Mercredi 13 mai 2020

- Présidence de Mme Sophie Primas, présidente -

La téléconférence est ouverte à 9 h 30.

Table ronde sur le thème : « Déglobalisation et relocalisation : quelles leçons tirer de la crise ? », autour de MM. Patrick Artus, chef économiste de Natixis, Nicolas Bouzou, directeur du cabinet de conseil Asterès, Florent Menegaux, président de Michelin, et Arnaud Montebourg, ancien ministre et entrepreneur (en téléconférence)

Mme Sophie Primas, présidente. - Nous avons le grand plaisir d'accueillir aujourd'hui MM. Patrick Artus, chef économiste de Natixis, Nicolas Bouzou, directeur du cabinet de conseil Asterès, Florent Menegaux, président de Michelin, et Arnaud Montebourg, ancien ministre de l'économie, du redressement productif et du numérique - un intitulé à la résonance particulière aujourd'hui. Je vous remercie, messieurs, d'avoir accepté de participer à cet exercice, inédit sous cette forme pour notre commission : une table ronde par visioconférence.

La commission des affaires économiques du Sénat s'est organisée en cellules sectorielles pour suivre la mise en place du volet économique du plan d'urgence lancé depuis plus de deux mois. Ces cellules ont réalisé un travail approfondi sur les conséquences à court terme de la crise dans chaque filière et sur les failles - les trous dans la raquette, comme on dit - des mesures gouvernementales. Au travers d'échanges nourris avec les administrations et les ministres concernés, nous avons contribué à certains ajustements. Ce travail va maintenant se poursuivre sur le déconfinement et les mesures de relance de l'économie.

Parallèlement à ce maillage sectoriel, nous disposons de remontées territoriales grâce à notre présence dans chacun des départements français. Le bureau de la commission a souhaité que cette remontée de terrain s'accompagne d'une prise de recul : le Sénat est aussi la chambre du temps long et nous ne devons pas manquer l'occasion de tirer de cette crise des leçons quant à notre politique économique, voire au modèle économique qui est le nôtre depuis quelques dizaines d'années.

Nos invités, de par leur parcours professionnel ou politique et leur expertise, sont en mesure de nous apporter un éclairage dans le cadre de cette réflexion plus stratégique.

L'un des enseignements les plus immédiats de la crise concerne la problématique de la relocalisation de certaines activités industrielles sur le territoire français ou européen.

En France, une difficulté majeure rencontrée dans la réponse à la pandémie a été l'absence d'unités de production de masques et de tests. Cela a mis en lumière une situation que nous connaissions, mais dont nous ne mesurions pas l'impact : l'extrême dépendance de notre pays en matière d'approvisionnement en médicaments et principes actifs.

La question dépasse le domaine sanitaire ou le secteur de la chimie. C'est en fait celle de la dynamique de la désindustrialisation en France : en trois décennies, nous avons perdu 30 % d'emplois industriels. Ce n'est pas une spécificité française, mais le phénomène est plus aigu dans notre pays que chez nos voisins. Ainsi, la part de l'industrie manufacturière dans notre produit intérieur brut (PIB) est de 10 %, contre 12 % en Espagne, 14 % en Italie et même 20 % en Allemagne.

C'est une problématique française, mais aussi européenne et mondiale, car la crise actuelle semble mettre en lumière les limites de la globalisation. Pour certains, elle sonne même l'heure d'une démondialisation, d'une déglobalisation, apparaissant comme une opportunité pour relocaliser certaines industries au niveau français ou européen. Nous souhaiterions vous entendre sur ce sujet.

Par ailleurs, la question des voies et moyens est essentielle. S'il est souhaitable de relocaliser certaines activités, lesquelles choisir ? Comment procéder ? Que peuvent faire les pouvoirs publics ? À quel échelon ? À quelle échéance ?

En résumé, quels changements politiques devons-nous impulser à l'échelle de la France, à celle de l'Europe, et que dire de la place que peut occuper notre pays dans ce cadre européen ?

M. Patrick Artus, chef économiste de Natixis. - Je salue l'organisation de ce débat, qui porte sur un sujet extrêmement important. Pour le lancer, j'ai décidé de jouer le rôle du rabat-joie en évoquant plusieurs difficultés majeures.

Rappelons tout d'abord qu'il existe deux types de relocalisations.

Certaines sont stratégiques : l'État décide, en accord avec les entreprises, que certains produits doivent être fabriqués en France pour des motifs d'indépendance et de souveraineté. Pour celles-ci, la question de l'échelle reste en débat. Faut-il prendre en considération le périmètre national, le périmètre européen, voire un périmètre plus large encore ?

D'autres sont économiques : jugeant les chaînes de valeur mondiales trop fragiles, considérant qu'elles ne peuvent dépendre d'un seul sous-traitant dans un seul pays, les entreprises choisissent de diversifier les risques en produisant dans plusieurs zones leurs composants stratégiques. Dans ce cas, le retour à une régionalisation des chaînes de valeur peut s'effectuer sur une base régionale large, avec, dans notre cas, l'inclusion de l'Europe centrale et de l'Afrique du Nord.

Je vois, donc, plusieurs difficultés.

Premièrement, dans la désindustrialisation de la France, ce sont nos échanges avec le reste de l'Europe, et non avec les pays émergents, qui sont en cause. Certes, les volumes d'importations de produits manufacturés en provenance des pays émergents ont connu une hausse considérable, mais nos exportations vers eux se sont accrues en parallèle. Nous sommes donc face à un problème essentiellement intra-européen.

Deuxièmement, tous les travaux économiques que j'ai eus à connaître concluent que la perte d'emplois industriels est liée, à 80 % environ, au progrès technique et à un artefact statistique, lui-même dû à l'outsourcing de certains services, qui, autrefois, étaient intégrés à l'activité industrielle. La mondialisation ne concernerait que les 20 % restants.

Troisièmement, les coûts de production sont nettement plus élevés en France que dans les pays émergents. Les délocalisations vers ces pays ont réduit de 15 % à 20 % le prix des biens industriels produits dans notre pays.

Quatrièmement - c'est là, probablement, la difficulté la plus importante -, les délocalisations ont répondu à une logique économique. Ainsi, la France enregistre un très fort excédent extérieur pour les médicaments et les principes actifs vis-à-vis des pays émergents, notamment la Chine et l'Inde. Cet excédent n'a jamais cessé d'augmenter. Nous nous plaignons de devoir importer certains principes actifs basiques, comme le paracétamol ou les curares. Mais une relocalisation pour ces produits serait totalement illogique. Nous avons fait le choix de concentrer notre industrie sur les médicaments les plus complexes, à forte valeur ajoutée. Nous nous sommes spécialisés sur le haut de gamme, comme le préconisent nombre d'économistes. Revenir au bas de gamme n'aurait pas de sens. S'il a manqué de masques, c'est simplement qu'on n'en avait pas stocké !

Cinquièmement, le faible poids de l'industrie dans l'économie française est très largement dû à des difficultés spécifiques à notre pays. La première dont font part les entreprises industrielles est celle du recrutement et du manque de compétences industrielles
- nous formons 2,5 fois moins d'ingénieurs en France qu'en Allemagne -, mais nous souffrons aussi d'un défaut de modernisation et de robotisation, les efforts dans ces domaines et la taille de l'industrie étant fortement corrélés.

Nos problèmes industriels sont donc largement dus à des défaillances internes. Dans ce dossier très complexe, il ne faut, à mon sens, ni tomber dans le piège consistant à attribuer la trop faible taille de notre industrie aux délocalisations vers les pays émergents, ni opter pour une stratégie de redescente de gamme.

M. Nicolas Bouzou, directeur du cabinet de conseil Asterès. - J'entamerai mon propos par une remarque de terminologie. Le sujet est non pas la mondialisation en tant que telle - un phénomène culturel, civilisationnel, débuté voilà au moins 2 000 ans et interrompu à plusieurs reprises par des guerres ou des vagues protectionnistes -, mais le traitement de certains dysfonctionnements de la mondialisation économique et financière. Comment mettre en place des régulations, sur le plan national ou supranational, pour corriger ces effets néfastes ?

Première difficulté, la dépendance excessive à l'égard d'un approvisionnement à l'étranger. Le sujet vient d'être évoqué par Patrick Artus. Au-delà, on peut signaler des phénomènes de spécialisation par pays, qui sont parfois très efficaces, mais ont pour conséquence négative la localisation dans très peu de pays, voire un seul, de certains maillons de la chaîne de valeur. La pénicilline, par exemple, est produite à 90 % en Chine : le problème tient bien au fait que pratiquement toute la production a été absorbée par un unique pays, et non à celui qu'elle se fait à l'étranger.

Seconde difficulté, les inégalités de revenus. Elles sont créées par la conjugaison de la mondialisation et des innovations technologiques, les secondes étant accentuées par la première. Cela donne la fameuse courbe de l'éléphant de Branko Milanovic, montrant que la mondialisation, à l'échelle planétaire, a bénéficié aux plus modestes et aux plus riches, avec une perte de revenus pour ce que l'on peut appeler les « classes moyennes ».

Ces effets négatifs sont évidemment plus intenses dans les pays, comme la France, qui se sont le plus désindustrialisés.

S'agissant des relocalisations, je vais reprendre la catégorisation précédemment évoquée.

Si l'on considère les relocalisations engagées sur un fondement économique, les évolutions technologiques peuvent faire apparaître une fenêtre de tir. L'évolution constatée dans la comptabilité analytique d'usine est celle d'une diminution des coûts de main-d'oeuvre dans le temps au profit de l'amortissement des investissements : cela illustre l'émergence d'une usine 4.0, qui, avec ses robots, ses dispositifs d'intelligence artificielle, ses imprimantes 3D, gagne en compétitivité relative face aux usines de l'ancien temps encore implantées dans les pays émergents et leur main-d'oeuvre nombreuse.

Il y a là une marge de manoeuvre pour encourager des relocalisations. Celles-ci peuvent se faire naturellement, mais on peut aussi les pousser avec des outils de politique économique assez simples, comme les suramortissements ou l'accélération de l'amortissement sur certains équipements. Le projet « Usine du futur », lancé voilà quelques années par la région Nouvelle-Aquitaine avec l'objectif d'encourager la mutation vers l'usine 4.0, est intéressant de ce point de vue.

Mais, effectivement, la question de la formation est cruciale. Tous les industriels se plaignent que l'on forme, en France, aux usines du passé, et non aux usines du présent ou du futur.

J'en viens aux relocalisations stratégiques, c'est-à-dire celles qui sont liées, non pas à des motifs économiques, mais à l'idée que l'on se fait de l'indépendance nationale dans certains secteurs stratégiques. Pour celles-ci, on peut s'inspirer des mesures qui avaient été prises, en leur temps, pour protéger le capital de certaines entreprises stratégiques, en définissant des biens ou des secteurs essentiels dans lesquels instaurer des quotas de production en France. Mon surmoi libéral ne me rend pas parfaitement à l'aise avec ce type de politiques, mais il faut être pragmatique : si c'est nécessaire, faisons-le ! Dans ce cas, évidemment, il faut agir de manière intelligente et résister à la tentation de tout mettre dans les secteurs essentiels.

Je voudrais par ailleurs énoncer deux mises en garde.

D'une part, c'est le consommateur qui est le juge de paix. Les relocalisations qui se traduiraient par un coût supplémentaire pour le consommateur sont vouées à l'échec. À cet égard, permettez-moi d'insister sur le contexte macroéconomique : d'après certains sondages, 80 % à 90 % des Français seraient prêts à « acheter français » même si c'est plus cher ; je n'y crois pas un seul instant, du fait de la hausse du chômage et des difficultés à venir en termes de pouvoir d'achat.

D'autre part, de nombreux pays ont bénéficié des délocalisations. En relocalisant, on risque d'en placer certains dans une situation économique dramatique, avec des conséquences qui nous reviendraient par un effet de boomerang. En Afrique, par exemple, on observe des flux de capitaux sortants très importants depuis le début de la crise. Il faut donc gérer la situation avec intelligence.

Le sujet de cette table ronde est donc légitime, mais, pour moi, la véritable question est celle de la réindustrialisation, ce qui nous ramène à des problématiques comme les politiques industrielles, le droit de la concurrence, notamment au niveau européen, ou les politiques d'achats. Dans le domaine spatial, par exemple, c'est une politique d'achats qui a permis l'émergence de l'entreprise SpaceX : en lui accordant dix ans de commande, l'Agence spatiale américaine, la NASA, lui a donné une véritable visibilité. C'est là une vraie bonne politique industrielle, relativement simple à mettre en oeuvre !

M. Florent Menegaux, président de Michelin. - Michelin est, à la fois, une entreprise dont les racines sont en France et un groupe international très innovant. Avec 127 000 salariés dans 170 pays, nous sommes mondiaux, tout comme nous sommes locaux, comptant 18 000 salariés en France, dont pratiquement toute notre recherche mondiale.

On a tendance à raisonner toujours de façon binaire : faut-il être uniquement mondial ou uniquement local ? Il faut en fait gérer un équilibre : notre dimension mondiale nous permet d'être plus rapides, d'apprendre et de progresser plus vite, de nous interroger plus facilement sur nos modes de fonctionnement ou nos innovations ; notre dimension locale nous permet d'être plus près de nos clients, de recruter des profils adaptés au marché, d'avoir un ancrage culturel et historique, de maîtriser la chaîne logistique.

Voilà pourquoi nous avons fait le choix du « glocal ». Nous sommes américains aux États-Unis, chinois en Chine, brésiliens au Brésil, français en France, allemands en Allemagne. En même temps, nous sommes un groupe parfaitement mondialisé, transférant très rapidement ses savoir-faire à travers la planète. C'est un choix équilibré, qui correspond à la complexité de notre monde. Ne suis-je pas, à la fois, Clermontois, Auvergnat, Français, Européen et citoyen du monde ?

Les questions que vous posez doivent donc être abordées avec prudence, en tenant compte de cette complexité du monde et de la mosaïque des interdépendances déjà existantes.

Ainsi, Michelin est un groupe en transformation permanente. Très présents sur le secteur des pneumatiques, nous fabriquons aussi des piles à hydrogène, nous développons des services numériques et nous sommes des acteurs du digital, avec, notamment, des activités de fabrication additive ou de travail sur la donnée. Nous sommes tout cela !

Par ailleurs, notre présence mondiale nous a confrontés à la problématique de l'épidémie de Covid-19 dès la fin de l'année 2019, par la Chine. Nous avons donc pu anticiper et réagir au plus vite, ce qui nous fait traverser la période actuelle du mieux possible.

Par conséquent, il ne faut pas faire table rase d'un modèle qui nous a fait progresser de manière fantastique. La mondialisation a eu énormément de bénéfices, même s'il faut en corriger certaines anomalies ou certains excès.

Je partage l'essentiel des propos précédents, mais je voudrais aussi vous faire part de trois convictions.

Première conviction, la production industrielle ne peut s'envisager qu'à une échelle régionale. Michelin a énormément d'attaches avec la France, mais, pour une entreprise mondialisée, c'est le marché européen qui compte. La question de savoir quel type d'industrie il nous faut, et ce même si notre pays dispose de nombreux atouts, doit donc être traitée à l'échelle européenne. Mais, auparavant, il faut discuter des règles. Michelin peut développer ses piles à hydrogène en région lyonnaise, comme en Roumanie, en Pologne, en Hongrie : les coûts d'investissement vont du simple au double, en défaveur de la France. Il faut une harmonisation pour éviter un trop grand décalage. Je pense notamment aux coûts salariaux, pour lesquels la différence est encore grande entre la France et des pays limitrophes. Certes, l'Allemagne a, elle aussi, des coûts de production élevés, mais ils sont compensés par sa spécialisation industrielle.

Deuxième conviction, n'oublions pas les défis environnementaux. Au moment où il faut injecter une masse importante d'argent pour faire repartir la machine économique, gardons en tête que la crise du Covid-19 n'a pas fait disparaître les déséquilibres environnementaux qu'il nous faut traiter. La transformation n'est possible, à l'échelon national et régional, que si nous appliquons le Green Deal. D'où l'importance que le groupe Michelin accorde à la mobilité durable, c'est-à-dire, non pas une mobilité moindre, mais une mobilité bénéficiant à plus de personnes et dont l'impact sur l'environnement est moindre. J'en reviens à l'hydrogène : alors que c'est sans doute l'énergie du futur, que la Chine comme les États-Unis en ont fait un secteur dans lequel investir prioritairement, nous tergiversons en Europe. Il faut absolument faire des choix stratégiques et déterminer dans quelles industries nous voulons investir.

Troisième conviction, les défis à relever sont avant tout humains. Je rejoins ici les propos déjà tenus sur la productivité ou le déficit de formation. Les Chinois, comme les Brésiliens, les Américains, les Indiens sont extrêmement bien formés. Avec sa culture et son histoire, la France peut développer d'autres types de formations, beaucoup plus adaptées aux métiers dans lesquels nous nous projetons. C'est essentiel, car, au moment où la moitié des métiers qui existeront au sein de Michelin dans cinq ans ne sont pas définis, nous formons nos élites à des technologies et un environnement économique du passé. Un travail très important doit être réalisé dans ce domaine, et la France peut le faire !

M. Arnaud Montebourg, ancien ministre et entrepreneur. - La mondialisation n'est pas tombée du ciel : c'est une création de toutes pièces ! On la doit aux gouvernements mondiaux qui, depuis trente ans, par l'abaissement systématique des droits de douane, ont créé un prix mondial sur lequel les économies, les systèmes sociaux, les compromis nationaux ont dû s'aligner. On peut le dire comme ça. D'ailleurs, toutes les start-up qui cherchent des financements raisonnent à partir d'un prix mondial, en se projetant immédiatement à l'échelle planétaire.

C'est donc un monde créé de toutes pièces par les gouvernements, au travers de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), des traités de libre-échange, de la concurrence libre et non faussée. Nous avons ce que nous méritons.

Ce phénomène est-il réversible ? Je le crois.

Il ne s'agit pas, ici, de débattre de l'opportunité d'abandonner la mondialisation ou d'enterrer le monde dans lequel nous vivions... Tout cela est très résistant ! La question est plutôt de savoir si nous pouvons réaliser une mutation d'ampleur, au bénéfice de la France. Je m'intéresse effectivement à la France, quand le président de Michelin, même s'il l'aime, s'intéresse à son entreprise ; nos priorités ne sont pas les mêmes. Comment corriger certains excès ? Réindustrialiser notre pays ? Ramener certaines productions sur notre sol ?

La question n'est pas seulement technique, elle est politique au sens le plus noble du terme. De nombreux pays considèrent qu'il n'est pas important d'avoir une base productive, mais d'autres, y compris des plus petits que nous, ont jugé essentiel d'en conserver une. C'est ma position, et c'est un choix.

D'ailleurs, M. Bouzou l'a très bien exprimé lorsqu'il a expliqué que l'on avait choisi le consommateur... Pourquoi fabriquer ici, à un prix supérieur au prix mondial, des commodités, c'est-à-dire des produits de base, tout à fait banals à produire ? La conséquence, nous la connaissons, c'est la dépendance envers d'autres, notamment sur des produits basiques utiles à notre alimentation ou à notre santé.

Ainsi la France a-t-elle laissé partir nombre de ses industries - dans les secteurs de l'énergie, du transport, etc. -, devenant dépendante de décisions qui ne se prennent plus sur son sol. Michelin, entreprise qui a su s'ouvrir au monde sans jamais abandonner ses racines, est pour moi un contre-exemple de nombre de situations dans lesquelles on a placé le patrimoine industriel français sous contrôle étranger pour de gros chèques. L'indépendance d'entreprises a été abandonnée au profit de dividendes.

Il va maintenant nous falloir dire quelle valeur nous attachons à notre indépendance, quelles ressources nous sommes prêts à lui consacrer et quels biens nous souhaitons à nouveau produire en France.

Prenons l'exemple des principes actifs pour la fabrication de médicaments. Depuis le milieu des années 2010, nous avons constaté notre dépendance sur un petit millier de médicaments - il y a eu de nombreux rapports parlementaires sur le sujet. Mais nous n'avons jamais voulu faire du prix un outil de notre indépendance d'approvisionnement, considérant que de nombreux médicaments bas de gamme pouvaient être abandonnés. Alors, en effet, l'industrie pharmaceutique est montée en gamme... et nous avons rationné les Français en doliprane ! Au passage, nous avons perdu des milliers d'emplois industriels.

Ma proposition est la suivante : si les grands groupes pharmaceutiques ne veulent pas relocaliser ce type de productions, nous pouvons imaginer, avec les mutuelles et les organismes de sécurité sociale, créer des coopératives de fabrication de ces commodités. Pour conserver des prix assez bas, le capital investi y serait très faiblement rémunéré et on mettrait autour de la table une sorte d'entente coopérative, en vue de préserver notre indépendance, sur la fabrication de certains médicaments.

On peut aussi imaginer des montages comme celui qui a été mis en place au Japon, avec un budget de 2 milliards d'euros - je parle bien en euro, pas en yen -, pour subventionner le retour d'industries parties en Chine : ce sont trois quarts des réinvestissements des PME au Japon qui sont pris en charge dans ce cadre.

La France ne manque ni d'entrepreneurs, ni de salariés ayant des ressources intellectuelles et des compétences scientifiques, même si, par la dispersion de certaines entreprises, des ressources humaines ont été perdues. Nous avons des capacités de mobilisation, mais il faut décider. Cela suppose d'utiliser la commande publique et de mettre en place une forme de planification autour d'une coopération public-privé. C'est ce que j'avais fait avec les 34 plans industriels que j'avais mis en place et qui, malheureusement, ont été abandonnés par mon successeur. Ces plans avaient été conçus par les filières elles-mêmes.

L'un des précédents orateurs s'est demandé si les consommateurs étaient prêts à accepter la fin du prix mondial. Dans l'alimentation, on peut répondre par l'affirmative.

Il est dans notre intérêt de faire remonter les prix agricoles, alors que nous sommes en train de perdre notre agriculture, le petit paysan français se retrouvant, avec la disparition de la politique agricole commune (PAC), seul face aux blockbusters des pays émergents et à l'agriculture très productiviste de nos voisins européens. Aujourd'hui, les consommateurs consacrent moins de 15 % de leur pouvoir d'achat à l'alimentation, contre 25 % dans les années 1960. Dans un tel contexte, oui, le fait d'assumer la remontée des prix agricoles entre complètement dans le cadre d'une politique gouvernementale.

Pour avoir créé trois marques équitables dans l'alimentation, je peux garantir qu'il n'y a pas de résistance du consommateur à soutenir un produit de qualité, bon pour sa santé, traçable, honorant par une rétribution sérieuse et raisonnable le travail de l'agriculteur ou du producteur, si la transparence, évidemment, est de rigueur ! Des transformations profondes de la société peuvent donc accompagner l'abandon du prix mondialisé.

Sur la santé, les prix sont publics. Pour 100 milliards d'euros en commande publique, nous disposons de 130 000 acheteurs. Si nous en avions 2 000, l'efficacité serait bien supérieure ! La concentration des achats, par exemple sur une région, permettrait en outre de soutenir les PME locales. La rationalisation de la commande publique est donc une piste, et c'est un outil de la reconstruction d'un appareil industriel.

Je voudrais aussi mentionner les secteurs clés du plan Made in China lancé en 2015 par la Chine : biomédecine, machinisme agricole, nouveaux matériaux, énergies nouvelles, robotique, aéronautique, ingénierie océanique, technologies numériques, ferroviaire. En France, dans la plupart de ces domaines, tout est déjà vendu, ou quasiment, et nous sommes dépendants du reste du monde. Les Chinois, pour s'organiser, utilisent une alliance, qui, sans être la nôtre, puisque placée sous la férule du parti communiste chinois, constitue bien une coopération entre secteurs public et privé.

Aux secteurs stratégiques concernés par le décret que j'avais promulgué
- transports, énergies, télécommunications, santé, défense, eau -, ont été ajoutées les technologies numériques et additives. Il faudrait aussi inclure dans cette liste l'alimentation.

Au Japon, pays très nationaliste, on a désigné 518 entreprises dans lesquelles toute évolution d'au moins 1 % du capital doit donner lieu à une autorisation gouvernementale. C'est un mécanisme de protection contre toute forme d'investissements étrangers, ce qui n'empêche absolument pas le pays d'être dynamique et puissant.

Dernière observation, les chiffres publiés hier par la Commission européenne s'agissant de la répartition des 1 900 milliards d'euros d'aides publiques distribués dans le cadre de la crise du Covid-19 dans les vingt-six États membres montrent que l'Allemagne subventionne massivement son industrie, ce que ne font ni la France ni l'Italie.

Sur les quatre propositions que je formule - subventions des retours, mise en place de coopératives, commande publique, planification publique-privée -, aucune n'est financée. Aujourd'hui, nous versons des sommes d'argent qui finiront en pertes. Il n'y a pas de stratégie pour construire un avenir industriel. La question de la reconstruction écologique de la société et de l'économie s'inscrit tout à fait dans ce cadre et, là aussi, ce sont des choix politiques qui doivent être faits.

Personnellement, dans l'effort contributif à la lutte contre l'effondrement de l'économie, je trouve inadmissible que l'on n'ait rien demandé à l'immobilier, notamment à la propriété foncière du commerce, pour aider les entreprises de ce secteur, très en difficulté. Les dividendes accumulés et distribués par les grandes foncières de ce pays devraient faire l'objet de mesures discriminatoires.

Je termine avec les prêts garantis par l'État (PGE), qui ont été accordés par catégories d'entreprise. Pour les très petites entreprises (TPE), il faudra rembourser de la dette : c'est meurtrier ! Je propose plutôt des subventions. Pour les petites et moyennes entreprises (PME) et les entreprises de taille intermédiaire (ETI), je suggère des obligations convertibles. Quant aux grands groupes, il faut, en contrepartie, des prises de participation. Sans cela, on fera la même erreur qu'en 2008 : le contribuable va accepter la socialisation des pertes, mais l'État sera absent quand il y aura retour à meilleure fortune !

Si j'avance des propositions plus audacieuses, c'est que nous ne sommes pas au niveau. Pour l'être, nous pourrions imaginer placer toutes ces participations futures dans un grand fonds, que l'État pourrait s'engager à utiliser à des fins de politique industrielle et de reconversion écologique de l'économie.

Mme Sophie Primas, présidente. - Monsieur Artus, vous dites que nous devons renoncer à produire les commodités à faible valeur ajoutée. Ne pourrions-nous pas, au contraire, en organiser la production en utilisant les méthodes de l'industrie 4.0 ? Les coûts salariaux, qui pèsent sur notre compétitivité, s'en trouveraient réduits. Vous exhortez l'industrie française à s'orienter vers la haute valeur ajoutée tout en dénonçant le manque d'ingénieurs dans notre pays. Comment résoudre cette contradiction ?

M. Patrick Artus. - Je soutiens la proposition de M. Montebourg : nous ne devons pas nous réveiller de cette crise avec un surendettement massif des entreprises, car cela fabriquerait des entreprises-zombies si endettées qu'elles n'auraient plus aucun dynamisme. L'idée de transformer la dette en quasi-fonds propres pour le plus grand nombre possible d'entreprises ne suscite guère de difficultés techniques, d'ailleurs. Le choix de l'endettement, dans l'urgence et pour éviter l'effondrement, a été bon. Mais il faut le retravailler, et nous renforcerons notre système productif s'il sort de cette crise non avec davantage de dettes, mais avec davantage de fonds propres.

M. Arnaud Montebourg. - Exactement !

M. Patrick Artus. - Nous avons une politique éducative qui consiste à faire monter en gamme notre population active. Elle produit quelques résultats, et la durée moyenne d'études des Français s'allonge rapidement, à mesure qu'on pousse tous nos jeunes à faire des études supérieures. Notre politique industrielle ne doit pas entrer en contradiction avec elle. D'ailleurs, nous avons toujours un énorme problème, puisque 18 % des jeunes sont déscolarisés, sans formation ni emploi, ce qui est presque un record au sein de l'OCDE. Cela dit, si l'on robotise certaines productions, on ne parlera plus de commodités, mais d'usines robotisées.

Par exemple, tous ceux qui ont essayé de fabriquer des cellules solaires ailleurs qu'en Chine ont échoué, car il faut des usines gigantesques, une main d'oeuvre très nombreuse, et des coûts de production très bas. Nous sommes entrés dans un monde d'industries à rendements d'échelle croissants. The winner takes all : le premier, le plus gros emporte le marché. Nous n'allons donc pas nous lancer dans une politique massive de subventions publiques pour relocaliser la production de cellules solaires de première génération... Quant à la confection de masques, il faut des hangars qui font des kilomètres, abritant des milliers de personnes, installées devant des machines à coudre : nous n'allons pas faire cela ! Mais si nous arrivons à robotiser la fabrication de principes actifs de certains médicaments, nous pourrons sans difficulté la réinstaller chez nous.

La proportion des jeunes qui ont fait des études supérieures est, en France, tout à fait convenable. Le problème est plutôt la nature de ces études : très peu de jeunes, chez nous, font un cursus scientifique. Les États-Unis ont plus de jeunes scientifiques, mais tous immigrés ! L'Allemagne en a deux fois et demie plus que nous, avec un système d'universités techniques de qualité qui forment à des niveaux de bac+3 ou +4.

Mme Sophie Primas, présidente. - Monsieur Bouzou, que pensez-vous des coopératives et des partenariats public-privé (PPP) que M. Montebourg appelle de ses voeux ?

M. Nicolas Bouzou. - Je suis très favorable à ce type de coopérations, qui fonctionnent très bien en Asie. Et en France, le secteur mutualiste est considérable. Les institutions européennes se sont complètement trompées dans leur vision de la concurrence. La bonne concurrence, ce n'est pas la concurrence pure et parfaite entre des entités atomisées, mais celle qui laisse la possibilité à de nouveaux entrants de pénétrer sur chaque marché. Cela est d'autant plus vrai que nous entrons en effet dans une période de rendements d'échelle croissants, alors que le XXe siècle était caractérisé par des rendements d'échelle décroissants. C'est contre-intuitif : un peu comme si, plus on courait, moins on se fatiguait.

Dans le plan de relance qui doit vous être soumis en septembre, il faudra veiller au volet investissement, car si le PIB baisse de 10 %, l'investissement diminuera de 30 à 40 %, ce qui se paiera à moyen terme avec des effets d'hystérèse qui pèseront sur la croissance potentielle. Dans ce cadre, il faudra se montrer sélectif, pour que l'endettement actuel soit aussi efficace que possible. Par des dispositifs d'amortissement accéléré ou de suramortissement ou avec des crédits d'impôts pour les entreprises qui ne feront pas de bénéfices, il faudra faire en sorte que le stock de capital des entreprises, déjà vieillissant avant la crise, se modernise.

Mme Sophie Primas, présidente. - Monsieur Menegaux, que pensez-vous des cinq instruments - coopératives, commande publique, planification, régulation des investissements, PPP - évoqués par M. Montebourg ?

M. Florent Menegaux. - Nous plaidons depuis quelque temps déjà pour les PPP. Par exemple, pendant longtemps, les entreprises publiques ne nous commandaient pas de pneus rechapés, parce qu'elles préféraient acheter des pneus neufs moins chers sur le marché mondial. C'est un choix, mais il a un coût environnemental, puisque le rechapage permet de réutiliser 70 % de la matière du pneu. Nous l'avons fait comprendre aux autorités françaises et européennes, qui ont infléchi les commandes des entreprises publiques.

Quant aux masques, nous avons commencé à en fabriquer parce que nous n'arrivions pas à trouver un fournisseur assez fiable pour redémarrer nos usines. Avec les machines que nous avons mobilisées, il fallait 500 personnes pour confectionner 20 000 masques par semaine. Puis nous avons fait notre travail d'industriel, qui est de trouver un moyen de faire mieux. Nous développons avec une entreprise de Saint-Étienne une machine qui produira 2 millions de masques par semaine et ne mobilisera que dix personnes
- pour un montant d'investissement raisonnable. Naturellement, beaucoup d'entreprises sont venues nous voir, car elles ont les mêmes besoins - sur ce produit, nous ne sommes pas dans une logique de concurrence, et nous avons donc formé des coopératives avec elles. Nous pourrions installer des unités en plusieurs points du territoire, dont le financement pourrait être mutualisé par l'État. Cela permettrait de fabriquer les masques nécessaires à un coût beaucoup plus faible que leur prix à l'importation depuis la Chine.

Ainsi, des entreprises peuvent mettre en commun leurs ressources, pourvu que l'État leur assure un marché permettant le développement de ces synergies innovantes.

Mme Sophie Primas, présidente. - C'est un nouveau monde qu'on voit émerger à travers votre propos ! Monsieur Montebourg, vous nous avez parlé du prix mondial, en l'absence de droits de douane. La taxe carbone, aux frontières de l'Europe, nouveau coût aux frontières, est-elle susceptible de permettre à l'Europe de faire des choix de société et des choix industriels ? Vous prônez - et pratiquez - la montée en gamme de notre production agroalimentaire. Pendant cette crise, toutefois, une large part de la population revient à la consommation de produits bas de gamme, faute de revenus. Comment réconcilier ces deux éléments ? Nous souffrons de l'importation de produits à faible valeur ajoutée.

M. Arnaud Montebourg. - Merci pour ce dialogue approfondi entre orientations idéologiques variées, qui montre bien ce que nous pouvons faire tous ensemble. Ma vision du marché mondial est que je suis pour le rétablissement des obstacles au commerce. Le consommateur doit réconcilier l'hémisphère droit de son cerveau, qui veut du pouvoir d'achat, avec l'autre, qui veut des emplois pour ses enfants, des PME sur son territoire, des lois environnementales d'avant-garde, des lois sociales généreuses et une France prospère.

Pour cela, il doit réapprendre le circuit court. La nécessité de protéger la planète transcende tous les individus, quels qu'ils soient. La régionalisation économique évoquée par M. Artus rejoint l'idée de produire là où l'on consomme, soutenue par M. Menegaux : l'objectif est d'installer les usines là où il y a des besoins. Cela passe par la reconstitution de droits de douane, qui sont par nature écologiques. M. Trump - dont je ne suis pas un admirateur, vous le savez -, lorsqu'il a brisé l'Accord de libre-échange nord-américain (Alena), qui organisait le libre-échange entre le Mexique, le Canada et les États-Unis, a obligé l'industrie automobile américaine qui avait délocalisé sa production au Mexique, à y aligner le niveau des salaires sur ceux de la Californie pour pouvoir continuer à exporter vers les États-Unis. Le volontarisme des États pour préserver leurs intérêts économiques peut donc passer par des mesures iconoclastes au regard du charabia de l'OMC et de l'ensemble de la littérature juridico-politique qui prêche le libéralisme.

Mme Sophie Primas, présidente. - N'est-ce pas un vrai danger pour nos propres exportations ?

M. Arnaud Montebourg. - Voilà une décennie que nous accusons chaque année un déficit commercial de 30 milliards d'euros avec la Chine : chaque année, les Français font un chèque de 30 milliards aux Chinois ! Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, François Hollande, Emmanuel Macron ont tous promis un rééquilibrage, qui n'est jamais venu. Il faut donc se demander comment substituer à la production chinoise une production locale. Je ne parle pas des T-shirts - quoique, pourquoi pas ?

Si nous avions industrialisé le Maghreb et l'Afrique, nous nous en trouverions beaucoup mieux que d'avoir industrialisé la Chine. La relocalisation doit se faire vers la zone Méditerranée. Ministre de l'industrie, j'avais organisé avec l'Algérie, le Maroc et la Tunisie la colocalisation : nous installons des usines dans ces pays, et nous achetons une partie de la production, dont les coûts sont compétitifs sur le plan mondial. Mais nous n'avons aucun intérêt à développer l'industrie d'une Chine qui, déjà, avec les « nouvelles routes de la soie », est en train d'encercler et d'asservir de plus en plus de pays, en récupérant leurs dettes et leurs infrastructures sensibles. Je rappelle que le port du Pirée, en Grèce, a déjà été racheté, faute de mobilisation de l'Europe. La Chine est le premier pays en matière de dépôts de brevets, et elle devient la première puissance mondiale tout court. Nous devons cesser d'être naïfs et défendre nos intérêts.

Je suis donc favorable à une taxe carbone écologique, sur les produits venant de très loin, et définie de manière opportuniste, c'est-à-dire en fonction de nos intérêts industriels. Nous devons garder en France la production de tout ce que nous pouvons produire sur place. Comme l'a dit le président de Michelin, et comme le disait avant lui M. Senard, il faut produire là où l'on consomme. La TVA doit prendre en compte les émissions carbone et poser des obstacles au commerce. Je rappelle qu'un milliard de tonnes de CO2 est émis chaque année par le transport maritime, net de toute taxe ! Et je ne parle pas du kérosène des avions... Sur le plus gros porte-containers du monde se transporte l'équivalent du PIB du Togo ! Les containers arrivent pleins chez nous, et repartent vides, ou avec nos chênes que nous ne sommes même pas capables de transformer, malgré le plan pour l'industrie du bois que j'avais lancé. C'est rageant.

Nous avons des ressources, il faut à présent nous organiser dans une guerre économique mondiale où nous avons été les naïfs, comme l'a dit Hubert Védrine. Le rapport que ce dernier a rendu au président Sarkozy expliquait que tous les pays sont à la fois protectionnistes et libre-échangistes, sauf nous, qui sommes intégralement libre-échangistes. Nous avons besoin de mettre un peu de protectionnisme dans notre vin !

M. Patrick Artus. - Je dois vous quitter dès à présent, car des obligations professionnelles me requièrent. N'hésitez pas à me faire suivre d'éventuelles questions par écrit.

Mme Sophie Primas, présidente. - J'en avais, sur l'imposition locale et les impôts de production. Je vous les poserai ultérieurement. Merci.

M. Henri Cabanel. - Comme le disait Marguerite Yourcenar, monsieur Montebourg, c'est avoir tort que d'avoir raison trop tôt. On parle beaucoup d'autonomie alimentaire. S'il s'agit de la capacité, pour un territoire, à assurer ses besoins de base avec ses seuls ressources et équipements, la France en est loin, car notre agriculture repose sur l'énergie fossile, importe les deux tiers de sa consommation d'azote minéral et la totalité du phosphate qu'elle utilise. De plus, nous n'avons plus un seul fabricant de tracteurs ! Il faudra donc du temps avant d'atteindre l'autonomie alimentaire. Faut-il, pour cela, développer les outils existants, comme les projets d'alimentation territoriale, et réimplanter des usines de transformation sur notre territoire ? Nous avons vu que la grande distribution a joué le jeu, en privilégiant la production nationale, mais cela a fait monter le prix du panier moyen. Pour enrayer cette hausse, pourquoi ne pas instaurer un paiement pour services environnementaux aux agriculteurs qui seront les acteurs du Green Deal dont on parle tant ?

M. Alain Duran. - Les mesures d'urgence prises par le Gouvernement ont été bien accueillies, mais font exploser notre déficit public. Cela ne risque-t-il pas de compliquer l'accompagnement des indispensables relocalisations stratégiques ? Que faire de cette dette ? Devons-nous aller vers de vieux remèdes, qui seraient plus terribles que le mal puisqu'ils pèseraient sur le pouvoir d'achat des ménages ? Ou faut-il annuler cette dette au niveau européen ?

M. Martial Bourquin. - Cette crise ne doit pas aboutir à l'idée qu'il faut que tout change pour que rien ne change. En écoutant nos intervenants, on sent que les choses avancent. L'idée, dans ce monde interdépendant, d'une indépendance sanitaire, alimentaire et stratégique, apparaît presque comme une nécessité. Pour autant, le coût de la logistique et de l'empreinte carbone était plutôt absent des interventions. M. Montebourg a évoqué un moratoire des loyers, notamment auprès des grandes foncières. Que pense-t-il de l'absence des assurances dans le paiement de la crise et la solidarité nationale ? Quelles mesures immédiates envisage-t-il pour aider l'agriculture française à avancer vers l'indépendance alimentaire ? Enfin, pour souhaitable que soit la souveraineté numérique, comment s'y prendre pour l'atteindre ?

Mme Anne-Catherine Loisier. - Pouvez-vous nous en dire plus sur la nécessité pour la France d'améliorer la formation de nos jeunes ? Où se situe le déficit, exactement ?

L'un des actifs particulièrement stratégiques qui est actuellement délocalisé, ce sont nos données, choix personnel ou non. Faut-il les relocaliser ?

Mme Élisabeth Lamure. - Les entreprises relocalisées trouveront-elles facilement les compétences dont elles ont besoin ? Cela soulève la question des formations à mettre en place, surtout que la France est toujours assez lente en la matière.

Comment rendre la commande publique moins rigide, notamment dans son critère géographique et sur le plan du bilan carbone ? L'Union européenne est-elle prête à rouvrir ce dossier ?

Le président de l'Institut de l'entreprise pense aussi, Monsieur Bouzou, que les régions doivent jouer un rôle : il évoque la mise en place de comités régionaux spécifiques. Qu'en pensez-vous ? Les aides publiques ont montré leur inefficacité : entre 2005 et 2013, seules 6 % des entreprises ayant relocalisé y avaient eu recours.

M. Florent Menegaux. - Nous manquons surtout de formations scientifiques, et d'ingénieurs, surtout de sexe féminin, ce qui rend difficile la féminisation de nos industries. De plus, les formations dispensées en France sont très théoriques, alors que l'entreprise est un monde où l'on doit marier la théorie à l'expérience en la confrontant à la pratique. L'administration des données, par exemple, est un champ considérable dès lors que, dans l'usine 4.0, toute la fabrication sera automatisée. Nous manquons de compétences en la matière. Nous ne sommes pas les seuls : les États-Unis ont le même problème. En Inde, inversement, il y a abondance de personnes formées dans ce domaine. Nous y allons donc non parce que la ressource est moins chère, mais surtout parce qu'elle est disponible, en quantité et en qualité. Nous avons créé le Pôle 32, qui est une école suivant un cursus conçu pour préparer aux emplois dont les entreprises de la région ont besoin, au point que la dernière année du parcours forme à un emploi bien précis. Nous avons besoin d'une plus grande perméabilité entre le monde de l'enseignement et celui de l'entreprise. Quant à la commande publique, elle peut orienter la stratégie industrielle et le développement des entreprises. Une entreprise, en effet, a besoin de comprendre un marché avant d'investir.

Mme Sophie Primas, présidente. - Monsieur Bouzou, comment venir à bout de ce mur de dettes ?

M. Nicolas Bouzou. - La dette publique explose, certes, mais c'est la meilleure politique à mener pour l'instant : même sur le plan financier, ce serait un mauvais calcul de réduire le soutien aux entreprises et aux ménages pour limiter l'endettement public. Elle sera soutenable à deux conditions. Si les taux d'intérêt de long terme restent très bas, ce qui relève de la Banque centrale européenne (BCE), qui pour l'instant fait très bien les choses, il n'y aura pas de problème de solvabilité. Deuxième condition : la croissance. Nous dépensons 200 milliards d'euros supplémentaires et perdons 100 milliards d'euros de recettes fiscales ou sociales, c'est dire qu'aucune augmentation d'impôt ou baisse de dépense publique ne fera le poids. À ce niveau, ce n'est plus un sujet de finances publiques, mais de croissance. Au-delà des différences politiques, qui ne nous empêchent pas d'échanger amicalement ce matin, ce dont je me réjouis, nous pouvons tous en convenir.

La souveraineté numérique est aussi un sujet important. Nous l'avons largement perdue, en fait. Pourquoi OVH n'est-il pas devenu Google ? Cette question doit nous hanter. Nous avons pris beaucoup de retard sur les États-Unis et la Chine. Nous devons financer beaucoup mieux nos start-up. Aux États-Unis, elles bénéficient de la profondeur du Nasdaq. Si nous savons effectuer des levées de fonds de quelques millions d'euros, nous devons développer la capacité à en faire de plus grosses. Pour cela, nous devons faire un marché unique du numérique, au lieu de 27 réglementations différentes. Actuellement, certaines start-up ont plus de facilité à se développer en Chine ou aux États-Unis qu'en Europe !

Enfin, nous devons développer une politique de commande publique, en faisant évoluer les règles européennes et celles de l'OMC. Je vous renvoie à l'exemple de SpaceX, que je connais bien. Pour l'économie circulaire, à la fois écologique, locale et pourvoyeuse de croissance, nous pourrions faire beaucoup plus. Il faut pour cela des investissements lourds. Pour les susciter, il faut commencer par de la commande publique. Ainsi du papier, dont nous ne recyclons que la moitié. Si nous voulons utiliser du papier recyclé plutôt que de la pâte provenant du Brésil ou je ne sais d'où, il faut commencer par commander des cahiers recyclés. Cet outil, assez simple, est très efficace.

M. Arnaud Montebourg. - Pour reconstruire une agriculture en circuit court, il existe de nombreux outils. En premier lieu, il faudra réfléchir à une renationalisation de la politique agricole commune (PAC). À l'origine, celle-ci devait nous protéger à l'extérieur et nous soutenir à l'intérieur, mais le découplage l'a tuée, et il n'y a plus ni soutien, ni protection alors que nous sommes contributeurs nets. La commande publique devrait être utilisée en matière d'alimentation. Elle l'est déjà dans les cantines par les collectivités locales, mais avec de grandes difficultés, car les fonctionnaires ne savent pas faire, et le tissu productif agricole est tourné vers l'exportation. Il faudra donc réinventer l'offre aussi bien que la demande. Des tickets d'alimentation en faveur des plus démunis devraient stimuler, à hauteur de 500 millions d'euros par an, un réseau d'agriculteurs bio, qui devraient reconvertir leurs exploitations de la matière première exploitable à la production nourricière. On peut faire beaucoup de choses, en somme, pourvu qu'on s'y mette, sans se contenter de faire voter des lois.

Comment faire contribuer les assurances à l'effort collectif ? Le Gouvernement devrait réunir les compagnies d'assurances qui ont accumulé des dizaines de milliards d'euros de profit pour leur imposer de constituer avec ces sommes un fonds d'investissement dans le « Made in France », plutôt que d'acheter des obligations allemandes, à la rémunération négative. Je rappelle que seuls 4 % de notre épargne sont investis en actions, c'est-à-dire en capital productif. Ainsi, nous protégerons les sous-ensembles critiques technologiques. Actuellement, nous assemblons des vélos, mais ne produisons pas de dérailleurs ! Même remarque pour les semi-conducteurs, secteur qui créerait beaucoup d'emplois. Colbert, en son temps, faisait venir des verriers vénitiens, des ouvriers suisses, italiens, de toute l'Europe, pour constituer une industrie qui n'existait pas. Nous devons faire la même chose, secteur par secteur, en organisant des relocalisations technologiques, qui bénéficieraient à nos territoires, lesquels ont déjà été très touchés par la crise de 2008.

Est-il possible de relocaliser nos données ? Je l'ignore. Mais si l'Union européenne fixait une rémunération forfaitaire, de quelques centimes, pour tous les usagers des réseaux sociaux, on trouverait immédiatement des opérateurs européens, ce qui amènerait à un partage du monopole mondial.

Que faire de la dette publique ? C'est simple, elle est insoutenable : nous ne pourrons pas la rembourser par les impôts. Nous ne pourrons la rembourser que très tardivement, ou jamais. Grâce à l'inflation et à la croissance, elle s'effacera. Ce ne sera pas la première fois : c'est le sort de toute dette publique. Comme l'a écrit David Graeber, l'histoire de la dette, c'est celle de son non-remboursement. Ce fut une erreur historique que de la considérer comme un révélateur de bonne conduite. Il faut loger de la dette perpétuelle dans le bilan de la BCE, et faire en sorte que les dépenses occasionnées par la crise soient indolores. Sinon, on coulera l'économie, sans pour autant rembourser la dette. D'ailleurs, les politiques d'austérité des dernières années n'ont pas diminué les dettes publiques. Elles sont contre-productives, car un État ne peut pas être considéré comme une entreprise ou un ménage : les dépenses de l'État, ce sont les revenus des agents. C'est l'une des raisons pour lesquelles j'ai quitté le Gouvernement en 2014 : la politique d'austérité n'a servi à rien, sinon à affaiblir nos services publics.

Sur la commande publique, il faut sortir de l'obsession européenne. Le droit actuel nous donne la possibilité d'utiliser la commande publique à des fins patriotiques. Pour autant, il faut réduire le nombre des acheteurs publics, qui sont actuellement 132 000, et concentrer l'achat public sur 200 acheteurs, avec notamment un par département. Il est anormal que l'Union des groupements d'achats publics (UGAP) ne pèse que 4 % de la commande publique... Nous devons aussi élaborer une plateforme de toutes les compétences disponibles en France. Si chaque agent public qui passe actuellement des appels d'offres pouvait s'en remettre au catalogue de l'UGAP, on gagnerait du temps de fonction publique et de l'argent, tout en rendant la commande publique patriotique - à droit constant ! C'est ce que font les Italiens et les Allemands : en Allemagne, il n'y a que 3 000 acheteurs publics.

M. Florent Menegaux. - Je vous prie de m'excuser, madame la présidente, mais je vais être obligé de quitter la réunion.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Je voulais vous adresser une brève question sur la filière hydrogène, monsieur Menegaux : que faut-il faire pour que vous choisissiez la France pour une installation jugée stratégique ?

M. Florent Menegaux. - Nous avons fait le choix de la France. Notre première usine d'assemblage de piles à hydrogène sera ouverte dans la région lyonnaise. Il faut cependant faire attention à la surenchère entre les États européens pour attirer de l'investissement industriel. Nous avons choisi la France parce que nous avions énormément de compétences développées dans cette région, mais avec un coût beaucoup plus élevé.

Il faut à présent de la commande publique, comme je l'ai dit à Bruno Le Maire. Il convient que des entreprises d'État ou affiliées à l'État s'engagent à acheter beaucoup de véhicules à hydrogène, si possible français, afin de déclencher des investissements importants chez les constructeurs automobiles français, pour lesquels il y a peu de marchés aujourd'hui. Nous sommes convaincus que l'hydrogène est une énergie alternative et que c'est l'une des grandes solutions pour l'électrification du parc automobile, mais nous le faisons avec des fonds propres, soutenus plus par une vision que par la réalité d'un marché encore sous-développé, que l'on pourrait développer beaucoup plus vite.

Mme Sophie Primas, présidente. - Je vous remercie infiniment de votre présence, monsieur le président, et de votre patience pour écouter les intervenants.

Mes chers collègues, vous êtes extrêmement nombreux à avoir demandé la parole, aussi me limiterai-je, dans la vingtaine de minutes qui nous reste, à ceux qui s'étaient inscrits hier soir. Je vous invite à la plus grande brièveté.

M. Alain Chatillon. - Je remercie les intervenants pour la qualité de leur expression et leur compétence dans notre domaine. J'aimerais connaître leur avis sur trois points.

Au sujet du pacte productif, comment faire pour être plus compétitifs ?

Pour privilégier nos entreprises agroalimentaires, il importe, me semble-t-il, d'accroître les contrôles de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) et des douanes sur les produits non conformes à nos réglementations.

Enfin, la formation devrait être en relation bien plus étroite avec les filières économiques. Le coût de la formation s'élève à 32 milliards d'euros en France, contre 22 milliards d'euros en Allemagne. Pour citer un exemple, Airbus a créé sa propre école de formation et recrute 90 % des personnes qui y sont formées.

M. Franck Menonville. - Des réformes fiscales ne doivent-elles pas accompagner la relocalisation et la réindustrialisation en France et en Europe ? Quel est notamment votre point de vue concernant la TVA sociale pour faire baisser le coût du travail et une fiscalité européenne comme la taxe carbone ? Quelles initiatives seraient nécessaires en matière de révision des impôts de production qui pèsent sur les entreprises, en particulier dans notre pays ? Enfin, quelle serait selon vous une contribution juste et équitable des géants du numérique ?

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Le « Made in France » est un argument de vente dans le luxe, l'aéronautique, l'agroalimentaire, le tourisme. Selon une étude du Conseil national des achats, il est devenu un critère d'attribution de marchés, mais il est plus difficile d'acheter français en 2020 qu'en 2019. En même temps, le coût du « Made in France » est considéré comme trop élevé. Si l'on incite à la reprise d'usines de masques en France et que ceux-ci sont beaucoup plus chers que les masques chinois, comment s'assurer que les hôpitaux de la région s'y approvisionnent ? Comment cette usine peut-elle être rentable si elle est moins compétitive ? Doit-on accepter pour certains secteurs stratégiques que la rentabilité ne soit plus forcément la raison d'être d'une entreprise ? La relocalisation signifie-t-elle forcément plus d'emplois, puisqu'elle s'accompagne souvent d'une grande robotisation des chaînes de production ?

Mme Dominique Estrosi Sassone. - Comment renouer avec un État stratège ? On a vu l'État abandonner ses outils de planification, de maîtrise de l'espace. Cette crise sanitaire a montré le manque d'anticipation souveraine structurante. Comment a-t-on pu abandonner notre médecine militaire au point qu'elle mette plus de dix jours à monter un hôpital de campagne de trente lits ? Que penseriez-vous de la création d'une agence de stratégie nationale, un peu sur le modèle de l'ancien commissariat général au Plan ? À quand un véritable ministère de l'industrie permettant de lancer des investissements sur plus de dix ans ?

Mme Agnès Constant. - Ma question s'adresse principalement à M. Montebourg. Évitons de raisonner en mode binaire. Nous échangeons autour du bassin méditerranéen depuis des millénaires et sommes complémentaires. Aussi la question n'est-elle pas plutôt celle du sens de la mondialisation, des normes, de la protection des appellations ? Il faut mettre un frein à une mondialisation uniquement spéculative, qui ne se soucie pas du mode de production, de la qualité et du bilan environnemental. Comment différencier les produits qui doivent être mondialisés, car la chaîne de production le justifie ou l'impose, de ceux qui doivent au contraire en être préservés ?

M. Fabien Gay. - Nicolas Bouzou, votre regard sur le modèle social français a-t-il changé avec cette crise, notamment sur les dépenses publiques ? Nous en avons déjà débattu ; vous êtes souvent contre les cotisations, que vous qualifiez de « charges », et appelez à moins de dépenses publiques. En 2014, vous préconisiez de sacrifier la moitié des lits dans les hôpitaux. Nous pourrions peut-être nous accorder sur la sécurisation de nos vies et de la planète.

Je partage en partie les propos d'Arnaud Montebourg, mais que penser, comme nous y invite Raymond Soubie, du drame social à venir, notamment des plans de licenciements économiques ? Faut-il changer le modèle institué en 2017 ? Je soutiens une interdiction des licenciements, accompagnée d'un plan de relance vertueux sur les volets social et écologique, notamment dans les secteurs du transport, du logement et de l'énergie. Pour relancer le fret ferroviaire, par exemple, il faut construire les trains du futur. Pouvez-vous lister quelques pistes en ce domaine ?

Mme Noëlle Rauscent. - Monsieur Montebourg, vous avez annoncé récemment la fin de la mondialisation. On évoque beaucoup la nécessité stratégique de relocalisation de certaines chaînes de production. À court terme, un tel rapatriement d'activité va produire de la croissance, mais, à moyen terme, une augmentation des coûts de production, moins de croissance et de pouvoir d'achat. La sortie des traités de libre-échange et l'effondrement du commerce international vont probablement générer de la pauvreté. Partagez-vous ce constat ? Et comment y remédier ?

M. Nicolas Bouzou. - De nombreuses études s'accordent à dire que les impôts de production sont un véritable fléau en matière de compétitivité et d'emploi. Les sommes en jeu sont élevées, supérieures à 70 milliards d'euros. Néanmoins, ces impôts alimentent les collectivités locales, qui vont avoir besoin d'autofinancement pour faire levier sur les capacités d'investissement en sortie de crise. S'agissant des relocalisations, il faudrait d'ailleurs songer à diminuer, voire supprimer certains impôts de production économiquement néfastes.

J'ai été très favorable à la TVA sociale, mais ce serait une erreur de politique économique majeure aujourd'hui. Cette crise a un profil particulier. Nous passons d'une crise de sous-production pendant le confinement, à une crise de surproduction, la demande diminuant encore plus vite que l'offre. Le plan de relance devra donc comporter des mesures qui soutiennent l'offre, mais aussi la demande. C'est la raison pour laquelle je soutiens des baisses de TVA ponctuelles, pendant trois à six mois, par exemple sur les activités de réparation. Il s'agit d'orienter la demande vers de l'économie circulaire. La TVA sociale est un sujet intéressant en soi, mais qui ne correspond pas, me semble-t-il, à la problématique macroéconomique.

Je suis favorable à une planification à la française, qui n'était pas très dirigiste. Nous avons un peu perdu cette capacité d'anticipation ces dernières années. Il est important que l'État, les régions puissent réunir des filières pour définir ensemble de grandes orientations stratégiques.

Je voudrais nuancer les ardeurs protectionnistes. Les mesures protectionnistes prises aux États-Unis n'ont pas eu d'effet positif visible. Elles se font au détriment des consommateurs, mais aussi des entreprises. Des taxes sur l'aluminium, par exemple, dégradent la compétitivité de l'automobile, du bâtiment et des travaux publics. Je suis en revanche très favorable à la taxe carbone aux frontières européennes, mais pour des raisons écologiques.

Je partage avec les élus communistes l'idée de progrès, de croissance. Je veux répondre à Fabien Gay sur la dépense publique et éteindre la polémique sur les lits d'hôpitaux en présentant l'erreur d'analyse que j'ai commise sur le sujet. Sur les dépenses de santé, j'ai toujours préconisé de sortir de la logique du rationnement pour une logique d'efficacité. Maintenir les dépenses de santé dans une progression de 2 à 2,5 % ne me paraît pas raisonnable. Le rythme naturel est plus proche de 3 ou 4 % par an. Nous divergeons sans doute sur la répartition entre l'assurance maladie et les mutuelles.

Il y a bien évidemment des dépenses publiques qu'il faut maîtriser, réguler, vous en conviendrez, mais il faut les examiner secteur par secteur.

M. Fabien Gay. - Je vous sens extrêmement mal à l'aise : ce que vous prônez depuis dix ans nous a menés dans le mur !

M. Nicolas Bouzou. - Je serais très heureux d'en débattre avec vous, mais je ne suis pas certain d'être responsable de la crise du coronavirus.

Sur la question des lits d'hôpitaux, j'ai commis l'erreur de penser, comme beaucoup, que nous étions passés de l'âge des épidémies à celui des maladies chroniques. Or l'organisation en termes de santé n'est pas la même. Sur la corrélation entre le nombre de lits et les performances dans la crise actuelle, le sujet est complexe et il faudra prendre un peu de recul pour l'étudier.

Enfin, je ne pense pas que Twitter soit un lieu de débat où l'intelligence se déploie avec une grande sophistication...

M. Arnaud Montebourg. - Je répondrai brièvement, car j'ai malheureusement une obligation dans quelques minutes.

La question de la compétitivité est évidemment importante. Ce n'est pas parce que le monde va rétrécir, des productions se régionaliser, que la lutte concurrentielle disparaîtra. Dans la reconstruction écologique, avec le soutien des consommateurs, les arbitrages se feront de plus en plus en faveur d'une production locale. Dans ce cadre, la question de la fiscalité se pose. Il me paraît absurde d'avoir diminué l'impôt sur les sociétés, qui porte sur le revenu de l'entreprise, et maintenu des impôts de production, qui frappent l'entreprise, quels que soient ses revenus. Il faut faire le contraire. Il s'agit de décharger la combinaison productive de l'entreprise, et de la taxer plus fortement quand elle gagne de l'argent.

La TVA est déjà très élevée ; faire payer la protection sociale par les consommateurs est à mon avis une erreur dans la situation actuelle.

On m'a posé la question des coûts de relocalisation. Les Français sont-ils prêts à payer plus cher ? Oui, ils sont prêts à acheter des voitures allemandes plus chères ! La question réside non pas tant dans le coût que dans le choix du bon modèle économique.

Nous sommes dans une économie où la recherche de rentabilité est excessive. Les fonds d'investissement visent 15 à 20 % de rentabilité, alors que l'histoire du capitalisme nous enseigne qu'elle ne dépasse jamais 5 %. Nous pourrions imaginer une économie alternative de la modération, où les investissements ne rapportent pas plus de 5%, où la valeur est partagée différemment avec les salariés, les fournisseurs locaux... Nous pouvons construire des modèles économiques différents, où une part de la robotisation et une part de la prise en charge du modèle social et environnemental peuvent trouver leur place.

Cela dépend aussi des secteurs. La politique fait trop de macroéconomie et pas assez de microéconomie. Nous reconstruirons la France, secteur par secteur, produit par produit. Les Italiens ont 250 produits leaders mondiaux. Leur économie est résiliente, malgré leurs difficultés macroéconomiques. C'est le fruit d'années d'investissements immatériels, humains, économiques, financiers, entrepreneuriaux, mécaniques. C'est un travail sur le long terme, qui renvoie à l'évocation de l'État stratège. J'ai repris le document intitulé Nouvelle France industrielle : 34 plans de reconquête, présenté en 2013. C'était de la planification concrète, avec une forte anticipation écologique.

La question de la hausse des coûts de production n'est pas garantie. Il est possible d'être très compétitifs en France, il suffit de trouver du financement, des entrepreneurs et des marchés. Nous avons toutes les compétences en France, il faut juste qu'un ministère de l'industrie s'en occupe.

Mme Sophie Primas, présidente. - Je vous remercie infiniment de votre présence et de vos apports, extrêmement riches.

Mes chers collègues, je suis évidemment preneuse de vos retours sur ce nouveau format de réunion. Je suis désolée de n'avoir pas pu donner la parole à tous, faute de temps.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Bilan annuel de l'application des lois au 31 mars 2020 (en téléconférence)

Mme Sophie Primas, présidente. - Comme chaque année, il me revient de vous présenter ce matin le bilan de l'application des lois relevant du champ de compétences de notre commission. Cet exercice s'inscrit cette année dans un contexte particulier, mais je crois que le contrôle de l'action du Gouvernement et de la bonne exécution des lois doit se poursuivre dans la période actuelle avec une vigilance encore accrue.

Nous adoptons des lois, mais encore faut-il qu'elles soient appliquées et pour cela que toutes les mesures règlementaires attendues soient prises en temps et en heure. Cette mission de suivi est aussi primordiale que délicate : il convient d'analyser quantitativement mais aussi qualitativement les textes règlementaires publiés au cours de l'année écoulée. Il s'agit d'apprécier si ces textes répondent aux attentes que nous avons formulées dans les lois que nous avons examinées.

Le rapport établi cette année porte sur 14 lois promulguées entre 2014 et le 30 septembre 2019.

Concernant la méthodologie, je vous rappelle que l'objectif est une parution des textes d'application dans les six mois suivant la promulgation d'une loi. Donc nous regardons les mesures réglementaires publiées jusqu'au 31 mars 2020 et par construction les lois promulguées avant le 30 septembre 2019.

La loi « Énergie-climat », qui a été promulguée le 8 novembre 2019, ne sera donc prise en compte dans le bilan statistique qu'à partir de l'année prochaine. Mais évidemment, je ne manquerai pas de vous communiquer dès ce matin des premiers éléments sur sa mise en application.

Sur les 13 lois dont l'application est suivie cette année par la commission des affaires économiques, 4 sont totalement applicables. Les taux d'application des 9 lois partiellement applicables varient de 78 % à 96 % avec une moyenne qui avoisine les 90 %. Pour autant, ce chiffre ne constitue en définitive qu'un indicateur qui ne rend pas entièrement compte de la mise en oeuvre effective des lois. Car il y a décret et décret. Parfois, un seul manque et c'est tout un pan de la loi qui n'est pas applicable.

Je ne passerai pas en revue l'ensemble des lois sous forme d'inventaire, rassurez-vous : je me limiterai à quelques « focus » par secteurs sur les plus récentes et emblématiques d'entre elles. Les rapporteurs des dernières lois examinées par notre commission pourront par ailleurs intervenir tout à l'heure s'ils le souhaitent, puisqu'ils sont, depuis la récente modification du Règlement à l'initiative de notre collègue Franck Montaugé, formellement chargés de leur suivi.

En matière de communications électroniques, la loi du 1er août 2019 visant à préserver les intérêts de la défense et de la sécurité nationale de la France dans le cadre de l'exploitation des réseaux radioélectriques mobiles, dite loi « 5G », intègre notre bilan cette année. Le décret et l'arrêté d'application ont bien été publiés, mais avec plus de deux mois de retard. Nous avions pourtant demandé au Gouvernement de faire preuve de célérité pour que la nouvelle procédure d'autorisation préalable ne soit pas un frein au déploiement de la 5G en France. La loi prévoit la remise d'un rapport d'application au 1er juillet 2020. Ce rapport fait suite à l'adoption d'un amendement sénatorial, nous serons donc particulièrement vigilants quant à sa transmission.

La loi portant évolution du logement, de l'aménagement et du numérique, dite loi « ELAN », affiche aujourd'hui un taux d'application de 78 %, qui traduit certaines disparités dans sa bonne exécution. En matière d'urbanisme, les dispositions que nous avons votées sont en très grande majorité applicables. De nombreuses mesures comme les projets partenariaux d'aménagement et les grandes opérations d'urbanisme (PPA et GOU), le comblement des « dents creuses » en zone littorale ou l'assouplissement de l'avis des Architectes des bâtiments de France (ABF) pour l'installation d'antennes sont d'application directe et ne nécessitaient pas de décrets. Je note cependant qu'il est compliqué d'obtenir des éléments concrets sur leur mise en oeuvre dans la pratique, et les ministères n'ont que peu répondu à nos sollicitations.

Deux ordonnances restent à paraître sur un sujet de grande importance pour les élus locaux : les documents d'urbanisme, notamment le plan local d'urbanisme (PLU) et le schéma de cohérence territoriale (SCoT). Avant sa récente prolongation de quatre mois par la loi d'urgence du 23 mars dernier, l'habilitation courait jusqu'au 24 mai 2020, or nous n'avons pas d'indication sur les orientations retenues par le Gouvernement pour réformer ces outils de planification locale.

La seule mesure d'urbanisme de la loi ELAN qui n'est pas applicable à ce jour est la dématérialisation des autorisations d'urbanisme (de leur dépôt et de leur instruction). Or, nous voyons aujourd'hui, avec la crise liée au coronavirus, à quel point il est important que cette réforme soit mise en place ; mais aussi qu'elle le soit dans des conditions offrant la visibilité nécessaire aux mairies et intercommunalités. Je souhaite donc que le Gouvernement prenne rapidement l'arrêté d'application prescrit par la loi, qui doit mettre en place la plateforme numérique prévue.

En matière de construction, la loi ELAN a prévu la réalisation d'une étude géotechnique obligatoire pour les bâtiments neufs afin de lutter contre le risque de retrait-gonflement des sols argileux, qui est un sujet majeur pour nos concitoyens exposés à ces risques et qui représente un enjeu financier d'une dizaine de milliards d'euros pour les assureurs. Si les textes d'application prévus par la loi ont été adoptés, leur application effective est cependant suspendue à l'adoption de trois arrêtés, de sorte que le dispositif n'est toujours pas en vigueur, un an et demi après la publication de la loi ! C'est un vrai sujet que nous vivons tous dans nos départements.

J'aimerais également évoquer la question de la gouvernance du groupe Action Logement, qui pèse un million de logements, soit 20 % du parc social dans notre pays, et bien plus en construction. Ce sont aussi trois milliards de ressources par an à travers la participation des employeurs à l'effort de construction, la PEEC, ex « 1 % logement ».

La réforme du groupe a été réalisée en 2016 par ordonnance - ratifiée par la loi ELAN - avec l'objectif d'éviter tout conflit d'intérêt dans la distribution de cette manne financière et a introduit l'interdiction pour les membres du conseil d'administration de la structure de direction du groupe de siéger au sein des conseils de ses filiales, notamment immobilières. Cela s'est rapidement révélé une fausse bonne idée : Action Logement est sans doute aujourd'hui le seul groupe en France où le président et le directeur général ne peuvent pas avoir de contrôle opérationnel des filiales dont ils sont pourtant responsables. Par ailleurs, dans la mise en oeuvre de la réforme, il est très difficile de mutualiser les moyens dès lors qu'il faut maintenir une autonomie de gestion des entités.

Notre collègue Valérie Létard avait fait voter à l'époque un amendement pour remédier à cette situation grâce à la création d'un comité des partenaires du logement social, permettant d'associer les élus locaux et le monde HLM à la gouvernance et de contrôler l'emploi des fonds, et de l'autre la suppression de ces incompatibilités de fonction. Force est de constater que, si un décret a été pris le 22 mai 2019 pour organiser ce comité, les membres n'ont pas été nommés et il n'a jamais été réuni, demeurant lettre morte. De même, la modification des règles régissant les conseils d'administration n'a jusqu'à présent pas fait l'objet d'un nouveau décret, le décret de 2016 restant en vigueur.

Aujourd'hui, cette obstruction dans l'application de la loi fait craindre que l'État veuille étendre son contrôle sur cet organisme paritaire, voire porter atteinte au montant ou à la finalité de la PEEC, ce qui serait un grave coup au financement du logement dans notre pays.

Je dirai également quelques mots des articles de la loi PACTE qui avaient été traités par notre commission. De manière générale, ils sont bien applicables, à l'exception de quelques arrêtés toujours attendus (par exemple en matière de plateformes industrielles, ou concernant la facturation électronique dans la commande publique). L'ordonnance relative au système d'échange de « quotas carbone », qui transpose les dernières évolutions du droit européen, a bien été prise dans les délais prévus et conformément à l'habilitation donnée.

Je tiens à souligner que certaines des mesures que nous avons votées dans PACTE sont déjà bouleversées par la crise que nous vivons actuellement en lien avec la pandémie de coronavirus. Par exemple, la réforme de certains paramètres du Volontariat international en entreprise (VIE), n'entrera en vigueur qu'en mai 2021, car les ordonnances d'urgence votées récemment l'ont reportée d'un an. De même, le ministre Bruno Le Maire a annoncé récemment qu'il souhaitait renforcer le dispositif de filtrage des investissements étrangers dans les activités essentielles à la Nation, que la loi PACTE avait déjà musclé.

Je déplore cependant n'avoir pas reçu communication, comme l'impose pourtant la loi PACTE, d'un rapport annuel sur l'action du Gouvernement en matière de protection des intérêts économiques, scientifiques et industriels de la Nation, et sur le contrôle des investissements étrangers. La période actuelle, tout comme nos travaux sur les Chantiers de l'Atlantique et la souveraineté économique, font ressortir plus que jamais ces enjeux. J'appelle donc le Gouvernement à communiquer sans plus tarder au Parlement ce rapport, nécessaire à notre mission constitutionnelle de contrôle.

S'agissant de la loi EGALIM, je sais que le groupe de suivi qui s'est constitué au sein de notre commission est particulièrement actif et attentif quant à l'application de la loi. Tout en relevant le nombre important de mesures d'application publiées un peu plus d'un an après sa promulgation, il convient de souligner certaines difficultés qualitatives posées par les textes publiés. Je me contenterai simplement de donner trois exemples.

L'ordonnance relative à la coopération agricole a été publiée le 24 avril 2019 : elle modifie entre autres le rôle du Haut conseil de la coopération agricole (HCCA). Cependant, ses missions et leur articulation avec celles du médiateur des relations commerciales agricoles n'ont pas été tranchées par cette ordonnance mais seront fixées par décret en Conseil d'État. Ce décret n'a pas encore été pris et rend, dès lors, l'article non applicable. À cet égard, prendre une ordonnance pour définir ce point finalement par décret aura probablement fait perdre plus d'un an dans la mise en oeuvre de cette réforme.

L'article 24 de la loi entendait favoriser les approvisionnements en produits de qualité dans la restauration collective publique, notamment en fixant des cibles aux opérateurs, qui devront atteindre au plus tard le 1er janvier 2022, un taux de 50 % de produits de qualité dont au moins 20 % de produits issus de l'agriculture biologique.

Un décret du 23 avril 2019 a précisé les modalités d'application de cet article relatif à la composition des repas servis dans les restaurants collectifs, en excluant toutefois les produits fermiers. Cette exclusion des produits fermiers, mention valorisante très prisée des consommateurs et mettant en avant les produits directement fabriqués par l'agriculteur, semble une remise en cause du travail engagé par des milliers de producteurs agricoles pour mieux valoriser leurs produits. Cet écart entre la volonté affichée de mieux valoriser les approvisionnements locaux dans les services de restauration collective et la réalité découlant de ce décret est très problématique dans nombre de nos territoires.

Enfin, le Gouvernement ne semble pas vouloir attendre de tirer les leçons de l'expérimentation de deux ans sur le relèvement du seuil de revente à perte et l'encadrement des promotions, qui n'est pas terminée à ce jour. Dans le projet de loi d'accélération et de simplification de l'action publique (ASAP), il a proposé, à l'article 44, de prolonger par ordonnance l'expérimentation sur le relèvement du SRP et l'encadrement des promotions de trente mois, sans aucune garantie que le rapport d'évaluation de l'expérimentation au bout de deux ans ne soit remis au Parlement afin qu'il juge de la pertinence du dispositif. Certes, le Gouvernement a entendu les problèmes relevés par le Sénat en proposant d'aménager certains dispositifs, notamment au regard des effets de bord de l'encadrement des promotions en volume. Néanmoins, prolonger une expérimentation avant d'avoir le moindre élément statistique permettant de l'évaluer porte une atteinte au pouvoir de contrôle du Parlement. Pourquoi faire des expérimentations que l'on pérennise sans les évaluer ?

Dans le domaine de l'énergie, on constate également des lacunes dans l'application des textes, en particulier les plus récents d'entre eux. À ces insuffisances règlementaires s'ajoute un empilement normatif : ce sont en effet 6 lois, portant totalement ou partiellement sur ce secteur, qui se sont succédé en 5 ans !

En ce qui concerne la loi « Transition énergétique », du 17 août 2015, plus de 96 % des mesures sont certes applicables. Cependant, pas moins de 6 articles de la loi « Énergie-Climat », du 8 novembre 2019, auront un impact sur les mesures prises en application de la loi « Transition énergétique », notamment pour ce qui concerne la programmation pluriannuelle de l'énergie et la stratégie nationale bas-carbone mais aussi les certificats d'économies d'énergie, les afficheurs déportés ou encore les informations financières.

Quasiment six mois après sa promulgation, la loi « Énergie-Climat » semble connaître des débuts d'application difficiles : en effet, le taux d'application n'est que de 21 %. 1 ordonnance sur 15 a été publiée, aucun des 6 rapports n'a été remis. Je veux en particulier appeler votre attention sur les retards pris pour l'application de ce texte, en particulier sur le plan des ordonnances : 4 d'entre elles auraient déjà dû être publiées. Ces retards ne datent pas de la crise du coronavirus ; mais vont en s'aggravant !

La ministre de la Transition écologique et solidaire Élisabeth Borne a confirmé, devant notre commission, que le Gouvernement ferait usage du délai de 4 mois pour la publication des ordonnances, prévu par la loi dite « d'urgence sanitaire ». Elle a entre autres indiqué que la publication de l'ordonnance sur les centrales à charbon n'interviendra pas avant l'été et celle sur l'hydrogène plus tard encore.

Ce constat est regrettable au regard des objectifs énergétiques et climatiques ambitieux poursuivis par la loi, a fortiori dans un contexte de crise énergétique, qui ne doit pas nous conduire à ralentir mais bien à accélérer dans le sens de la décarbonation de notre économie. Ces retards exposent en plus la France à un risque de contrariété avec le droit européen car plusieurs ordonnances portent sur des directives, règlements ou conventions. Cette lenteur contraste enfin avec les délais particulièrement contraints qui nous avaient été imposés par le Gouvernement lors de l'examen de ce texte l'été dernier !

À ce propos, j'en viens à une remarque plus générale pour terminer : le Sénat a montré, encore de manière très récente, sa capacité à voter des lois dans des délais extrêmement contraints, afin de répondre à l'urgence de la situation tout en veillant scrupuleusement à la proportionnalité des mesures proposées. En dehors du contexte de la crise, la procédure accélérée est de toute façon devenue la norme pour l'essentiel des textes qui nous sont soumis. Or, même si le législateur est diligent, la complète mise en application d'une loi suppose, nous l'avons constaté, parfois plusieurs mois - voire des années - afin que tous les décrets attendus soient publiés. En outre, l'argument de célérité souvent invoqué pour les habilitations à légiférer par ordonnance n'est guère plus convaincant, les exemples sont légion en la matière...

Pour conclure, je ne saurais que trop vous recommander de prendre connaissance du bilan sectoriel détaillé qui procède à une analyse fouillée de l'application de toutes les lois : il sera publié à la fin mai avant la séance publique qui devrait intervenir début juin. C'est notre collègue Valérie Létard qui, en tant que présidente de la délégation du Bureau chargée du travail parlementaire, de la législation en commission, des votes et du contrôle, centralise les contributions de toutes les commissions et rédige un rapport global. Je lui souhaite beaucoup de courage pour ce travail très utile et vous remercie tous pour votre attention.

Proposition de loi visant à garantir l'efficacité des aides personnelles au logement - Désignation d'un rapporteur

Mme Sophie Primas, présidente. - Je vous propose la candidature de Mme Dominique Estrosi Sassone comme rapporteur de la proposition de loi visant à garantir l'efficacité des aides personnelles au logement. La discussion est prévue en séance publique le 4 juin 2020 et en commission le 27 ou le 28 mai 2020.

La commission désigne Mme Dominique Estrosi Sassone rapporteur sur la proposition de loi n° 372 (2019-20) visant à garantir l'efficacité des aides personnelles au logement, présentée par Mme Cécile Cukierman et plusieurs de ses collègues.

Mme Sophie Primas, présidente. - Enfin, la semaine prochaine, nous recevrons MM. Jean-Pierre Raffarin et Pascal Lamy pour une table ronde consacrée au libre-échange et à la politique commerciale internationale.

Je vous remercie de votre présence et j'espère que nous pourrons réitérer un tel format de table ronde. Il était enrichissant, intellectuellement, d'avoir ces échanges dans la diversité de nos opinions politiques.

La téléconférence est close à 12 h 10.