Mardi 4 février 2020

- Présidence de Mme Nathalie Delattre, président -

La réunion est ouverte à 15 h 40.

Audition de M. Julien le Guen, commissaire divisionnaire, adjoint à la cheffe du service central du renseignement territorial de la direction générale de la police nationale (ne sera pas publié)

Cette audition s'est déroulée à huis clos. Le compte rendu ne sera pas publié.

Audition de représentants de l'Association musulmane pour l'islam de France (AMIF) (sera publié ultérieurement)

Mme Nathalie Delattre, présidente. - Nous accueillons aujourd'hui les représentants de l'Association musulmane pour l'islam de France (AMIF). Son président, M. Hakim El Karoui, chef d'entreprise et essayiste, est accompagné de M. Sadek Beloucif, professeur des universités, praticien hospitalier, ancien membre du Comité consultatif national d'éthique (CCNE) et de M. Mohamed Bajrafil, docteur en linguistique, enseignant et imam.

Messieurs, en janvier dernier, plusieurs d'entre vous ont exposé leur vision d'un islam qui répond aux questions des Français de confession musulmane du XXIe siècle dans un reportage diffusé par la chaîne Arte. En janvier 2019, vous avez souhaité créer une association pour l'islam de France. Celle-ci comporte deux volets : l'un cultuel, présidé par Tareq Oubrou, l'autre culturel, présidé par vous-même, monsieur Hakim El Karoui.

Depuis octobre dernier, ce projet fait l'objet de critiques, notamment de la part de Mme Zineb El-Rhazoui, que nous avons auditionnée. Vous avez déjà eu l'occasion de répondre dans la presse aux mises en cause dont il fait l'objet, mais vous avez souhaité, en complément, y répondre devant nous. Sachez que nous vous entendons, comme nous entendons et entendrons les différents points de vue sur le sujet qui nous occupe, à savoir l'action des pouvoirs publics dans la lutte contre le développement du radicalisme islamiste.

Je rappelle que l'organisation de l'islam en France a déjà fait l'objet de nombreux travaux au Sénat. Je citerai le rapport de nos collègues Nathalie Goulet et André Reichardt en 2016, ainsi que plusieurs rapports de qualité autour de l'islamisme, dont celui de Jean-Marie Bockel et Luc Carvounas, celui de Sylvie Goy-Chavent, ou encore celui de Catherine Troendlé et Esther Benbassa. Nous souscrivons complètement à leurs conclusions. Plusieurs de ces rapporteurs sont d'ailleurs présents aujourd'hui.

Je vous indique que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié.

Je vous rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Hakim El Karoui, Sadek Beloucif et Mohamed Bajrafil prêtent serment.

M. Hakim El Karoui, président de l'Association musulmane pour l'islam de France, chef d'entreprise, essayiste. - Nous vous remercions de nous donner la parole et de nous recevoir dans le cadre de cette commission d'enquête.

Je vais rapidement faire la genèse du projet de l'AMIF et tenter de vous exposer la manière dont nous voulons agir concrètement. Je ne suis pas là pour répondre aux polémiques, car, après tout, elles font partie du jeu.

Notre projet est le fruit de quatre ans de travail. Personnellement, j'ai entamé ma réflexion au sein de l'Institut Montaigne, laquelle a abouti à la publication de deux rapports : le premier s'intitule Un islam français est possible, l'autre La Fabrique de l'islamisme.

Mon engagement au sein de l'AMIF fait suite au choc que j'ai ressenti au moment des attentats de Charlie Hebdo et de l'Hyper Cacher. Je suis Français de confession musulmane, mais de double culture, ma mère étant protestante. Je considérais jusqu'ici que la religion était plutôt une affaire privée, même si j'avais beaucoup travaillé sur les questions liées à la diversité, ayant notamment créé le Club du XXIsiècle.

En 2015, je me suis demandé ce que nous pouvions faire, nous qui avions bénéficié de l'enseignement de l'école de la République, qui avions été élevés et socialisés dans un État laïc. Est-ce suffisant de se dire que la religion appartient à la sphère privée, qu'elle ne nous concerne pas, et que les terroristes ne sont que des hurluberlus ? Pour moi, la réponse est non.

Il faut agir d'une certaine manière malgré soi, dans la mesure où notre inclination première nous conduirait plutôt à respecter la tradition laïque et à considérer que les questions religieuses relèvent du privé. Aujourd'hui, je pense que la question religieuse, notamment la question musulmane, n'est plus de nature privée, et qu'elle est devenue politique, ce dont témoignent la création et les travaux de votre commission.

Avant d'agir, il faut essayer de comprendre ce qui se passe.

Le rapport de l'Institut Montaigne intitulé Un islam français est possible incluait une grande enquête sur les musulmans, qui permettait de comprendre les dynamiques et d'établir un diagnostic. Celui-ci a montré l'extraordinaire diversité des situations.

La population musulmane est beaucoup plus jeune que le reste de la population française, avec une très forte concentration géographique qui correspond à la géographie de la reconstruction de la France et de l'immigration.

L'enquête a en quelque sorte démontré le cliché de l'échec du modèle français d'intégration : on observe une diversité sociale assez inattendue, les échecs en matière d'intégration étant en réalité minoritaires. Elle montre ainsi que, à situation de départ égale, le destin social des immigrés est plutôt meilleur que celui du reste de la population française. Elle révèle également l'existence d'une classe moyenne de confession musulmane, imperceptible parce qu'invisible et silencieuse. En fait, le véritable échec en matière d'intégration, ce sont les 30 % de musulmans qui se situent hors de l'emploi et des institutions.

À l'étude, la majorité des Français de confession musulmane sont des Français comme les autres, c'est-à-dire des citoyens intégrés, républicains, même s'ils sont plus croyants que la moyenne et qu'ils ont un système de valeurs proche de celui des catholiques pratiquants.

Un deuxième groupe, un quart environ de cette population, composé en majorité d'étrangers, c'est-à-dire d'immigrés de première génération, importe les us et coutumes de leur pays d'origine, mais ne revendique pas.

Enfin, on identifie un troisième groupe, le plus problématique, dans lequel on trouve énormément de jeunes qui utilisent la religion pour manifester une forme de rébellion. Le rapport évoquait une « sécession idéologique », ce qui ne veut pas dire nécessairement de la violence, mais en tout cas une inversion de la hiérarchie des normes et une vision autoritaire de la religion, en premier lieu à l'égard de leurs coreligionnaires. Je rappelle que la principale cible des islamistes, ce sont les musulmans eux-mêmes.

Nous avons complété ce premier travail en élaborant un second rapport intitulé La Fabrique de l'islamisme, qui retrace la fabrication industrielle de l'islamisme depuis un siècle au travers du centre égyptien, celui des Frères musulmans, du centre saoudien wahhabite, du centre iranien et du centre turc. Le constat est le suivant : on assiste à une offensive idéologique, qui consiste à affirmer et à édicter une certaine vision de l'islam, à l'imposer aux musulmans, ainsi qu'au reste du monde, en vue de prendre le pouvoir.

Face à cette réalité, il faut tout d'abord reconnaître que nous sommes confrontés à un grand combat d'idées, un combat idéologique, un combat théologique. Il ne s'agit pas d'un enjeu social, mais d'une question qui a trait à Dieu et à la religion. J'insiste sur ce point, car il est et reste compliqué de faire reconnaître à un État laïc, qui a parfois du mal à comprendre ou a oublié ce que peut être la religion, qu'il s'agit d'un problème religieux.

Il s'agit aussi d'un conflit entre les islamistes et la République, dans la mesure où, d'une certaine manière, deux projets concurrents se confrontent. Dans leurs prêches, les islamistes expliquent aux jeunes Français que la France leur dénie leur francité, qu'ils sont discriminés et mal traités, et que leurs parents ont été humiliés et colonisés. Ils leur répètent que leur identité, c'est d'être un musulman, mais pas un musulman comme l'étaient leurs parents, un musulman comme le sont les islamistes, avec une affirmation identitaire et politique forte.

Il nous faut mener une bataille et cette guerre ne se gagnera pas sans la mobilisation des musulmans. Il faut que les pouvoirs publics intègrent les musulmans dans leur réflexion, car la bataille se joue à l'intérieur de l'islam.

Comment parler aux musulmans ? C'était la raison d'être d'institutions comme le Conseil français du culte musulman (CFCM) par exemple, mais, après vingt ans de discussions avec l'État, nous considérons que les institutions représentatives sont une impasse, d'une part, parce qu'elles ne sont pas légitimes en islam et, d'autre part, parce qu'elles suscitent le rejet des musulmans avec lesquels on cherche à parler sur le terrain.

Pour notre association, comme l'argent est le nerf de la guerre, il faut réguler les marchés liés à l'islam, ceux dont on parle beaucoup comme celui du halal ou du pèlerinage, mais aussi celui des dons, dont on parle très peu, alors qu'il est le plus important. Tout le monde sait que ces marchés sont très mal organisés et que les prix sont trop élevés. Dans un contexte où l'institutionnalisation est compliquée, il nous semble qu'il faut « faire de la politique par la preuve ».

L'AMIF rend un service nécessaire : elle joue le rôle de régulateur de ces marchés et collecte de l'argent en échange, non pas pour le privatiser, mais pour le socialiser et le mettre au service de l'intérêt général. Pour nous, cet argent doit servir un grand combat idéologique : il faut financer des chaires, former des religieux et être en mesure de les payer. Financer le travail théologique est extrêmement important, c'est la mère de toutes les batailles.

Il faut également être présent sur les réseaux sociaux. Notre enquête a en effet montré que l'apprentissage de l'islam se fait davantage sur internet qu'à la mosquée.

J'ajoute que nous devons nous emparer de la question de l'inscription de l'islam dans la société : il ne faut pas laisser aux « identitaires » musulmans le combat contre la haine antimusulmane. Il faut s'en emparer et, si possible, ne pas la réduire au seul islam. Je rêve d'un « SOS universalisme » et non d'un combat antiraciste fragmenté. C'est pourquoi il faut absolument combattre l'antisémitisme mené au nom de l'islam.

Enfin, et peut-être surtout, le djihadisme a une dimension religieuse : il doit donc être combattu avec des arguments religieux.

M. Sadek Beloucif, membre de l'Association musulmane pour l'islam de France, professeur des universités, praticien hospitalier, ancien membre du Comité consultatif national d'éthique. - Je vous remercie de nous permettre d'exposer une certaine réalité, la nôtre.

Je me suis intéressé à ces questions pour avoir été désigné en 1998 par le président Jacques Chirac au Comité consultatif national d'éthique en raison de mon appartenance à un courant de pensée philosophique ou spirituel. J'ai ensuite été désigné président du conseil d'orientation de l'Agence de la biomédecine, qui est l'organisme chargé d'assurer l'équité en matière de distribution des organes et de transplantations, mais aussi de donner les autorisations en matière de recherche sur les cellules souches ou les cellules embryonnaires.

En matière de greffes d'organes, il est interdit - et c'est heureux - d'établir des statistiques ethniques en France. Je vous livrerai donc les statistiques « au doigt mouillé » que j'ai pu élaborer lorsque j'étais étudiant en médecine : à l'époque, sur le fondement de mes observations, le pourcentage de donneurs d'organes chez les Français de confession musulmane était nul.

Il est difficile de savoir dans quelles mesures les familles musulmanes acceptent le don d'organes, car il est interdit de faire des statistiques sur des bases ethniques ou confessionnelles en France. On ne peut se fier qu'à nos impressions. Lorsque j'étais étudiant en médecine, le pourcentage de don d'organes, pour des personnes en état de mort encéphalique et de confession musulmane, était nul. Trente ans plus tard, je constate que le taux de refus des familles musulmanes s'élève à 50 %, contre 30 % pour la moyenne nationale. On peut donc voir le verre à moitié vide ou à moitié plein ; pour ma part, j'y vois le signe d'une intégration, d'une assimilation dans la communauté nationale.

Je suis aussi membre du bureau du Conseil français du culte musulman et président du conseil d'orientation de la Fondation de l'Islam de France, organisation à vocation culturelle, dont la création avait été soutenue par Jean-Pierre Chevènement. Notre idée, à l'AMIF, est d'être au service de tous, musulmans et non musulmans, croyants et non croyants. La question de l'islam en France est l'une des principales questions que notre pays doit affronter et dépasser pour pouvoir permettre une vie sereine entre nous. Il faut aussi avoir conscience que Paris, à l'échelon international, représente symboliquement une forme de capitale du monde arabe, musulman et chrétien : dans les bonnes familles d'Égypte ou du Liban, les garçons vont étudier le business et l'anglais dans les universités américaines, tandis que les filles vont apprendre les bonnes moeurs et les bonnes manières dans les universités françaises. Un Premier ministre voulait d'ailleurs faire de Paris un Harvard de l'islam. Nous ne devons donc pas avoir peur de notre vocation internationale.

Le CFCM peut être comparé à un ordre professionnel, au même titre que l'ordre des architectes ou des avocats : il peut reconnaître que tel ou tel a la vocation pour devenir imam ; il doit aussi avoir des pouvoirs de police, de sanction lorsqu'un imam se comporte de manière dévoyée, en disant, par exemple, que ceux qui écoutent de la musique sont des chiens ou des impurs.

Enfin, la Fondation de l'Islam de France a une vocation culturelle, très importante au niveau qualitatif, qui est le dialogue avec les autres parties de la société républicaines.

M. Mohamed Bajrafil, docteur en linguistique, enseignant, imam. - Pourquoi avoir rejoint l'AMIF ?  Le point de départ a été les événements de janvier 2015 : jusque-là, nous menions, en interne, un combat contre une idéologie extrémiste qui voulait faire main basse sur l'islam. Après les attentats, un éditeur m'a demandé d'écrire un livre, que j'ai intitulé Islam de France, l'an I. J'expliquai que l'islam souffrait de « statisme » : en effet, on ne peut pas lire le monde d'aujourd'hui avec les lunettes du monde d'il y a 1 000 ans. On ne peut pas dire non plus que le terrorisme n'a rien à voir avec l'islam. Comme je le dit souvent, le terrorisme peut trouver des éléments de justification dans l'héritage juridique de l'islam. À partir de là, nous devons mener un travail de déconstruction pour montrer qu'une autre lecture de l'islam est possible. Il est du devoir de tout musulman de se réapproprier cet effort d'interprétation essentiel dans l'islam, l'hijtihab, si l'on veut que tous les Français de confession musulmane puissent vivre à la fois leur islamité et leur francité, car les deux ne sont pas antinomiques.

Trois ans après, j'ai écrit Réveillons-nous ! Lettre à un jeune Français musulman, avec la même idée. Deux modes de pensées monopolisent l'espace public : d'un côté, une lecture littéraliste et extrémiste, selon laquelle il n'existe pas d'autre forme de l'islam recevable ; d'un autre côté, une lecture non moins radicale qui prétend qu'il n'existe pas d'autre manière de lire le texte coranique que celle des extrémistes. Du coup, la majorité des musulmans se voit toujours prise entre deux feux, sommée de se justifier, de réaffirmer qu'elle n'appartient ni à tel mouvement ni à tel autre ! Or, la majorité des Français de confession musulmane vit en parfaite harmonie avec les lois de la République et ne pose aucun problème, mais, c'est bien connu, on parle toujours plus des trains en retard que de ceux qui arrivent à l'heure !

Notre volonté est de tenir un discours de réconciliation, de jouer le rôle de trait d'union ; dès lors, nous devons accepter de nous faire taper dessus des deux côtés. D'un côté, on nous traite de « vendus à la République », d'un autre, de « cinquième colonne » ! On nous menace avec virulence, avec parfois des menaces de mort. L'AMIF prône un discours de réconciliation. C'est un combat quotidien, que nous menons sur le terrain ; chaque vendredi, entre 2 500 et 5 000 personnes écoutent mes prêches. On s'efforce de diffuser, avec nos moyens, un discours en opposition avec les visions littéralistes et extrémistes. J'ai découvert que les vidéos que j'ai réalisées de manière artisanale et que mes étudiants ont mises en ligne totaliseraient entre 12 et 20 millions de vues. C'est un signe encourageant pour continuer le combat, même si on est parfois tenté de baisser les bras.

Mme Nathalie Delattre, présidente. - Nous auditionnerons les chercheurs de l'Institut Montaigne qui ont réalisé les études que vous avez citées.

Vous parlez d'un islam modéré, par opposition, en creux, à un islam radical. Cela justifierait la notion d'islam de France, mais il n'existe pas de catholicisme, de judaïsme ou de bouddhisme de France. Vous avez donc créé, avec certaines personnes ayant appartenu aux Frères musulmans, une association de loi 1901, que vous présidez, et une association loi 1905, présidée par Tareq Oubrou. Comment avez-vous été désignés ? Avez-vous été élus ? Combien d'adhérents compte votre association ? Quels sont ses statuts ? Pourrions-nous en avoir communication ? Dans un article de Marianne, vous faites allusion à une charte qui fixe un cadre clair et républicain à vos travaux : pourriez-vous nous en dire plus ? La gouvernance de votre association permettrait de mettre à l'écart ceux qui dévient de la ligne, mais de quelle ligne parlez-vous ?

M. Hakim El Karoui. - Vous m'interrogez sur le concept d'islam de France. Islam de France, islam en France, islam français, les expressions sont nombreuses. J'ai écrit un livre intitulé L'islam, une religion française. Il existe un islam du Maroc, un islam de Tunisie, un islam d'Algérie, d'Égypte, etc. Il ne s'agit que d'une organisation qui est nationale. Il est important de parler d'un islam de France. Autrement, l'organisation sera gérée et financée par des pays étrangers, notamment le Maroc, l'Algérie ou la Turquie, qui financent assez largement les mosquées dans notre pays, envoient des imams en France, en accord avec le ministère de l'intérieur, et qui s'immiscent dans les affaires franco-françaises.

L'AMIF repose sur deux associations. L'association loi 1901 a une vocation culturelle ; l'association loi 1905 a une vocation cultuelle : elle doit recueillir des dons dont le premier objectif est de contribuer à la formation des imams ; elle ne forme pas directement des imams, mais vise à faire en sorte que, en concertation avec les parties prenantes musulmanes, l'argent recueilli serve à mettre en place une formation définie dans un cadre républicain, c'est-à-dire respectant les lois de la République. Les conseils d'administration des deux associations comptent 30 membres - ce sont les mêmes -, mais les bureaux sont différents. Chacun a signé une charte éthique pour éviter les conflits d'intérêts.

Comme pour toute autre association, le mouvement est né de la volonté d'un groupement de personnes de créer une association, mais nous avons mené un travail important d'identification des uns et des autres, des parcours, des dits et des écrits de chacun. Il n'y a pas eu de nomination, de désignation. Certains ont un parcours. Chacun a le droit de changer. Nous voulons attirer des personnes qui, voilà encore quelques années, ne seraient pas venues. Tel est notre état d'esprit.

Mme Nathalie Delattre, présidente. - L'AMIF, qui entend parler au nom des musulmans, compte donc 30 membres ?

M. Hakim El Karoui. - Nous n'avons pas vocation à représenter les musulmans, à la différence du CFCM. L'ambition de l'AMIF est d'être un régulateur, qui collecte des fonds en échange des services qu'elle rend. Elle est rémunérée par une redevance et réinvestit les bénéfices pour former les imams et pour travailler sur toutes les formes de haine liées à l'islam.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - En somme, si je vous, comprends bien, c'est un business que vous voulez mettre en place !

La création de l'AMIF répond-elle à une demande des pouvoirs publics, et de l'Élysée en particulier ? Je voudrais aussi savoir si certains d'entre vous ont été membres des Frères musulmans ?

M. Hakim El Karoui. - L'AMIF n'est pas un business, mais une association qui vise à gérer de façon transparente des activités économiques ; ses membres sont bénévoles. L'AMIF n'a pas vocation à faire du profit.

En ce qui concerne sa création, je vous invite à lire le rapport de l'Institut Montaigne en 2016. Tout en découle ! Emmanuel Macron n'était pas encore président de la République !

Je n'ai jamais été Frère musulman - cette question est d'ailleurs grotesque - même si je sais que des insinuations ont circulé. C'est de la diffamation.

M. Mohamed Bajrafil. - Merci pour la question. Nous sommes sous serment : je suis né aux Comores et suis venu en France en 1999. Un peu comme Obélix qui est tombé dans la marmite de potion magique quand il était enfant, j'ai été formé aux sciences islamistes par mon père et mes oncles, avant de venir en France, pour suivre des études de lettres modernes et de linguistique jusqu'au doctorat. Je n'ai jamais été Frère musulman. Si l'on doit me rapprocher d'une confrérie, ce serait la confrérie soufie Al Alawiya de mon père et de ses maîtres. En 2008, j'ai servi de traducteur à un prédicateur égyptien qui venait faire des conférences en France. Il était membre des Frères musulmans égyptiens et est en prison en Égypte. Je n'ai jamais été faire d'études dans un pays arabe et je lui ai seulement servi de traducteur. J'ai lu quelques pages avec lui d'un livre sur les traditions prophétiques. C'est tout ! Je trouve donc grotesques les allégations selon lesquelles j'appartiendrais aux Frères musulmans. J'ai pourtant toujours été transparent à cet égard.

En 2015, après les attentats, on a créé, avec d'autres théologiens et sur le seul fondement des compétences théologiques, le Conseil théologique musulman de France (CTMF) - et non des musulmans de France, car nous n'avons pas vocation à représenter les musulmans de France. Notre but est d'aider les Français de confession musulmane à vivre leur francité et leur islamité. Il s'avère que beaucoup, parmi les membres de l'association, étaient des ex-membres de l'Union des organisations islamiques de France (UOIF). De fil en aiguille, certains ont alors prétendu que le CTMF était le prolongement de l'UOIF, mais, je le dis clairement, je n'ai jamais eu aucun lien avec UOIF !

M. Sadek Beloucif. - Je n'ai jamais été membre de cette organisation !

M. Hakim El Karoui. - Non seulement nous n'en avons jamais été membres, mais nous avons pour but de lutter contre l'islamisme. Certains essaient d'introduire le doute. Mais à tort ! Voyez les propos sur l'AMIF d'islamo-identitaires, de Marwan Muhammad, du Collectif contre l'islamophobie en France (CCIF) ! Le fait d'être accusé à la fois par la droite et par la gauche est révélateur de notre position. C'est plus significatif que les accusations de tel ou tel que l'on connaît bien et dont on connaît l'histoire !

Mme Nathalie Delattre, présidente. - Merci pour ces réponses. Il n'y a pas toutefois de question « grotesque » ! Il est dans notre mission de poser certaines questions et de chercher à obtenir des réponses.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Les mots « francité » et « islamité » me gênent : nous sommes tous d'abord Français ; le reste relève des convictions religieuses personnelles.

Vous avez dit que vous luttiez contre l'islam radical depuis 2015, mais l'islam politique existe, en France, au moins depuis les années 2000 ! En 2000, l'UOIF avait exigé le retrait d'une clause qui reconnaissait le droit de changer de religion d'un texte intitulé Principes et fondements juridiques régissant les rapports entre les pouvoirs publics et le culte musulman en France. Que pensez-vous de l'apostasie ? Un musulman a-t-il le droit de quitter l'islam sans être menacé ?

Parmi les références théologiques que vous citez, certaines émanent de prédicateurs qui font l'apologie du djihad armé. En tant que vice-président de l'AMIF en charge de la formation des imams, que pensez-vous de Youssef al-Qaradawi ? Représente-t-il toujours une référence pour vous ? Vous avez déclaré, dans une vidéo, qu'il s'agissait d'un grand savant qui a fait beaucoup de bien à sa communauté.

M. Mohamed Bajrafil. - J'ai évoqué la date de 2015 à cause des attentats. Mon combat n'a pas commencé à cette date, car je suis imam dans plusieurs mosquées depuis longtemps.

Comme je l'ai écrit en 2015 et en 2018, un musulman a tout à fait le droit de quitter l'islam et de changer de religion. La peine de mort pour apostasie est, à mon avis, anti-islamique ; elle n'a pas de fondement théologique.

Je n'ai jamais rencontré Youssef al-Qaradawi. J'ai déjà expliqué pourquoi je considérai qu'il était une référence. La plupart de ceux qui se réfèrent à la jurisprudence musulmane estiment que le dédommagement dû pour compenser la mort accidentelle d'une femme doit être la moitié de celui d'un homme. Youssef al-Qaradawi est le premier à avoir expliqué que le dédommagement devait être identique. C'était une révolution dans le droit musulman. Pour le reste, je suis en opposition avec ses autres idées. Je n'ai jamais soutenu l'idée de tuer des gens au nom du djihad. Je ne peux que vous renvoyer à mes livres.

M. Hakim El Karoui. - L'AMIF a un conseil d'administration : si nous avions le moindre doute sur une personne, celle-ci serait exclue. Nous sommes en république et les lois de la République sont supérieures aux lois religieuses.

Mme Nathalie Delattre, présidente. - Vous nous transmettrez votre charte ?...

M. Hakim El Karoui. - Oui.

M. Mohamed Bajrafil. - J'ajoute qu'il n'y a pas de théocratie. Il convient aux hommes de s'organiser comme bon leur semble. L'islam politique est une supercherie !

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Les Français ne sont pas représentés par des religieux, mais par leurs élus, quelles que soient leurs convictions religieuses. Je ne comprends pas la prétention de certains de représenter les musulmans français. Ceux-ci sont avant tout représentés par les élus !

M. Hakim El Karoui. - Nous n'avons pas vocation à représenter les musulmans.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Que l'on soit athée, musulman, juif ou catholique, ou de n'importe quelle autre religion, on est représenté par ses élus.

M. Rachel Mazuir. - Vous avez évoqué les Iraniens, mais les chiites sont organisés, avec une hiérarchie, à la différence des sunnites. Vous avez dit que le combat était avant tout théologique et que la bataille ne se gagnerait pas sans les musulmans. Mais avec quels musulmans ? L'inorganisation de l'islam en France est manifeste et l'on peine à trouver des interlocuteurs représentatifs des musulmans de France.

Vous avez aussi évoqué la nécessité de rémunérer les imams. Mais la France étant un pays laïc, il n'appartient pas à l'État de le faire. D'où ma question : qui paiera les imams ?

Les statistiques ethniques sont interdites en France, mais, selon des études réalisées aux USA, les agnostiques et athées seront majoritaires en France en 2050. Existe-t-il dans les communautés maghrébines en France des associations qui regroupent les agnostiques ou les athées ?

M. Hakim El Karoui. - En effet, sans organisation, on ne pourra pas mener la bataille théologique, idéologique et culturelle. En l'absence d'organisation, ceux qui mènent la partie sont les plus militants. Donc nous avons besoin d'une organisation, de moyens, de transparence. Une manière d'obtenir des moyens est de rendre des services transparents, professionnels et efficaces. L'AMIF n'a pas vocation à travailler de manière isolée. Le nouveau président du CFCM et le nouveau recteur de la mosquée de Paris semblent être dans de bonnes dispositions à cet égard. Le CFCM a vocation à représenter le culte et les mosquées ; l'AMIF a vocation à être une caisse de financement. Une réflexion théologique doit être menée à côté. Vous disiez que les croyants n'avaient pas vocation à être représentés, soit, mais ils ont vocation à être organisés, comme le sont les catholiques à travers l'Église de France, les juifs, avec le Consistoire central, ou les protestants avec la Fédération protestante de France, qui sont des organisations des croyants. Les musulmans de France sont des Français comme les autres et ont le droit de s'organiser comme les autres, en tant que croyants. Nous avons besoin de ces trois pôles : un pôle relatif au culte, un pôle de financement et un pôle théologique, afin de ne pas laisser le champ libre aux extrémistes.

Le financement est un enjeu important. L'objectif premier de l'AMIF est de le rendre transparent ; il ne s'agit pas mettre en place une taxe publique, mais d'obtenir des fonds grâce à une redevance en contrepartie de services rendus aux fidèles, lorsqu'ils partent en pèlerinage ou font des dons par exemple.

Mme Nathalie Delattre, présidente. - Du coup, vous financeriez les imams ?...

M. Hakim El Karoui. - Il serait bon, à terme, de pouvoir rémunérer les imams, au moins en partie. Si l'AMIF a suffisamment de moyens, il me semble qu'elle devrait créer une diplomation, comme le fait le Consistoire central, et fournir des revenus ou des compléments de revenus. Il doit y avoir un lien entre le diplôme et les revenus, pour inciter les imams à se former.

Selon une enquête de l'Institut Montaigne, en France, 15 % des personnes qui ont des parents musulmans ne se disent plus musulmans. Il existe donc une part relativement importante de personnes de culture musulmane qui ne sont plus croyantes.

M. Sadek Beloucif. - Sur la représentativité et l'élection, nous devons dénoncer le syllogisme suivant : l'islam est hostile à la laïcité, or la laïcité est essentielle à la démocratie, donc l'islam est hostile à la démocratie.

Certains musulmans sont en voie de sécularisation, de séparation à l'égard de la religion ; d'autres sont tentés par des logiques sécessionnistes ; et, la majorité, enfin, est celle de ceux qui pratiquent l'islam en famille : c'est la majorité silencieuse, celle que nous voulons fédérer.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Monsieur El Karoui, vous avez dit en 2018 sur France Culture que « le modèle français est un modèle d'assimilation et d'oppression de la majorité sur la minorité ». Vous évoquiez également « une immense xénophobie du modèle français » et « un niveau de discrimination extrêmement élevé ». Je vis en banlieue et, franchement, cela ne me paraît pas aussi violent que vous le dites. L'AMIF se donne comme objectif de lutter contre le racisme, en particulier antimusulman. Pourtant, si l'on voit tous les jours des actes antisémites, on voit peu souvent des actes contre la communauté musulmane - et c'est tant mieux. Vous souhaitez gérer et représenter le culte musulman en France...

M. Hakim El Karoui. - Pas représenter, gérer.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Justement, c'est ambigu. Est-ce à dire que vous vous limitez au business ? Si l'AMIF n'est pas représentative, on se demande à quoi elle sert. Le modèle républicain français vous semble-t-il inconciliable avec les droits des citoyens français de religion musulmane ?

M. Tariq Oubrou est le président de la partie cultuelle de l'AMIF. Il a été membre fondateur du Conseil théologique musulman de France, qui compte nombre de membres issus de l'UOIF, qui, à ma connaissance, est la branche française des Frères musulmans. Pourquoi l'AMIF compte-t-elle des membres si proches de l'UOIF ? M. Tariq Oubrou a quitté l'UOIF depuis 2018, au moment où l'AMIF a été créée. Est-ce à dire qu'il rejette complètement l'idéologie islamique ? Dans La Fabrique de l'islamisme, vous désignez les Frères musulmans comme l'une des deux grandes mouvances de l'islamisme. Pourtant, vous insistez sur la lutte contre le salafisme. Pensez-vous que les Frères musulmans sont moins dangereux que les salafistes ?

Le voile, enfin, est un marqueur politique, contre lequel je mène depuis longtemps un combat, car je pense qu'il prive d'une liberté bien des femmes, dans des quartiers entiers de la région parisienne. D'ailleurs, le premier geste de l'ayatollah Khomeiny, lorsqu'il a pris le pouvoir, a été de mettre les femmes sous abaya. Dans certains quartiers populaires de France, le voile traduit le même objectif politique. Or, vous avez écrit : « comme Français, je me battrai pour que les musulmans puissent exercer leur culte » - à la bonne heure ! - « y compris pour que les femmes aient le droit de porter le voile dans l'espace public, puisqu'elles y tiennent. » Vous avez aussi écrit : « comme musulman, je me bats pour que mes coreligionnaires laissent de côté les interprétations fausses et inutilement rigoristes. » Ce « en même temps » m'interpelle, ainsi que votre double position sur le voile. Qu'avez-vous à nous dire sur ces petites filles qui sont voilées de plus en plus tôt dans nos quartiers ?

M. Jean-Yves Leconte. - Je souhaite faire un point d'ordre, car l'organisation des débats n'est pas acceptable. Cette commission d'enquête est organisée comme un dialogue entre le rapporteur et la personne auditionnée, avec de temps en temps des intermèdes publicitaires pendant lesquels les autres membres de la commission d'enquête peuvent poser des questions.

Mme Nathalie Delattre, présidente. - J'ai simplement voulu rendre service à M. Mazuir, qui avait une contrainte horaire.

M. Jean-Yves Leconte. - Ce n'est pas la première fois.

Mme Nathalie Delattre, présidente. - Vous n'avez pas assisté à beaucoup d'auditions...

M. Jean-Yves Leconte. - En tant que vice-président de cette commission d'enquête, je répète que, si le rapporteur peut avoir priorité pour poser ses questions, les membres de la commission d'enquête doivent pouvoir poser les leurs.

Mme Nathalie Delattre, présidente. - C'est le cas. Posez la vôtre.

M. Jean-Yves Leconte. - Le manque de connaissance sur l'islam de ceux qui pratiquent la religion musulmane peut engendrer des faiblesses, qui permettent des manipulations menant à l'extrémisme. Cette observation peut-elle être transformée, comme vous le faites, en combat idéologique ? N'est-ce pas simplement une ouverture sur la connaissance ? En fait, il n'y a pas qu'en France que la conception et la pratique de la religion musulmane ont évolué au cours des trente dernières années. Partout, les vecteurs de cette transformation sont la situation sociale et les moyens de certains pays, en particulier du Golfe. Il ne s'agit donc pas fondamentalement de dialogues théologiques. Vous considérez-vous vraiment dans un combat idéologique ou théologique ? N'y a-t-il pas surtout un devoir d'approfondir la connaissance ? Vous évoquez la nécessité d'édicter une norme nationale pour l'islam, mais l'islam est divers. Peut-on, de cette diversité, tirer une norme ? N'est-ce pas justement là qu'est le danger ? Cela déclenche des combats qui peuvent mener à l'extrémisme. Ce qui est encore plus dangereux, c'est quand vous incitez les pouvoirs publics à entrer dans la fabrication de cette norme. À cet égard, le CNSM a constitué une dérive.

M. Sadek Beloucif. - Merci de ce rappel à la sérénité et à l'enseignement. Averroès disait que l'ignorance mène à la peur, la peur à la haine et la haine à la violence. L'amélioration de la connaissance est la priorité, vous avez raison. Nous ne pouvons donc pas nous situer uniquement sur le registre du cultuel, il faut aussi aborder le culturel. C'est pourquoi j'évoquais la Fondation de l'islam de France, qui est actuellement faible sur un plan quantitatif, mais essentielle sur le plan qualitatif. Saint Paul, lui, disait que la lettre tue, et que c'est l'esprit qui donne la vie. Au-delà de l'orthodoxie, ou plutôt de l'orthopraxie, dans la mystique soufie, le but n'est pas de s'astreindre à faire ses cinq prières par jour, c'est de faire de sa vie une prière. Je suis peut-être irénique, mais la partie essentielle est qu'il existe un déficit de compréhension de l'islam, y compris de la part de nos propres coreligionnaires. Le premier pas est donc celui de la connaissance.

M. Mohamed Bajrafil. - Pour ma part, je me fixe comme but d'aider l'autre à se passer de moi. Le savoir est le combat essentiel. Malheureusement, il y a actuellement une domination de l'idéologie littéraliste, dont la diffusion est soutenue par des moyens investis par certains États du Golfe. Résultat : c'est cette manière de vivre l'islam qui a pignon sur rue, les autres semblant désormais has been. Mon combat est de faire en sorte que toutes les voix puissent être entendues. Celles qui appellent à la haine ou à porter atteinte à la vie humaine contreviennent à la loi et doivent être interdites. Mais le rôle de l'AMIF n'est pas de dire qui est le bon et qui est le mauvais musulman. Son but est que toute personne puisse vivre en totale liberté de croire ou de ne pas croire, sans que l'orthopraxie salafiste ne s'impose.

M. Hakim El Karoui. - Merci de citer mes livres ! Le premier, L'avenir d'une exception, est sous-titré « Pourquoi le monde a encore besoin des Français ». Je vous invite à le citer complètement, parce que j'y parle du paradoxe du modèle français. En effet, la France pratique l'assimilation, fondée sur une croyance collective inconsciente en les valeurs de l'universalité. L'idée est que nous sommes tous des citoyens égaux, en référence à la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Mais quid des étrangers ? Ils ne sont pas comme nous, ils peuvent être porteurs de valeurs et d'organisations différentes - et c'est le cas des Maghrébins plus que des Italiens ou des Espagnols. On observe un niveau de discrimination extraordinairement élevé, bien mis en évidence par l'Institut Montaigne par des testings : selon que votre prénom a une consonance catholique, juive ou musulmane, à parcours égal, vos chances de décrocher un entretien d'embauche varient considérablement.

L'Institut national d'études démographiques, dans son enquête « Trajectoires et origines », qui étudie la trajectoire des enfants d'immigrés, indique que 40 % d'entre eux disent souffrir d'un déni de francité. On leur dit : vous n'êtes pas des Français comme les autres. Contrastant avec cette forme de rejet, on observe un nombre extraordinairement élevé de mariages mixtes. Aux États-Unis, où des Noirs et des Blancs vivent ensemble depuis 350 ans, il n'y a que 3 % de mariages mixtes. En France, après cinquante ans de vie commune en métropole, on est à 25 % ! Cette extraordinaire ouverture, sans comparaison avec le reste du monde occidental, contraste avec la fermeture et le rejet ressenti par les Français d'origine étrangère : c'est le paradoxe français, c'est l'assimilation, qui fait que tant que vous n'êtes pas comme nous, d'une certaine manière, on a un doute, on vous rejette symboliquement, mais qu'à partir du moment où il n'y a plus de grandes différences - le voile est un exemple de grande différence -, vous êtes un Français comme un autre, et l'on se marie avec vous.

Du coup, quand on entre dans l'atmosphère nationale, dans l'atmosphère républicaine, on se dépouille de ce qu'on a, c'est un grand moment d'acculturation ; c'est aussi un moment dangereux, où l'on n'est plus de son pays d'origine, sans être encore Français : c'est là-dessus que jouent les islamistes. C'est pourquoi il est si important de nommer, et de dire : vous êtes des Français comme les autres, vous avez vocation à être des Français comme les autres, à ce moment d'inquiétude et d'incertitude. À la fin de ce trajet, il y a l'accès non seulement à la nationalité et à la citoyenneté, mais aussi à l'identité. La difficulté, dans ce modèle français d'assimilation, c'est que le succès est silencieux, alors que l'échec, lui, est très criant, car il remet en cause notre idée de l'universel.

La loi française autorise le voile. Comme musulman, je suis opposé au voile. J'essaie d'expliquer pourquoi il peut être perçu par certains comme insupportable. Inversement, les Américains considèrent les Français, sur ce point, comme fous, xénophobes et racistes. En fait, le voile est cette grande différence entre les hommes et les femmes qui ne peut exister, en France, dans notre modèle républicain. C'est pourquoi il est perçu par la majorité des Français comme quelque chose d'irréductible. Le voile est un déni de liberté : les gens n'imaginent pas qu'on puisse le porter librement, quoi qu'en disent certaines femmes voilées. C'est aussi un déni d'égalité. Si les hommes étaient voilés, comme les sikhs, qui portent un turban, il n'y aurait pas cette question de l'égalité entre les hommes et les femmes. C'est, enfin, un déni de fraternité, parce c'est une séparation entre le corps musulman et le reste de la société, perçue comme non-musulmane. En somme, le voile peut être perçu comme une question posée à l'idée d'universel.

Quant à Tariq Oubrou, vous devriez le convoquer, et lire ses livres ! Interrogez aussi Alain Juppé sur son compte, puisqu'il est l'imam de Bordeaux. Regardez la carte du djihadisme en France, et regardez ce qui se passe à Bordeaux. Voyez enfin ce que disent les islamistes de lui. Il a eu son parcours : on a le droit de changer ! Après tout, un ancien Premier ministre avait été trotskiste...

J'ai entendu dire que je sous-estimais l'emprise des Frères musulmans et surestimais celle des salafistes. La dynamique, en France, est générationnelle. La seule organisation qui s'appelle Les Frères musulmans est en Égypte. En France, les Frères musulmans sont des étudiants maghrébins, en général en sciences, arrivés dans les années 1980, venant essentiellement du Maroc et de Tunisie. Ils ont créé une première organisation, qui a changé de nom plusieurs fois, qui était l'UOIF, qui est aujourd'hui Musulmans de France. Je vous suggère d'auditionner Amar Lasfar, d'ailleurs. Ces vingt dernières années, il y a eu un conflit entre les fondateurs et la génération suivante, les premiers maîtrisant l'arabe et tenant la seconde à distance des responsabilités. Puis, les Frères musulmans se sont institutionnalisés, et ils font du business : Amar Lasfar se considère comme un businessman. La dynamique est aujourd'hui chez les identitaires, incarnés d'une certaine manière par le CCIF. Leur discours met au coeur de l'identité l'islam et la discrimination subie par les musulmans à travers le concept ambigu d'islamophobie. Et il y a une deuxième branche, autour du néo-salafisme, qui est en train de muter, a un lien évident avec le jihadisme, et qui a aujourd'hui le vent en poupe : les grands prédicateurs salafistes ont dix fois plus de followers que le plus connu des Frères musulmans. Bref, auprès des jeunes, les courants porteurs sont les identitaires d'un côté, les salafistes ou néo-salafistes de l'autre.

M. Jean-Marie Bockel. - Votre audition est très intéressante. Il s'agit d'un sujet sur lequel nous tâtonnons tous, et ce depuis des années. Je me rappelle de l'espérance qu'ont suscitée certaines initiatives prises par l'État sur le culte musulman. J'ai connu l'époque de M. Chevènement, un homme d'État pour lequel je conserve une immense estime. Nicolas Sarkozy avait aussi lancé des initiatives. À chaque fois, on s'est rendu compte après coup que les choses ne se passaient pas comme on le pensait. J'avais notamment participé au Haut Conseil à l'intégration. Il y a un hiatus entre ceux et celles qui considèrent qu'il n'y a que la République, et qu'il n'y a pas lieu de se poser la question d'une organisation, et ceux qui, comme moi, estiment qu'il faut organiser les religions. Rappelons-nous Napoléon et les juifs de France... L'AMIF a-t-elle vocation à être un partenaire, une voix sur la question de la structuration de l'islam de France, évidemment par d'autres que vous ? J'ai lu le travail que vous avez fait en 2016 pour l'Institut Montaigne, et je l'ai trouvé fort intéressant. Vous avez forcément quelques idées sur ce que pourrait être demain l'organisation de l'islam de France.

M. Hakim El Karoui. - Toutes les religions, en France, sont organisées, et financées de façon transparente. Le Consistoire central du judaïsme français utilise par exemple le casher comme un instrument central de financement, en même temps que les dons. Ce que nous voulons faire est identique, même s'il y a d'autres sujets de consommation liés à la religion musulmane. Le hallal, quoi qu'on en pense, est devenu une activité économique importante. Le pèlerinage est très mal organisé, avec des abus. Avoir un régulateur qui contribue à structurer l'organisation du culte par le financement, c'est donc essentiel. Tous les autres cultes en ont un.

La vocation de l'AMIF n'est pas de dire la théologie. Elle n'est qu'un rouage dans un système qu'il faut réussir à mettre en place, avec une représentation du culte, en l'occurrence des mosquées, qui posent beaucoup de questions. Les questions théologiques ont vocation à être traitées par des théologiens. Aujourd'hui, tout est mélangé au sein du CFCM : organisation du culte, questions financières et questions théologiques. Même si la nouvelle direction du CFCM et de la mosquée de Paris a de bonnes intentions, l'islam de France a besoin de séparer les ordres : un ordre cultuel, un ordre financier, un ordre théologique. Plus tard, peut-être qu'ils seront réunis sous le même toit, comme c'est le cas avec le Consistoire central. Pour l'heure, sur le plan des activités économiques, il faut séparer les opérateurs économiques du régulateur.

M. Sadek Beloucif. - Nous essayons d'être des hommes et des femmes de bonne volonté. Ce problème est complexe parce qu'il y a de l'humanité, de l'humain dedans. En marketing, on dit que le critère le plus important est plus important que l'ensemble des critères ! À notre sens le critère le plus important, c'est de comprendre que c'est une question française, qui doit être réglée par tous les Français : ce n'est pas un problème uniquement musulman. Vous avez fait référence à l'espérance : c'est une des vertus théologales !

Mme Sylvie Goy-Chavent. - Il y a les Frères musulmans, les salafistes, divers mouvements turcs... Si tous ces mouvements ne se rejoignent pas forcément, ils semblent dominer l'islam de France, en tout cas sur le plan idéologique. Pourquoi les figures de l'islam dit modéré sont-elles devenues inaudibles en France ? Nous approchons des élections municipales. Que pensez-vous de l'engagement politique de responsables religieux musulmans ? L'encouragez-vous ? Vous êtes imam, monsieur Bajrafil. Que répondez-vous à un Français de confession musulmane qui vous demande : « Suis-je d'abord français ou d'abord musulman ? » ? Que dites-vous aux 28 % de Français musulmans qui, en cas de conflit, privilégieraient les règles de l'islam aux lois de la République ?

M. Hakim El Karoui. - Je ne crois pas que les salafistes, les mouvements turcs ou les Frères musulmans dominent aujourd'hui l'islam. Ils dominent le discours, sans doute, et sont très présents sur les réseaux sociaux. On ne peut pas dire pour autant qu'ils dominent l'islam. Il existe une majorité de Français de confession musulmane que j'appellerais plutôt éclairés que modérés : peut-on être modérément croyant ? En tous cas, on peut être obscurantiste, ou éclairé. Mais cette majorité ne parle pas. Pourquoi ? Peut-être parce qu'ils considèrent que c'est une affaire privée, qui n'a pas à devenir du militantisme : ce sont des questions spirituelles, dont ils n'ont pas envie de parler. D'ailleurs, quand on est musulman aujourd'hui, on est attaqué de tous côtés. Il est donc assez normal que la majorité soit silencieuse. Ce sont des personnes qui se considèrent comme des Français comme les autres, dont la religion ne regarde que leur famille, et dont les pratiques ne sont pas une question sociale, ni une question politique. Tout cela a changé avec les attentats dès 2012, et encore plus à partir de 2015 : c'est devenu une question politique. Un des enjeux politiques essentiels est de mobiliser ces Français-là et de leur dire qu'on a besoin d'eux et de leur engagement pour lutter contre l'islamisme et pour montrer que l'islam, ce n'est pas l'islamisme. La réduction de l'islam à l'islamisme est faite par tout le monde : par l'extrême droite, par ceux qui ne voudraient plus qu'il y ait de musulmans en France, et par les islamistes eux-mêmes. La mobilisation des gens éclairés est donc, à mon avis, essentielle. Pour gagner ce combat, qui est un combat de connaissance, il faut des militants de la modération et de l'esprit critique.

M. Mohamed Bajrafil. - Vos deux questions se complètent pour n'en faire qu'une. Je vous ai dit tout à l'heure que, de mon point de vue, il n'y a pas de loi religieuse qui serait sacrée ou révélée : il n'y a que des hommes qui lisent des textes et, à partir de leurs épistémè respectives, édictent des lois, qui sont donc des lois humaines, au même titre que le droit positif. Je répondrais donc à ce jeune homme : « tu vis en France, tu es chez toi, les lois de la France sont des lois humaines au même titre que ce qu'on appelle le droit musulman ». Je l'ai dit dès 2015, et cela m'a valu des menaces de mort. L'islam de France, pour moi, se nourrit des réalités socioculturelles de ce pays - tout comme celui du Maroc, ou des Comores. Les pratiques varient d'un endroit à l'autre : aux Comores, par exemple, c'est la femme qui hérite, alors même que l'islam est arrivé dans ce pays depuis fort longtemps.

Mme Sylvie Goy-Chavent. - Et sur la participation des religieux musulmans aux prochaines échéances électorales ?

M. Hakim El Karoui. - Il y a deux façons de participer : par des listes communautaires, ou par des revendications municipales. Les listes communautaires sont très marginales, à part le cas de Maubeuge, où une telle liste a fait 40 % dans un bureau de vote où le taux de participation était de 20 %, ce qui a suscité immédiatement un grand débat national. On a pensé interdire ces listes, avant de s'apercevoir qu'on n'en avait pas les moyens juridiques.

À mon avis, le sujet est plutôt la revendication, par des organisations culturelles religieuses, de places, de baux emphytéotiques pour les mosquées, de séparation des horaires dans les piscines, etc. Dans notre système démocratique, ces revendications sont similaires à celles des autres groupes : chasseurs, pêcheurs... Et faire le départ entre ce qui est républicain et ce qui ne l'est pas est parfois compliqué pour les maires.

En 1982, en Seine-Saint-Denis, il y avait 15 % d'immigrés - des étrangers nés à l'étranger. Aujourd'hui, il y en a 30 %. En 1982, la France comptait 7,8 % d'immigrés, contre 9,2 % aujourd'hui. Cela signifie qu'on a concentré tous les immigrés au même endroit, en Île-de-France en général et particulièrement en Seine-Saint-Denis et dans le Val-de-Marne, où on est passé de 13 à 21 %. Il y a une réalité économique : l'Île-de-France est la grande région économique de France, où les immigrés vont travailler - contrairement à ce qu'on dit parfois. Mais il y a aussi une politique du logement, faite par le préfet, par le bailleur social, par le maire. Je ne crois pas que ce soit une bonne idée de concentrer les immigrés au même endroit. On déplore le communautarisme, mais il faut être conscient que la puissance publique fabrique elle-même du communautarisme, avec un syndrome « pas dans mon jardin » - Not in my backyard -, qui conduit à une concentration, qui débouche elle-même sur des revendications communautaires, résultat de ce qui a été parfois clairement une politique de peuplement.

M. Antoine Lefèvre. - Vous avez évoqué les statuts des deux structures de l'AMIF, et vous avez parlé du financement de la formation. Quels sont vos financements ? Avec trente adhérents, je suppose que vous ne vivez pas des adhésions... Vous êtes en contact avec les pouvoirs publics : ceux-ci vous allouent-ils des financements ?

M. Hakim El Karoui. - L'AMIF n'est pas une organisation de masse, elle a vocation à réguler des marchés et à collecter de l'argent pour le réinvestir en associant l'ensemble des parties prenantes musulmanes. Pour cela, pas besoin d'avoir un nombre important d'adhérents. Compte tenu de la sensibilité du sujet, il est important de savoir qui sont les membres et de les avoir choisis avec précaution. Le budget de l'AMIF est de zéro euro. Il n'y a pas de financement de l'État ni de financements extérieurs.

Elle a pour ambition de réguler, donc de rendre un service qu'elle pourra faire rémunérer, avec pour objectif de réinvestir le produit net. Tant qu'elle n'est pas entrée dans le champ de la régulation du pèlerinage, du hallal ou d'autres activités économiques liées à l'islam, elle n'aura pas de budget. Elle n'a pas de permanent et ne travaille qu'avec des bénévoles. Son conseil, son bureau ne sont constitués que de bénévoles : il ne s'agit pas de gagner de l'argent, l'AMIF n'est pas un business, pas plus que l'Autorité de régulation des communications électroniques et des Postes (Arcep), par exemple. Elle se veut un régulateur à but non lucratif, qui socialisera le produit de son travail. L'association cultuelle, elle, a vocation à recueillir des dons.

L'idée est d'avancer de façon incrémentale. Pour être légitime en n'étant pas représentatif, il faut avoir prouvé son utilité. Pour avoir l'occasion de le faire, nous voulons commencer par le pèlerinage. Pourquoi ? Parce que les prix du pèlerinage sont très importants en France, avec une chaîne de valeur qui ne fonctionne pas, des agences qui sous-traitent des rabatteurs et commercialisent des visas qui devraient être gratuits. Contrairement au reste de l'Europe, une seule offre est proposée aux pèlerins français. Bref, il faut essayer d'y voir plus clair - c'est d'ailleurs une demande des fidèles. Quand nous aurons ainsi fait la preuve, auprès des fidèles, de nos qualités professionnelles et de notre transparence, nous pourrons passer au hallal, avant de faire valoir la nécessité de former des imams. Il faut favoriser la recherche théologique, avec des gens capables d'aller sur les réseaux sociaux pour contrer la propagande salafiste.

Pour cela, nous pouvons faire un appel aux dons, mais, sans légitimité, nous n'en recueillerons guère. Quand nous aurons régulé un marché, que nous aurons prouvé l'utilité de nos services, nous inspirerons davantage confiance. C'est ainsi que beaucoup de musulmans ne veulent pas donner à leur mosquée parce qu'ils ne savent pas où va l'argent. Servir de tiers de confiance, c'est très important. Il y a des centaines de comptes de mosquées fermés par les banques pour des raisons de compliance, parce qu'elles voient des espèces déposées ou de l'argent viré depuis l'étranger. Ainsi, une structure qui contribue à l'organisation, à l'assainissement et à la transparence serait très utile. On ne peut se satisfaire de la situation catastrophique actuelle : l'inaction ne saurait être la solution dans le moment de crise où se trouve l'islam en France. Il faut s'engager pour essayer de mettre en place des structures, ce qui sera l'un des éléments de lutte contre la radicalisation.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - L'objet de notre commission, c'est la radicalisation islamiste et les moyens de la combattre. Je n'ai pas bien compris comment vous allez lutter contre le communautarisme, qui est un vrai fléau pour la France. Vous voulez organiser le hallal, les voyages, mais, concrètement, pour aider les élus locaux et la République à lutter contre ces revendications communautaristes, je ne sais pas bien compris ce que vous faites.

M. Hakim El Karoui. - C'est simple : nous lutterons par les idées, en donnant les moyens aux idées éclairées de combattre l'obscurantisme.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Pas sûr que cela suffise...

Mme Nathalie Delattre, présidente. - Merci.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18 h 50.