Mardi 5 mai 2020

- Présidence de Mme Élisabeth Lamure, présidente de la Délégation aux entreprises -

La réunion est ouverte à 16 h 35.

Audition de MM. Frédéric Coirier, co-président du Mouvement des entreprises de taille intermédiaire (METI), et Alexandre Montay, délégué général, sur les perspectives de sortie de crise

Mme Élisabeth Lamure, Présidente de la Délégation sénatoriale aux entreprises, a proposé dans un premier temps que soit dressé un état des lieux de la situation des entreprises de taille intermédiaire (ETI) et que soit abordée la question de la sortie de crise.

M. Frédéric Coirier, co-président du METI, a tout d'abord rappelé que l'activité est très évidemment perturbée pour les ETI qui connaissent, depuis le début du mois d'avril, un palier de baisse d'activité de 50 % ; aucun redressement n'est constaté pour l'instant. Il s'agit d'une évaluation moyenne, puisqu'il existe bien entendu des variations sectorielles très fortes (le BTP a constaté une baisse de 80 % de son activité, les ETI du secteur du tourisme connaissent un arrêt quasi-total, etc.). Les chiffres évoqués reposent sur une étude auprès de 800 ETI sur les 5 000 que l'on dénombre en France, dont un peu plus de 50 % sont des ETI industrielles - ces dernières représentant la moitié de l'industrie française.

Un niveau de tension très fort est constaté au sein des ETI dont un quart connaissent une situation particulièrement fragile, notamment en matière de trésorerie. Plusieurs dispositifs ont été mis en place pour y répondre : ainsi les ETI ont eu largement recours au chômage partiel ; elles ont par ailleurs en majorité sollicité le prêt garanti par l'État (PGE). Il faut noter que 80 % des ETI n'ont pour l'instant touché ni l'un ni l'autre d'un point de vue pratique, la priorité ayant été donnée aux PME en termes de délais.

Le METI envisage trois phases à ce stade : la survie dans un premier temps, puis la sortie du confinement et enfin la reprise qui sera nécessairement lente et étalée sur une durée assez longue. Les prévisions de l'activité sont de -40 % pour le mois de mai et de -25 % sur l'ensemble de l'exercice. Le retour à la normale ne paraît pas envisageable avant le mois de septembre. C'est la raison pour laquelle les mesures d'accompagnement de l'État ne devront pas s'arrêter soudainement. Cela va être d'autant plus nécessaire que les ETI françaises sont pénalisées par rapport à leurs concurrentes des pays voisins. En effet, c'est en France que la diminution de l'activité des entreprises a été la plus forte, quand en Allemagne les entreprises ont tourné à hauteur de 80 % et en Suisse à 90 %. Cette différence de situation intervient alors que les ETI françaises, moins nombreuses et plus petites, souffraient déjà d'un différentiel de compétitivité. La sortie du confinement sera donc plus difficile et plus douloureuse pour les entreprises françaises.

Le METI est donc inquiet de voir ses entreprises ressortir davantage affaiblies de la période de confinement, et cela constituera un point de vigilance dans les mois à venir.

Les entreprises adhérentes du METI ont signalé être prêtes à 90 % à sortir du confinement d'un point de vue matériel et organisationnel, notamment grâce à un échange de bonnes pratiques, de commandes communes de matériel, etc.

Interrogé par Mme Jacky Deromedi sur l'utilité des mesures d'aides annoncés par le Gouvernement, M. Frédéric Coirier a indiqué que ces dernières sont bien dimensionnées dès lors que la vitesse de déploiement est rapide, dans la mesure où la crise actuelle est extrêmement violente et se traduit en premier lieu par une crise de liquidités. Le PGE, qui a durée de vie de 12 mois, et le chômage partiel, prévu pour un spectre plus large que celui du confinement, correspondent au besoin des ETI. La clé est la vitesse de déploiement, trop lente aujourd'hui : le PGE est un prêt de crise et ne doit pas souffrir des procédures trop longues de certaines banques qui vont jusqu'à demander un business plan alors que ce n'est pas l'objet de cette mesure.

M. Alexandre Montay, délégué général, a précisé que le METI assure le suivi du recours des ETI aux aides proposées depuis 8 semaines. La dernière enquête montre que 90 % des entreprises de taille intermédiaire ont eu recours au chômage partiel et que 65 % ont demandé un PGE, ce qui indique combien ces mesures étaient attendues et nécessaires.

M. Frédéric Coirier a ajouté que pour aller au-delà de ces premières mesures, une attention particulière devra être accordée à la question du crédit inter-entreprises. Les délais de paiement augmentent et sont parfois le signe que les PME - clients et/ou fournisseurs des ETI - sont actuellement au bout de leurs capacités. Or, parallèlement, les assureurs crédit se sont désengagés massivement de plusieurs pans de l'économie. C'est pourquoi le METI a formulé une proposition pour qu'une partie du PGE puisse venir en appui à l'assurance-crédit, afin de sécuriser les entreprises en donnant davantage de fluidité au crédit inter-entreprises, d'autant que seuls 50 des 300 milliards évoqués ont été dépensés. Ceci permettrait de redémarrer beaucoup plus vite l'activité et de limiter le taux de sinistralité des PME.

Mme Élisabeth Lamure, Présidente de la Délégation sénatoriale aux entreprises, a souligné l'importance de cette question, d'ailleurs abordée lors d'une audition avec la Fédération française de l'assurance (FFA). Elle s'est interrogée sur l'accueil réservé à cette préconisation au sein du ministère de l'économie et des finances, en précisant que la Délégation aux entreprises était prête à soutenir cette démarche.

M. Frédéric Coirier a confirmé les échanges en cours avec les services du ministre, sans qu'une réponse n'ait été donnée à ce jour.

M. Michel Forissier a confirmé l'intérêt de cette proposition en rappelant la situation paradoxale des PME les plus fragiles, qui ont le plus besoin de liquidités et qui sont pourtant écartées par les banques, au nom d'une prise de risque parfois difficile à comprendre. Le PGE devrait pouvoir être transformé pour étaler cette dette sur plusieurs années. Par ailleurs, il a indiqué que la commission des affaires sociales du Sénat mène une réflexion sur l'assouplissement du droit du travail en matière de durée légale hebdomadaire du travail, afin de permettre aux entreprises de sortir plus aisément de la crise.

Pour M. Frédéric Coirier, compte tenu de la garantie de l'État limitée à 90 % (contrairement à la Suisse où la garantie est de 100 %) et de la perception du risque par les banques, la possibilité d'amortir le PGE sur plusieurs années à un coût raisonnable constitue une piste. La réflexion pourrait également porter sur la possibilité de transformer ce prêt en quasi-fonds propres, afin d'éviter les phénomènes de prédation des entreprises, en particulier par des concurrentes étrangères.

S'agissant de la question du temps de travail, elle devra également être posée, comme elle l'est dans d'autres pays européens, même si cela n'est pas aisé. En Pologne, le temps de travail a été annualisé, permettant le report du premier au second semestre et offrant ainsi aux entreprises davantage de capacités de production. Pour aborder efficacement ces questions il sera essentiel de dialoguer et contractualiser avec le CSE (comité social et économique) au sein de l'entreprise, en raison de la diversité de situation des entreprises. Pour cela, la loi devra être adaptée pour le lui permettre

Revenant sur les 80 % d'ETI n'ayant pas encore reçu d'aides publiques, les TPE ayant été prioritaires, Mme Annick Billon a posé plusieurs questions. Les ETI sont-elles davantage fragilisées par ce calendrier ? Ces dispositifs d'aides ne doivent-ils pas être allongés ? Les salariés sont-ils prêts à reprendre l'activité ? Quel est l'état des carnets de commandes ? Ne faudrait-il pas augmenter le seuil des 40 000 euros de la commande publique compte tenu de la non-installation des conseils municipaux ?

M. Frédéric Coirier a répondu ne pas remettre en cause l'action de l'État malgré un délai dans les réponses apportées. Il a demandé le prolongement de ces mesures dans le temps afin d'accompagner la reprise, facilitée dernièrement par l'individualisation du dispositif de chômage partiel qui permet de moduler l'activité des entreprises. Les mesures devront être adaptées car le coût budgétaire sera important et la reprise incertaine dans les secteurs de l'automobile et de l'aéronautique. Pour rappel, 90 % des ETI ont demandé à bénéficier du dispositif de chômage partiel mais 80 % d'entre elles ont tout de même poursuivi leur activité.

En ce qui concerne la reprise d'activité des ETI, 70 % d'entre elles s'estiment désormais prêtes ; elles ont eu accès au matériel pour redémarrer mais le niveau de stress des salariés reste encore élevé. Néanmoins, lorsqu'ils reviennent travailler, ce niveau descend progressivement et se normalise à la fin de la semaine. M. Frédéric Coirier a évoqué le prolongement du chômage partiel destiné à faciliter la garde d'enfants qui risque d'amputer une partie de l'effectif et freiner la reprise.

Si la délicate situation des conseils municipaux a inquiété, on compte surtout des reports de marchés publics et non des annulations. Le secteur du BTP repart doucement. Le taux d'activité de 10 à 15 % pendant le début du confinement est maintenant de 30 %, ce qui reste peu comparé aux 80 % de l'Allemagne. M. Frédéric Coirier a confirmé qu'une élévation des seuils permettrait de relancer au plus vite les marchés publics.

M. Olivier Cadic a évoqué les paiements internationaux des ETI. Certaines entreprises américaines ayant suspendu leurs paiements, des difficultés sont-elles signalées ? Des actions de groupe pour des indemnisations en raison des décisions de l'État de fermeture de sites de production sont-elles envisagées ? La proposition de créer une procédure de « stop and go » pour les PME-TPE, permettant une turbo-dissolution et un redémarrage rapide, ayant été avancée par les experts comptables d'Ile-de France, il a demandé si le METI soutenait cette initiative.

M. Coirier a répondu qu'il existe des difficultés de paiement à l'international mais elles sont moins importantes qu'au niveau national, comme le rappelle l'enquête du METI du 9 avril. Par ailleurs, le METI n'est pas porteur d'une démarche d'action de groupe mais cherche une solution globale et un cadre de développement permettant d'aider les entreprises à sortir de la crise. Une fermeture administrative non justifiée peut être indemnisée mais l'entreprise devra aller voir un juge. S'agissant de dissolution d'entreprise, la procédure de sauvegarde est préférable à la dissolution directe qui peut laisser des impayés et serait donc plus dangereuse en fragilisant les fournisseurs. 90 % des ETI ont des tensions avec leurs fournisseurs sur le marché national contre 50 % à l'international.

Mme Élisabeth Lamure évoquant les déclarations de Philippe Varin, président de France industrie, relative à la relocalisation des chaînes industrielles de production, M. Frédéric Coirier a rappelé la faible industrialisation de la France, deux fois inférieure à celle de l'Allemagne (14 % de notre PIB contre 30 % pour cette dernière), et partagé les objectifs du Pacte productif pour reconstruire l'appareil industriel. Pour lui, il faut une vraie vision stratégique et de long terme et, cette fin, créer les conditions préalables de fonctionnement des entreprises. À ce titre, les ETI produisant beaucoup en France et créant donc de la valeur ajoutée territorialisée, il faut diminuer les impôts de production, qui constituent des charges fixes pour les entreprises y compris pendant le confinement, contrairement aux entreprises allemandes imposées sur les bénéfices. De tels impôts devraient être annulés pendant le confinement, car ils constituent une « double peine », et abaissés à la moyenne européenne à l'issue. À cet égard, le décalage au détriment des entreprises françaises est de l'ordre de 30 milliards. C'est un pré-requis pour retrouver de la compétitivité industrielle et aussi pour attirer plus d'investissements en France.

Mme Élisabeth Lamure partageant cette préoccupation mais rappelant aussi les efforts des collectivités territoriales en matière de taxes locales et leur besoin de ressources fiscales, M. Frédéric Coirier a estimé qu'une meilleure répartition de la charge fiscale était nécessaire en France. Il a suggéré l'organisation d'Assises de la compétitivité des territoires, sans opposer État et collectivités. En contrepartie d'une baisse des impôts de production qui grèvent les investissements et empêchent la réindustrialisation de la France, il a suggéré la création d'une TVA sur la relocalisation ou d'une « dette utile » par l'État. Il a estimé que le Sénat ne pouvait qu'être sensible à cette stratégie de relocalisation. Mme Élisabeth Lamure a confirmé son intérêt et celui du Sénat pour cette thématique.

En rappelant la mission d'information de la Délégation sur la RSE (responsabilité sociétale des entreprises), Mme Élisabeth Lamure a également interrogé M. Frédéric Coirier sur le fait que la crise pourrait éventuellement encourager le développement de la RSE. Selon lui, les entreprises qui ont une vision de long terme s'en sortent en effet mieux dans le contexte actuel car elles travaillent avec toutes les parties prenantes de façon responsable. La gestion de la crise par les ETI est intéressante : sur les 800 ETI interrogées par le METI, 60 ont produit du gel hydro-alcoolique et 42 ont adapté leur outil de production pour fabriquer des masques ou des équipements médicaux. Beaucoup d'entreprises ont donc été capables d'adapter leur modèle face à la crise et de faire évoluer leur modèle économique pour répondre à un devoir citoyen. Le réflexe citoyen est dans les gènes de ces entreprises, même si la « raison d'être » n'est pas toujours précisée. Les ETI s'entraident ; elles ont fondé des clubs, élaboré des tutoriels et formations pour diffuser les meilleures pratiques pour la sortie de crise.

« Nous sommes admiratifs de l'agilité des entreprises pour transformer leur activité en un temps record ! » a conclu la présidente de la Délégation aux entreprises du Sénat.

La réunion est close à 17 h 35.

Jeudi 7 mai 2020

- Présidence de Mme Élisabeth Lamure, présidente de la Délégation aux entreprises -

La réunion est ouverte à 14 h 30.

Audition de M. Antoine Frérot, président de l'Institut de l'Entreprise, sur le travail prospectif mené par cet Institut sur l'après-crise Covid-19

M. Roger Karoutchi, président de la délégation à la prospective. - C'est en sa qualité de président de l'Institut de l'Entreprise que nous entendons aujourd'hui Antoine Frérot, ancien élève de l'École Polytechnique, ingénieur des ponts, des eaux et des forêts, et président-directeur général de Véolia. Depuis plusieurs années, l'Institut mène en effet une réflexion sur la raison d'être des entreprises, avec notamment la publication en janvier 2018 d'une étude intitulée « A quoi servent les entreprises ? ». Or ces réflexions prennent un sens particulier dans le contexte actuel, alors que nous nous demandons à quoi ressemblera l'entreprise au lendemain de la crise sanitaire et de la crise économique qu'elle a entraînée.

Mme Élisabeth Lamure, présidente de la délégation aux entreprises. - L'étude réalisée en 2018 a naturellement beaucoup intéressé la délégation aux entreprises. Alors que se profile la sortie de la crise sanitaire, deux conceptions s'affrontent : certaines entreprises y voient l'opportunité de développer encore davantage leur responsabilité sociale, sociétale et environnementale (RSE) ; d'autres, au contraire, souhaitent s'affranchir de ces contraintes afin de se consacrer au rétablissement de leurs marges. La vision d'Antoine Frérot sur le sujet sera, j'en suis sûre, très éclairante.

M. Antoine Frérot, président de l'Institut de l'Entreprise. - Notre réflexion sur la raison d'être des entreprises a démarré il y a plusieurs années, mais pour que nous puissions demain continuer à y réfléchir, encore faudrait-il qu'il y ait toujours des entreprises... C'est pourquoi je vous propose non seulement de rappeler les grandes lignes de notre étude, mais aussi de revenir sur ce que nous percevons des conséquences possibles et prévisibles que pourrait avoir cette crise sur le monde économique et social.

Depuis le 19ème siècle, plusieurs conceptions de l'entreprise se sont succédé. À l'origine, dans l'ère « patrimoniale », l'entreprise-type est dirigée par son créateur, qui est aussi son propriétaire. Lorsque celui-ci passe la main, nous entrons dans l'ère « technico-managériale », où les dirigeants deviennent des managers professionnels.

Cette deuxième ère a duré longtemps, jusqu'aux années 1960-1970, lorsque s'est imposée l'idée, notamment sous l'influence de l'école de Chicago, que les entreprises avaient perdu de vue un objectif essentiel : l'intérêt de leurs actionnaires. Cette troisième ère, celle de l'entreprise « actionnariale », qui est aussi celle de l'entreprise financière, est dominée par la conception suivante : l'entreprise a un objet principal, qui est la maximisation de son profit. Les intérêts des autres parties prenantes - les salariés, les clients, l'environnement, etc. - doivent être considérés non pas comme des objectifs secondaires mais comme des contraintes, qu'il s'agit bien sûr d'internaliser et de respecter mais dont la détermination n'appartient pas à l'entreprise. Ces contraintes, sous la forme de règles, de lois et de normes, sont définies par d'autres acteurs, à commencer par le législateur.

Cette conception de l'entreprise a conquis le monde très rapidement, notamment sous les mandats de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher, et s'est imposée dans les pays émergents. C'est seulement dans la période récente, que l'on peut faire remonter à la crise financière de 2008, que ce modèle a commencé à être sérieusement contesté pour ses insuffisances, et à courir le risque de perdre le soutien des populations. C'est dans ce contexte qu'ont été lancées des réflexions sur un modèle alternatif - auxquelles se rattache l'étude de l'Institut de l'Entreprise.

Deux critiques principales sont adressées au modèle « actionnarial » : d'une part, il a créé des inégalités ; d'autre part, en ne servant pas de manière équilibrée les intérêts des différentes parties prenantes de l'entreprise, il conduit celles-ci à se désengager de l'effort collectif. D'où la nécessité d'affirmer aujourd'hui que l'entreprise n'a pas un seul objectif mais plusieurs : elle doit non seulement maximiser le profit des actionnaires, mais aussi l'intérêt de ses clients, salariés et fournisseurs, ou encore des territoires, voire des générations futures - avec, naturellement, la nécessiter d'arbitrer en permanence entre ces objectifs qui peuvent être parfois contradictoires.

Le problème s'est posé depuis un mois d'une façon inattendue, à l'occasion du débat sur la possibilité pour les entreprises de verser des dividendes pendant la crise. Plusieurs voix se sont curieusement élevées pour s'opposer au versement des dividendes, chose que l'on n'aurait pas imaginée dans le modèle de l'entreprise actionnariale. Si beaucoup d'entreprises ont refusé de ne verser aucun dividende, nombreuses sont celles qui ont accepté d'en limiter le montant, afin que les efforts soient répartis entre tous les acteurs de l'entreprise.

Affirmer que l'entreprise est un organisme aux objectifs pluriels, qui rassemble diverses parties prenantes collaborant entre elles, conduit à faire évoluer le modèle de l'entreprise actionnariale. Des perspectives ont été ouvertes par la loi PACTE (loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises) et le rapport de Jean-Dominique Senard et Nicole Notat.

Avant de se demander comment répartir la richesse créée, il faut se demander à quoi sert l'entreprise, et ce que les différentes parties prenantes en attendent. Dans ce que nous avons appelé « l'entreprise post-RSE », la responsabilité de l'entreprise vis-à-vis de la société, de la nature ou encore des générations futures ne doit pas être considérée comme une cerise sur le gâteau, comme un complément qui viendrait en sus de la performance économique, mais doit être mise sur le même plan que celle-ci et arbitrée en proportion du niveau d'engagement de chacune des parties prenantes engagées dans l'entreprise. En bref, c'est parce qu'une entreprise est utile qu'elle est prospère, et pas l'inverse.

Ensuite, il faut définir les mécanismes de fonctionnement et de gouvernance permettant de traduire cela concrètement et de mieux partager la richesse créée. Toutes les conséquences n'ont pas encore été tirées bien sûr, mais il me semble que l'un des enjeux majeurs sera la représentation de l'intérêt des différents acteurs ou parties prenantes au sein du conseil d'administration.

Voilà pour le tableau général. Dans quelle mesure la situation actuelle change-t-elle les choses ? Permettez-moi, pour répondre à cette question, de m'appuyer avant tout sur l'exemple de Véolia que je connais le mieux.

Je ne vous cache pas que la situation actuelle est difficile, et la nouvelle étape qui s'annonce au lendemain du 11 mai me paraît loin d'être gagnée.

Après avoir passé les deux derniers mois à essayer de faire fonctionner l'essentiel et à préparer le redémarrage de leur activité, les entreprises sont aujourd'hui, dans l'ensemble, prêtes à faire revenir un maximum de personnes au travail dans des conditions sanitaires adaptées - ce qui signifie notamment que tout le monde ne pourra pas revenir et qu'il faudra mettre en place des roulements.

Mais il ne suffit pas de revenir au travail : encore faut-il qu'il y ait du travail. Et c'est là, à mon sens, que se pose le problème. Les entreprises industrielles vont être confrontées à une baisse de la demande : comment faire fonctionner une usine automobile si les gens n'achètent plus de voiture ? Comment faire redémarrer le secteur du BTP alors que presque tous les chantiers de leurs clients, publics comme privés, ont été arrêtés du jour au lendemain ?

Chez Véolia, par exemple, les travaux de pose de canalisations et de réseaux d'assainissement se sont arrêtés du jour au lendemain, l'activité passant de 100 % le 12 mars à 5 % le 18 mars. Cette semaine, la reprise est de seulement 30 %. Ma crainte est que les entreprises de ces secteurs s'appauvrissent durablement si la commande publique ne reprend pas au plus vite. Je rappelle à cet égard qu'en Italie, la commande publique s'est beaucoup moins fermée qu'en France pendant le confinement. Les mesures prises dans notre pays ont été tellement fortes que la réouverture des chantiers risque d'être très difficile.

Le Sénat représente les collectivités territoriales : je me permets donc d'insister auprès de vous pour que les chantiers dont les budgets avaient été engagés mais qui ont été interrompus puissent reprendre au plus vite, de même que les travaux de maintenance des réseaux d'assainissement, qui se sont encrassés pendant la période de confinement.

Certains parlent avec optimisme du « jour d'après », comme si l'activité allait rapidement retrouver son niveau d'avant la crise, comme si la France, telle la Belle au Bois dormant, allait se réveiller dans le même état où elle s'était endormie. Malheureusement, je crains qu'il y ait une longue période de transition entre aujourd'hui et le « jour d'après », où nous devrons durant de longs mois travailler dans des conditions dégradées - je parlerais donc plutôt du « jour d'avec », car la reprise se fera avec de nouvelles contraintes que nous devrons respecter afin d'assurer la sécurité sanitaire de chacun, et qui entameront durablement la productivité. Si cela dure six mois, les conséquences pour l'économie seront peut-être plus lourdes que celles du confinement lui-même. Et si cela dure davantage, ce sera pire encore.

L'intervention publique, sous la forme d'un plan de relance, pourrait être absolument nécessaire pour faire repartir l'économie. Une activité qui reprend à 95 %, c'est 5 % de chômeurs en plus.

Enfin, au sein de l'Institut de l'Entreprise, nous nous inquiétons du sort de nombreuses petites entreprises qui pourraient ne pas survivre à l'été. Je pense à ces dizaines, voire centaines de milliers de TPE/PME dans les secteurs de la restauration, de l'hôtellerie, du tourisme, de l'événementiel, etc. Des centaines de milliers de Français pourraient perdre leur outil de travail auquel ils ont parfois consacré leur vie, et faire entendre leur désespérance. Il reste encore un peu de temps, d'ici là, pour imaginer des solutions afin que ce drame ne survienne pas, mais il faut nous en préoccuper dès aujourd'hui. Dans ces secteurs, les prêts accordés ne seront évidemment jamais remboursés : il faut d'ores et déjà réfléchir à les transformer en subvention ou en un autre dispositif qui permettrait à ces entreprises de retrouver leur état d'avant la crise.

Dans le contexte dramatique de survie que nous connaissons, toutes nos réflexions sur la « raison d'être » des entreprises auront bien du mal à être audibles si nous ne leur apportons pas, d'abord, des solutions.

Mme Élisabeth Lamure, présidente de la délégation aux entreprises. - Les inquiétudes que vous exprimez sont partagées par les entreprises et par nous-mêmes, au sein de la délégation aux entreprises.

Vous avez à juste titre insisté sur la commande publique : chacun de notre côté, nous veillons évidemment à inciter les collectivités à reprendre les chantiers, mais le report du second tour des élections municipales complique les choses, puisque les conseils municipaux ne sont pas encore installés, voire pas encore élus. Dans ce contexte, avez-vous des propositions pour faciliter le redémarrage rapide de certains secteurs, par exemple la simplification des procédures ou l'abaissement des délais et la hausse des seuils des appels d'offre dans le secteur du BTP ?

S'agissant de la « raison d'être » des entreprises, notre collègue Michel Canevet, qui fut rapporteur du projet de loi PACTE, aura sans doute quelque chose à ajouter.

M. Roger Karoutchi, président de la délégation à la prospective. - Si je comprends bien le sens de votre propos, nous sommes passés, à la faveur d'une succession de crises dont la crise sanitaire actuelle, d'un discours où la puissance publique était priée de se désengager de l'économie et de laisser faire les entreprises, à un discours où l'État est à nouveau appelé à revenir dans le jeu et à intervenir. C'est d'ailleurs ce qui se passe : le Gouvernement vient d'annoncer un plan de sauvetage de 7 milliards d'euros pour Air France KLM, et un plan de relance est en préparation. Il semble donc que les règles du jeu ont été modifiées... Comment votre vision a-t-elle évolué sur le sujet ?

M. Antoine Frérot, président de l'Institut de l'Entreprise. - Il me semble que ce ne sont pas les règles du jeu qui ont été modifiées : c'est le jeu, l'économie, qui a été pulvérisée. Pour des raisons que je ne discute pas, la puissance publique a, du jour au lendemain, fermé l'économie. Elle a, de fait, totalement pris le contrôle de l'activité économique en décidant de ce qui pouvait continuer et de ce qui devait s'arrêter. Et la dramatisation du discours a fait que tout le monde a compris qu'il fallait s'arrêter.

La question n'est plus du tout de savoir si la puissance publique doit plus ou moins intervenir dans l'économie. La puissance publique a pris la décision d'arrêter l'économie : elle est la seule à pouvoir la remettre sur les rails. En septembre prochain, les choses ne fonctionneront plus comme en février dernier. Dans ce contexte, nous allons devoir travailler tous ensemble - le monde économique, social, politique - afin, au mieux, de retrouver ce que nous avions avant la crise. C'est seulement à ce moment-là que nous pourrons nous poser la question de savoir s'il faut plus ou moins de libéralisme, plus ou moins d'étatisme. Nous n'en sommes pas là. La seule question qui se pose aujourd'hui est : « que peut-on sauver ? ».

On imagine aisément qu'un petit restaurant ne pourra pas survivre sans aide de l'État. Mais pourquoi en serait-il autrement pour un groupe comme Accor avec ses 50 000 hôtels ?

Je souhaiterais vous soumettre une idée pour accélérer les choses, inspirée des comités de conciliation mis en place par Élisabeth Borne et placés sous l'égide des préfets pour étudier les conditions de reprise de l'activité économique dans le secteur dont elle a la charge. Cette initiative pourrait être généralisée, sous la forme de comités de relance territoriale rassemblant l'État, les collectivités et les forces économiques pour coordonner la relance et accélérer la reprise de la commande publique. En effet, c'est dans les territoires que se fait véritablement la commande publique, même si je n'ignore pas que les collectivités vont elles aussi sortir essorées de cette crise. En 2008, la métropole de Lyon ou encore la communauté d'agglomération de Quimper avaient mis en place des dispositifs similaires. Je vous transmettrai, si vous le souhaitez, une note à ce sujet.

M. Michel Canevet. - Dans une récente interview, Bruno Le Maire, ministre de l'économie et des finances, a appelé à une économie plus souveraine, plus juste, durable et protégée, passant par la relocalisation, la réduction des écarts salariaux, la transition écologique et un contrôle accru des investissements étrangers. Que pensez-vous de ces perspectives ?

M. Antoine Frérot, président de l'Institut de l'Entreprise. - Il existe toujours une forte interaction entre l'économie et le politique, notamment l'État et les collectivités territoriales, même si les liens sont peut-être moins forts qu'il y a trente ans. Les souhaits du ministre de l'économie et des finances rejoignent le modèle d'entreprise dont nous discutions, qui tient compte de toutes les parties prenantes et instaure une performance durable avec une série d'objectifs de l'entreprise vis-à-vis de ses parties prenantes. Il est donc urgent de modifier le modèle de l'entreprise actionnariale afin de lui donner une vision élargie et plurielle intégrant l'intérêt des salariés et les préoccupations sociales et environnementales.

Lorsque je disais, il y a trois ou quatre ans, que c'est parce que l'entreprise est utile qu'elle est prospère, et non l'inverse, peu de gens m'écoutaient. Beaucoup de progrès ont été accomplis ces dernières années, notamment à la suite du rapport Notat-Senard et de la loi PACTE.

Toutefois, pour qu'il y ait des progrès significatifs sur les questions environnementales et climatiques, il est nécessaire de disposer d'outils, et notamment de mettre en place un mécanisme de coût de la pollution au carbone afin d'internaliser les externalités négatives dans la production, comme la France l'a réalisé dans les années 1960 avec sa politique de l'eau. Cette mise en place est nécessaire si on souhaite que tous les acteurs en tiennent compte dans leurs décisions économiques et sociales. Je suis par ailleurs optimiste quant à la volonté de la nouvelle Commission européenne d'avancer dans cette direction, et je suis persuadé que les règles de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) permettent d'instaurer une taxe carbone aux frontières. Les plans de relance à venir devraient intégrer cette priorité.

M. Alain Fouché. - Quelles sont vos propositions pour assouplir les lourdeurs administratives, notamment dans le secteur du BTP ?

M. Antoine Frérot, président de l'Institut de l'Entreprise. - Je suis optimiste quant à la capacité des entreprises à s'adapter pour faire redémarrer leurs activités. Au sein de Véolia, par exemple, les camions ont été réaménagés. De nombreux dispositifs de protection sanitaire peuvent être imaginés et partagés au sein des professions. Toutefois, l'administration exige parfois des contrôles préalables au redémarrage de l'activité économique qu'elle ne peut réaliser, ses agents étant confinés ou refusant de se rendre à l'intérieur de certains endroits. Face à de telles lourdeurs, regrettables, des chefs d'entreprises pourraient décider de relancer leur activité malgré d'éventuels risques juridiques. On pourrait peut-être organiser certains contrôles plutôt a posteriori. S'il faut alléger les procédures administratives, il faut surtout que les décideurs soient courageux et aient la volonté de prendre des décisions.

M. Michel Forissier. - Il semble nécessaire d'assouplir le code du travail afin de permettre aux entreprises de travailler plus et de s'organiser avec davantage de flexibilité, en fonctionnant en télétravail ou en travail posté (2x8 ou 3x8), la crise économique actuelle pouvant être comparée à la situation de l'après-guerre. Il faut permettre un effort important et collectif, en donnant les moyens aux entreprises de produire davantage tout en partageant les profits avec les salariés.

M. Antoine Frérot, président de l'Institut de l'Entreprise. - Je comprends votre volonté, mais je crains toutefois que le contexte soit peu favorable à de telles préconisations, compte tenu de l'état psychologique des salariés français, au bord de la crise de nerfs. Il semble difficile de demander aux Français de retourner travailler pour sauver l'économie tout en profitant de la crise pour réformer le code du travail. La priorité doit être le redémarrage de l'activité. Ce ne me semble pas le moment judicieux pour réformer le Code du travail.

Mme Michèle Vullien. - On ne peut que déplorer la délocalisation des entreprises, dont nous voyons aujourd'hui les conséquences. La crise pourrait être l'occasion de relocaliser certaines activités. Il faut par ailleurs construire une Europe sociale : quelle est votre vision de ce sujet ?

M. Antoine Frérot, président de l'Institut de l'Entreprise. - Il serait bien sûr opportun de relocaliser la production. Cependant, les causes de la délocalisation sont claires : produire en France coûte plus cher qu'à l'étranger et cela ne changera pas avec une relocalisation. Si des produits de niches, tels que les masques, peuvent être à nouveau fabriqués en France, la plupart des biens relocalisés devraient être payés plus chers par les Français. Cette évolution est souhaitable mais difficile à imposer. Sans l'implication des Français et leur capacité et acceptation à payer plus cher pour consommer français, il n'y aura pas de relocalisation. Il faut par ailleurs mener un débat sur le prix, augmenter les taxes aux frontières. Les pays de l'Europe du sud peuvent nous accompagner dans une telle démarche. Il faut protéger, à l'instar d'autres pays, notre espace économique.

M. Serge Babary. - Il semble donc que le retour de la confiance soit la clé du redémarrage de la demande : qu'en pensez-vous ?

M. Antoine Frérot, président de l'Institut de l'Entreprise. - Je vous rejoins sur ce point. Les Français épargnent beaucoup depuis le début de la crise. Or, pour consommer cette épargne, il faut qu'ils aient confiance, sans les infantiliser ni les terroriser. À cette fin, des mécanismes d'incitation au renouvellement des produits et des équipements, à l'instar de la prime automobile à la casse instaurée après la crise de 2008, pourraient être mis en place. Il faut préférer une incitation à consommer plutôt que des subventions qui pousseraient à épargner.

M. Yannick Vaugrenard. - Je m'inquiète de la perte de confiance des Français envers leurs responsables politiques, alors que la puissance publique a un rôle important à jouer face à la crise. Il faudrait repenser le rôle des entreprises en s'inspirant de la cogestion allemande, dans le but d'avoir la meilleure répartition des efforts et des profits possibles. Les collectivités territoriales auront également un rôle considérable dans la relance car leur taux d'endettement particulièrement faible, actuellement autour de 10 %, leur permettrait d'emprunter à des taux bas.

M. Antoine Frérot, président de l'Institut de l'Entreprise. - Si la confiance des Français est faible, l'État conserve tout de même son rôle décisif de protecteur. La priorité de la puissance publique doit être de sauver les entreprises, et plus particulièrement les petites entreprises, et l'emploi. Si l'État y parvient, les Français retrouveront confiance. Le sauvetage des entreprises pourrait être réalisé, par exemple, par la transformation des prêts en subventions.

S'agissant de l'équilibre dans les entreprises, je partage l'objectif d'une meilleure représentation des parties prenantes, sans toutefois aller jusqu'à une cogestion à l'allemande qui enfermerait l'entreprise dans une éternelle dialectique entre le capital et le travail, opposant l'actionnariat et les salariés. Le partage des profits nécessite la concertation de toutes les parties prenantes. C'est la raison pour laquelle je plaide pour des conseils d'administration intégrant d'autres acteurs comme les fournisseurs, les collectivités territoriales ou les clients. Si l'on veut plus d'harmonie et d'équilibre dans l'entreprise, il faut oser élargir la vision et les acteurs.

Enfin, sur le rôle des collectivités territoriales dans la relance économique, davantage qu'une relance keynésienne, il faut une meilleure coordination et collaboration entre les forces économiques et politiques d'un même territoire, permettant d'accélérer la reprise. Il faut imaginer de nouvelles formes de collaboration telles que les clusters ou les pôles de compétitivité qui ont impliqué plusieurs sphères d'acteurs.

Mme Élisabeth Lamure, présidente de la délégation aux entreprises. - Je vous remercie pour votre propos qui nous a permis de profiter de votre vision de l'entreprise, de votre analyse pragmatique ainsi que de vos idées et propositions dont le Sénat pourrait se saisir. Nous avons la chance d'avoir, en France, une richesse entrepreneuriale, que la délégation aux entreprises constate lors de ses visites de terrain. Ce tissu d'entrepreneurs est capable d'innover, de s'adapter, comme on a pu le voir avec la fabrication de matériel médical par des entreprises dont ce n'était pas la vocation. Il faut conserver ces richesses, qui sont aussi celles des territoires.

La réunion est close à 15 h 55.