Lundi 11 mai 2020

- Présidence de Mme Élisabeth Lamure, présidente de la Délégation aux entreprises -

La réunion est ouverte à 15 h 30.

Audition de Maîtres Christophe Basse, président du Conseil national des administrateurs judiciaires et des mandataires judiciaires (CNAJMJ), Frédéric Abitbol, vice-président et M. Alain Damais, directeur général, sur les perspectives de rebond des entreprises face à la crise

Mme Élisabeth Lamure, Présidente de la Délégation sénatoriale aux entreprises, a proposé dans un premier temps que soit dressé un état des lieux des entreprises en cette période de sortie de confinement, avec des éléments d'information relatifs à l'avenir à court et moyen terme.

Maître Christophe Basse, Président du CNAJMJ, a tout d'abord rappelé que deux types de tribunaux jouent un rôle dans les procédures collectives : le tribunal de commerce est compétent lorsque l'entreprise concernée exerce une activité commerciale ou artisanale, et le tribunal de grande instance dans les autres cas (les exploitations agricoles, les professions libérales, les sociétés civiles). La justice a pu assurer une continuité pendant le confinement notamment grâce aux ordonnances des 25 et 27 mars 2020.

Très peu d'ouvertures de procédures collectives ont été recensées dernièrement d'après les chiffres transmis par les greffiers. Pour la semaine du 27 avril au 1er mai, 73 procédures collectives ont été ouvertes sur le territoire national dont 23 % de sauvegarde et de redressement. La même semaine 4 735 immatriculations ont été enregistrées. La semaine précédente, 222 procédures collectives ont été ouvertes avec seulement 15 % de sauvegarde et redressement, et dans le même temps 4 666 sociétés ont été immatriculées. Ce sont donc 5 à 10 fois moins de procédures collectives que ce qui est généralement observé. Aucun embouteillage n'est actuellement signalé, aussi les prochaines semaines seront sur le même rythme ; il n'y a pas de vague de procédures collectives pour le moment.

Maître Frédéric Abitbol, vice-président, a précisé qu'en période d'activité normale, on dénombre 60 000 procédures par an, soit environ 1 100 cas par semaine, ce qui est très éloigné du niveau actuel. Le niveau avant le confinement était déjà historiquement bas avec environ 50 000 procédures annuelles.

Pendant le confinement le CNAJMJ a mis en place un numéro vert avec la direction générale des entreprises (DGE), en mobilisant 200 professionnels, afin d'accompagner le déploiement des mesures gouvernementales. Les premières questions étaient relatives au chômage partiel, au fonds de solidarité, puis à la date de paiement des salaires. Aujourd'hui les questions portent sur le prêt garanti par l'État (PGE) et les difficultés de trésorerie. 95 % des appels proviennent de TPE, avec des demandes croissantes provenant des cafés, hôtels, restaurants ; de vraies tensions sont palpables. Les informations ont été remontées à la DGE pour pouvoir améliorer les critères d'éligibilité des mesures gouvernementales ; quelques propositions ont également été formulées pour accélérer et simplifier les procédures collectives.

Le constat du CNAJMJ repose sur l'analyse de la « boite à outils » des procédures collectives à la française, qui permet à la France d'être l'un des pays qui résistent le mieux aux défaillances d'entreprises, notamment par rapport aux pays anglo-saxons ou même à l'Allemagne Ces procédures sont conçues pour protéger les entreprises quand d'autres pays - comme le Royaume-Uni et les États-Unis- misent sur la protection des créanciers. Néanmoins le CNAJMJ a souhaité défendre des propositions complémentaires, non pour créer de nouvelles procédures mais pour accélérer et simplifier encore les procédures existantes et « destigmatiser » les entreprises dont l'activité est sous contrôle d'un tribunal. En effet, l'activité des entreprises s'est arrêtée du jour au lendemain de façon involontaire, non en raison d'une faute de gestion, et beaucoup d'entre elles auront besoin d'une « respiration » supplémentaire pour pouvoir reconstituer leur fonds de roulement. C'est pourquoi le CNAJMJ a proposé que l'inscription de l'existence d'une procédure collective sur l'extrait Kbis soit la plus courte possible, cette durée ayant été précédemment réduite de 5 à 2 ans. En effet, pour des sociétés du secteur du BTP souhaitant soumettre une offre dans le cadre d'un marché public par exemple, l'inscription sur le Kbis va rester extrêmement préjudiciable, ce qui sera moins vrai pour le secteur de la restauration. Étant donné le caractère exceptionnel et involontaire de l'arrêt de l'activité, il s'agit de ne pas pénaliser davantage les entreprises mais de les aider au contraire à redémarrer. L'examen de cette proposition est actuellement en cours au ministère de l'économie et des finances et pourrait être à l'ordre du jour du conseil des ministres du 20 mai prochain.

À une question de Mme Élisabeth Lamure, Présidente de la Délégation sénatoriale aux entreprises, sur l'accueil ainsi réservé aux propositions du CNAJMJ, le président de ce dernier a indiqué que toutes n'ont pas été retenues pour figurer dans les prochaines ordonnances annoncées. Quant à celle relative à l'inscription au Kbis, si le CNAJMJ proposait une durée de 3 ou 6 mois, il semblerait qu'une réduction à un an soit retenue, ce qui paraît beaucoup trop long pour aider à la reprise en cette période de crise inédite.

Mme Mme Élisabeth Lamure a indiqué que la Délégation pourrait pousser la proposition initiale car tout doit être mis en oeuvre pour aider le redémarrage de l'économie.

M. Olivier Cadic a rappelé que dans son rapport « Pour une France libre d'entreprendre1(*) », le concept néerlandais de turbo-dissolution avait été remarqué. Aujourd'hui le pays a besoin d'aider des sociétés en redressement qui pourraient repartir car elles en ont les moyens. Il a confirmé soutenir l'initiative du CNAJMJ relative au Kbis et a rappelé qu'il avait souhaité trouver la possibilité d'isoler la période de fermeture - comme celle aujourd'hui liée au confinement imposé - et voir comment liquider la dette sur cette période, avec une réouverture de l'activité dans la foulée.

Maître Christophe Basse a indiqué que cette possibilité existe avec la procédure de sauvegarde et de redressement judiciaire : toutes les dettes sont gelées et la période d'observation doit permettre d'évaluer si l'entreprise pourra repartir à zéro et payer ses charges courantes avec son chiffre d'affaires. En revanche la critique porte que la durée de cette période d'observation qui peut aller jusqu'à 18 mois, ce qui est trop long. Les entreprises ont besoin de repartir à zéro, de se concentrer sur leur exploitation et non sur le remboursement de la dette : c'est la logique de rebond de l'entreprise qui prime sur le paiement des créanciers. Accélérer l'observation est une priorité car la durée actuelle donne un sentiment de mise « sous perfusion » un peu trop forte et coûte plus cher à l'écosystème. Mieux vaut aider l'entreprise à sortir rapidement de sa situation difficile et lui permettre de rembourser plus rapidement ensuite.

À une question de Mme Anne-Catherine Loisier sur le fonds de développement économique et social (FDES), Maître Frédéric Abitbol a rappelé que ce prêt spécifiquement créé pour les entreprises en difficulté depuis longtemps, bénéficiait jusqu'alors d'une enveloppe assez modique (75 millions d'euros par an) mais que cette dernière a été massivement augmentée à hauteur de 1 milliard d'euros. Cet outil, visant à aider les entreprises de plus de 400 salariés en difficulté, est entre les mains du secrétaire général du Comité interministériel de restructuration industrielle2(*) (CIRI) et permet à l'État d'accompagner l'effort privé, ce qui lui confère une autorité très puissante et « entrainante ». L'augmentation récemment décidée est donc très satisfaisante et cet outil va être très sollicité. On peut simplement se demander si les règles habituelles (pas plus de 20 % de l'effort global) seront toujours valables, notamment pour des secteurs peu concernés par la bancarisation comme celui de la restauration.

M. Michel Canevet a ensuite interrogé le CNAJMJ sur les mesures pouvant aider le secteur de l'horticulture et du paysage, sur les charges pesant sur les entreprises du tourisme, en particulier les loyers, et enfin sur l'action des banques dont certains critiquent la frilosité dans l'octroi du PGE.

Maître Frédéric Abitbol a affirmé que les banques françaises jouent le jeu globalement, même si tout n'est pas parfait que certains rencontrent des difficultés. Avec le PGE, il s'agit de financer des décalages de paiement via le BRF - besoin en fonds de roulement - mais aussi de la part liée à des charges incompressibles, généralement prise en charge également comme un tout. Si les banques jouent le jeu, ce n'est pas le cas des bailleurs, ce qui va soulever des difficultés croissantes. Ainsi, si l'on prend l'exemple du commerce alimentaire, les magasins ont perdu 12 % de leur chiffre d'affaires mais par ailleurs doivent assumer des charges constantes, incompressibles, dont les loyers qui ont plutôt augmenté et continuent à progresser. À terme, les entreprises vont être incapables de payer ces types de loyer. On entend aujourd'hui parler de décalage des loyers mais pourquoi ne pas les annuler, à hauteur de 50 % par exemple ? Les entreprises n'ont pas besoin de décalage mais de réadaptation des niveaux de loyers à la hauteur de ce qu'elles peuvent payer. Soit on envisage une mutation pour appréhender collectivement cette question de façon coordonnée avec les bailleurs, soit on n'y parvient pas et la réalité économique va prendre le dessus : les entreprises fermeront et les locaux resteront vides, et entre temps le tissu des PME aura été détruit.

Si l'expérience du secteur de l'horticulture ne permet pas de se prononcer, en revanche il est possible de mesurer la situation infiniment difficile des entreprises du secteur du tourisme. Que peut-on faire ? Les tabous sautant les uns après les autres, il va falloir arriver envisager des annulations de dette. Il faut rappeler que tout ce qui dirige le droit français vise à sauver les entreprises en difficulté, quitte à sacrifier les créanciers - cette vision très française devra d'ailleurs être rappelée quand sera examinée la transposition de la dernière directive européenne, dont une partie des dispositions vont dans le sens contraire. Les mécanismes permettant de trouver un accord avec les créanciers ne peuvent fonctionner dans le secteur du tourisme, donc l'outil sera sans doute le plan de cession, mais qui interdit le principe de la reprise par le même dirigeant ou même actionnaire, au nom de l'aléa moral. Cependant avec la crise liée au Covid, l'aléa moral n'a plus de sens et c'est pourquoi le CNAJMJ a poussé à autoriser le plan de cession au profit du débiteur afin de lui permettre de redémarrer son activité.

Acquiesçant aux propos de Me Abitbol, Mme Élisabeth Lamure l'a questionné sur la nécessité d'une intervention législative visant à mettre en place des incitations pour les bailleurs à consentir une baisse de loyers. Elle a indiqué que certains bailleurs avaient accepté l'annulation de mois de loyers, mais qu'il était plus difficile de convaincre ou de contraindre les autres de le faire.

Après avoir rappelé l'adoption récente d'une déductibilité fiscale des loyers auxquels les bailleurs auraient renoncé, Me Abitbol a souligné que la question des loyers reste contractuelle et qu'on ne peut « défaire un contrat ». Le message politique doit être différent. Les facilités de paiement ne résolvent pas ce problème d'équité : les commerçants ayant dû fermer leur établissement ne devraient pas s'acquitter d'un loyer puisqu'ils ont été privés de la jouissance de leur local commercial. À la sortie de la crise, les bailleurs vont être confrontés à la situation et devoir tirer des conclusions sur la valeur locative de leurs biens, cette dernière diminuant à mesure que progresse le commerce en ligne.

Pour M. Olivier Cadic le but poursuivi par un dispositif de « stop&go » doit permettre à l'entrepreneur, qui n'est pas responsable de la suspension de son activité, de reprendre celle-ci au plus vite. Au sujet de la question des loyers, la responsabilité de l'entrepreneur comme du bailleur ne devrait pas se trouver engagée, ce que les Pays-Bas ont d'ailleurs tenté d'éviter, mais plutôt celle de l'État. Il a appelé à une concertation collective afin que l'État prenne des mesures d'indemnisation, sous forme par exemple d'annulation des charges fiscales et sociales, pour les entrepreneurs et les bailleurs victimes des décisions administratives de fermeture. Me Abitbol a partagé ce constat et estimé que l'État a également sa part de responsabilité, l'essor du commerce électronique pendant le confinement ayant en outre accéléré le déclin du commerce physique.

Interrogé par Mme Annick Billon sur les mesures d'accompagnement des entreprises et la pertinence d'aider les entreprises en grande difficulté avant le confinement, Me Abitbol a estimé que la question était philosophique et a fait le parallèle avec la médecine, en partant du principe qu'il faut soigner toutes les entreprises pour tenter de les sauver. L'effacement des dettes doit être effectué au cas par cas et prendre en compte des paramètres économiques, sociaux et territoriaux. Cependant, les prêts du FDES et les PGE ne peuvent être accordés à tous et la question de leur utilité est primordiale. Le PGE est un outil très puissant. Il a été lancé très récemment. Il est encore tôt pour réfléchir à son amélioration. Il a rappelé que l'Allemagne a choisi d'étaler les remboursements sur dix à douze ans et que les délais sont plus courts en France (cinq ans). Selon lui, les conséquences de cette crise, sanitaire et désormais économique, vont durer. Elles peuvent se transformer soit en crise sociale ou soit en crise de la dette. Cela dépendra du succès de la reprise de l'activité mais la crise de la dette est préférable à la crise sociale car elle aura limité les dégâts.

Le Groupe d'action financière (GAFI) s'inquiète par ailleurs de l'effet d'aubaine que pourraient constituer les aides publiques pour certaines entreprises. Pour Me Christophe Basse, la mission des administrateurs judiciaires et mandataires judiciaires est bien de s'assurer que les entreprises qui ne sont pas en état de survivre ne profitent pas en vain de l'argent public, afin d'assurer sa redistribution aux entreprises les plus solides. Par ailleurs, de nombreuses banques souhaitent le contrôle d'un mandataire afin de vérifier si le prêt sera utile pour l'entreprise.

Mme Élisabeth Lamure a évoqué l'interdiction de reprise par le dirigeant, sauf autorisation expresse du tribunal de commerce, en cas de liquidation, et s'est interrogée sur l'opportunité de revenir sur cette disposition. Me Christophe Basse a plaidé en faveur d'un assouplissement provisoire de l'interdiction tout en en conservant le contrôle du ministère public afin d'éviter les fraudes et préserver les créanciers. Le projet d'ordonnance semble d'orienter dans cette direction. Il faut assurer l'équilibre entre la sauvegarde de l'emploi, l'intérêt des créanciers et la pérennisation de l'entreprise.

Enfin, Me Christophe Basse a soutenu la proposition de la Chancellerie qui permettrait à un candidat repreneur de reprendre tout ou partie des emplois, non seulement pour un redressement, mais également pour la liquidation judiciaire, alors que la jurisprudence de la Cour de cassation considère que l'apparition d'une entité juridique nouvelle ne le permet pas. Me Christophe Basse compte sur le soutien du Sénat pour que cette proposition aille à son terme. Cette modification du code du commerce aurait des effets bénéfiques sur le plan économique et social avec une dizaine de milliers d'emplois qui pourraient être sauvés chaque année, a-t-il estimé en conclusion.

La réunion est close à 16 h 40.


* 1 www.senat.fr/notice-rapport/2017/r17-405-notice.html

* 2 www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/tags/CIRI