écologiques majeurs des secteurs aéronautique et automobile. Vous revendiquez la construction en France des voitures électriques et de leurs batteries. La production d'électricité en France est décarbonée car elle repose sur les centrales nucléaires. Il reste les questions du devenir des déchets issus de cette production et des métaux rares qui la composent. Ces déchets sont extraits dans des pays qui font peu de cas des considérations environnementales.

Vous avez très rapidement évoqué l'hydrogène, qui est un levier clé du mix énergétique. Or il semble que la France, à la différence de l'Allemagne, ne s'engage pas dans la mise en place d'un véritable plan ciblé sur l'hydrogène. N'y aurait-il pas un intérêt à organiser la recherche au niveau européen ?

M. Ronan Dantec. - Je ne doute pas que le président de la commission Environnement du Parlement européen fait tout son possible pour que les objectifs soient les plus ambitieux possibles. Néanmoins, qu'en pensent les autres présidents de commissions, alors qu'il existe une vraie volonté de changer les rapports avec la Chine ? Le discours des dirigeants européens est extrêmement ambigu sur ce sujet. Comment les autres forces du Parlement européen voient-elles cette volonté affichée par la Commission de revoir les rapports avec la Chine, notamment sur la question climatique, avec le risque d'une véritable guerre commerciale ?

Par ailleurs, comment réagissent les représentants du monde agricole, qui sont également très présents au Parlement européen ? L'agriculture européenne connaît une mutation très forte pour tenir les objectifs en matière de climat et de biodiversité. Or il n'est pas certain que le deuxième pilier de la PAC soit la priorité du ministre français de l'agriculture.

Mme Angèle Préville. - Comment s'articulent les propositions de la Convention citoyenne avec le Green Deal ? Sont-elles plus ou moins ambitieuses ? Comment articuler les politiques nationales et la politique européenne ?

Les financements sont essentiels pour mettre en place une relance verte et le Green Deal européen. Or, dans le cas de la PAC, l'argent n'a pas forcément été dépensé dans l'objectif de préserver la biodiversité et de lutter contre le réchauffement climatique. Un référentiel qui mentionnerait les objectifs de développement durable (ODD) ne serait-il pas une grille de lecture intéressante pour lier l'écologie et le social ? Les propositions de loi ne devraient-elles pas être appréciées au regard de leur respect des ODD ?

M. Pascal Canfin. - Tout le monde a conscience que nous sommes potentiellement face à un choc de désinvestissement majeur dans le secteur des transports, notamment collectifs et urbains. Les collectivités locales pourraient ne plus être en mesure de faire face aux engagements déjà pris ou aux plans d'investissements envisagés en raison de leurs difficultés financières. C'est bien pour cela qu'il faudrait qu'une partie à définir du plan de relance européen aille directement vers le financement de l'investissement public local, mais cela ne signifie pas qu'il ne faut pas passer par l'État membre, bien au contraire.

Si un accord politique est trouvé au Conseil en juillet sur les 750 milliards d'euros, les règlements d'application seront votés au plus tard en octobre et l'argent commencera à être décaissé au 1er janvier 2021. Cela peut paraître lointain, mais au regard des montants en jeu, il me semble difficile d'aller plus vite. Chaque État membre présentera ensuite à Bruxelles son plan de relance.

Pour la France, la somme en jeu est d'environ 40 milliards d'euros. Il faudra que les collectivités locales fassent remonter les secteurs d'investissement public sur lesquels elles sont le plus en tension afin que nous puissions aller chercher directement de l'argent européen, soit en dons, soit en prêts. Les prêts auront une maturité très longue et les remboursements ne débuteront qu'en 2028. Cela apportera de l'oxygène aux collectivités locales, et la machine pourra repartir. Les outils financiers seront soit ceux-ci, soit les outils de la Banque européenne d'investissement. N'hésitez pas à remonter des points précis, si vous en avez, sur les outils financiers. Nous sommes en pleine discussion avec la Commission européenne.

Un autre outil est l'engagement des acheteurs à acheter, par exemple, des bus à hydrogène ou des bus électriques, offrant aux fabricants un carnet de commandes qui leur permettra de lancer des investissements et de créer des emplois. Nous pourrions tout à fait imaginer que la Commission s'engage, dans les trois prochaines années, à décaisser de l'argent pour aider les collectivités à acheter ces véhicules. Ce serait un appel d'air pour les fabricants européens, et ce serait assez simple à gérer pour la Commission car il appartiendrait aux États membres de remonter les commandes potentielles des trois prochaines années. N'hésitez surtout pas à faire remonter des propositions. Il est très important, dans le contexte, que nous ayons une bonne articulation entre l'échelon local, l'échelon national et l'échelon européen.

Le développement massif de l'électrique est digérable par le système électrique tel qu'il existe aujourd'hui. De nombreuses études le démontrent. Il n'est donc pas nécessaire de construire de manière massive des productions électriques supplémentaires.

En soi, l'hydrogène n'est pas spécialement une énergie de transition écologique, surtout s'il est fait à base de gaz. En revanche, dès lors que l'on pourra faire de l'hydrogène à partir de ressources renouvelables ou de gaz décarboné, et où il sera possible de le stocker pour certaines utilisations, il pourra devenir tout à fait intéressant. La France doit se doter d'une telle stratégie. Nous serons plus efficaces si nous agissons au niveau européen, et ce sera moins coûteux. L'Allemagne a beaucoup de champions potentiels. Nous en avons également. Joignons nos forces. C'est un élément de la stratégie hydrogène sur laquelle la Commission travaille.

Concernant les relations avec la Chine, même les Allemands sont passés d'une logique consistant à ne surtout pas se fâcher avec les Chinois au nom de leurs intérêts commerciaux à une logique beaucoup plus géopolitique et stratégique, donc beaucoup plus concurrentielle. Lorsque Thierry Breton dit que le temps de la naïveté est derrière nous, je pense qu'il a raison. Nous avons un vrai changement de paradigme, et cela concerne aussi les pays comme l'Allemagne et les Pays-Bas, qui sont très avenants avec la Chine. Le curseur a changé. Il faut maintenant le matérialiser. Cela concerne notamment le changement des règles du jeu sur le rachat des entreprises européennes par des entreprises chinoises. Il faut être capable de dire non dès lors qu'il est question d'une entreprise stratégique. La Commission y a travaille. Il doit être possible de bloquer le rachat d'une entreprise européenne par une entreprise qui est largement subventionnée. Cela devrait nous permettre d'arrêter le rachat par la Chine d'entreprises européennes stratégiques.

Le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières est sur la table. La France défend cette idée depuis au moins Jacques Chirac. Pendant des années, personne n'y prêtait vraiment attention, mais la situation a totalement changé : cette idée est devenue la doctrine officielle de la Commission européenne. Il s'agit d'une vraie victoire pour la France. L'objectif est maintenant que la Commission européenne formule une proposition de mécanisme d'ajustement carbone aux frontières à l'été 2021 dans le cadre d'un grand paquet de textes qui suivront la loi climat. N'hésitez pas à travailler sur le sujet, car ça va venir. Le consensus européen est que ce mécanisme doit être compatible avec les règles de l'OMC. Ce sujet de la compatibilité avec l'OMC est fondamental, sinon il n'y aura pas de majorité en Europe. Le principe est acquis. La discussion porte vraiment sur les modalités.

Concernant le monde agricole, une évolution assez significative s'est produite. Il y a quelques semaines, la Commission a présenté sa stratégie « de la fourche à la fourchette ». Elle se dote d'objectifs et de moyens nouveaux. Je pense notamment à la réduction des pesticides. La France a déjà un objectif de réduction des pesticides. L'Europe n'en avait pas.

Par ailleurs, la réforme de la PAC se structurera de plus en plus autour des éco-régimes, que j'aurai tendance à appeler « contrats de transition agricole ». Il ne s'agit pas seulement de se fixer des objectifs ; il s'agit également de se donner les moyens d'y arriver en les connectant à la PAC. Aujourd'hui, il y a la PAC d'un côté et les objectifs d'un autre. Ça n'a pas fonctionné. Il faut changer les règles du jeu, non pas pour faire n'importe quoi vis-à-vis des agriculteurs, mais pour encourager financièrement ceux qui jouent le jeu des bonnes pratiques agricoles, notamment de la réduction des pesticides. Il n'y a pas le premier pilier d'un côté et le deuxième pilier de l'autre. Il faut intégrer les éco-régimes dans le premier pilier. Certes, la commission Agriculture a le leadership, mais la commission Environnement du Parlement européen est très largement associée aux négociations de la PAC.

Les mesures de la Convention citoyenne pour le climat vont bien au-delà du Green Deal, y compris lorsqu'elles se réfèrent à des compétences européennes. Ces propositions sont considérées par beaucoup comme étant assez radicales. Néanmoins, il existe des choses qui se mettent ensemble de manière assez naturelle. Prenons l'exemple des accords commerciaux. Là aussi, il y a eu un changement de paradigme. Je suis persuadé qu'il n'y a pas de majorité au Parlement européen aujourd'hui pour voter le Mercosur. L'idée selon laquelle les enjeux climatiques et environnementaux doivent être déconnectés du commerce est devenue minoritaire. C'est en partie le résultat de l'action de la France et de la société civile. La France est le seul pays qui s'est opposé à l'ouverture de négociations avec les États-Unis. Nous étions seuls et isolés. À présent, ne pas ouvrir de négociations commerciales avec un pays qui ne respecte pas l'accord de Paris est devenu la position officielle de la Commission européenne. Il s'agit d'un changement de paradigme significatif dont il faut prendre toute la dimension.

Enfin, je suis entièrement d'accord avec ce qui a été dit au sujet des ODD. D'ailleurs, le changement est en cours dans le cadre du « semestre européen ». Les critères suivis seront élargis aux ODD afin que la gouvernance économique et sociale de l'Union européenne s'aligne progressivement sur ces objectifs, qui sont plus pertinents que des indicateurs financiers purs.

M. Hervé Gillé. - J'ai beaucoup d'interrogations sur l'articulation du plan de relance et du Green Deal. J'en veux pour preuve le débat qui s'est déroulé hier au Sénat. La ministre Amélie de Montchalin a clairement indiqué que le plan de relance serait mis en oeuvre en fonction des priorités économiques de chaque pays. Comment pouvez-vous nous rassurer ? Y aura-t-il véritablement une forme de conditionnalité Green Deal dans le cadre du plan de relance ?

Au travers de notre dépendance addictive aux modèles économiques actuels et dans le cadre de la crise du Covid-19, nous ne sommes plus dans la même temporalité d'adaptation à des changements de système. La soif de croissance se retrouve directement confrontée aux objectifs du Green Deal. Cet élément est-il réellement pris en compte à l'échelle européenne ? Comment comptez-vous développer des agilités, notamment financières, qui permettront de répondre au plus vite à la demande ?

M. Guillaume Chevrollier. - L'alimentation est un secteur clé pour préserver l'environnement et la biodiversité. Ce que nous mangeons a un impact sur l'environnement. Il faut avoir des législations coordonnées, notamment s'agissant des produits d'importation hors Union européenne. L'affichage environnemental des produits alimentaires est un sujet. Le low-cost alimentaire fragilise la santé de nos concitoyens et appauvrit nos agriculteurs. L'investissement sur le secteur agricole dans le cadre de la relance verte est une question stratégique. Tous les pays qui réussissent et qui sont résilients ont une agriculture forte. L'enjeu est de concilier agriculture et environnement. Or, les agriculteurs considèrent qu'ils n'ont pas été suffisamment associés aux orientations de la Commission.

Comment faire en sorte que l'agriculture européenne se muscle dans le cadre de la relance verte à venir ? La souveraineté alimentaire doit-elle être appréciée au niveau national ou européen ?

M. Jean-François Longeot. - La France est résolument engagée dans son déconfinement et aspire à un retour à la normale. Il nous importe de nous protéger et d'envisager toute relance comme indissociable de l'impératif de transition écologique. Alors que cette transition nécessite d'accroître l'investissement public et privé, nous faisons face à un double problème : structurellement, les investissements publics nets sont négatifs en Europe, tandis que l'épargne privée s'accumule faute de catalyseur. En France, les investissements nécessaires sont estimés entre 2,5 et 4 % du PIB (soit 55 à 85 milliards d'euros). Par ailleurs, la baisse de 11 % des investissements dans les technologies propres suite au confinement remet en cause le respect des objectifs de l'Accord de Paris.

Alors que le Green Deal comme plan de relance n'a jamais été aussi pertinent, comment la Commission européenne prévoit-elle de répondre à ce déficit d'investissement ? Le Green Deal sera-t-il accompagné d'une modification du « semestre européen » permettant la prise en compte des investissements verts réalisés au niveau national, jusqu'à exclure tous les investissements publics verts du calcul des déficits ?

M. Didier Mandelli. - Je me réjouis que les questions liées à l'environnement soient récurrentes dans quasiment toutes nos discussions. Les premières alertes sur le sujet remontent à 1974 et à la candidature de René Dumont à l'élection présidentielle. Depuis, des étapes importantes ont été franchies, notamment la COP de Paris.

Quels constats la Convention citoyenne pour le climat fait-elle qui n'auraient pas déjà été faits, que ce soit par les parlementaires, les élus locaux ou les ONG ? Quelles propositions fait-elle qui n'ont pas déjà été faites au Parlement, particulièrement au Sénat ? Le Parlement s'est saisi de ces questions depuis des décennies. Il a formulé un certain nombre de propositions.

Monsieur Canfin, votre parcours et vos publications plaident pour vous. Le Président de la République vous a donné des assurances afin que ces sujets soient traités de manière transversale et prioritairement. Il avait fait la même promesse à Nicolas Hulot. Considérez-vous qu'après un an, les engagements ont été tenus ? Si ce n'était pas le cas, auriez-vous la même attitude et la même force que Nicolas Hulot ? Pourriez-vous démissionner, considérant que les engagements pris n'ont pas été respectés ?

M. Guillaume Gontard. - Vous avez beaucoup parlé de technologie. Vous avez dit que nous sommes arrivés à la maturité technologique, que les solutions existent et qu'il s'agit d'un problème d'argent. C'est en partie vrai, mais nous ne pouvons pas agir que sur la technologie. Nous devons aussi changer nos habitudes. Comment les fonds prévus s'orientent-ils vers ces changements d'habitudes et de pratiques, qui passent notamment par les territoires ? Nous savons que le lien entre l'Europe, les territoires et les collectivités est souvent complexe.

L'Europe a besoin d'une renaissance du rail. Quels sont les objectifs en la matière ?

Enfin, vous avez parlé d'un référendum à cases multiples autour de la Convention citoyenne. Ce n'est pas ce qui a été demandé. Les citoyens ont clairement laissé la responsabilité aux parlementaires de s'emparer des différentes questions qu'ils ont soulevées.

M. Pascal Canfin. - La façon dont les règles du jeu européennes vont lire les plans de relance pour, ensuite, décaisser l'argent, et donc la manière dont les plans de relance doivent être construits pour que l'argent soit décaissé, met au coeur de la sélection des investissements le plan national énergie-climat. Ce plan décrit les besoins d'investissement de la France et les projets qui doivent être financés pour nous permettre d'atteindre nos objectifs climatiques. Il est explicitement écrit dans le texte européen que c'est ça qui doit être la colonne vertébrale du plan de relance. C'est l'un des outils qui assurent la cohérence avec le Green Deal. Les États feront très probablement refinancer par le plan européen des dépenses d'investissement public ou de soutien aux entreprises. Ainsi, on peut tout à fait imaginer que le super bonus pour les voitures électriques, qui figure dans le plan français de soutien au secteur automobile, soit refinancé par le plan européen, ce qui libèrera des capacités budgétaires françaises pour faire autre chose.

Il n'existe pas d'incompatibilité à dire cela et à dire que ça se fera en lien avec les priorités économiques. En revanche, il ne pourra pas s'agir de priorités économiques incompatibles avec le Green Deal. Nous travaillons avec la Commission pour continuer à préciser tout cela. De mon point de vue, deux éléments sont insuffisants.

Ainsi, il n'existe pas de part minimum obligatoire d'investissements verts. Dès lors, les États qui ont envie de s'aligner fortement sur les questions climatiques le feront à travers l'argent européen, et ceux qui n'en ont pas envie ne le feront pas. Le risque est une augmentation des inégalités au sein du marché unique sur ce sujet. Il ne faudrait pas qu'au lieu d'assurer de la solidarité climatique, le plan de relance aboutisse à creuser les inégalités entre États membres. Cette problématique est face à nous. Nous devrons la régler dans le respect de la souveraineté nationale et de la cohérence européenne. Nous n'y sommes pas encore complètement, mais le point de départ est assez bon.

On ne peut pas être une grande puissance si on n'est pas une puissance agricole. Toutefois, de quelle agriculture parlons-nous ? À quelles conditions peut-on rester une puissance agricole ? Le segment de l'agriculture française est de plus en plus concurrencé par le blé ukrainien, par les fruits turcs ou par le porc allemand. Ce segment ne va pas bien parce que l'élément de valeur ajoutée disparaît progressivement au profit du prix. À ce jeu, nous perdrons, notamment parce que l'agriculture française est parmi celles qui ont le plus de règles ou de contraintes environnementales. Sur un marché concurrentiel où le prix est l'étalon, toute règle environnementale nationale est considérée comme une contrainte supplémentaire qui vient diminuer la compétitivité. C'est exactement de cela dont il faut sortir, surtout lorsqu'arrivent sur le marché européen des produits qui ne respectent pas les mêmes règles.

Pour sortir de cette situation, il vaut mieux se protéger contre les importations qui ne respectent pas les règles du jeu. Il ne faut donc pas faire le Mercosur. Il faut également « européaniser » un certain nombre de règles environnementales. C'est précisément pour cela qu'il faut des éco-régimes et un objectif européen de réduction des pesticides, avec des plans obligatoires par pays. Aujourd'hui, certains pays se sont dotés d'un plan, et d'autres n'en ont pas. Par exemple, il est intéressant de noter que le contrat de gouvernement espagnol ne dit rien sur la réduction des pesticides dans le modèle agricole espagnol, dont on sait qu'il est très gourmand en pesticides. Sans action européenne, la concurrence sera faussée.

C'est exactement pour cela que je pense qu'il n'existe aucune contradiction entre la poursuite d'une réforme verte de la PAC et le soutien de notre propre modèle agricole. Au contraire, c'est exactement la même philosophie, avec plus de revenus pour les agriculteurs, plus de protection et plus de transition agro-écologique. C'est la base du contrat social qu'il faut repasser avec les agriculteurs. Je pense que l'on peut trouver un consensus politique assez large pour aller dans cette direction.

C'est précisément parce que l'épargne et l'investissement ne sont pas équilibrés que nous avons besoin d'un plan de relance. Nous avons une sur-épargne et un sous-investissement. Soit nous attendons que le libre marché fasse office, et je pense que nous aurons à attendre longtemps avant que les mécanismes de marché ne repartent, soit nous ajoutons un plan de relance à cette mécanique afin de réinjecter de l'argent public. C'est assez basiquement keynésien. Pour que ce ne soit pas une sorte de keynésianisme mécanique qui fonctionne sans regarder ce qu'il finance, il faut mettre de la qualité et de la vision stratégique. Avec tout cela, nous arriverons à aligner le plan de relance sur l'Accord de Paris. Je précise que c'est aussi l'ambition allemande : le plan de relance annoncé la semaine dernière par la chancelière est explicitement aligné avec l'Accord de Paris. Si l'Allemagne le fait, il n'y a aucune raison que nous ne le fassions pas.

Il ne faut surtout pas opposer les technologies et les comportements. La transition écologique, c'est d'abord une dose de technologies différentes. N'ayons pas peur de cela. Ne laissons pas la technologie aux Chinois, aux Indiens, aux Japonais, aux Coréens ou aux Américains. Nous devons avoir un agenda technologique. Nous devons également avoir un agenda comportemental. Nous ne sauverons pas la planète en remplaçant tous les véhicules diesel par des véhicules électriques. C'est là où nous avons besoin de messages clairs et de politiques publiques qui permettent ces changements de comportements. Il faut également tenir compte des libertés individuelles. Par exemple, je mange peu de viande, mais il ne me viendrait jamais à l'idée d'imposer par la loi aux Français de manger moins de 100 grammes de viande par semaine. Les technologies sont une chose, les comportements en sont une autre : ils doivent évoluer progressivement. Pour cela, il est possible de diffuser des messages. D'ailleurs, ce serait l'intérêt de l'agriculture française. Nous avons un élevage, notamment bovin, de bien meilleure qualité que ce que nous importons.

Aujourd'hui, mon engagement est européen. De ce point de vue, nous pouvons vraiment être fiers de ce que nous avons fait depuis un an. La BEI transformée en banque du climat ? C'était une proposition française ; c'est fait. Le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières ? Ce sera fait en juin 2021. Les accords commerciaux qui ne sont plus signés avec des pays qui refusent l'Accord de Paris ? C'est devenu la doctrine de la Commission. La neutralité climat ? Au départ, seuls trois pays européens, dont la France, y étaient favorables. Aujourd'hui, c'est un objectif européen. Je pourrais vous donner beaucoup d'autres exemples. La France est l'un des acteurs clés de cette transition écologique au niveau européen. J'en fais partie. Je m'y retrouve tout à fait. Je ne suis donc absolument pas dans la logique de Nicolas Hulot il y a deux ans.

M. Hervé Maurey, président. - Merci beaucoup pour vos réponses. Il est important que nous puissions échanger régulièrement entre Parlement européen et assemblées françaises.

M. Pascal Canfin. - Merci à vous. N'hésitez surtout pas à nous faire remonter les propositions et les remontées des collectivités locales et des territoires, sur lesquels vous êtes très actifs. Si nous sommes capables de relier le plan de relance européen et les besoins des territoires, nous aurons fait une oeuvre collectivement très utile. C'est maintenant que ça se passe. Additionnons nos énergies.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 17 h 40.