Mardi 16 juin 2020

- Présidence de M. Jean Bizet, sénateur, président -

La réunion est ouverte à 13 heures 5.

 Marché intérieur, économie - Audition de Mme Margrethe Vestager, vice-présidente de la Commission européenne en charge du numérique

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes du Sénat. - Madame la vice-présidente, merci beaucoup d'avoir accepté cette invitation à échanger par visioconférence avec des parlementaires français. Les deux chambres du Parlement français ont donc aujourd'hui l'honneur de vous recevoir, mais nous aurions préféré vous accueillir physiquement à Paris. Ce sera pour une prochaine fois...

De nombreux collègues sont connectés à distance pour participer à cette rencontre. Permettez-moi de rappeler d'emblée les règles propices au bon déroulement de nos échanges : afin de permettre l'expression de toutes les sensibilités politiques, nous avons prévu de donner la parole à dix députés et dix sénateurs, selon un ordre convenu qui prévoit une alternance entre nos deux chambres.

Madame la vice-présidente, vous êtes chargée, au sein de la Commission européenne, d'un sujet éminemment stratégique : la concurrence. En effet, il s'agit d'une compétence exclusive de l'Union européenne, donc son intervention en ce domaine est particulièrement déterminante pour les États membres. Elle est déterminante non seulement parce qu'elle assure l'unité du marché intérieur, mais aussi parce qu'elle conditionne la place des acteurs économiques européens sur les marchés mondiaux.

Sur ces deux volets de votre action, interne et externe, la crise sanitaire que nous traversons et ses conséquences économiques et sociales ont renouvelé les termes du débat : en réponse à la pandémie, la Commission a largement assoupli le cadre des aides d'État, ce qui a permis aux États membres de soutenir leur économie. Néanmoins, chaque État a naturellement réagi en fonction de ses moyens. Ce sera donc ma première question : comment éviter que ces aides d'État nationales n'accentuent les divergences entre États membres ? Comment comptez-vous garantir l'unité du marché intérieur malgré ces nouvelles distorsions concurrentielles ?

Sur le plan externe, la crise a montré les faiblesses de l'industrie européenne et, je pense, a contribué à une prise de conscience générale sur la nécessité d'assurer une certaine autonomie de l'Europe dans des secteurs clés. Si l'Union apporte généralement les bonnes réponses, elle le fait à son rythme, c'est-à-dire, à mon avis, beaucoup trop tardivement. Madame la vice-présidente, à quand une section 232, comme le prévoit la législation des États-Unis applicable au commerce, pour contrer les pratiques déloyales des États tiers ? À quand une classification des secteurs stratégiques de l'Union, tels que l'acier, qui, aujourd'hui, souffre particulièrement ?

En matière agricole, nous plaidons aussi de longue date pour que les objectifs de la politique agricole commune l'emportent sur les règles de concurrence : il s'agit d'assurer à nos agriculteurs des moyens décents pour vivre et pouvoir ainsi assurer l'autonomie alimentaire de notre continent.  Comptez-vous notamment leur permettre de pratiquer des prix communs de cession, comme le font les agriculteurs américains depuis le Capper-Volstead Act de 1922 ?

Mme Sabine Thillaye, présidente de la commission des affaires européennes de l'Assemblée nationale - Madame la vice-présidente, je vous remercie à mon tour d'avoir accepté notre invitation.

La politique de la concurrence et son articulation avec la politique industrielle sont des sujets de préoccupation de la commission des affaires européennes de l'Assemblée nationale. Nous avons entendu sur ce sujet, voilà un mois, votre collègue Thierry Breton, ainsi que les hautes autorités de la concurrence françaises et allemandes. Du fait de son effectivité, le droit européen de la concurrence est souvent perçu à l'étranger comme un modèle et, peut-être, comme le principal succès du marché intérieur. À l'inverse, il n'existe pas de véritable politique industrielle européenne, ce que l'on peut regretter vu notre retard technologique dans plusieurs domaines, à commencer par le numérique, et notre dépendance à l'égard des pays tiers, comme l'a révélé la crise du coronavirus.

D'où plusieurs questions : faut-il toujours penser que l'intérêt général européen se réduise à l'intérêt du consommateur qui, lui-même, serait réductible à un prix ? Les enquêtes montrent que les citoyens européens - ou tout du moins une partie importante d'entre eux - pourraient préférer payer plus cher pour des produits qui seraient davantage respectueux de leur vie privée ou de l'environnement, particulièrement s'ils étaient produits en Europe.

Ne faudrait-il pas redéfinir et élargir les objectifs du droit européen de la concurrence pour prendre en compte ces autres enjeux ? Le droit de la concurrence est-il suffisant pour faire face au dynamisme chinois et américain ? Ne faudrait-il pas l'intégrer à une stratégie plus globale et l'articuler avec la politique commerciale ?

Le cadre des Projets importants d'intérêt européen commun (les PIIEC) semble à cet égard particulièrement intéressant, en permettant aux États d'accorder des aides nationales à des entreprises de dimension européenne dans les secteurs considérés comme « stratégiques ». La semaine dernière, notre commission a adopté une proposition de résolution européenne demandant l'extension du cadre des PIIEC à la production de médicaments essentiels pour l'autonomie sanitaire européenne. Que pensez-vous de cette idée ? Y a-t-il d'autres secteurs - nous connaissons pour l'instant surtout l'exemple des batteries - qui pourraient bénéficier de dérogations aux règles habituelles de la concurrence au profit d'un intérêt européen supérieur ?

Concernant les nouveaux instruments envisagés pour mieux réguler les grandes plateformes, pourriez-vous revenir sur les dispositifs qui pourraient être élaborés pour empêcher la formation de trop puissants monopoles en amont ? Trop souvent, on a l'impression que la Commission intervient trop tard, une fois les positions dominantes constituées sur les marchés, avec des sanctions qui manquent parfois d'efficacité. Vous avez évoqué un droit d'enquête en amont. Sur quels critères ce droit d'enquête serait-il déclenché ? La presse a également évoqué la création d'une nouvelle autorité pour faire respecter des nouvelles règles d'encadrement des plateformes numériques. Pourriez-vous nous en dire plus ?

Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques du Sénat. - Madame la vice-présidente de la Commission européenne, la commission des affaires économiques du Sénat se réjouit de pouvoir vous entendre aujourd'hui. Au fil de nos travaux, nous mesurons à quel point les enjeux de concurrence pénètrent tous les secteurs de nos économies. C'est le cas des industries traditionnelles, comme nous l'avions vu lors de l'échec de la fusion entre Alstom et Siemens, ou, actuellement, avec le rachat des Chantiers de l'Atlantique par Fincantieri. De surcroît, la politique de concurrence européenne doit aussi appréhender de nouveaux marchés, au premier rang desquels le monde numérique.

L'adaptation de la politique européenne de concurrence compte désormais parmi les sujets de premier plan. Plusieurs États membres en ont fait une demande forte - c'est le cas de la France. Notre assemblée publiera sous peu un rapport explorant les pistes de réforme, confié à nos collègues Alain Chatillon et Olivier Henno. Vous avez d'ailleurs vous-même estimé qu'il était « temps d'actualiser » les règles, et la Commission vient de mettre à l'étude des propositions concernant les plateformes numériques ainsi que les distorsions provenant de marchés tiers, que vous nous présenterez probablement.

Nous saluons ces premières ouvertures, mais, au-delà de tels outils complémentaires et de réformes paramétriques, la Commission s'est-elle engagée dans une réflexion de fond sur la façon dont la politique de concurrence peut contribuer à d'autres objectifs que la simple protection du consommateur ? Comme ma collègue de l'Assemblée nationale, je dirai qu'il faut aussi parler des producteurs.

Alors que la crise actuelle révèle un besoin croissant de souveraineté économique européenne, de stratégie industrielle, un rééquilibrage ne serait-il pas souhaitable ? Comment votre action en matière de concurrence pourrait-elle être perçue comme un levier de développement économique, plutôt que comme une régulation de l'offre ?

Par exemple, les « écosystèmes » industriels prioritaires, récemment annoncés par le commissaire Breton, pourront-ils bénéficier de nouveaux assouplissements en matière d'aides d'État, afin de prolonger les efforts de financement déployés dans le cadre des PIIEC ? À défaut, le droit de la concurrence ne risque-t-il pas de faire obstacle aux volontés de relocalisation ?

Enfin, à l'heure où l'Europe a besoin de davantage de démocratie et de transparence, la politique de concurrence ne devrait-elle pas faire l'objet d'un suivi et d'une évaluation spécifiques ? Il nous apparaît important de mesurer l'impact économique des décisions de politique publique, comme nous le faisons à l'échelle nationale, dans un objectif de plus grande efficacité, mais aussi de meilleure lisibilité pour les acteurs économiques et les citoyens.

S'agissant de la régulation du numérique, la commission des affaires économiques du Sénat est très attentive à ce que ce sujet avance vite, car la domination exacerbée de certains géants du numérique capables de verrouiller les marchés porte atteinte aux capacités d'innovation de nos entreprises. Nous avons adopté, au Sénat, une proposition de loi visant à renforcer la régulation des « Big Tech » via la neutralité des terminaux, l'interopérabilité des plateformes, la révision des seuils et du renversement de la charge de la preuve dans le contrôle des concentrations. Après la consultation lancée début juin, pouvez-vous nous préciser à quelle échéance un texte européen en la matière pourra entrer en vigueur ?

Je ne peux achever mon propos sans évoquer le sujet de la transition énergétique, dont l'accélération est souhaitée par tous dans le cadre du Plan de relance et du Pacte vert européens. La nécessité d'atteindre la « neutralité carbone » à l'horizon de 2050 ne doit-elle pas conduire à une évolution dans l'application des règles de concurrence dans le secteur de l'énergie ? En particulier, quelle est votre analyse sur deux sujets majeurs pour la politique énergétique de la France : le renouvellement des concessions hydroélectriques et la réforme de l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (ARENH) ? Je voudrais enfin avoir votre avis sur le « mécanisme d'ajustement carbone » aux frontières de l'Union européenne.

M. Michaël Nogal, vice-président de la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale. - Madame la vice-présidente, l'Europe est une nouvelle fois à la croisée des chemins. Elle est mise au défi sur les plans politique, économique, et, pour la première fois, sanitaire. Une fois de plus, l'action et la solidarité européenne contrediront ceux qui lui prédisent un avenir sombre. Le plan massif de soutien économique proposé par la présidente de la Commission européenne, Mme Ursula von der Leyen, et l'engagement de la Banque centrale européenne (BCE) sur les marchés obligataires illustrent la volonté européenne de sortir par le haut de cette crise. C'est le moteur franco-allemand qui a permis cela. Si les discussions sur la répartition des crédits et les types de véhicules de redistribution financière sont encore vives, le plan ouvre enfin la voie à une aide financière directe de l'Union européenne au profit des États membres, en fonction de leur situation et de leurs besoins. Cette aide directe est aujourd'hui un point bloquant pour certains Etats membres que nous appelons les « frugaux » ; elle est pourtant vitale pour l'avenir économique et politique de l'Union et du marché intérieur.

En effet, si tous les États membres ont mobilisé des moyens pour soutenir leurs économies, grâce à l'assouplissement des règles européennes relatives aux aides d'Etat, certains, comme la France ou l'Allemagne, ont utilisé des moyens massifs, plus importants que d'autres. Je me réjouis, pour ma part, du plan mis en place en France. Je sais qu'il est vital pour soutenir l'emploi et les entreprises. Cependant, je m'interroge : ce delta d'interventions économiques ne risque-t-il pas de créer des déséquilibres durables entre les économies des États membres ? Comment la Commission européenne appréhende-t-elle cette problématique ?

Par ailleurs, je me suis particulièrement investi sur le plan de relance de la filière aéronautique française en remettant au Gouvernement une contribution, que j'aurai plaisir à vous transmettre. Air France-KLM a bénéficié d'un prêt garanti par l'État (PGE) de 4 milliards d'euros et d'un prêt d'actionnaire de 3 milliards d'euros octroyé par l'État. Vous avez récemment mis en garde la compagnie en cas de demande d'une nouvelle aide, qui pourrait être assortie de contreparties. Pourriez-vous nous préciser quels types de contreparties pourraient être demandées, en prenant l'exemple de ce qui est fait pour Lufthansa en Allemagne ?

La filière aéronautique, fleuron de l'industrie française et européenne, doit aujourd'hui faire face à l'accélération du calendrier de la transition écologique. Avec son Green Deal, l'Union européenne ambitionne une économie européenne à l'impact carbone neutre à l'horizon de 2050. Il est essentiel d'accompagner les entreprises dans cette voie, ce qui requiert d'importants investissements et une modernisation des outils productifs. Envisagez-vous d'utiliser le Green Deal et le plan de relance européen pour aider des filières, notamment la filière aéronautique, à accélérer la transition écologique et leur modernisation grâce à la robotisation et la digitalisation ?

Enfin, j'ai proposé dans mon rapport une « prime à la casse » européenne pour inciter les compagnies aériennes à renouveler leur flotte d'avions. Je pense notamment aux compagnies low cost, qui ont un parc vieillissant. Que pensez-vous de cette proposition ?

Mme Margrethe Vestager, vice-présidente de la Commission européenne en charge du numérique. - Je suis vraiment très honorée de cette invitation à m'exprimer devant des parlementaires français. Bien sûr, j'aurais préféré vous rencontrer à Paris, mais j'espère pouvoir le faire dès que les restrictions de déplacement seront levées.

Nous comprenons malheureusement tous pourquoi ces restrictions ont été mises en place. Cette crise sanitaire, qui a entraîné des drames humains par centaines de milliers, a de surcroît déclenché la crise économique la plus grave depuis la Grande Dépression.

Cette crise a révélé un besoin de liquidités aigu dans beaucoup de secteurs. De nombreux gouvernements à travers l'Europe y ont pourvu pendant la période du confinement. Ces aides d'État ont joué un rôle crucial. Cependant, nous avons dû faire en sorte qu'elles ne faussent pas la concurrence à l'intérieur du marché unique, avec des niveaux d'intervention trop déséquilibrés. À cet effet, nous avons mis en place un cadre temporaire, qui a permis aux États membres de soutenir les entreprises affectées.

Au-delà des liquidités, des besoins en fonds propres vont également se faire sentir dans beaucoup d'entreprises. Nous consultons actuellement les États membres pour amender ce cadre temporaire, afin de permettre d'apporter plus de soutien à des très petites entreprises, des jeunes pousses, des start-up, qui sont dans des situations financières spécifiques, très différentes de celles des grandes entreprises.

Le risque de pénurie s'est aussi fait sentir, ainsi que des difficultés d'approvisionnement, notamment pour certains médicaments essentiels, alors que les services médicaux étaient sous tension.

Nous avons plus que jamais besoin de coopération entre les États membres et, si notre politique de la concurrence ne doit pas plus qu'une autre politique empêcher cette coopération, il ne faut pas pour autant se cacher derrière ce besoin pour laisser s'installer des pratiques anticoncurrentielles. Il faut donc apporter le soutien nécessaire à ceux qui en ont besoin, sans le faire au détriment d'autres.

Nous avons donc engagé un certain nombre d'actions pour lutter contre les pratiques anticoncurrentielles.

En avril dernier, nous avons présenté la plupart des critères que nous utilisons pour évaluer les efforts de coopération, notamment pour essayer de traiter les problèmes d'approvisionnement à court terme en matière d'équipement médical. Nous avons travaillé, sur ces sujets, en étroite collaboration avec les autorités nationales de la concurrence.

Dès les premiers jours de la crise sanitaire, un communiqué commun de toutes les autorités sanitaires a été publié au sujet de l'application des lois antitrust durant la période. Nous avons donc été en mesure de donner des orientations et recommandations aux différentes autorités.

Même dans ce contexte de crise, nous avons maintenu nos efforts en matière de contrôle des opérations de concentration. Notre lutte en la matière n'a pas faibli. La crise sanitaire ne doit pas conduire à autoriser des opérations qui nuiraient, in fine, aux consommateurs.

Ce qui rend la concurrence effective, c'est que les consommateurs aient un accès efficace et équitable aux produits dont ils ont besoin. Nous avons donc décidé de réviser les règles de notre droit de la concurrence. Cet examen étendu de nos règlements et lignes directrices se poursuit afin de nous assurer que ces textes sont adaptés aux défis actuels. Cela inclut un examen des accords de coopération verticale et horizontale et de la définition des marchés pertinents et la recherche d'une meilleure utilisation des différents outils à notre disposition. Certains secteurs, comme le numérique, évoluent aujourd'hui bien plus rapidement qu'il y a encore quelques années : il faut donc rester vigilant sur la manière dont nous utilisons les outils dont nous disposons, tels que les mesures conservatoires.

Le 2 juin dernier, nous avons lancé une consultation sur une nouvelle réglementation relative aux services numériques. L'accent est mis sur les marchés qui risquent de basculer, c'est-à-dire ceux pour lesquels les entreprises se battent, non pas afin de gagner des parts de marché, mais pour conquérir l'ensemble du marché. Une fois cette situation acquise, les autres entreprises sont réduites à une position de clients de ces grands acteurs, qui disposent d'un monopole de fait, et il devient difficile pour les PME d'entrer en concurrence avec eux.

Je travaille également sur les réglementations dites a priori ou ex ante. Vous avez tous suivi le travail que nous avons réalisé, par le passé, autour de certains géants du numérique. Nous avons tout autant besoin de ces acteurs contrôlant l'accès au numérique - les gatekeepers ou gardiens - que d'une situation équitable pour tous : il faut donc clarifier leurs obligations et leurs responsabilités.

Nous évoluons dans un monde qui est non seulement numérisé, mais aussi mondialisé, ce qui exacerbe les enjeux de concurrence. Nous allons adopter un Livre blanc sur un instrument relatif aux subventions étrangères. Les aides d'État sont contrôlées au sein de l'Union européenne pour permettre une concurrence non faussée. Or, jusqu'à présent, nous n'avons pas pu contrôler les subventions ou aides provenant d'États tiers. Nous entendons nous saisir du sujet pour combattre les distorsions qui en découlent en matière de concurrence. Ce Livre blanc traitera aussi de l'accès des acteurs étrangers aux marchés publics européens. C'est un point très important, car, dès lors que nous demandons à nos entreprises d'accepter d'être mises en concurrence, nous devons nous assurer que la concurrence à laquelle nous les soumettons est loyale.

Prédire quels seront les effets à long terme de ces différentes mesures portant sur la concurrence n'est pas aisé. Mais tout doit être fait pour limiter les conséquences économiques de la crise sanitaire. Pour sortir de cette crise, nous aurons besoin du marché unique européen, ainsi que d'un plan de relance robuste et de grande ampleur - je suis heureuse, à cet égard, du bon accueil que vous avez réservé à l'initiative Next Generation EU. Nous traversons une crise profonde, mais nous devons profiter de cette épreuve pour renouveler nos sociétés, nous embarquer dans une nouvelle aventure : celle de la transition environnementale et de l'innovation.

Avec une bonne stratégie industrielle, l'industrie européenne peut montrer la voie. Ainsi, la stratégie industrielle que nous avons lancée en mars dernier a notamment pour objet de soutenir les PME afin qu'elles puissent rivaliser avec leurs concurrentes dans une économie mondialisée. Nous avons aussi besoin d'une recherche performante, d'une moindre bureaucratie et d'un esprit d'entrepreneuriat bien développé. C'est pourquoi nous avons mis l'accent sur la création d'écosystèmes industriels, tout au long des chaînes de valeurs. C'est l'objet des PIIEC, qui pourraient, par exemple, s'appliquer à la filière de l'hydrogène.

Par temps de crise, le repli sur soi est très tentant ; je nous invite tous à résister à cette tentation ! Il n'y a pas de contradiction entre politique de concurrence et politique industrielle. Il ne faut pas être naïf : ce qui est en jeu, c'est le statut géopolitique de l'Europe. Nous devons utiliser tous les instruments à notre disposition pour défendre notre compétitivité et lutter vigoureusement contre les pratiques déloyales. Les marchés publics sont un secteur important qu'il ne faut pas oublier. Le Livre blanc que nous allons adopter vise à réglementer les subventions étrangères qui viennent fausser la concurrence sur le marché intérieur.

Cette crise ne viendra pas réduire notre ambition. Au contraire ! Il nous faut aller plus loin que la simple réparation des dommages subis ; nous sommes en mesure de voir ce qui nous guérira, mais aussi ce qui nous permettra de nous renouveler. J'espère donc que vous nous aiderez à défendre l'adoption rapide de ces mesures, avec l'adhésion de tous les Etats membres, afin que nous puissions apporter le soutien dont nos entreprises et nos concitoyens ont besoin.

Mme Catherine Procaccia, sénateur. - Mes questions porteront sur la 5G.

En 2016, un cap de déploiement avait été fixé par la Commission européenne, puis complété par le code des communications électroniques européen, lequel exigeait une attribution des principales fréquences 5G avant la fin de l'année 2020. Selon la presse, vous auriez récemment exhorté les États membres à respecter ce calendrier. Notre pays a décalé la mise aux enchères des fréquences 5G au mois de septembre et l'obligation d'avoir couvert deux villes à la fin de l'année serait levée. La France fait-elle selon vous figure de bon élève en la matière ?

S'agissant de la sécurité des réseaux 5G, malgré les efforts d'harmonisation, les États membres semblent avancer en ordre dispersé. Allez-vous encourager d'autres États membres à suivre l'exemple de la France, qui a d'ores et déjà mis en place un dispositif législatif ?

Au moment où la Chine prépare un plan d'investissement de 1 400 milliards de dollars dans les nouvelles technologies, le développement de la 5G est-il inclus dans le plan de relance européen ? Pouvez-vous nous en dire plus sur le nouveau plan d'action européen pour la 5G et la 6G ?

Une question, enfin, concernant la lutte contre les épidémies. Je m'étonne que l'Union européenne n'ait pas développé de solutions communes, et que l'on trouve même, en son sein, des modèles diamétralement opposés. Pourquoi la mise en place d'une solution commune n'a-t-elle pas été encouragée par la Commission ?

Mme Christine Hennion, députée. - La Commission européenne souhaite revoir les outils et règles de concurrence. Pour cela, elle envisage un changement de paradigme complet, en optant, non plus pour une intervention a posteriori, mais pour la prévention des distorsions de concurrence.

Cette vision s'appliquera aussi à la régulation des plateformes numériques, le Digital Services Act, attendu pour la fin de l'année 2020, proposant l'introduction d'une régulation ex ante des plateformes. Il apparaît important, dans ce cadre, que la Commission européenne définisse clairement la notion de plateforme systémique, en explicitant des critères ou faisceaux d'indices - taille, concentration des données, parts de marché et influence sur ces derniers, etc.

Par ailleurs, avec mon collègue Jean-Michel Mis, je suis co-rapporteure d'une mission d'information sur l'identité numérique et souhaite vous poser deux questions à ce sujet.

D'une part, à titre de sanction, la Commission européenne envisagerait de séparer clairement les services d'identification des autres services pour les plateformes n'autorisant pas le partage des données. Pouvez-vous nous apporter plus de précisions sur ce point ?

D'autre part, la Commission européenne propose un moratoire sur la reconnaissance faciale, alors même qu'une directive prévoit, sur les futures cartes d'identité, la possibilité d'un usage des données biométriques contenant une image faciale. Qu'en est-il ? Peut-on envisager un système de certification européen d'une telle technologie ?

Mme Constance Le Grip, députée. - Je suis très heureuse de pouvoir vous interroger, en qualité de membre de l'Assemblée nationale, mais aussi d'ancienne membre du Parlement européen, et en tant que coauteur, avec mon collègue Patrice Anato, d'un récent rapport d'information sur le droit européen de la concurrence face aux enjeux de la mondialisation. Comme vous le savez, l'interdiction de la fusion entre Alstom et Siemens a causé un certain émoi en France.

Dans l'attente du Livre blanc qui doit être présenté demain, je voudrais évoquer deux points précis.

Premièrement, concernant les marchés pertinents, est-il envisageable que cette notion, employée pour apprécier l'état de la concurrence, puisse être progressivement remplacée par celle de « concurrence potentielle », pour essayer d'élargir le spectre et ne pas rester trop concentrée, dans les appréciations de la Commission européenne, sur le marché domestique ?

Deuxièmement, la Commission européenne s'inquiète du filtrage des investissements directs étrangers, notamment en provenance de la République populaire de Chine. Un règlement sur le sujet a été adopté, mais n'est toujours pas entré en vigueur. Peut-on accélérer la mise en application de ce premier outil ?

M. Olivier Henno, sénateur. - Avec mon collègue sénateur Alain Chatillon, j'ai été chargé, par les commissions des affaires économiques et des affaires européennes du Sénat, de réfléchir à de possibles évolutions de la politique européenne de la concurrence. Nous présenterons notre rapport d'information dans quelques jours.

Ma première question porte sur le choix de la Commission européenne de ne pas recourir à des mesures provisoires. Ses délais de traitement sont souvent trop longs par rapport au temps économique, en particulier en cas d'abus de position dominante. Envisagez-vous, à l'avenir, de recourir plus fréquemment à de telles mesures?

Par ailleurs, deux consultations viennent d'être lancées sur l'introduction d'obligations réglementaires qui s'appliqueraient aux acteurs en position dominante, les « gardiens », lorsque ces derniers sont susceptibles d'empêcher le développement d'activités concurrentielles. Comment voyez-vous l'articulation de ces mesures ?

Certaines décisions prises dans le cadre du contrôle des concentrations dans les secteurs clés de l'industrie européenne ont soulevé des réactions d'incompréhension, en particulier en raison du recours très large à des remèdes structurels affaiblissant les opérateurs concernés et renforçant leurs concurrents. Pourquoi ne pas privilégier des engagements comportementaux, assortis de contrôles a posteriori ?

Enfin, un projet de révision des règles relatives à la compensation carbone des industries électro-intensives - compensation permettant notamment aux industries de la métallurgie de disposer d'une électricité à prix compétitif - prévoit de séparer la France du reste de la région Centre-Ouest de l'Europe, en réduisant fortement son coefficient national de compensation. Cela créerait des disparités, notamment avec l'Allemagne, qui bénéficierait d'un coefficient de 0,84 contre 0,54 pour la France. Quels éléments justifient cette divergence, lourde de conséquences pour nos industries alors que nous nous efforçons justement de mettre en place des relances automobile et aéronautique ? N'y aurait-il pas là distorsion de concurrence au sein même de l'Union européenne ? Ne faudrait-il pas suspendre cette révision en attendant de mesurer pleinement les conséquences de la crise économique ?

M. Franck Montaugé, sénateur. - J'ai eu l'honneur de présider une commission d'enquête sénatoriale sur la souveraineté numérique, qui a mis en évidence l'impérieuse nécessité de coordonner les initiatives nationales dans le cadre d'une stratégie européenne et constaté une perte de temps importante dans ce domaine. Partagez-vous ce double constat ? À quelle échéance vos travaux produiront-ils de l'effet ?

La régulation par la donnée, qui repose sur un haut niveau de compétences numériques des autorités de régulation des marchés, doit se trouver au coeur de la démarche européenne. Retiendrez-vous, dans le cadre du Digital Services Act, la neutralité des terminaux et l'interopérabilité des plateformes comme leviers pour déverrouiller les marchés, à l'instar de la proposition de loi adoptée par la commission des affaires économiques du Sénat ?

Aujourd'hui, l'Europe est une véritable passoire en matière de données stratégiques des personnes morales, notamment les entreprises. Envisagez-vous un Cloud Act européen, ou une nouvelle évolution du Règlement général sur la protection des données (RGPD) avec extension aux personnes morales telle que l'a recommandé la commission d'enquête sénatoriale ? Dans le même ordre d'idées, la Commission européenne soutient-elle l'initiative franco-allemande Gaia-X ?

Enfin, il est difficile d'envisager une véritable possibilité de recouvrement de souveraineté sur les marchés du numérique si nous ne sommes pas capables de conserver les chercheurs, les data scientists et les créateurs au sein de nos entreprises européennes. Quel budget l'Union européenne entend-elle consacrer à la formation de très haut niveau ? Comment comptez-vous accompagner les entreprises afin qu'elles puissent conserver ces compétences ?

Mme Margrethe Vestager. - S'agissant de la 5G, nous cherchons un déploiement le plus efficace possible, car nos entreprises et nos industries ont besoin de bénéficier de cette technologie.

Nous avons travaillé à une bonne compréhension des risques de sécurité tout au long de la chaîne de valeur de la 5G et avons décidé, en accord avec les États membres, de constituer une boîte à outils qui nous permette de couvrir l'ensemble de cette chaîne de valeur. Nous sommes en train d'élaborer un rapport sur son utilisation concrète en lien avec les Etats membres.

Nous examinons aussi de très près les questions relatives aux conséquences de la 5G sur la santé des utilisateurs, qui préoccupent nombre de nos concitoyens. À ce jour, les éléments à notre disposition montrent que l'impact sanitaire de la 5G n'est pas plus important que celui de la 4G, mais il faut être aussi attentif à ces risques qu'à ceux qui sont liés à la cybersécurité.

Le plan de relance et l'outil Next Generation EU prévoient un total de 560 milliards d'euros distribués au sein de différentes enveloppes, en supplément des plans de relance élaborés par les États membres. Si ceux-ci le décident, le développement de la 5G peut évidemment entrer dans ce cadre.

En revanche, la question de la 6G est encore un peu prématurée. Il faut continuer à faire l'effort d'innovation nécessaire pour non pas prendre le train en marche, mais participer pleinement au développement de cette technologie.

Sur la question du traçage électronique du virus, les États membres font preuve d'une appétence pour le développement de leurs propres applications, en dépit de nos incitations à ce que l'effort soit fait au niveau européen. Néanmoins, les applications créées sont autant de tests pour toutes les problématiques concernant la protection des données personnelles et l'efficacité dans la lutte contre le virus. La plupart des États membres sont tombés d'accord sur des spécifications techniques et sur un principe de décentralisation des données recueillies. Cela met la France dans une situation particulière, car il se posera une question d'interopérabilité et de décentralisation des données par rapport au système mis en place.

J'en viens à la Big Tech. D'après mon expérience, il ne suffit pas de se demander ce que nous pouvons faire face aux géants du numérique. Certes, il faut imposer des réglementations, qu'elles soient a posteriori ou ex ante. Mais, ne pouvant prédire comment l'économie numérique va évoluer, il nous faut aussi faire de la prévention, en évitant que d'autres gardiens n'apparaissent avec, à la clé, un risque d'entrave au fonctionnement de nos démocraties. C'est une question économique, mais elle est aussi en lien avec nos valeurs.

La notion de plateformes systémiques, qui figure dans la consultation que nous avons lancée dans le cadre du Digital Services Act, rejoint celle de gardiens ou gatekeepers. Nous désignons ainsi des intermédiaires entre l'infrastructure essentielle et les entreprises. Nous attendons beaucoup de la consultation publique en cours.

La question de l'identification sur les canaux numériques est très importante. Je ne crois pas que nous puissions nous contenter de l'identification privée à laquelle procèdent déjà les citoyens sur les réseaux sociaux tels que Facebook. Nous avons besoin d'autres outils. Mais les données biométriques soulèvent des problématiques très différentes : que je les conserve sur moi ou via mon passeport est une chose, qu'elles soient utilisées pour m'observer dans l'espace public, par le biais de caméras de surveillance, en est une autre. Nous avons essayé d'encourager les discussions sur ce sujet, car il nous renvoie à une question fondamentale, celle de savoir dans quelle société nous voulons vivre.

Pour répondre à Mme Le Grip sur les marchés pertinents, j'avouerais ma déception quand, en tant que commissaire européenne à la concurrence, je me suis rendue compte que c'était les consommateurs, et non moi, qui définissaient le marché. S'ils ne sont pas satisfaits, ils peuvent aller voir ailleurs, y compris en dehors de l'Europe ! À l'heure actuelle, 60 % des marchés sont à l'échelle de l'espace économique européen (EEE), voire au-delà. Cela nous oblige forcément à repenser la notion de marché, mais nous devons travailler en nous fondant sur la réalité de ce que veulent les consommateurs, tout en ayant l'obligation de préparer l'avenir. Selon les types de marchés et de services, la notion de marché pertinent peut s'apprécier à l'horizon de 2 à 3 ans ou de 5 à 6 ans. Dans beaucoup de cas, les acteurs économiques veulent se développer au-delà de leur marché national mais parfois, pour des raisons règlementaires ou autres, ils en sont prisonniers.

En matière de filtrage des investissements étrangers, notamment en provenance de Chine, nous travaillons sur des outils qui seront en place dans quelques mois. Mon collègue commissaire européen au commerce, chef de file sur le sujet, estime qu'il faut renforcer ce filtrage, afin de nous assurer de l'équité et de la protection de la sécurité de nos concitoyens.

Nous devons avoir une stratégie, et nous en avons une : notre objectif est d'être le premier continent neutre en carbone et un continent d'innovation. Il est important que nous ayons un débat ouvert, au sein des institutions européennes et avec les États membres, sur les investissements que nous voulons voir advenir. D'autres critères que la seule disponibilité des financements doivent entrer en jeu.

Je poursuis avec la question, essentielle, des délais de traitement. Je suis très satisfaite que nous ayons pu utiliser des mesures conservatoires, pour la première fois en dix-huit ans, sur le marché des jeux de puces pour télévisions et modems. Il fallait agir ! Si nous le faisons de manière précoce, nous pouvons modifier le cours des choses, comme ce fut le cas, par exemple, avec les ebook et Amazon : le groupe imposait des clauses très engageantes pour ses fournisseurs lesquelles entravaient l'innovation ; depuis que nous sommes intervenus, la concurrence est réapparue sur le marché du livre numérique.

Sur la question des abus de position dominante, je me réjouis que les réglementations a priori soient accueillies positivement, mais il faut aller plus loin, et c'est tout le sens du Digital Services Act.

Par ailleurs, même s'ils ne sont pas aussi nombreux qu'aux États-Unis, nous voyons des mouvements de concentration à l'oeuvre au sein de l'industrie européenne. Nous essayons de les contrôler, autant que faire se peut.

Dans le secteur sidérurgique, vingt-cinq mesures spécifiques ont été prises qui viennent s'ajouter à d'autres mesures. Cette activité a vocation à s'inscrire dans le cadre d'une ambition européenne, car les besoins en investissement et en innovation sont importants.

Il ne fait pas de doute que l'hydrogène sera une source d'énergie pour ce type de production. Mais nous devons nous organiser en termes de volume, de stockage et d'acheminement jusqu'aux zones où sont implantées les industries de l'acier. Il faut aussi, pour que tout cela ait un sens, que nous développions un mécanisme d'ajustement carbone aux frontières de l'Union européenne, afin de protéger les entreprises pionnières dans cette aventure.

Sur les aides d'État, il a été dit que l'Allemagne en avait accordé beaucoup plus que d'autres États membres. Le point positif est que cela permet de maintenir l'approvisionnement par les entreprises concernées, mais, sur le plan de la recapitalisation, cela peut mettre en péril l'avenir de l'Europe.

La proposition des Allemands concernant Gaia-X est très intéressante. Le volume de stockage et les coûts engagés seraient considérables si nous devions stocker toutes nos données en Europe. Il nous faut donc identifier ce qui mérite d'être stocké sur notre continent, de sorte que nous mettions bien l'accent là où réside la vraie valeur ajoutée - pour l'Europe - dans les technologies BtoB, et à condition que nous soyons en mesure de donner un accès aux données de santé suffisant pour permettre l'innovation.

M. Patrick Loiseau, député. - Dans le cadre du plan de relance, la Commission européenne a formulé la proposition historique d'un emprunt mutualisé à hauteur de 750 milliards d'euros. Ce sujet ainsi que celui d'un nouveau budget européen à long terme seront débattus lors du Conseil européen du 18 juin prochain. Les négociations s'annoncent difficiles...

Il est aussi envisagé de mettre en place de nouvelles ressources propres, au travers, notamment, d'une taxe digitale sur les géants du numérique ou d'une taxe sur les recettes engendrées par les droits d'émissions de CO2. Sur ces sujets, également, des divergences apparaissent entre États membres et l'Union européenne pourrait se retrouver confrontée à certaines pressions, notamment de la part des Américains. Comment s'assurer qu'elle dispose d'un arsenal fiscal suffisamment fort ? D'autres pistes ont-elles été étudiées pour ces ressources propres, comme la généralisation de la taxe sur les transactions financières dans tous les États membres ?

La crise a mis en lumière une vulnérabilité européenne au regard de la défense de certaines industries ou certains secteurs stratégiques. Aujourd'hui, la France dispose d'un arsenal réglementaire renforcé en ce domaine, ainsi que 13 autres pays européens. Une réponse européenne forte s'impose. Vous allez présenter, cette semaine, une nouvelle stratégie relative aux filtrages des investissements étrangers. Pouvez-vous, d'ores et déjà, nous donner votre position sur ce sujet ?

M. Bernard Buis, sénateur. - Je me fais le porte-parole de mon collègue André Gattolin, qui ne pouvait assister à cette audition.

Dans une approche concertée en matière de sécurité des réseaux 5G, la Commission européenne a approuvé, le 29 janvier dernier, la boîte à outils commune de mesures d'atténuation sur laquelle les Etats membres se sont mis d'accord pour faire face aux risques en matière de sécurité liés au déploiement de cette technologie. Elle a donc invité les États membres à prendre des dispositions pour mettre en oeuvre, d'ici au 30 avril 2020, l'ensemble de mesures recommandées dans les conclusions associées à cette boîte à outils et à élaborer un rapport conjoint sur leur mise en oeuvre d'ici au 30 juin 2020. Ce calendrier a-t-il pris du retard du fait de la pandémie ?

Dans les conclusions associées, les États membres sont convenus de renforcer les exigences de sécurité, y compris de procéder aux exclusions nécessaires pour les actifs essentiels considérés comme critiques et sensibles, comme les fonctions de coeur de réseau, et de mettre en place des stratégies pour assurer la diversification des fournisseurs. Or, le 30 janvier dernier, Mike Pompeo, secrétaire d'État américain, a jugé impossible de réduire de façon adéquate les risques liés au déploiement de la 5G en limitant le rôle des fournisseurs non fiables à certaines parties, seulement, du réseau. Les États-Unis ont d'ailleurs pris l'initiative de sécuriser leur réseau 5G, par l'interdiction des fournisseurs non fiables, comme Huawei ou ZTE, deux groupes assujettis à la direction du Parti communiste chinois. La Commission a-t-elle réagi à ces propos ? Ne jugeriez-vous pas l'approche américaine comme plus pertinente sur le strict plan de la sécurité informatique ?

M. Joël Labbé, sénateur. - Merci pour votre présentation énergique et déterminée. Dans un contexte de crise économique, sociale et environnementale, de nombreuses voix s'élèvent pour que les plans de soutien aux entreprises constituent un levier de transition vers un monde plus juste et plus écologique. Vous avez vous-même pris position pour une forme de conditionnement des aides, notamment en fonction du versement des dividendes, mais aussi de critères environnementaux, à l'heure où des secteurs polluants comme l'aviation ou l'automobile sont massivement soutenus. Le prochain cadre financier pluriannuel sera accompagné d'un important volet de relance, qui devrait, selon la Commission, être utilisé pour une Europe verte. Pouvez-vous nous donner des éléments sur la mise en oeuvre de ces conditionnalités sociale et environnementale ?

Le 28 mai dernier, la présidente de la Commission a évoqué de nouvelles ressources propres, dont le projet de taxe sur les services numériques, qui ne fait pas l'unanimité, mais auquel la France est favorable. Alors que l'économie numérique a profité de la crise sanitaire avec l'expansion de l'e-commerce, du télétravail et de l'enseignement à distance, une contribution spécifique et pérenne des acteurs du secteur serait un signe de justice fiscale. Il est indispensable de combler l'énorme écart entre la faible taxation des activités numériques et la valeur ajoutée qu'elles produisent. Quel est l'état des discussions sur cette question ?

Mme Frédérique Dumas, députée.- Le Digital Services Act porte sur quatre thématiques principales dont l'actualisation des règles applicables entre hébergeur passif et actif et le renforcement du marché unique numérique pour éviter la fragmentation. Mais de nouvelles problématiques de ce marché sont actuellement réglées au niveau national, comme la lutte contre la haine en ligne ou la régulation de l'économie collaborative - la Commission avait d'ailleurs appelé la France à attendre pour légiférer sur le sujet. Le projet de texte ne propose pas de faire entrer les contenus haineux dans le champ de la régulation. Ne pensez-vous pas qu'il serait plus pertinent de travailler sur les racines du mal, c'est-à-dire les modèles économiques basés sur l'économie de l'attention et de la viralité, la transparence dans l'utilisation des données personnelles, la finalité des algorithmes et l'interopérabilité, plutôt que de tenter de limiter les pouvoirs de retrait exorbitants des plateformes ?

Vous êtes assez ferme au sujet du droit de la concurrence et du marché unique, dont vous devez garantir qu'il fonctionne selon une concurrence libre, loyale et non faussée. Des mesures d'aménagement des règles de concurrence sont nécessaires à cause de la crise, mais elles peuvent aussi être utilisées pour fausser cette concurrence loyale à l'intérieur de l'Europe. Le chemin proposé ne constituera-t-il pas un recul trop significatif des dispositifs anti-concentration, comme le souhaitent ceux qui veulent créer des champions nationaux, dont nous avons certes besoin, mais qui ne doivent pas se constituer au détriment des consommateurs et des citoyens ? Concernant les géants du numérique, ne devons-nous pas nous pencher sur des règles qui limiteraient aussi les concentrations verticales ? Même les Américains des deux bords y réfléchissent. On en parle, mais il n'y a pas vraiment de position très concrète en la matière au niveau européen.

Où en êtes-vous dans le dossier de l'éventuelle fusion PSA-Fiat ? Ce serait la branche des utilitaires qui bloquerait. Enfin, que pensez-vous de la proposition de taxe sur le chiffre d'affaires des services numériques, cette taxe étant entièrement répercutée par les plateformes sur les consommateurs ou les acteurs nationaux, ce qui pénalise les opérateurs vertueux européens qui payent l'impôt et contribue donc à renforcer la concurrence déloyale ? Les sites seloger.com, leboncoin ou amadeus au niveau européen paient ainsi chacun plus d'impôts que tous les géants du numérique réunis !

Ne pensez-vous pas que tout doit être mis en oeuvre pour trouver un accord au niveau de l'OCDE ? Une taxe au niveau de l'Union européenne serait la pire des décisions, sans parler des dommages collatéraux dont feront partie les mesures de rétorsion que les États-Unis sont en mesure d'adopter comme ils l'ont fait vis-à-vis de la France, qui a dû suspendre sa propre taxe.

M. Franck Menonville, sénateur. - Depuis de nombreuses années, l'Europe a su bâtir une politique de concurrence visant à éviter les monopoles, à libéraliser les marchés en régulant notamment les concentrations. Si cette politique a sans doute porté ses fruits en faveur des consommateurs européens, elle a néanmoins quelquefois freiné la création de géants européens - le dossier Alstom-Siemens en est un parfait exemple, puisque nous avons sans doute échoué à créer l'Airbus du ferroviaire. Aujourd'hui, une autre fusion se présente, Alstom-Bombardier. D'autres enjeux concurrentiels et stratégiques ont été mis en avant par la crise, notamment, pour l'industrie du numérique, la mise en place de la 5G en Europe. Comment comptez-vous tirer les enseignements de cette crise ? Quelle est votre stratégie pour laisser émerger ou même promouvoir des géants européens dans les secteurs clés si vous souscrivez à cet objectif ? Il y va d'une véritable stratégie industrielle, mais aussi de notre souveraineté et indépendance à long terme et de la place de l'Europe dans le monde. Je souhaite également évoquer le contrôle des investissements étrangers en Europe, que je considère comme un enjeu stratégique : vous comptez présenter prochainement un Livre blanc sur la réforme de la politique de la concurrence. Quels mécanismes comptez-vous mettre en place afin de consolider le filtrage et le contrôle des investissements des États tiers dans nos entreprises ? Ne devons-nous pas exiger davantage de réciprocité dans ce domaine ? Vous voyez à quel pays je fais référence...

Mme Yolaine de Courson, députée. - L'Histoire retiendra peut-être que la pandémie de 2019 aura permis à l'Union européenne de se réinventer. Les crises de ces dix dernières années - crise de la zone euro, crise des migrants ou Brexit - doivent en effet être relativisées au regard de la pire récession économique et sociale à laquelle notre Union est confrontée depuis la dernière guerre mondiale. Le 19 juin prochain, les dirigeants européens se réuniront pour débattre de l'ambitieux plan de relance de 750 milliards d'euros proposé par la Commission, structuré autour de trois piliers : un premier pilier de 655 milliards pour aider les États membres notamment en matière d'investissement et de réformes, un deuxième pilier de 56,3 milliards pour relancer l'économie et un troisième pilier de 38 milliards pour « tirer les leçons de la crise ».

C'est probablement ce troisième pilier et les trois programmes qui le composent - nouvel instrument pour la santé, mécanisme pour consolider la protection civile de l'Union, programmes renforcés pour la recherche, l'innovation et l'action extérieure - qui sera à la fois le plus exigeant et le plus compliqué à mettre en place. Il apparaît que ces dispositifs ne permettent pas de répondre à la hausse des divergences entre les Vingt-Sept, puisque les pays les plus touchés par le virus - l'Italie, l'Espagne, mais aussi la France - sont aussi ceux qui ont le moins de marges de manoeuvre budgétaires. Les trois termes qui composent le nom de mon groupe - écologie-démocratie-solidarité - ont tous leur importance ; la solidarité est une valeur cardinale de l'Union européenne depuis sa création. Entre des pays comme l'Autriche, les Pays-Bas, le Danemark et la Suède, opposés à une Europe plus intégrée et qui renvoient les pays dont les comptes publics sont dégradés à leurs propres responsabilités, et l'Europe de l'Est qui redoute d'être sacrifiée au profit de ses partenaires du Sud, comment la Commission envisage-t-elle son rôle pour surmonter cette crise sans précédent et faire adopter ce plan de relance écologique et solidaire à l'unanimité des Vingt-Sept ?

M. André Chassaigne, député. - La Commission a décidé de renverser la vapeur, avec un plan de relance à hauteur de 750 milliards d'euros dont 433 milliards seraient versés aux États membres qui ont été les plus affectés par le Covid-19 et 67 milliards d'euros utilisés comme garantie à des établissements bancaires. Si nous saluons l'initiative, ce plan, qui représente un effort de 3 % du PIB européen, reste encore très insuffisant au regard de ce que font les États-Unis avec leur plan de relance à hauteur de 10 % de leur PIB. Si l'exploit a été salué avec une telle vigueur, c'est avant tout parce que chacun s'était habitué à ce que l'Union européenne cède systématiquement aux États dits frugaux : les Pays-Bas, l'Autriche, la Suède, le Danemark, que vous connaissez bien, auxquels il faut adjoindre l'Allemagne qui était jusqu'à maintenant arc-boutée sur la mise en application d'un ordo-libéralisme sans concessions. Cette mutation s'imposait, tous les économistes disant qu'une relance est indispensable.

Au-delà de son caractère suffisant ou non, quelles seront les conséquences induites par le plan de relance pour les pays qui, pour bénéficier des subventions, devront présenter un plan d'investissement et de réformes que la Commission et les autres États membres devront valider ? Est-ce là le signe d'un retour de la troïka BCE-Commission-FMI pour encadrer l'austérité budgétaire et contrôler, comme vous l'avez dit, les règles de concurrence pour qu'elles restent loyales ? Quelle sera l'attitude de la Commission si un pays veut emprunter pour recruter des fonctionnaires et développer des services publics sur son territoire afin de répondre aux maux terribles causés par la crise ? Quelle sera l'attitude de la Commission face à des États qui, soucieux de reprendre en main leur tissu industriel, feront leur entrée au capital de certaines entreprises, au mépris de la logique concurrentielle du droit européen ? Quelle sera l'attitude de la Commission face à des États qui s'endetteront au-delà des limites fixées par le pacte de stabilité pour promouvoir la transition écologique indispensable à la survie de l'humanité ?

Mme Margrethe Vestager. - Je suis très heureuse de vos commentaires sur Next Generation EU. Car c'est dans cette logique que nous avons lancé un emprunt sur les marchés de capitaux. Nous avons l'ambition non pas de reconstruire le monde d'avant, mais de le renouveler, notamment par le numérique et la transition écologique. Nous devons apporter la preuve à nos concitoyens que nous savons ce que nous faisons, car nous avons contracté une dette pour bâtir un avenir, mais nous sommes conscients qu'il faudra la rembourser. Pour cela, nous devrons soit augmenter les contributions nationales, soit trouver d'autres ressources. Je pense que ce serait une bonne chose d'avoir plus de ressources propres.

La taxation des services numériques est une bonne piste. Un grand nombre d'entreprises travaillent d'arrache-pied pour dégager un bénéfice, sur la base duquel elles paient des impôts. Il n'est pas juste que d'autres entreprises ne versent pas de contribution, uniquement parce qu'il n'y a pas de taxation sur les services qu'elles fournissent. J'espère qu'un consensus se dégagera à l'OCDE, mais si ce n'est pas le cas, la présidente Ursula von der Leyen m'a donné mandat pour pousser un modèle européen qui ne distingue pas les entreprises selon leur domicile fiscal, mais en fonction de leur activité en Europe. Pourquoi développent-elles des activités en Europe ? Parce qu'on peut y réaliser des bénéfices. Elles doivent donc y payer des taxes. L'idée n'est pas d'entraver l'innovation, mais de taxer le bénéfice là où est réalisée l'activité qui le produit.

La taxation du carbone est une autre piste, comme peut l'être celle des plastiques à usage unique.

La cohésion européenne est très importante. Quelque chose m'a attristée dans vos questions : tout se passe comme si on se levait le matin soucieux du seul intérêt national puis que, dans la journée, on comprenait qu'on dépendait des autres, et qu'on se couchait européen, hélas pour se lever le lendemain matin à nouveau nationaliste. Faut-il une crise aussi importante pour réaliser que la cohésion est essentielle ? Nous comptons ainsi développer de nombreux outils pour le filtrage des investissements étrangers.

Nous espérons que nous aurons dans le rapport prévu pour le 30 juin une véritable évaluation de la sécurité des réseaux 5G. Il est important de déployer ces réseaux, mais nous devons avoir l'assurance qu'ils sont sûrs. Nous avons donc travaillé avec les Etats membres pour évaluer les risques à chaque maillon de la chaîne de valeur et fournir une boîte à outils pour les sécuriser. Notre approche est différente de celle des États-Unis, c'est vrai. Mais elle me semble essentielle pour que tous les acteurs de l'industrie qui auront recours à la 5G bénéficient de cette sécurité.

Les aides d'État ont été utilisées pour promouvoir les entreprises de certains États membres. Dans nos efforts pour répondre à la crise, nous avons essayé d'avoir une ambition commune, car il est difficile de combiner effort européen et approche nationale.

Ce que le Gouvernement français a fait pour Air France était judicieux. Il faut aller dans le sens de la transition écologique : aider notre production d'électricité à devenir de plus en plus renouvelable, tout en faisant en sorte que cela soutienne l'emploi et la transition environnementale. Aux pays pour lesquels il peut être difficile de financer la recapitalisation d'entreprises, nous devons dire : au sein de l'Union européenne, nous acceptons de porter une partie des risques en investissant, mais nous attendons en retour des garanties environnementales. C'est l'opportunité d'accroître nos ambitions.

Avec le Digital Services Act, notre ambition, madame Dumas, est de passer à l'échelle supérieure. Pourquoi voyons-nous dans le monde du numérique seulement des géants chinois et américains ? Parce qu'ils ont un grand marché unique où ils peuvent se développer. Il nous faut donc développer un marché unique du numérique au service des citoyens européens.

Monsieur Menonville, ce que j'ai trouvé le plus intéressant lors de mon premier mandat fut l'émergence de champions européens et même mondiaux comme Siemens. Mais nous avons veillé à ce qu'ils ne soient pas en situation de monopole, qu'ils soient malgré tout mis en concurrence. Ils ont atteint une telle masse critique qu'ils ont accès à l'échelle mondiale, mais ils sont concurrencés chez eux. Oui, les entreprises peuvent fusionner pour atteindre une masse critique, mais elles ne doivent pas se trouver en situation de monopole, car cela ne pourrait se faire qu'au détriment de plus petits concurrents et des consommateurs.

Siemens-Alstom n'est selon moi pas le meilleur exemple, puisque ces deux entreprises étaient déjà des champions européens et avaient déjà une envergure mondiale. Si leurs secteurs trains à grande vitesse et signalisation avaient fusionné, nous n'aurions pas pu garantir le maintien d'une concurrence. Quant à la fusion entre PSA et Fiat Chrysler ou le rachat de Bombardier par Alstom, le processus est en cours, et je ne peux pas faire de commentaires au fond sur ces dossiers.

Madame de Courson, 60 % du budget européen sera consacré à la numérisation, à la promotion d'une économie plus verte, aux plus jeunes, donc à l'Europe de demain, tout en continuant à investir dans la cohésion et dans l'agriculture. L'un des secteurs qui s'en est le mieux sorti pendant la crise a été l'agriculture, car chacun avait besoin de produits frais, et nous avons été nombreux à vouloir acheter des produits locaux.

Nous sommes face à un dilemme : d'un côté, nous voulons être autonomes et décider quelle économie nous voulons pour l'avenir ; de l'autre, notre décision serait vaine si nous ne prenions pas en compte le reste du monde. Nous n'aurions pas pu créer une société solidaire, où les soins de santé sont accessibles à tous si nous ne commercions pas avec le reste du monde. Il nous faut une autonomie ouverte et stratégique. Nous avons toute légitimité pour prendre des décisions sur notre propre destin tout en étant ouverts, car le moteur de notre prospérité a été notre ouverture. Cette crise n'est pas le retour de la crise financière. C'est une crise différente, sans précédent. On ne peut pas tenir certains États membres pour responsables de ce qu'a fait le virus. Ce n'est donc pas non plus le retour de la troïka. Nous avons la volonté de reconstruire ensemble tout en restant fidèles aux termes du traité et en respectant les règles sur les aides d'État.

M. Cyril Pellevat, sénateur. - Le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne affirme que les règles de concurrence ne sont applicables à la production et au commerce des produits agricoles que dans la mesure déterminée par le Parlement européen et le Conseil. En application de ce principe, quelques dérogations ont été consenties ces dernières années en contrepartie de l'extinction quasi complète des interventions sur le marché ; mais celles-ci restent modestes et, pour certaines, inutilisées et ne permettent pas dans les faits de déroger réellement au cadre général de la concurrence. La spécificité de la situation des agriculteurs, et notamment leur face-à-face avec des industriels et des distributeurs toujours plus concentrés, reste à ce jour insuffisamment prise en compte.

Dans le même temps, les agriculteurs doivent se préparer à une baisse des aides de la politique agricole commune qui est pour beaucoup le seul moyen d'équilibrer leurs comptes ; ils doivent faire face aux conséquences économiques du Covid-19 avec un soutien européen faible ; ils doivent anticiper les exigences environnementales à la hausse induites par le Green Deal ; ils doivent accepter que, après le Mercosur, la Commission conclue un accord commercial de principe avec le Mexique, proposant d'ouvrir le marché européen à des produits répondant à des normes de production bien moins exigeantes que les nôtres. Au moment où certains redécouvrent ce que d'autres défendent depuis longtemps, à savoir que la souveraineté alimentaire est vitale pour notre continent et que ce sont bien nos agriculteurs qui l'assureront pour nous, ces éléments semblent aller à contre-courant des nécessités de notre temps.

Vous avez déclaré l'année dernière que vous souhaitiez actualiser les règles européennes de concurrence face aux nouveaux défis que représentent le numérique et la mondialisation. Les agriculteurs bénéficieront-ils de cette actualisation et verront-ils enfin leur spécificité mieux prise en compte pour qu'ils aient les moyens de faire sereinement leur travail, c'est-à-dire de continuer à fournir aux 450 millions de citoyens de l'Union européenne une alimentation saine, abondante et de grande qualité ?

M. Jean-Louis Bourlanges, député. - Je suis comme vous un partisan résolu de la concurrence non faussée. Je me réjouis profondément de votre démarche consistant à envisager de prendre en compte les aides d'État accordées aux entreprises des pays tiers par ceux-ci dans le calcul de la concurrence. Quand on regarde, par exemple, la législation anti-dumping que nous appliquons aux États tiers et celle que les Américains appliquent aux Européens - et cela bien avant Trump et son virage protectionniste -, on constate une profonde asymétrie entre les deux arsenaux. Je ne dis pas que ce soit forcément une mauvaise chose, mais je voudrais savoir si vous considérez comme normal que notre arsenal soit bien plus faible que celui des Américains.

Quel que soit le bien-fondé des décisions prises par la Commission et ensuite sanctionnées positivement ou négativement par la Cour de justice de l'Union européenne, il est absolument déraisonnable que ces procédures administratives et judiciaires durent quatre ou cinq ans. Y a-t-il des moyens, tant sur le plan administratif que sur le plan juridique, d'arriver à des délais beaucoup plus resserrés, là où il y a urgence ? Concernant Schneider et Legrand, pour prendre un exemple ancien, la décision est arrivée trop tard.

M. Jean Bizet, président de la commission européenne du Sénat. - Cela rejoint ma question sur la section 232.

Mme Laurence Harribey, sénatrice. - Vous nous tenez un discours étrange : vous témoignez tout à la fois d'une prise de conscience qu'il faut redéfinir notre modèle européen et qu'il y a des enjeux sociétaux importants, mais vous revenez constamment au référentiel des années 1970 de la concurrence coûte que coûte. J'ai l'impression pourtant que nous sommes très naïfs ; ailleurs qu'en Europe, les outils en matière de politique commerciale et de politique de la concurrence n'ont pas la même rigueur.

Ma question porte sur l'articulation entre la politique de santé qui est au niveau européen une politique d'appui - passant donc plutôt par une coopération intergouvernementale - et la politique de la concurrence. Ma collègue Pascale Gruny et moi avons été chargées d'un rapport d'évaluation de l'action de l'Union européenne en matière de santé durant cette crise. Une question m'est venue : vous parlez sans arrêt de consommateurs ; le patient est-il selon vous un consommateur ? Si, comme je l'espère, vous me répondez non, il faut poser la question de la politique de santé autrement, et donc la politique de la concurrence autrement. La Commission a prôné un assouplissement des règles de concurrence pour faire face à la pénurie de médicaments par la coopération. Avez-vous des exemples de coopération profitable ? Quelles sont les bonnes coopérations et les mauvaises ? Si vous pouviez préciser votre pensée sur ces points, cela nous aiderait à dépasser l'ambivalence de vos propos. Pour permettre une relocalisation de la production - la souveraineté pharmaceutique est aussi importante que la souveraineté alimentaire -, ne faut-il pas repenser les règles d'accès aux marchés publics, notamment pour favoriser les PME, qui n'y ont pas accès actuellement ? Vous avez dit qu'il était difficile de mesurer les conséquences des nouvelles orientations à venir. Je vous dis, moi, que nous mesurons pleinement aujourd'hui le manque d'orientations européennes pour donner de la force aux économies européennes.

M. Jean-Pierre Pont, député. Le Fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche (Feamp) a été utilisé pour aider de manière simple et rapide nos marins-pêcheurs. Les jours passant, la Grande-Bretagne semble envisager l'hypothèse d'un Brexit dur, sans deal, dans lequel nos marins pêcheurs risquent gros. Ne serait-il pas nécessaire de réabonder ce fonds ?

Mme Sylviane Noël, sénatrice. - J'ai eu l'honneur de rapporter la proposition de loi sur la régulation du numérique adoptée par le Sénat en février dernier. La consultation lancée par la Commission européenne le 2 juin dernier rejoint certaines de nos préoccupations. Dans le schéma de régulation ex ante que vous envisagez, quel serait le contenu concret d'obligations imposées aux plateformes systémiques ou structurantes ? Qui pourrait être le régulateur en charge d'imposer et de faire appliquer de telles obligations ex ante ?

Les plateformes de commerce en ligne seront inévitablement intégrées au Digital Services Act. Afin de mieux protéger le consommateur, que pensez-vous faire pour lutter contre les contrefaçons en ligne, qui ont explosé durant le confinement ? Afin de mieux protéger les entreprises partenaires des grandes places de marché, comptez-vous profiter du Digital Services Act pour renforcer le règlement Platform to business ?

M. Jean-François Rapin, sénateur. - Mon collègue du Pas-de-Calais a évoqué la possibilité d'un fonds européen spécifique pour la pêche, mais ce serait paradoxal, alors que, dans le cadre financier pluriannuel, les crédits du Feamp baissent par rapport à l'exercice précédent... Je n'y crois donc pas un instant.

Mme Margrethe Vestager. - La question que pose M. Pellevat suscite souvent des débats animés, car l'alimentation est un sujet qui nous touche tous. C'est pourquoi les pères fondateurs avaient prévu un lien particulier entre l'agriculture et la concurrence, dont les règles ne s'appliquent qu'en vertu d'une décision spécifique. Une règlementation différente laisse une marge de manoeuvre pour la coopération. Mais pourquoi ne voit-on pas plus d'organisations de producteurs, qui travailleraient à plus d'efficacité dans le stockage et le transport pour réduire les coûts et améliorer la qualité ? Cela leur donnerait un pouvoir de négociation plus fort et une meilleure place dans la chaîne de valeurs. Nous avons vu dans d'autres secteurs combien ces rapprochements pouvaient être utiles.

Concernant les accords commerciaux, nous négocions avec nos partenaires, mais uniquement dans le cadre du mandat de négociation confié par les États membres. Nous devons assurer un équilibre entre les différents secteurs. Nous essayons de promouvoir des accords bénéficiant à tous les États membres. Pour prendre un exemple hors de France, les agriculteurs polonais importent des porcelets du Danemark, qu'ils réexportent ensuite aux États-Unis et en Chine. Cette activité mondialisée est très différente de celle des producteurs qui vendent leur production sur un petit marché à haute valeur ajoutée et bénéficient, par exemple, d'une indication géographique protégée, que nous protégeons dans nos accords commerciaux.

Monsieur Bourlanges, Cecilia Malmström, qui fut commissaire au commerce, a modernisé les outils de lutte antidumping pour gagner en rapidité. Nous voulons remplir nos obligations prévues par les accords de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), mais là encore, la rapidité est essentielle. Faut-il faire plus ? Il est évident que nous avons une manière de faire différente de celle des États-Unis. Nous devons être à la hauteur de ce à quoi nous nous sommes engagés. La production étant mondialisée, nous devons travailler ensemble à l'échelle mondiale ; cela nous permet d'appuyer les pays qui en ont besoin, et de travailler ensemble au soutien de nos valeurs. C'est la limite au-delà de laquelle nous n'irons pas dans le renouvellement de notre action. Nous avons l'outil des mesures conservatoires dans notre boîte à outils. Un point important est la charge de la preuve : la Commission doit apporter la preuve de ce qu'elle avance ; nous ne devons jamais faire reposer cette charge sur l'entreprise. Nous avons travaillé à un outil qui rende les preuves irréfragables.

Nous sommes Européens, nous ne faisons pas certaines choses comme les Américains ou les Chinois. C'est ce qui nous a permis de créer le meilleur marché mondial. Le législateur définit les règles : oui, les agriculteurs ont le droit d'utiliser des pesticides, mais uniquement s'ils donnent des garanties concernant la qualité de l'eau potable et la biodiversité.

Notre modèle ne date pas des années 1970, mais des lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Les pères fondateurs avaient vu à quel point les monopoles et les concentrations excessives avaient joué un rôle très négatif dans l'économie avant et pendant la guerre. C'est pourquoi même les géants doivent être mis en concurrence, au service du consommateur et du citoyen ; nous protégeons les entreprises contre la concurrence déloyale et les pratiques anticoncurrentielles. Nous affirmons ainsi nos valeurs fondamentales.

Je ne suis pas sûre d'avoir compris l'analogie avec le secteur de la santé. Le patient est-il un consommateur ? Il peut l'être, car certains aspects de la santé peuvent être liés à une activité économique. Mais cela prend une tout autre dimension dans un État providence, où le secteur de la santé est bien différent des autres secteurs purement économiques.

Dans de nombreuses procédures en matière de concurrence, des entreprises pharmaceutiques ont été mises à l'amende pour avoir retardé la mise à disposition de médicaments génériques après l'expiration des brevets. Il peut être difficile dans certains pays de s'assurer de l'approvisionnement des médicaments. Il est donc important d'utiliser tous nos outils pour que les médicaments soient disponibles à un prix abordable.

Le secteur de la pêche est un point très débattu dans les négociations en cours pour l'accord sur la future relation avec le Royaume-Uni. Depuis que ce dernier a déclaré ne pas vouloir prolonger cette période de transition, les choses sont devenues plus intenses. L'été à venir risque d'être très chargé. Mais Michel Barnier est le meilleur pour mener ces négociations à bien : nous sommes dans de bonnes mains.

Le Digital Services Act pose la question des responsabilités qui doivent être celles d'un « gardien ». Lorsque vous devenez une infrastructure essentielle pour un nombre incalculable d'entreprises, il y a forcément une liste de choses à faire et de choses à ne pas faire. La promotion était au coeur de trois procédures impliquant Google : nous devions nous assurer qu'il n'y avait pas de publicité mensongère. Il y a eu sur ce sujet un travail remarquable au sein du Sénat français, dont nous pouvons nous inspirer dans le cadre de la consultation publique que nous avons lancée.

Je vous remercie de votre attention ; ce fut un honneur et un plaisir d'être en votre compagnie.

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes du Sénat. - Nous vous remercions beaucoup pour vos réponses. Nous vous adresserons prochainement un courrier reprenant les points que nous n'avons pas pu traiter.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo disponible sur le site du Sénat.

La réunion est close à 15 h 10.

Mercredi 17 juin 2020

- Présidence de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes du Sénat, de Mme Sabine Thillaye, présidente de la commission des affaires européennes de l'Assemblée nationale, de M. Hervé Maurey, président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable du Sénat et de Mme Barbara Pompili, présidente de la commission du développement et de l'aménagement du territoire de l'Assemblée nationale -

La réunion est ouverte à 11 h 10.

Environnement et développement durable - Audition de M. Frans Timmermans, premier vice-président exécutif de la Commission européenne

Mme Sabine Thillaye, présidente de la commission des affaires européennes de l'Assemblée nationale. - M. le Président Timmermans, merci d'avoir accepté cette invitation à venir dialoguer avec nous, parlementaires français. Nous avons le plaisir de vous entendre aujourd'hui, dans ce format élargi qui réunit les commissions des Affaires européennes de l'Assemblée nationale et du Sénat, ainsi que leurs commissions du développement durable et de l'aménagement du territoire.

Vous êtes chargé au sein de la Commission européenne du Pacte vert européen, sujet d'une actualité et d'une importance majeure. Malgré la pression de certains États membres et groupes de pression pour reporter ce Pacte vert ou amoindrir ses ambitions en raison de la crise du Covid-19, la Commission a réaffirmé, à notre grande satisfaction, le caractère prioritaire de ce projet, en assurant qu'il serait la colonne vertébrale du plan de relance et de l'économie durable et résiliente que nous devons reconstruire.

Il reste que les ambitions environnementales se heurtent à un certain nombre de réalités économiques et politiques. Comment garantir que les investissements du plan de relance soient compatibles avec les objectifs du Pacte vert ? La réussite du Pacte vert sera liée à sa bonne prise en compte dans l'ensemble des politiques de l'Union. À cet égard, les politiques communes de l'Union - et notamment la réforme de la politique agricole commune, qui a un rôle majeur à jouer dans la préservation de la biodiversité - pourront-elles réellement tenir compte du Pacte vert ?

Par ailleurs, vous avez récemment qualifié la « loi climat » prévoyant la neutralité climatique en 2050 de « locomotive du Green Deal ». Dès avant la crise, la Pologne avait demandé un délai avant de s'engager sur cet objectif. Êtes-vous confiant sur la possibilité d'obtenir un consensus au Conseil sur ce point ? En outre, les premiers échanges au Parlement européen témoignent d'une volonté d'être encore plus ambitieux, avec notamment un objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre qui pourrait atteindre 65 % en 2030, et un objectif de neutralité carbone qui pourrait être individualisé pour chaque État, et non un objectif global à l'échelle de l'Union. Que pensez-vous de ces propositions ?

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes du Sénat. - La crise que nous traversons n'a pas entamé l'ambition de l'Union européenne vers la neutralité carbone. Notre commission y souscrit pleinement, convaincue comme vous que l'Union doit se réinventer pour être plus verte, plus numérique, plus résiliente. Ces trois objectifs sont inséparables et doivent être envisagés de manière cohérente. Cela implique de s'entendre à 27 sur une définition de ce qu'est le verdissement. Nous ne devons pas nous résoudre à la décroissance au motif de la lutte contre le changement climatique. Cette lutte exige au contraire d'encourager les sauts technologiques qui permettront d'inventer un avenir meilleur et respectueux de la planète. L'Union européenne ne doit se priver d'aucune technologie, que ce soit en matière énergétique, en matière industrielle ou en matière agricole, pour atteindre les objectifs ambitieux qu'elle s'est assignés. C'est pourquoi nous sommes particulièrement inquiets que la Commission propose un verdissement de l'agriculture passant par une réduction de moitié de la surface agricole utile. Pourquoi ne pas recourir à d'autres moyens comme les nouvelles techniques de sélection variétale et les produits de biocontrôle ? Cela permettrait à la fois d'accompagner la transition écologique de l'agriculture en Europe et d'assurer notre souveraineté alimentaire. Ces deux impératifs vont de pair et l'un ne doit pas être sacrifié à l'autre.

De même, l'Union européenne doit rester attentive à soutenir les investissements qui amélioreront son autonomie énergétique tout en contribuant à la décarbonation de l'économie. À cet égard, le sort réservé à l'énergie nucléaire dans la taxonomie des investissements verts nous préoccupe. Nous restons aussi attentifs aux moyens que la Commission propose de réserver au projet de réacteur nucléaire ITER dans le futur cadre financier pluriannuel. Il est impératif, dans le respect des engagements pris, de consacrer à ITER les moyens adéquats pour assurer la poursuite de ce projet capable de créer pour l'avenir une source durable d'énergie sûre et respectueuse de l'environnement. Quelle est votre position à ce sujet ?

En outre, nous ne devons pas oublier que la responsabilité de la lutte contre le changement climatique est l'affaire de tous. L'Union européenne doit donc se doter d'instruments permettant d'en répartir la charge afin qu'elle ne pèse pas sur nos seules entreprises. Celles-ci ne pourront pas résister à la concurrence déloyale de compétiteurs qui ne seraient pas soumis aux mêmes exigences environnementales. Notre politique commerciale commune doit être optimisée en ce sens et les accords commerciaux doivent intégrer cet objectif. Nous soutenons aussi la mise en place d'un mécanisme d'inclusion carbone aux frontières afin d'établir des règles du jeu égales pour tous. À cet égard, pouvez-vous nous préciser comment s'articule votre action avec celle du commissaire chargé de la politique commerciale ?

Le Sénat a récemment adopté un avis motivé s'inquiétant de la conformité du projet de loi européenne sur le climat au principe de subsidiarité. Même si nous souscrivons à l'objectif de neutralité climatique à l'horizon 2050, il nous semble que la Commission va trop loin en demandant à pouvoir définir par acte délégué la trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet de serre. La définition de cette trajectoire n'est pas un élément technique, ni mécanique, elle soulève des enjeux importants en termes économiques, sociaux, technologiques et industriels, ainsi que d'aménagement du territoire dans chacun des États membres. Aussi, définir la trajectoire vers la neutralité carbone à l'horizon 2050 revêt un caractère éminemment politique. Cette décision doit être pleinement acceptée par les États membres pour être mise en oeuvre avec succès. Comment la Commission envisage-t-elle de prendre en compte cet avis motivé ?

Mme Barbara Pompili, présidente de la commission du développement durable et de l'aménagement du territoire de l'Assemblée nationale. - La crise actuelle nous a fait prendre conscience de notre profonde fragilité. Nous devons surmonter une pandémie qui trouve une grande partie de ses causes dans les atteintes à l'environnement. Ses lourdes conséquences économiques et sociales révèlent la vulnérabilité de nos économies et leur manque de résilience. C'est tout notre mode de développement qui doit être interrogé à la lumière de cette expérience. Elle a démontré la nécessité de valoriser les circuits courts, de relocaliser certaines activités, mais aussi de promouvoir celles qui permettent la transition écologique et qui sont pourvoyeuses d'emplois non délocalisables.

Il nous faut répondre à l'urgence climatique, toujours aussi présente. Dans la phase de relance, tout l'enjeu consiste à répondre à des enjeux économiques et sociaux immédiats sans perdre de vue le moyen et le long termes. Ces horizons sont justement ceux du Pacte vert présenté par la Commission européenne pour faire de l'Europe le premier continent à atteindre la neutralité carbone d'ici 2050.

Dans le contexte actuel d'urgence, la tentation existe chez certains de revoir cette ambition à la baisse au profit d'une relance « grise ». Pouvez-vous nous confirmer que la Commission européenne tiendra bon sur ses objectifs et son calendrier ? Comment compte-t-elle s'assurer que les mesures de soutien actuelles sont compatibles avec l'ambition du Pacte vert ?

Dans le Pacte vert, la Commission propose un mécanisme d'ajustement carbone aux frontières de l'Union, prévu pour 2021, pour s'assurer que les biens produits dans l'Union ne seraient pas pénalisés par rapport à des industries étrangères davantage émettrices de CO2. Comment ce mécanisme est-il accueilli par les États membres et les États tiers ? Le calendrier envisagé vous paraît-il toujours tenable ? Quelle serait l'articulation avec les traités de libre-échange conclus par l'Union, dont la soutenabilité climatique est questionnée ?

Enfin, l'effort pour la transition écologique, pour être accepté de tous, doit être solidaire et inclusif. Transformer un modèle économique ne se décrète pas. Il faut que chacun y trouve son intérêt et convienne aussi qu'il en va de l'intérêt général. Cela suppose un travail de conviction, mais surtout des mesures d'accompagnement, qui seront l'objet du Fonds de transition juste. Quelle pourrait être la déclinaison concrète et opérationnelle des interventions de ce fonds ?

Il est indispensable de donner des perspectives d'avenir à tous ceux qui craignent que la transition écologique se fasse au détriment de leur emploi. Elle doit au contraire être une opportunité pour tous, comme doit l'être la réforme de la politique agricole commune pour les agriculteurs.

M. Hervé Maurey, président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable du Sénat. - Avec le Pacte vert dont vous avez la charge, vous êtes au coeur de nombreux débats passionnés et essentiels pour l'avenir de l'Union européenne. Le Pacte vert comporte en effet un programme de transformations structurelles de l'économie européenne visant à atteindre la neutralité climatique d'ici à 2050. La crise du Covid-19 que nous affrontons et dont nous allons avoir à subir les conséquences encore un certain temps a profondément bouleversé le paradigme sur lequel nous avons fondé notre modèle de développement. La soutenabilité de notre croissance, l'impact de nos activités sur la nature ou encore notre prise en compte de l'urgence climatique ont été sous-estimés.

Nous avons donc aujourd'hui la possibilité de faire de cette crise une opportunité unique dont le Pacte vert peut être le principal instrument. Comment comptez-vous le faire évoluer pour tenir compte de ce nouveau contexte ? Comment comptez-vous le combiner avec la relance de l'économie européenne ? Autrement dit, l'urgence climatique et l'urgence de la reconstruction peuvent-elles coexister ?

Les stratégies « Biodiversité 2030 » et « De la ferme à la fourchette » sont ambitieuses. Vous avez déclaré vouloir restaurer un équilibre entre les activités humaines et la nature. Notre commission a émis des recommandations en ce sens afin de renforcer la protection des écosystèmes et de lutter contre le trafic illicite d'espèces protégées. Comment comptez-vous faire pour que ces objectifs ambitieux soient atteints alors que la Cour des comptes de l'Union européenne a récemment montré l'inefficacité des politiques de l'Union pour enrayer le déclin de la biodiversité des terres agricoles ?

Notre commission a également appelé le Gouvernement à consacrer un volet ambitieux au secteur des transports dans le cadre du plan de relance. Qu'en est-il au niveau européen ?

Enfin, concernant la loi climat, la Commission doit publier fin septembre une étude d'impact relative aux différents scénarios d'objectifs pour 2030. Une majorité semble aujourd'hui se dessiner au Parlement européen pour un objectif de 55 % de réduction des émissions de CO2, tandis que la rapporteure propose d'aller au-delà, conformément aux préconisations du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC). Le Conseil devrait définir sa position cet automne et la position finale de l'Union européenne devrait être consolidée pour la COP 26, reportée au printemps 2021. Qu'avez-vous à répondre à ceux qui s'interrogent sur le réalisme de ces objectifs ? S'agira-t-il d'un objectif moyen européen laissant plus de temps aux États les moins avancés ou d'un objectif pour chaque État membre ? Pensez-vous enfin que la crise actuelle et les impératifs de la relance économique pourront aboutir à une révision à la baisse de l'ambition de la Commission sur ce sujet ?

M. Frans Timmermans, Premier vice-président exécutif de la Commission européenne en charge du Pacte vert pour l'Europe. - C'est un grand plaisir que d'être aujourd'hui avec vous. J'ai toujours beaucoup apprécié, dans mes autres fonctions, les relations avec le Parlement français car, pour développer nos politiques, nous devons pouvoir compter sur votre soutien et votre aide dans la définition de ces politiques.

Le coronavirus a plongé notre économie dans une récession inédite. Nous devons réagir fortement et de manière solidaire, afin que cette crise n'ait pas un coût social, politique et économique exorbitant. L'Union européenne a déjà pris des décisions importantes pour aider les gouvernements, les entreprises et les citoyens, par exemple grâce à l'assouplissement de l'utilisation des fonds structurels ou au soutien aux mécanismes de chômage partiel.

Le 27 mai dernier, la Commission a proposé un plan de relance européen ambitieux, s'appuyant sur un endettement commun et le cadre financier pluriannuel pour apporter des réponses communes à la hauteur de la crise exceptionnelle que nous connaissons. Ce plan met l'accent sur trois enjeux essentiels pour l'avenir de l'économie européenne : la transition verte, la transition numérique et la résilience de nos économies. Comme vous le savez, il sera discuté cette semaine par les chefs d'État ou de gouvernement. J'espère qu'une décision sera prise au mois de juillet, car si nous perdons trop de temps, nous ne serons pas en mesure de réagir à temps aux difficultés économiques.

Notre stratégie vise à transformer l'Union européenne en une société prospère et juste, dotée d'une économie moderne, compétitive et efficace dans l'utilisation des ressources, et capable d'atteindre l'objectif de neutralité carbone en 2050. Le Pacte vert reste notre boussole. Rien n'a changé : il est même encore plus urgent d'agir en ce sens.

Nous publierons en septembre notre étude d'impact afin de réviser l'objectif de réduction des émissions à l'horizon 2030, qui s'établira entre - 50 % et - 55 %. Nous n'irons pas au-delà. D'abord parce que je n'ai pas de mandat pour faire une autre proposition. Ensuite parce qu'il serait impossible de trouver un accord sur un objectif plus ambitieux, au Parlement européen comme au Conseil. En réponse aux réserves du Sénat sur l'instrument juridique que nous avons proposé, j'indique que ce qui compte pour la Commission est de pouvoir établir une trajectoire permettant de réduire les émissions de 55 % en 2030 et d'atteindre la neutralité en 2050, mais également de pouvoir adapter notre trajectoire si nécessaire. Nous avons proposé de le faire par actes délégués, mais ce n'est pas l'élément central de la proposition. Si le Parlement européen et les parlements nationaux, comme le Sénat, s'y opposent, je ne vois pas d'inconvénient à changer d'instrument. Néanmoins, il faut pouvoir parvenir à un accord sur la trajectoire sans que cela puisse être empêché par un État membre : il est donc nécessaire qu'un tel accord puisse être pris à la majorité qualifiée. À défaut, nous risquerions de ne pas réussir à définir une trajectoire.

Notre projet de relance propose de placer la double transition, verte et numérique, au coeur des investissements à réaliser. Pour bénéficier des fonds de la facilité pour la reprise et la résilience, qui représentent 560 milliards d'euros, les plans nationaux devront notamment se conformer aux plans nationaux énergie climat traduisant au niveau national les objectifs 2030. La puissance de feu de notre programme d'investissement, InvestEU, qui sert de catalyseur pour l'investissement privé, sera accrue pour financer les infrastructures durables et les investissements dans les secteurs stratégiques. Le Fonds de transition juste sera porté à 40 milliards d'euros. Les fonds structurels seront également renforcés et contribueront à atteindre les objectifs du Pacte vert.

Je vois l'agriculture comme un allié, et non comme un adversaire. On doit donner à nos agriculteurs une perspective bien meilleure car l'argent de la PAC, notamment dans le cadre du premier pilier, est bien souvent perçu, non par les agriculteurs, mais par les propriétaires.

Nous ne pouvons pas nous permettre de reconstituer simplement l'économie du monde d'avant. Faire des investissements qui deviendront, dans quelques années, des « actifs échoués », car ils ne sont pas compatibles avec notre objectif de neutralité climatique et la protection de l'environnement, n'aurait pas de sens : ce serait un gâchis considérable, pour nous comme pour les générations futures. Nous faisons certes des emprunts qui nous engagent pour l'avenir, mais avec l'objectif d'établir une société plus juste et soutenable. Nous avons le devoir de reconstruire notre économie sur des bases plus saines et respectueuses des limites de notre planète. Il s'agit non seulement de protéger notre santé et notre environnement, mais aussi de moderniser notre appareil productif pour positionner l'Europe en leader dans les secteurs qui feront l'économie de demain.

Nous travaillons avec Thierry Breton pour renforcer la résilience européenne et rendre l'Europe moins naïve : nous devons pouvoir défendre notre industrie quand elle va dans la bonne direction et que les autres ne le font pas. Disposer d'un mécanisme d'ajustement aux frontières est indispensable : nous tiendrons les délais et examinerons, secteur par secteur, les mesures nécessaires pour éviter les « fuites de carbone » et empêcher une concurrence faussée sur la base de politiques ne contribuant pas à l'objectif de neutralité climatique.

Dans le secteur de l'énergie, nous devons faire des énergies renouvelables une priorité des plans d'investissement, car elles risqueraient sinon de souffrir de la crise. Nous présenterons d'ici quinze jours une stratégie sur l'hydrogène propre. Je précise que nous n'avons rien contre le nucléaire, mais, d'un point de vue économique, est-ce un investissement rationnel, compte tenu de la baisse continue du coût des énergies renouvelables ?

La mobilité propre constitue un autre axe essentiel. Je pense notamment au soutien aux véhicules propres, à la mise en place de points de recharge pour les véhicules électriques et aux transports urbains en commun qui doivent être relancés.

Enfin, nous devons investir dans l'économie circulaire, afin que notre économie soit sobre en ressources et plus résiliente. Le discours du Président de la République de dimanche dernier m'a encouragé à insister sur le Pacte vert et les projets de la Commission. Je vois la France comme l'un des alliés les plus importants dans ce projet, qui sera fondamental pour l'avenir de notre société.

S'agissant des futurs accords commerciaux, il faudra repenser le système et exiger de nos partenaires internationaux le suivi d'une trajectoire qui mène à la neutralité climatique à l'horizon 2050.

Mme Véronique Riotton, députée. - Nous avons accueilli avec une grande satisfaction le Pacte vert pour l'Europe que vous avez présenté en décembre 2019. La crise sanitaire à laquelle nous venons de faire face a déstabilisé les agendas législatifs, mais l'ambition reste la même : la relance doit être verte. À défaut, nous risquerions de faire face, dans les prochaines décennies, à des bouleversements encore plus importants que ce que nous venons de connaître.

Comme l'ont souligné plusieurs ministres de l'environnement dans une récente tribune, cette sortie de crise appelle des solutions de long terme, qui dépassent le simple cadre de la relance économique. À ce titre, les citoyens ont exprimé, à plusieurs reprises, leur souhait de voir renforcée la souveraineté politique et économique de la France, et plus largement de l'Union européenne, souhait que nous partageons en tant que représentants du peuple.

Avec mes collègues de La République en Marche, nous oeuvrons depuis maintenant trois ans pour que nos paroles se concrétisent en actes et ne restent pas lettre morte. En ce sens, nous voulons que cette promotion de la souveraineté nationale et européenne devienne réalité. Dans notre monde où les systèmes de production et de consommation sont très globalisés, la Commission européenne a-t-elle entamé des travaux, à la suite de la crise sanitaire, pour assurer cette souveraineté ? Comment intégrer pleinement l'empreinte carbone et les émissions importées dans les mesures du Pacte vert ?

La loi française relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire, dont j'ai été la co rapporteure, nous a permis d'adopter un nombre important de mesures qui donnent une trajectoire ambitieuse en matière d'économie circulaire. Pour autant, pendant mes travaux, le risque de distorsion au principe de libre circulation des biens nous a empêchés de donner un caractère obligatoire à certaines mesures, qui favorisaient pourtant la transition écologique : je pense notamment à l'information du consommateur. Dans ce cadre, un critère vert, ambitieux, au même titre qu'il existe un critère sanitaire pour justifier le retour des barrières aux échanges de marchandises, pourrait-il être élaboré ?

M. Jean-François Rapin, sénateur. - Merci de vos différentes présentations. J'aimerais insister sur le volet agricole du Green deal, en rappelant que le débat sur son dimensionnement budgétaire était déjà vif avant la crise. Entre-temps, nous avons eu à vivre une crise sanitaire conséquente. Si l'on en croit la Commission européenne aujourd'hui, la double stratégie, entre « Biodiversité 2030 » et « De la ferme à la fourchette », représenterait pour le secteur agricole davantage d'opportunités que de contraintes. Or, cela reste à confirmer. Les efforts attendus de la part des agriculteurs d'ici à 2030 sont considérables.

Nous avons travaillé, dans les commissions des finances et des affaires européennes auxquelles j'appartiens, sur le cadre financier pluriannuel, en particulier sur la récente proposition de la Commission, et la rallonge de 15 milliards d'euros pour le deuxième pilier. Cela nous laisse penser qu'aujourd'hui, la politique agricole n'est plus une politique économique, mais devient une politique environnementale. Cette transformation devra se faire non au détriment mais à l'avantage des agriculteurs.

Les adaptations de cette politique nouvelle vont se faire dans un contexte de crise sanitaire, ou à sa sortie. Toutes les politiques préalablement mises en oeuvre devront être revisitées pour ne pas fragiliser l'agriculture européenne et nationale. Rappelons que durant la crise, le soutien de l'Europe est resté discret ; des accords commerciaux ont été noués, avec le Mexique notamment, sur lesquels nous allons probablement devoir revenir pour préciser leur mise en oeuvre ; les marchés restent défavorables.

Ce que je crains pour demain, c'est une agriculture à deux vitesses : l'une, pour les riches, de très grande qualité certes ; une agriculture venant des pays tiers, d'autre part, à bas coûts, permettant aux plus pauvres de se nourrir. J'aurais aimé avoir votre éclairage sur cette vision des choses.

M. Bernard Deflesselles, député. - Monsieur le Commissaire, je suis en charge du rapport pour la commission des affaires européennes de l'Assemblée nationale sur la neutralité carbone 2050. Je partage les ambitions, que vous portez au nom de la Commission européenne avec la présidente Mme Von der Leyen. Vous avez émis l'idée que 25 % du budget de l'Union soit consacré à la transition environnementale. Nous sommes en pleine discussion du cadre financier pluriannuel (CFP). Ma première question est : tiendrez-vous cette ambition budgétaire ? Il y a des vents contraires, qui viennent plutôt de l'Est et de certains lobbys.

Ma deuxième question porte sur la loi climat, en discussion au Parlement européen. Nous avons auditionné récemment M. Pascal Canfin, et suivi avec attention le rapport de Mme Jytte Guteland. Ils souhaitent rehausser les ambitions en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre à hauteur de 60 % ou 65 %, ce qui semble élevé pour la Commission mais correspond aux objectifs portés par le GIEC, avec un point de passage en 2040 à 80 % ou 85 %. Ces objectifs sont-ils tenables à vos yeux ?

La question qui vient immédiatement est celle de la neutralité climatique. Aujourd'hui, nous parlons de neutralité à 27, mais la Commission est très allante sur l'idée d'une neutralité climatique par pays. Pensez-vous qu'un compromis soit possible ?

Vous proposez un mécanisme d'ajustement carbone aux frontières. Comment avancent les négociations ?

Enfin, sur le Fonds de transition juste, il y a eu une hausse 40 milliards d'euros dans le cadre du dernier cadre financier pluriannuel. Quelle répartition envisagez-vous entre les États ?

M. Jean-Yves Leconte, sénateur. - Pensez-vous qu'avec le plan de relance et les perspectives de cadre financier pluriannuel actuelles, vous avez les moyens de convaincre les pays récalcitrants d'améliorer les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre ?

Le plan de relance, qui va être largement concentré sur la période de 2020 à 2024, concerne surtout le court terme. Par rapport aux échéances de 2030 et 2050, nous avons besoin de politiques de long terme. Comment parvenir à mobiliser les fonds privés ? La taxonomie des investissements pourrait-elle aider ? Enfin, comment envisager la pondération des fonds propres des banques pour améliorer la prise en compte des actifs écologiques ?

Considérez-vous que l'article 194 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), qui donne le droit aux États de choisir leur mix énergétique, est compatible avec nos objectifs de neutralité carbone ?

Pensez-vous que les accords commerciaux signés ou en cours de négociation sont réellement un atout ou un handicap par rapport à ces objectifs ?

Nous importons actuellement environ 50 % de nos émissions. Aujourd'hui, nous voulons faire des relocalisations, ce qui entraînera de nouvelles émissions sur le territoire européen. Comment faire en sorte que ceci n'aggrave pas nos difficultés à atteindre nos objectifs pour 2030 et la neutralité à l'horizon 2050 ?

Mme Nadia Essayan, députée. - Le Parlement européen a adopté l'état d'urgence climatique en novembre 2019. Le Pacte vert doit y répondre et mettre l'Europe sur la trajectoire de la neutralité carbone. L'industrie alimentaire émet 25 % à 30 % des émissions de gaz à effet de serre dans le monde selon le rapport du GIEC. Pour répondre aux objectifs ambitieux du Pacte vert, les États membres devront réduire de moitié les usages et expositions aux pesticides d'ici 2030.

Réforme de la PAC, stratégie « De la ferme à la fourchette »... Les agriculteurs sont au centre des préoccupations. À cet égard, la Commission a dévoilé sa stratégie et affirmé que l'alimentation européenne est réputée sûre, nutritive et de qualité élevée. La stratégie « De la ferme à la fourchette » devrait donc constituer la norme mondiale en matière de durabilité : elle propose un plan d'action pour les deux objectifs de lutte contre le changement climatique et de sécurité alimentaire.

L'Europe de demain ne se fera pas sans les agriculteurs, mais nous ne pouvons leur demander toujours plus si ces exigences les empêchent d'être compétitifs et de vivre de leur travail. Le Pacte vert met en oeuvre certains objectifs de bon sens, comme le renforcement des pouvoirs des agriculteurs dans les chaînes alimentaires, sans préciser comment les atteindre. À l'inverse, des objectifs précis et contraignants sont fixés sur la réduction de l'utilisation des pesticides et des fertilisants.

Le groupe MODEM souhaite donc vous interpeller sur ces deux questions : comment concilier l'ensemble des objectifs affichés, alors que nous n'avons toujours pas d'alternative pour bon nombre de produits phytosanitaires ? Quelle place pour une agriculture écologique intensive qui permet le maintien d'un accès de tous à une alimentation de qualité à des prix abordables, tout en assurant un juste revenu à nos agriculteurs ?

Mme Anne-Catherine Loisier, sénatrice. - Je voulais revenir sur vos propos car il me semble que depuis 2015, les droits à paiement de base (DPB) ne sont plus perçus par les propriétaires mais par les fermiers.

Mon sujet principal est plutôt celui de la filière forêt-bois. Je souhaiterais savoir comment cette filière vertueuse est prise en compte dans les réflexions sur le plan de relance, tant sur le volet de l'utilisation du matériau bois dans la construction, avec l'enjeu d'une transition écologique dans le secteur très polluant du bâtiment, que sur celui des stratégies de reboisement et donc de captation de carbone, ainsi que de relocalisation de l'industrie du bois, qui permet de proposer des emplois de sécurité non délocalisables.

La filière forêt-bois, ainsi que l'ont dénombré un certain nombre de rapports, est un secteur incontournable et décisif pour atteindre les objectifs de politiques publiques de l'Union européenne. Monsieur le Premier vice-président, comment la prenez-vous en compte dans vos réflexions ?

Mme Frédérique Dumas, députée. - Le plan de relance présenté fin mai par la Commission insiste sur le lien entre relance économique et construction d'une économie résiliente à long terme. L'instrument de facilité pour la résilience et la relance, qui a pour objectif d'accélérer la transition des États membres absorbe, à lui seul, 560 des 750 milliards d'euros du plan. Les États membres qui souhaiteront bénéficier des aides devront proposer un plan de relance national compatible avec les priorités stratégiques de l'Union européenne, notamment le Pacte vert. Les plans de relance devront être cohérents avec les plans nationaux pour l'énergie et le climat et les plans nationaux pour une transition juste.

De manière pragmatique, quelle est pour vous la meilleure méthode pour évaluer les besoins structurels de chaque État permettant la résilience et favorisant les capacités de relance ? Faut-il des outils sur mesure ? Quels doivent être, selon vous, les outils d'évaluation et de contrôle permettant de s'assurer que l'ambition environnementale soit bien prise en compte de manière effective ?

Enfin, la Commission européenne entend également faire de sa vague de rénovation énergétique un pilier de la relance post-Covid. Comment imaginez-vous que cela puisse se matérialiser ?

M. Frans Timmermans, Premier vice-président exécutif de la Commission européenne en charge du Pacte vert pour l'Europe. - Quand on parle de souveraineté, ce que nous cherchons à la Commission, c'est renforcer la résilience des sociétés et des économies européennes. M. Thierry Breton parle souvent d'écosystèmes et il a raison. Il faut analyser leurs besoins en matière de transition écologique tout en évitant des pertes d'emplois. Il faut créer un environnement économique européen qui soit compétitif à l'échelle mondiale tout en respectant des exigences sociales et environnementales qui relèvent de nos valeurs fondamentales. Pour cela, nous devons faire des propositions par secteurs.

S'agissant de la PAC, je souligne que la transition doit être soutenue par une PAC axée sur le Pacte vert. Nous ne pouvons continuer avec la PAC actuelle. La nouvelle PAC, telle que proposée en juin 2018, doit aider les agriculteurs à améliorer leurs performances environnementales, grâce à un modèle davantage axé sur les résultats, une meilleure utilisation des données et analyses, une amélioration des normes environnementales obligatoires et une orientation accrue des investissements vers les innovations technologiques et numériques. Le numérique peut aider l'agriculture d'une manière inouïe.

La réforme de la PAC vise également à garantir un revenu décent aux agriculteurs, à améliorer l'efficience des paiements directs en plafonnant l'aide aux revenus et en les orientant mieux vers les agriculteurs qui en ont besoin et sont à la hauteur de l'ambition écologique. La capacité des États membres à veiller au respect de ces obligations sera soigneusement évaluée dans les plans stratégiques et contrôlée durant toute leur mise en oeuvre. La réforme peut concourir à la réalisation du Pacte vert pourvu que les propositions essentielles survivent au processus de négociation moyennant certaines améliorations. Il faut maintenir nos ambitions budgétaires avec, je l'espère, un succès de la négociation en juillet. Le Fonds de transition juste a été augmenté à 40 milliards d'euros pour aider des régions qui ont un retard important dans les domaines énergétique et industriel, pour faciliter leur transition et les aider à développer de nouvelles activités et de nouveaux emplois. Les évaluations avaient été faites pour un budget de 7 milliards d'euros par État concerné et par secteur : il faut à présent les actualiser.

Pour le financement privé, je suis assez optimiste parce que, quand on parle avec le secteur bancaire et financier, il dit craindre de perdre des fonds dans des projets sans avenir. Cela témoigne d'un changement d'attitude qui doit nous aider à aller vers un verdissement. Mais la taxonomie des investissements devra aider : c'est pourquoi nous ferons de nouvelles propositions d'ici la fin de l'année.

Il sera nécessaire de revoir les accords commerciaux : il y a une poussée sociétale dans tous les États membres pour cela, y compris dans mon propre pays d'origine. Les citoyens veulent désormais que ces accords soutiennent nos valeurs et la protection sociale et environnementale.

Nous voulons développer une stratégie scientifiquement fondée pour éviter la déforestation, surtout concernant les forêts primaires, et créer un équilibre entre le potentiel économique de ce secteur et le potentiel écologique des régions rurales et urbaines. La stratégie en la matière sera publiée l'an prochain.

M. André Gattolin, sénateur. - Ce Pacte vert ne va pas de soi ; il faut saluer la détermination du Commissaire sur ce sujet. Dans un rapport du 5 juin 2020, la Cour des comptes européenne a conclu que « le déclin de la biodiversité des terres agricoles se poursuit aujourd'hui malgré des mesures ciblées prises dans le cadre de la PAC ». Le rapport souligne les lacunes européennes sur ce sujet : certains régimes de la PAC ouvriraient un plus grand potentiel de préservation de la biodiversité, mais la Commission et les États auraient privilégié les mesures au plus faible impact. Pire, la Cour des comptes juge que le suivi et l'évaluation ne seraient pas fiables concernant les mesures de la biodiversité. Certains indicateurs n'ont ainsi pas été réactualisés depuis quinze ans. Comment assurer un suivi plus précis des dépenses budgétaires et assurer des indicateurs de meilleure fiabilité pour évaluer l'incidence de la PAC sur la biodiversité ? Comment comptez-vous répondre aux recommandations de la Cour pour mieux coordonner les objectifs en matière de biodiversité avec la prochaine PAC ?

M. Guy Bricout, député. - On ne peut que se féliciter que la Commission maintienne le cap du Pacte vert. Alors que nous allons disposer de plusieurs mois supplémentaires pour préparer la COP 26 repoussée à 2021, comment la Commission compte-t-elle rallier certains États membres comme la Pologne à un message commun ? Par ailleurs, le Pacte vert vise-t-il une politique industrielle équilibrée pour les énergies renouvelables (EnR) ? Il ne faudrait pas délaisser l'hydrogène au profit de l'éolien par exemple. Quelle vision du développement des EnR la Commission défendra-t-elle ? Autre sujet de taille, la rénovation énergétique pour laquelle on n'a de cesse de dénoncer les retards pris par la France. La Commission devrait évaluer les stratégies nationales : sous quelle forme cela se fera-t-il ? Enfin, les transports durables devront être promus après cette crise, aussi bien pour les voyageurs que les marchandises, et il me semble que le projet de canal Seine-Nord Europe soutenu par l'Europe pourrait à cet égard faire figure d'exemple.

M. Ronan Dantec, sénateur. - Les succès des baisses d'émission de CO2 sont souvent liés à un prix du carbone élevé. Concernant le mécanisme de taxe carbone aux frontières, cela signifie-t-il que vous envisagez une augmentation du prix du carbone en Europe pour le système d'échange de quotas d'émission (ETS) ou les contributions pour les émissions domestiques ? Cela soulève la question de l'opportunité de recettes nouvelles pour l'Europe. L'Europe est-elle prête aux bras de fer économique que cela suppose avec la Chine ?

Nous ne pourrons pas stabiliser le climat uniquement par l'effort européen, il faut intégrer les autres économies majeures et les pays en développement. Un soutien plus affirmé aux pays du Sud, notamment africains, pour rejoindre la stratégie de l'Accord de Paris, est-il envisagé dans votre stratégie globale ? La dimension de développement semble très absente des discours actuels, alors que ces pays ont souffert et souffrent au moins autant que nous de la crise actuelle.

Mme Danièle Obono, députée. - La stratégie en matière de désinvestissement dans les énergies fossiles doit être intégrée à nos objectifs. Un rapport récent de l'OCDE et de l'Agence internationale de l'énergie montre qu'en 2019, le soutien à la production d'énergie fossile a augmenté de 38 % dans les pays dits développés et émergents. Or, ce rapport note aussi que la période actuelle devrait être celle d'un changement d'orientation et de politique. Nous pensons que face à la crise actuelle, il ne s'agit pas de relancer des politiques mais de bifurquer de manière radicale et changer de paradigme. Or, pour le moment, l'ensemble des décisions prises au niveau des pays européens comme de la Banque centrale européenne (BCE) ne montrent pas une telle prise de conscience. J'en veux pour preuve le soutien renouvelé de la BCE avec le rachat d'actifs décidé par le Conseil des gouverneurs le 4 juin, qui pourrait apporter jusqu'à 90 milliards d'euros aux entreprises les plus polluantes, comme le craignent les ONG Climate Finance ou Some of us. Malgré l'appel à prendre en compte cette urgence climatique dans les décisions de rachat d'actifs, les gouverneurs ne font pas évoluer la politique de la Banque centrale. Comment, dans le cadre du plan de relance verte, peut-on intervenir pour le désinvestissement dans les énergies fossiles ?

M. Pierre Laurent, sénateur. - Ma question porte sur la place du ferroviaire dans le Pacte vert. Ces dernières décennies, la Commission européenne s'est surtout préoccupée de déréglementer ce secteur, avec des effets climatiques et environnementaux particulièrement délétères. Pour prendre un exemple qui concerne la France, le secteur du fret ferroviaire est le premier à avoir été déréglementé : depuis, la part du transport ferroviaire de marchandises a reculé de moitié. À l'inverse, dans notre pays et à l'échelle européenne, nous avons assisté à une explosion du transport routier de marchandises, à l'opposé de l'objectif de décarbonation désormais affiché comme un objectif majeur de l'Union européenne. J'ajoute que ces politiques de déréglementation systématiques, combinées avec la politique de concurrence, ont conduit à entraver la construction de coopérations industrielles européennes dans le domaine du ferroviaire, coopérations nécessaires pour assurer notre souveraineté en la matière.

Ma question se décline en trois volets. Quelle est l'ambition de reconquête que vous vous fixez avec le Pacte vert en matière de ferroviaire (singulièrement dans le domaine du transport de marchandises) ? Quelle est votre ambition de financement pour soutenir la construction des infrastructures : si par exemple la SNCF décidait d'un plan massif d'investissements dans le ferroviaire, le Pacte vert pourrait-il l'aider ? Enfin, êtes-vous favorable à une révision des critères de la politique de concurrence pour favoriser une politique de construction de coopérations industrielles européennes pour lutter contre la pollution ?

Mme Yolaine de Courson, députée. - Dans un rapport publié le 5 juin dernier, la Cour des comptes européenne a jugé « inefficace » l'impact de la PAC en matière de préservation de la biodiversité sur les terres agricoles. Ce résultat décevant est le fait d'exigences de verdissement trop faibles et d'un manque de suivi des dépenses destinées à cette mission.

Je pense que vous serez d'accord avec moi pour dire qu'il est temps d'allier agriculture, environnement, alimentation et santé globale. Pour cela, nous devons être plus ambitieux et réformer en profondeur les dispositifs existants. C'est justement l'une des priorités du groupe Écologie, démocratie, solidarité de l'Assemblée nationale : soutenir la transition agroécologique en accompagnant la sortie des pesticides et en garantissant la préservation de la biodiversité, des ressources et des sols.

En février, la Commission a donné son feu vert au régime d'aides proposé par la France pour le paiement des services environnementaux. Ce système doit permettre de rémunérer les agriculteurs qui mettent en oeuvre des pratiques vertueuses. Des expérimentations ont été mises en place dans le Finistère. Pensez-vous qu'un tel dispositif puisse être généralisé au niveau européen ? L'outil national qui se rapproche le plus de ces paiements dans la PAC actuelle, ce sont les mesures agroenvironnementales et climatiques (MAEC). Toutefois, ces mesures sont liées seulement à des obligations de moyens, pas à des obligations de résultat. Cela empêche d'en mesurer l'impact et de les rendre vraiment efficaces, comme le suggère le rapport de la Cour des comptes européenne. Une obligation de résultat signifie une prime de risque plus élevée : si la rémunération de ce risque n'est pas incitative, alors très peu d'agriculteurs contracteront des MAEC.

Pour que ces dispositifs soient attractifs, il faut introduire une prime de risque et lever les contraintes financières, administratives et les incertitudes sur la pérennité des aides dans le temps. Il faut avoir des outils à la hauteur de nos ambitions : donner aux agriculteurs des compensations financières supérieures aux seuls surcoûts engendrés par les MAEC, c'est-à-dire mettre en place une véritable rémunération sur la base de ces objectifs environnementaux.

M. Jérôme Bignon, sénateur. - Le Pacte vert européen que vous portez doit rester au coeur de la relance européenne. Le 20 mai dernier, la Commission a dévoilé deux stratégies : la stratégie « De la ferme à la table » et celle en faveur de la biodiversité à l'horizon 2030. Je suis heureux de les voir menées de front. Les pratiques durables sont essentielles, qu'elles soient agricoles, commerciales ou de consommation. La sécurité alimentaire et l'accès à une alimentation de qualité sont nécessaires. Responsable sur mon territoire d'une banque alimentaire, je ne peux malheureusement que constater l'augmentation du nombre de mes compatriotes qui ont besoin de s'y rendre depuis le début de la crise.

Monsieur le Premier vice-président, pouvez-vous nous expliquer comment la stratégie globale que vous proposez pourra permettre aux pays européens, notamment les plus fragiles, d'accéder à une alimentation de qualité ? J'ai noté que la problématique des zones humides faisait partie intégrante de la stratégie « From farm to fork », en lien avec la production alimentaire durable. Pouvez-vous nous préciser quelles sont les discussions déjà entamées au sujet du plan d'action pour la gestion intégrée des nutriments ainsi que son articulation avec la réforme de la PAC ? Il est important de proposer des alternatives à nos agriculteurs et de leur assurer un niveau de vie décent.

Enfin, le Pacte vert sera financé par le budget européen auquel sera arrimé un plan de relance dont la négociation est en cours. L'Europe traversait déjà des moments de tension, avant la pandémie, à cause du Brexit ou des négociations relatives au CFP. Le sommet qui se profile s'avère une nouvelle fois crucial. Quel est l'impact de la crise sur la mise en place du Pacte vert et de son financement ? Comment sont appréhendées les idées de taxe sur les plastiques ou encore de mécanisme d'ajustement carbone aux frontières afin d'assurer le financement de la relance verte de l'Europe ?

M. André Chassaigne, député. - Monsieur le Premier vice-président, alors que nous nous trouvons aux prémices d'une terrible crise économique, nous constatons d'ores et déjà que les tenants du système capitaliste font tout pour bloquer la transition écologique et sociale de nos sociétés. En France, cette résistance est incarnée par le MEDEF, syndicat du patronat et interlocuteur privilégié du Gouvernement. Dans un document daté du 3 avril, son président a ainsi demandé à notre ministre de la transition écologique et solidaire de suspendre l'application de nouvelles mesures environnementales impactant les entreprises. Il exige de revenir sur les maigres avancées écologiques contenues dans la loi relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire, en particulier sur la création de nouvelles filières « pollueur-payeur », qui imposent aux professionnels de contribuer financièrement au recyclage et à la gestion des déchets. Cet exemple nous semble emblématique du combat que le néolibéralisme s'apprête à livrer dans ce monde post-Covid 19. À ce titre, le Pacte vert devra faire face à cette résistance productiviste en affrontant des secteurs d'activité dont l'avenir est conditionné à l'échec de la transition écologique. Je pense ici au secteur bancaire.

Ce sujet est rarement évoqué dans le débat public, à l'exception notable des travaux de M. Gaël Giraud qui font sur ce point l'unanimité : il rappelle que les banques européennes ont partie liée avec la transition écologique ; beaucoup d'entre elles ont dans leur bilan des actifs liés aux hydrocarbures fossiles. Si nous décidions demain de faire du charbon et du pétrole des « actifs échoués », c'est-à-dire de les interdire dans le commerce, ces banques, elles en sont conscientes, encourent un risque. Le « greenwashing » permet aux banques de faire croire qu'elles se sont mises au vert, alors qu'en réalité elles n'ont aucune intention de financer pour de bon un changement de société qui signifierait la fin de leur modèle d'affaire actuel. Or nous savons que le Pacte vert repose beaucoup sur l'initiative privée.

Dans ce contexte, comment agir avec un concours timide des banques ? Comment réussir cette transition écologique avec des banques qui pourraient jouer le jeu du chantage à la faillite ? L'enjeu est de taille puisque, pour la seule période 2019-2023, les montants nécessaires à l'atteinte des objectifs énergétiques et climatiques français dans le secteur du bâtiment, des transports et de la production d'énergie sont estimés entre 55 et 85 milliards d'euros par an, soit 2,5 % à 4 % du PIB.

M. Frans Timmermans, Premier vice-président exécutif de la Commission européenne en charge du Pacte vert pour l'Europe. - Je salue le rapport de la Cour des comptes européenne auquel il a été fait référence. Ce rapport conclut qu'il faut renforcer notre approche de la biodiversité et que le changement climatique fait peser des menaces persistantes sur la sécurité alimentaire. Les plantes, les animaux, les pollinisateurs jouent un rôle essentiel dans notre système alimentaire et dans la préservation d'un régime alimentaire sain. À travers notre stratégie sur la biodiversité, nous voulons créer une alliance nouvelle entre l'agriculture et la nature. La Cour des comptes a également tiré un bilan très critique des résultats de la dimension « verte » de la PAC. On risque de perdre un million d'espèces ! La situation est critique.

S'agissant des sources d'énergie renouvelables, la Commission est très pragmatique. Il existe des opportunités considérables à l'échelle européenne et même mondiale en ce qui concerne l'hydrogène : stockage de l'énergie renouvelable, production directe d'énergie... Des pays comme ceux du Maghreb pourraient utiliser l'énergie solaire pour produire un hydrogène très utile à l'économie européenne. Les infrastructures déjà en place pour le gaz naturel pourraient être très facilement adaptées pour transporter l'hydrogène. De même, je crois que l'acier est un secteur industriel essentiel pour l'Europe. Mais l'acier ne pourra pas survivre s'il ne devient pas vert. Et un moyen pour y parvenir, c'est d'utiliser l'hydrogène. C'est une évolution envisageable d'ici quelques années. Une fois que l'on aura un acier vert en Europe, on aura un avantage concurrentiel énorme vis-à-vis du reste du monde.

Malgré une chute momentanée des prix - il est encore à environ 20 euros la tonne -, le système ETS a survécu à la crise. Si on l'améliore - en réduisant les quotas d'émission attribués gratuitement ou en l'élargissant à d'autres secteurs - il reste encore le meilleur système pour fixer un prix du carbone. En outre, les recettes qu'il génère peuvent être directement investies pour créer une économie circulaire et soutenable.

Sur les aspects internationaux, il faut se débarrasser de toute naïveté au sujet de la politique chinoise, qui est devenue plus agressive et complique le développement de relations d'amitié dans le domaine commercial. En même temps, notre relation avec la Chine est essentielle pour développer des projets communs et aboutir à une décarbonation de l'économie chinoise à l'horizon de la moitié du siècle. Par ailleurs, l'Afrique est, selon moi, un continent qui dépend de nous et dont nous dépendons. Si nous n'avons pas compris, en tant qu'Européens, que notre sort est étroitement lié à celui de l'Afrique, nous n'avons rien compris. Pour la Commission européenne, il est essentiel de donner la priorité aux relations avec l'Afrique, notamment dans le domaine du climat et de l'énergie. Les dirigeants africains ont bien compris que nous voulions établir une relation entre égaux, entre pays qui ont le même but, même s'ils ne se situent pas au même stade de développement, et qui doivent parallèlement décarboner leurs économies.

Le désinvestissement dans l'énergie fossile est en cours et il progresse très vite : des décisions fortes ont été prises par la Banque européenne d'investissement et d'autres investisseurs, même si des décisions de la BCE sont encore nécessaires. Les investisseurs ont compris qu'ils perdraient de l'argent s'ils investissaient dans l'énergie du passé. L'énergie renouvelable est moins coûteuse que l'énergie traditionnelle.

L'année 2021 sera « l'année européenne du rail ». Il est très important pour la Commission de développer une stratégie performante dans ce secteur. Il faut créer des systèmes modulaires de transport de marchandises. Il y a des exemples en Europe où cela fonctionne assez bien, en Suisse ou en Autriche, mais il faut le faire à l'échelle européenne. Je ne crois pas que la diminution du fret soit nécessairement liée à la libéralisation car, dans la même période en Allemagne, le fret a augmenté alors qu'il s'agit d'un marché déjà libéralisé. Je ne crois pas qu'il y ait un tel lien, mais en même temps je vois bien la nécessité urgente d'investir dans notre système de chemin de fer et de créer un système de transport modulaire afin de débloquer le transport routier et de diminuer les émissions de gaz à effet de serre.

M. Guillaume Chevrollier, sénateur. - La crise sanitaire a rappelé la place essentielle du secteur du numérique qui a permis la continuité d'un grand nombre d'activités économiques. Si nous savons que le numérique permet d'éviter l'émission de gaz à effet de serre, il semble plus que jamais nécessaire de se pencher sur son empreinte environnementale et ses externalités négatives, en termes de consommation d'énergie ou d'émission de carbone. Le Green Deal prévoit-il des mesures et des investissements pour une transition numérique s'inscrivant pleinement dans le cadre de la transition écologique ?

Alors que la fabrication et le transport des terminaux constituent une part majeure de l'empreinte carbone du numérique, un mécanisme de barrière écologique sur ces importations serait efficace. Quelle est l'action de la Commission européenne sur cette question et sur la souveraineté technologique dans le secteur du numérique ?

Par ailleurs, la pandémie de la Covid-19 a mis en lumière des liens croissants entre l'émergence de maladies zoonotiques et la destruction de nos écosystèmes. La commission de l'aménagement du territoire et du développement durable du Sénat a publié des recommandations sur ce sujet, notamment un renforcement de la lutte contre le trafic d'espèces protégées et une sensibilisation accrue sur la question de la déforestation importée. Comment la stratégie en matière de biodiversité du Green Deal intègre-t-elle ces deux points ?

Enfin, je voudrais relayer l'incompréhension des agriculteurs suite aux annonces de la Commission européenne sur le Pacte vert. Les orientations annoncées semblent se faire sans étude d'impact et sans concertation avec les agriculteurs qui, comme vous l'avez dit, sont des acteurs essentiels de la biodiversité. Il convient véritablement de les associer, de les soutenir et qu'il y ait des moyens financiers associés et plus d'efficacité sur les prestations pour services environnementaux pour les haies et la gestion de l'eau, par exemple, car l'agriculture est un secteur essentiel pour permettre la construction de la société prospère et juste que vous souhaitez. Il faut véritablement faire cette alliance nécessaire de l'agriculture et de la nature.

Mme Liliana Tanguy, députée. - Je voudrais vous interroger sur la protection de la biodiversité marine. La Commission européenne souhaite porter cette protection de 11 % à 30 % des mers au sein de l'Union, sachant que celle-ci ne peut se faire sans le soutien des États limitrophes, dont certains ne s'érigent pas en modèle : je pense notamment au Royaume-Uni, placé au second rang des États européens pratiquant le plus massivement la surpêche, contre l'avis des scientifiques. J'aimerais savoir ce que prévoit l'Union européenne pour inclure Londres dans la protection de la biodiversité marine européenne et quelle est la stratégie anticipée en l'absence d'un accord à l'issue de la période de transition.

Concernant les partenariats commerciaux, il me semble qu'il y a une contradiction dans les actions de la Commission européenne avec les objectifs environnementaux. En effet, l'Union européenne souhaite limiter les conséquences environnementales de l'activité économique européenne et les risques sanitaires associés. Mais, d'un autre côté, elle multiplie les partenariats commerciaux ; je pense notamment au Mexique, à l'Australie, à la Nouvelle-Zélande et au MERCOSUR, sans introduire de clauses environnementales. Quelles clauses environnementales contraignantes, présentant des engagements forts et inédits, l'Union européenne prévoit-elle d'intégrer dans ces accords pour maintenir une certaine cohérence entre ses politiques ?

M. Claude Bérit-Débat, sénateur. - Mes questions porteront pour l'essentiel sur les transports. La première concerne l'ambition portée par le Green Deal et le Plan de relance en matière de décarbonation des transports terrestres, notamment par le soutien à la filière hydrogène. Quel montant lui sera consacré pour, par exemple, la R&D, la reconversion des chaînes de production ou le déploiement des infrastructures de recharge ? Par ailleurs, compte tenu des difficultés actuelles de la filière automobile, le renforcement des normes d'émission des véhicules, programmé pour juin 2021, est-il toujours d'actualité ?

Ensuite, les appels à un plan de relance du secteur du fret ferroviaire se multiplient en France comme en Europe et je viens, avec des collègues socialistes de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable du Sénat, de signer une tribune sur ce sujet, intitulée « Le ferroviaire, grand absent du plan de relance ». Je voudrais savoir si des mesures de soutien au transport ferroviaire de marchandises sont prévues dans le cadre du Green Deal et du plan de relance. Quels pourraient être les contours de ces mesures de soutien en matière d'infrastructures et d'aides ? Quelles sont les pistes envisagées pour engager la décarbonation du secteur du transport de marchandises et de voyageurs ?

Enfin, le Régime de compensation et de réduction de carbone pour l'aviation internationale, dit « programme CORSIA » (Carbon Offsetting and Reduction Scheme for International Aviation), prévoit, à l'échelle mondiale, la compensation des émissions du secteur aérien supérieures aux niveaux enregistrés en 2019 et en 2020. La Commission européenne a pourtant proposé que seule l'année 2019 soit retenue comme référence pour le calcul des compensations, afin de tenir compte de la chute du trafic en 2020. Cela ne reviendrait-il pas à vider le programme de son contenu, étant donné que le trafic pourrait mettre plusieurs années à revenir à son niveau de 2019 ? La crise sanitaire n'était-elle pas au contraire l'occasion de donner à CORSIA une véritable ambition ?

M. Michel Delpon, député. - Je voudrais pour ma part m'exprimer en tant que président du groupe d'étude sur l'hydrogène. En France, nous avons des start-ups et une R&D de pointe mais, comme souvent, un problème de lien avec l'industrie. Or, l'hydrogène, c'est l'avenir car c'est une technologie de rupture autant qu'une opportunité, pour l'Europe, de relocalisation industrielle. Comment l'Union européenne compte-t-elle soutenir le développement de cette technologie ?

M. Daniel Gremillet, sénateur. - La commission des affaires économiques du Sénat a fait une série de préconisations pour relancer l'économie tout en accélérant sa décarbonation. Parmi les propositions de la Commission européenne figure un mécanisme d'ajustement carbone aux frontières, nécessaire pour protéger l'industrie européenne du dumping dont bénéficient certaines entreprises étrangères. Pourriez-vous nous en dire plus et, notamment, à quelles conditions un tel mécanisme serait compatible avec les règles de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) ?

S'agissant des investissements publics soutenus dans le cadre du Green Deal, ceux-ci devront respecter le « serment vert ». Quel est le degré de normativité de ce dernier ? Faut-il considérer que les aides seront conditionnées ? Si c'est le cas, une telle conditionnalité n'est-elle pas contre-productive car peu adaptée aux réalités économiques ?

Le Fonds pour une transition juste, qui est crucial pour la reconversion industrielle, sera revalorisé à 32,5 milliards d'euros. Les critères d'éligibilité, s'agissant des régions et des activités, seront-ils revus ?

Le Green Deal mobilise les fonds du programme Horizon Europe pour la transition vers une énergie propre. La Commission n'a toutefois pas précisé pour quel montant. Quel sera-t-il ?

Enfin, comment faire cohabiter le Green Deal avec la nécessité de préserver une agriculture européenne compétitive ?

M. Geoffroy Didier, membre du Parlement européen. - La crise du Covid-19 et ses conséquences n'ont pas diminué mais au contraire renforcé la nécessité d'une transition écologique accompagnant la révolution numérique. Le 27 mai dernier, la présidente Mme von der Leyen a présenté un plan de relance audacieux de 750 milliards d'euros. Pour la première fois, l'Union européenne empruntera en son nom propre. Mais qui dit emprunt dit remboursement et la question des modalités de remboursement des emprunts est essentielle. La Commission européenne a annoncé la création de nouvelles ressources propres à cette fin, parmi lesquelles une compensation carbone aux frontières. Je m'interroge toutefois sur une autre ressource propre, qu'a également évoquée la Commission, perçue sur l'activité des entreprises européennes tirant bénéfice du marché intérieur. Y a-t-il là l'éventualité d'un impôt européen sur les sociétés, qui s'ajouterait aux impôts sur les sociétés nationaux ? Si c'est le cas, faut-il craindre qu'un jour, ce soit les citoyens européens eux-mêmes qui se verraient imposer un impôt européen sur le revenu ?

M. Frans Timmermans, Premier vice-président exécutif de la Commission européenne en charge du Pacte vert pour l'Europe. - Je vais m'efforcer de répondre à toutes les questions mais, pour certaines très techniques, des réponses écrites vous seront adressées ultérieurement.

La transition numérique fait partie intégrante du Green Deal. Nous sommes en pleine révolution industrielle. L'Union européenne doit tenir son rang, elle qui ne représente que 4 % de la population mondiale. Cette transition numérique est nécessaire à notre croissance et nos emplois futurs, mais également à la promotion de nos valeurs et la sauvegarde de notre modèle social.

La pandémie est la conséquence d'un déséquilibre dans notre relation avec la nature. C'est pourquoi la lutte contre les trafics d'espèces animales et végétales rares doit être intégrée dans les accords commerciaux. Il convient notamment que les produits issus de la déforestation puissent faire l'objet d'interdictions d'importation ou que les consommateurs soient informés de l'origine de ces produits.

La stratégie sur la biodiversité n'a pas fait l'objet d'une étude d'impact, car ce n'est pas une proposition concrète. Toutes les propositions concrètes issues de cette stratégie feront l'objet d'une étude d'impact, et vous aurez l'occasion de donner votre avis.

S'agissant des transports, il faut accompagner la transformation du secteur automobile vers les véhicules électriques. Pour les transports lourds, il faudra avoir recours à d'autres moyens comme des carburants soutenables, voire synthétiques, ou recours à l'hydrogène. Il faudra déployer des infrastructures de recharge des voitures électriques à travers l'Europe et accélérer la production de tels véhicules car c'est le seul moyen de réduire les prix. À l'heure actuelle, leurs prix sont inaccessibles pour beaucoup de gens. Nous préparons également des projets de soutien au secteur ferroviaire, et vous en serez informés.

J'aimerais être plus ambitieux pour CORSIA, mais nous dépendons des partenaires internationaux. L'accord avec Air France est un bon exemple de transformation du secteur. Les vols à courte distance n'ont aucun sens, et le gouvernement français va dans la bonne direction.

Notre stratégie sur l'hydrogène sera présentée le 8 juillet. Je serais très heureux de recevoir les parlementaires du groupe d'étude concerné à Bruxelles pour en parler et vous présenter les initiatives d'autres pays membres. La France a intérêt à faire partie du groupe de pays qui progressent rapidement sur ce sujet.

S'agissant du mécanisme d'inclusion carbone, il ne sera pas appliqué aux pays qui ont signé l'accord de Paris et démontrent qu'ils s'orientent vers la décarbonation de leur économie. Il est légitime que nous défendions notre industrie. Je pense que ce mécanisme est tout à fait conforme aux règles de l'Organisation mondiale du commerce. La proposition de la Commission est en cours d'élaboration, même si je n'ai pas de calendrier à vous donner pour l'instant.

S'agissant de l'agriculture et de l'alimentation, le rapport de la Cour des comptes européenne montre que nous sommes en train de détruire notre biodiversité et que nous devons changer notre système alimentaire tout en garantissant la production d'aliments accessibles à tous et de bonne qualité. La réforme de la PAC doit aller dans cette direction.

S'agissant des ressources propres, le sens des propositions de la Commission est de demander aux grandes entreprises de contribuer au fonctionnement du marché intérieur, car elles en profitent davantage que les petites. Toutefois, la fiscalité relève de la souveraineté nationale : nous avons donc besoin de l'accord unanime des États membres pour avancer dans ce domaine. Si nous voulons une souveraineté européenne, nous devons avoir une fiscalité européenne. À l'avenir, les décisions dans ce domaine devraient être prises à la majorité qualifiée. Je ne vois pas comment nous pourrions établir une fiscalité juste sans imposer des entreprises qui ne payent pas d'impôts actuellement, notamment dans le secteur des nouvelles technologies. J'ai beaucoup de mal à comprendre la colère américaine quand nous rappelons que ces entreprises, qui font des milliards de bénéfices en Europe, devraient payer un impôt en Europe. La distorsion de traitement entre ces grandes entreprises et les petites qui acquittent leurs impôts est insupportable. C'est au niveau européen qu'on pourra apporter une réponse à ce problème.

Mme Sabine Thillaye, présidente de la commission des affaires européennes de l'Assemblée nationale. - Beaucoup de travail nous attend. Vous avez sans doute remarqué que beaucoup de nos questions portaient sur l'agriculture. Comme vous l'avez dit, l'agriculture est un allié, et non un adversaire.

Les parlementaires nationaux devront veiller à ce que les plans de relance nationaux soient compatibles avec les objectifs du Pacte vert. Il faudra aussi ratifier le plan de relance et le cadre financier pluriannuel dans un calendrier très serré. Nous resterons donc en étroit contact avec les institutions européennes.

La réunion est close à 13 heures.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.