Mercredi 29 janvier 2020

- Présidence de M. Hervé Maurey, président -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Table ronde relative à l'empreinte carbone du numérique

M. Hervé Maurey, président. - Nous lançons aujourd'hui avec cette table ronde les travaux de la mission d'information relative à l'empreinte carbone du numérique que nous venons de créer. Notre commission a en effet souhaité se donner le temps d'analyser et d'approfondir ce sujet important, qui n'a pas encore fait l'objet de travaux parlementaires et qui donne lieu à une prise de conscience progressive.

Le développement du numérique a en effet un impact environnemental. Il est responsable d'émissions de gaz à effet de serre. Il est important de mesurer l'ampleur de cet impact, de savoir s'il est contrebalancé par les effets positifs du numérique. Et si oui, dans quelles proportions ? Cette empreinte est-elle en outre prise en compte dans les scénarios d'évolution du secteur ?

Toutes ces questions rendent indispensables un état des lieux de cet impact en France et la formulation de pistes d'actions permettant de faire converger les transitions numérique et écologique. La mission d'information, sous la présidence de notre collègue Patrick Chaize, va mener des auditions et effectuer des déplacements en France. Je rappelle que nous avons aussi décidé de commander une étude permettant de disposer de données actualisées au niveau national sur l'empreinte carbone du numérique.

Nous avons le plaisir de recevoir aujourd'hui deux experts des questions du numérique, MM. Hugues Ferreboeuf et Frédéric Bordage, que je remercie d'avoir accepté notre invitation.

Monsieur Ferreboeuf, vous êtes ingénieur des mines et diplômé de Télécom Paris Tech. Vous avez notamment travaillé pour le groupe France Télécom Orange, et vous avez mené de nombreuses activités de consultant et d'entrepreneur avant de vous spécialiser dans le management des transitions, notamment écologique et numérique. Vous dirigez à ce titre les travaux du think tank The Shift Project sur l'impact environnemental du numérique. Depuis 2017, vous travaillez en effet à proposer des cadres méthodologiques opérationnels pour mettre en place la sobriété numérique. Vous avez d'ores et déjà publié trois rapports dans ce cadre : Lean ICT - pour une sobriété numérique en 2018, Climat : l'insoutenable impact de la vidéo en ligne en 2019, ainsi qu'un rapport intermédiaire visant à proposer des pistes d'action. Vous nous exposerez le bilan que vous tirez de ces premiers travaux.

Monsieur Bordage, vous êtes également un spécialiste du numérique « responsable » et vous avez fondé, en 2004, Green.IT.fr, qui se définit comme une communauté des acteurs du numérique responsable et qui s'intéresse aux questions de sobriété numérique, d'écoconception des services numériques et de low-tech. Vous avez d'ailleurs publié en septembre 2019 un essai intitulé Sobriété numérique : les clés pour agir.

Alors que pendant longtemps, le numérique n'a été vu que comme un moyen d'accélérer la transition écologique, un outil pour réduire nos consommations d'énergie, la multiplication des usages, l'accumulation des terminaux ou encore le développement de l'internet des objets conduisent aujourd'hui à nous interroger sur la soutenabilité du développement du numérique au regard des enjeux liés au réchauffement climatique.

Les premiers chiffres mondiaux dont nous disposons indiquent que le numérique a été responsable de 3,8 % des émissions totales de gaz à effet de serre en 2018 et de 4,2 % de la consommation d'énergie primaire ; 44 % de cette empreinte carbone serait due à la fabrication des terminaux et 56 % à leur utilisation. Cette part devrait par ailleurs doubler pour atteindre 8 % en 2025. Qu'en est-il en France ?

Nous sommes conscients qu'il convient d'éviter un écueil important : notre approche ne doit être ni « techno-béate » ni « technophobe ». C'est l'un des enjeux de notre table ronde.

Je vous laisse la parole pour nous exposer en quelques minutes le constat que vous avez été amené à dresser sur ce sujet, ainsi que les pistes d'action que vous préconisez pour nos politiques publiques.

M. Hugues Ferreboeuf, directeur du groupe de travail « Lean - ICT » au Shift Project. - La première phase de nos travaux visait à dresser un constat. La deuxième phase, qui devrait se terminer à l'été, a pour objet d'explorer des solutions. La consommation d'énergie due au numérique est en augmentation de 9 % par an. Si nous continuons à ce rythme, elle sera trois fois plus importante en 2025 qu'elle ne l'était en 2005. C'est l'inverse de ce qu'il faut faire pour tenir nos objectifs climatiques.

Une grande partie de la consommation d'énergie est due à la production des équipements : c'est une des faces cachées du numérique. Le numérique émet aujourd'hui 50 % de gaz à effet de serre de plus que le trafic aérien. Si rien n'est fait pour inverser la tendance, ses émissions seront en 2025 au même niveau que celles de l'automobile aujourd'hui.

La production des équipements numériques est responsable de 40 % de l'empreinte carbone du numérique. Si l'on additionne les émissions liées à la production et à l'utilisation, les terminaux sont responsables de 60 % de l'empreinte carbone totale. Plus un terminal est petit, et plus l'empreinte due à sa production est importante.

En 2010, on produisait environ 1 milliard d'équipements numériques par an ; on en produit aujourd'hui 4 milliards, et si cette tendance se poursuit, nous en produirons 10 milliards en 2030. On estime qu'il y aura au moins 45 à 50 milliards d'équipements numériques en 2030. Chaque Américain possède en moyenne 13 équipements numériques ; dans dix ans, ce chiffre sera de 35.

L'ensemble des données stockées dans les data centers augmente de 36 % par an, 40 % de cette progression étant liée aux big datas. Sur les réseaux sociaux, 80 % de l'augmentation du trafic est due aux applications vidéo, principalement de loisir.

Depuis quelques années, la croissance des volumes est largement supérieure aux gains d'efficacité énergétique réalisés dans ce secteur. Dans les prochaines années, nous allons faire face à une accélération de la consommation d'énergie due au numérique. Notre constat est que la seule manière de renouer avec une trajectoire soutenable est de revenir à plus de sobriété, afin de retrouver, par exemple, une croissance de trafic de l'ordre de 15 % par an, au lieu de 25 % par an.

M. Frédéric Bordage, fondateur et animateur de Green IT.fr. - Mes propos sont tirés d'une étude que nous avons publiée en octobre 2019 sur l'empreinte environnementale du numérique mondial et d'un livre blanc que nous avons remis au Gouvernement en mars 2018.

On compte environ 34 milliards d'équipements numériques dans le monde, et en France, environ 34 équipements par ménage. L'empreinte environnementale du numérique mondial représente environ trois fois celle d'un pays comme la France. On estime que les impacts auront doublé, voire triplé entre 2010 et 2025.

Les terminaux sont la principale source d'impact. En effet, 32 des 34 milliards d'équipements du parc numérique mondial sont des terminaux d'utilisateurs. Les ordinateurs étaient la première source d'impact avant 2015, mais la tendance s'est inversée. On a désormais plus de smartphones que d'utilisateurs. Les utilisateurs sont responsables de deux tiers à trois quarts des impacts.

Le plus problématique est l'extraction des minerais et leur transformation en composants électroniques. Si la consommation des principaux minerais qui nous permettent de fabriquer les objets du monde moderne - les éoliennes, les panneaux photovoltaïques, les véhicules électriques et les équipements numériques - se poursuit au même rythme, dans trente ans, nous aurons épuisé les ressources. Il nous faut prendre conscience que le numérique est une ressource non renouvelable. Nous sommes tous des drogués du numérique, et même si nous décidions de nous sevrer, nous n'arriverions pas à le faire en trente ans. Que se passera-t-il quand nous n'aurons plus assez de ressources numériques pour gérer la cité ? Nous sommes en train de gâcher les ressources pour des usages de loisir. Nous devons ouvrir un vrai débat de société sur l'usage que nous choisissons de faire des dernières réserves numériques. La sobriété repose sur une prise de conscience du niveau critique de ces ressources.

La première de nos recommandations est la réduction du nombre d'objets connectés, dont la multiplication explique l'augmentation du nombre d'équipements. Comment les mutualiser ? Est-il bien raisonnable, dans un immeuble collectif, que chaque appartement dispose d'une box ADSL et d'un boîtier TV ? Un autre enjeu majeur est de réduire le nombre et la taille des écrans. Il nous faut aussi augmenter la durée de vie des équipements, par exemple en allongeant la durée de garantie légale. Enfin, nous devons encourager l'écoconception des services numériques. Les services quotidiens peuvent être conçus de manière à utiliser de 200 à 1 000 fois moins de ressources informatiques. La France a pris de l'avance en la matière.

L'intelligence artificielle de Google détecte mieux les cancers que les oncologues. En France, de brillants chercheurs de l'Institut Curie ont entraîné deux chiens qui détectent plus précocement des formes plus nombreuses de cancer que ne le fait l'intelligence artificielle de Google. Nous pensons que la sobriété numérique doit reposer sur l'assemblage intelligent de toutes les solutions qui sont à notre disposition. Il ne faut pas jeter le numérique mais l'utiliser à bon escient.

M. Patrick Chaize, président de la mission d'information. - Je vous remercie pour vos présentations. Pourriez-vous également nous présenter les aspects positifs du numérique ? J'ai bien entendu vos constats sur l'impact environnemental du numérique, mais je suis convaincu que le numérique apporte aussi des solutions. Selon vous, les gains environnementaux nets des politiques de numérisation doivent-ils désormais être systématiquement et préalablement évalués ? Dans l'étude du Shift Project sur l'impact de la vidéo, vous esquissez deux pistes de régulation : par les vecteurs ou par le contenu. Pourriez-vous nous en dire plus ? Faut-il, selon vous, envisager l'extension des pouvoirs du régulateur aux terminaux, comme le préconise l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep) ?

M. Jean-Michel Houllegatte, rapporteur. - Je remercie les deux intervenants. Il ne s'agit pas faire le procès du numérique dont nous avons tous fait la promotion. Comment mobiliser les milliards d'utilisateurs autour de la sobriété en valorisant les comportements vertueux ? Quels seraient les impacts du déploiement de la 5G sur le bilan carbone du numérique ?

M. Guillaume Chevrollier, rapporteur. - Les réseaux sociaux et les sites de streaming vidéo représentent la majeure partie des données consommées dans le monde et jouent à ce titre un rôle important dans la croissance de l'impact environnemental du numérique. Or le développement de ces usages s'est largement appuyé sur des procédés mis en place pour orienter les comportements vers la consommation tels que l'autoplay, les mécanismes de recommandation sur Youtube ou Netflix, ou les mécanismes de notification sur Facebook. Certains psychologues et neuroscientifiques parlent même de stratégies de manipulation du consommateur fondées sur l'addiction. Selon vous, les pouvoirs publics doivent-ils limiter l'emprise addictive de ces contenus pour concilier numérique et environnement ? Le cas échéant, comment peut-on réguler ces contenus ?

Pouvez-vous nous indiquer la part des données traitées et stockées en dehors du territoire national ? Selon vous, la relocalisation des données en Europe ou en France présente-t-elle un intérêt environnemental ? Le cas échéant, quels pourraient être les leviers pour favoriser cette « relocalisation » ?

M. Frédéric Bordage. - Il est tout à fait souhaitable que les gains des politiques de numérisation soient systématiquement évalués. L'une des préconisations de notre livre blanc portait d'ailleurs sur la formation des étudiants des écoles d'ingénieurs aux méthodes d'évaluation des impacts positifs comme négatifs des politiques de numérisation.

M. Hervé Maurey, président. - Les préconisations de votre livre blanc ont-elles été suivies ?

M. Frédéric Bordage. - Certaines l'ont été, mais pas toutes. En l'occurrence, celle que je viens d'évoquer n'a pas été suivie. Le principal enjeu est d'avoir une information de qualité afin de hiérarchiser les solutions.

M. Hugues Ferreboeuf. - La difficulté est que le fonctionnement du numérique est aujourd'hui systémique, si bien qu'il est impossible de changer son comportement tout seul. Les entreprises font leur transition numérique et vont continuer. Il serait donc souhaitable que la prise en compte des impacts environnementaux du numérique soit intégrée dans leurs stratégies, ce qui suppose que l'ensemble des acteurs soient convaincus de la nécessité d'une telle approche et que les outils intègrent cette préoccupation.

Les collectivités territoriales se voient proposer des services visant à « smartiser » leurs territoires. Il faut créer les conditions pour que la question de l'impact environnemental de telles technologies soit posée en amont.

La mise en place d'un outil de smart mobility permet par exemple de fluidifier le trafic, et donc de diminuer la consommation d'essence des véhicules. Mais gare à « l'effet rebond » ! La circulation étant plus fluide, le trafic augmente, si bien que la circulation redevient difficile et que la consommation d'essence augmente. Pour éviter un tel effet rebond, il faut accompagner une telle initiative d'une mesure de limitation des voitures dans la ville.

M. Éric Gold. - Quel peut être le rôle des collectivités territoriales dans cette quête de sobriété ? Comment les collectivités peuvent-elles concilier une telle quête avec la poursuite du développement du numérique sur leur territoire, souvent nécessaire à leur survie à l'heure où la plupart des services sont désormais numériques ?

M. Jean-Marc Boyer. - Pourriez-vous préciser ce que vous entendez par équipements numériques ? Quelle est la part des ressources utilisées dans les différentes sources d'énergie renouvelable ? Vous parlez de sobriété, mais la société ne prend pas du tout cette direction. Quid de la voiture électrique ? Est-il préférable de revenir à la deux chevaux ?

M. Frédéric Marchand. - J'ai beaucoup apprécié le rapport du Shift Project sur l'usage de la vidéo en ligne. Pourriez-vous développer les pistes que vous évoquez dans ce rapport, notamment l'autorégulation et l'organisation d'un grand débat public ? Sur quelles données votre application « Carbonalyser » s'appuie-t-elle ?

M. Hervé Gillé. - L'angle de la santé me semble primordial pour aborder la question de la sobriété. C'est un sujet qu'il faut porter auprès de l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Quelles sont les actions menées pour mettre en place une politique de prévention au niveau mondial ?

M. Guillaume Gontard. - Certains équipements deviennent obsolètes car ils ne sont plus compatibles avec les nouveaux logiciels. Lors de la discussion du projet de loi relatif à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire, le Sénat avait adopté un amendement tendant à imposer une durée d'exploitation des logiciels d'au moins dix ans, mais il a été supprimé en commission mixte paritaire. Il me semble toutefois qu'il faudrait activer ce levier.

Plusieurs experts nous ont dit que la 4G était suffisante pour nos usages courants, et que la 5G serait surtout utile pour certaines applications de médecine à distance ou pour visionner des vidéos dans le TGV. Existe-t-il une évaluation des impacts de l'empreinte carbone de la 5G ?

M. Louis-Jean de Nicolaÿ. - Les fabricants d'équipements numériques ont-ils pris conscience du problème ? Quelle serait l'instance internationale compétente pour favoriser cette prise de conscience ? Ce sont les constructeurs automobiles qui ont permis la diminution de la consommation de voitures...

M. Frédéric Bordage. - Pour motiver les utilisateurs, il faut faire passer le message que l'allongement de la durée de vie des équipements est une bonne chose pour leur porte-monnaie et pour la planète.

De nombreuses questions portent sur les usages, mais je rappelle que la plus grande partie de l'empreinte est due à la fabrication des équipements. Il ne faut pas se focaliser sur les usages. Le centre de gravité du débat doit être la baisse du nombre d'équipements produits.

S'agissant des logiciels, il existe des méthodes simples pour allonger la durée de vie des terminaux, comme la dissociation systématique des mises à jour correctives et des mises à jour évolutives. De ce point de vue, le projet de loi relatif à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire aurait pu aller beaucoup plus loin.

La relocalisation des data centers en France permettrait une réduction des gaz à effet de serre mais aurait un impact sur l'eau. De manière générale, il ne faut pas évaluer l'empreinte du numérique au travers d'un seul indicateur environnemental. Si une diminution des émissions de gaz à effet de serre entraîne l'augmentation des autres indicateurs, il s'agit d'un transfert de pollution et non d'un gain. La relocalisation des data centers en France est d'abord un enjeu de respect de la vie privée et de souveraineté des données.

Nous n'avons pas besoin de la 5G, sauf pour nos usages de loisir. Un service numérique écoconçu peut fonctionner avec la 3G, a fortiori avec la 4G. La Deutsche Bahn a démontré qu'il était possible de diviser par 1 350 la quantité de ressources informatiques nécessaires pour trouver l'horaire d'un train. Nous sommes donc parfaitement capables de dépasser le facteur 4.

M. Hugues Ferreboeuf. - La priorité est de provoquer une prise de conscience. Les sujets que nous avons abordés ce matin sont en général méconnus. Le public ne sait pas qu'un smartphone de 130 grammes a une empreinte carbone de 80 kilogrammes. Il faut d'abord agir sur nos croyances, car un certain nombre d'entre elles sont fausses. Il faut ensuite que nos valeurs nous poussent à aller dans la bonne direction. C'est pourquoi j'insiste sur la nécessité de communication, par exemple par le biais de campagnes d'information publiques.

Il ne faut pas être naïf : le business model de certains fabricants de terminaux repose sur l'accroissement des volumes. En revanche, une taxe carbone aux frontières sur ces équipements pourrait avoir du sens.

Nous avons signalé l'existence de techniques qui ont pour but de provoquer l'addiction. Il faudrait les interdire, de même qu'il faudrait interdire l'autoplay.

La consommation numérique ne repose pas exclusivement sur les services proposés par Google, Apple, Facebook et Amazon (les Gafa), mais aussi sur une grande quantité de services proposés par des acteurs qui au départ n'étaient pas des fournisseurs numériques. C'est pourquoi il est nécessaire de faire entrer l'impact environnemental dans la définition des stratégies numériques des entreprises.

Le numérique est un moyen de désenclaver un certain nombre de territoires. Il est urgent de résorber les zones blanches, voire les zones grises en y déployant la 4G. Faut-il pour autant déployer la 5G partout ? À échéance de quatre ou cinq ans, la 5G ne permettra pas d'inventer des applications dont nous ne disposons pas aujourd'hui avec la 4G. Elle permettra d'utiliser les mêmes applications de manière plus performante et d'accéder à des contenus plus riches, mais ce n'est pas forcément de cela dont nous avons besoin prioritairement. Les équipements 5G consomment plus que les équipements 4G, et bien que l'efficacité énergétique des équipements 5G soit meilleure, leur déploiement aboutira à un doublement de la consommation d'énergie.

M. Claude Bérit-Débat. - Merci pour ces éléments d'information qui nous permettent de remettre en perspective certaines décisions des collectivités territoriales sur la 5G, le télétravail, etc. Vous avez répondu sur les usages, je voudrais évoquer la fabrication. Peut-on recycler les matériaux rares et les minéraux précieux contenus dans les téléphones, les ordinateurs ou les tablettes grâce à l'économie circulaire ? Cela pourra-t-il suffire à couvrir les besoins ? Même si on réduit les usages, on aura toujours besoin d'ordinateurs. Comment éviter aussi l'obsolescence due à la remise à jour des logiciels ? La meilleure façon de prolonger la durée de vie serait de prolonger les garanties, mais cela reste encore hypothétique.

M. Jordi Ginesta. - Les éoliennes et les centrales photovoltaïques supposent pour leur fabrication des minerais rares, en voie d'épuisement, et ont une empreinte carbone élevée. N'est-ce pas une erreur de vouloir démanteler les centrales nucléaires qui n'ont pas d'empreinte carbone ?

M. Jean-François Longeot. - La mission d'information, que je présidais et dont la rapporteure était Mme Marie-Christine Blandin, avait publié un rapport intitulé 100 millions de téléphones portables usagés : l'urgence d'une stratégie. Il n'est peut-être pas indispensable que les systèmes d'exploitation soient remis à jour aussi régulièrement. Les opérateurs communiquent volontiers pour vendre toujours plus de téléphones, mais peu sur le recyclage ; or, je rappelle que 50 000 téléphones portables contiennent un kilogramme d'or. Ce n'est pas négligeable ! Comment convaincre les opérateurs de sa nécessité ? L'obsolescence programmée est un vrai problème. Nous avions proposé d'étendre la garantie à cinq ans au moins pour inciter les consommateurs à conserver leur téléphone et à rendre leurs appareils usagés pour faciliter leur recyclage.

Mme Angèle Préville. - Nous sommes confrontés aux défis du développement rapide du numérique et des usages, en ayant en tête l'exigence de sobriété. Quels sont les appareils qui se recyclent mieux ? Quel est le taux de recyclage ?

Les vidéos sont très consommatrices en énergie. Faut-il réglementer ? Les films publicitaires se multiplient, car ils sont rémunérateurs pour les opérateurs et les consommateurs sont captifs. Quelles sont les parts des films publicitaires et des films de création ?

Avec le numérique, de nouveaux usages apparaissent et se développent. Les copies d'examen seront ainsi numérisées. Ces décisions sont prises sans évaluation. Quel sera leur impact ? Enfin, les jeux vidéo en streaming sur des plateformes se développent et sont très consommateurs d'énergie. Comment éviter cette inflation de consommation ?

M. Joël Bigot. - La fabrication des smartphones consomme beaucoup d'énergie. Cela renvoie au projet de loi relatif à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire, qui introduit les indices de réparabilité et de durabilité des produits. Il faut allonger la durée de vie des produits. Dès la conception, il faut faire en sorte qu'il puisse être utilisé très longtemps car la ressource n'est pas inépuisable. Notre société consomme de plus en plus de services numériques, comme la télémédecine par exemple. Ces derniers deviennent indispensables.

À l'approche des élections municipales, je ne peux pas ne pas vous interroger sur les smart cities, projets mis en avant par beaucoup de candidats ou d'élus. Cette notion renvoie à une idée de compétence, d'intelligence et est adossée à certains outils numériques. Qu'en pensez-vous ? Enfin, quel est le bilan carbone de la fibre optique ?

Mme Martine Filleul. - Je tiens à vous remercier pour votre travail. Vous mettez l'accent sur la responsabilité individuelle. Tout, en effet, ne peut être fait par l'État ou les grands groupes. Chacun est responsable et vous proposez des gestes simples qui permettraient de réduire nos émissions de carbone.

Mme Nelly Tocqueville. - Les gestes individuels, même s'ils sont indispensables, ne sont pas suffisants. L'éducation à la sobriété est cruciale. Lorsque l'on parle d'éducation, on pense immédiatement à l'école : on apprend déjà aux enfants à trier les déchets, à limiter le gaspillage alimentaire. Comment leur faire prendre conscience des dangers du numérique et des risques pour la société ? Avez-vous fait des propositions au ministre ?

M. Frédéric Bordage. - On collecte très peu nos déchets : en 2017, nous avons collecté seulement 45,1 % de nos déchets liés à nos équipements électriques et électroniques. La France fait pourtant partie des pays les plus en pointe au niveau international... On recycle peu, mais aussi très mal. Pour récupérer l'or d'un micro-processeur, il faut utiliser de l'acide chlorhydrique et du cyanure, recourir à des électrolyses et à des opérations dans des hauts-fourneaux ! Les procédés sont lourds et ne sont pas très bons pour l'environnement non plus. Le recyclage n'est donc pas une solution. En France, on est organisé pour traiter les déchets, en aval, pas pour prévenir leur constitution, en amont. Plus que le recyclage, il conviendrait de privilégier le réemploi, s'assurer que les équipements auront une seconde vie avant d'être recyclés.

Les opérateurs promettent des smartphones à un euro ou à un prix promotionnel en échange d'un engagement de 24 mois. Cela explique pourquoi la durée de vie moyenne d'un téléphone est de 24 mois. Si les offres étaient conditionnées à un réengagement pour trois ans, la durée de vie des appareils passerait à trois ans ! Nous proposons d'interdire ce genre de modèle économique délétère pour l'environnement, car le consommateur a l'impression de payer son téléphone à son juste coût par son abonnement, ou alors d'imposer la prise en compte du coût total de possession ou l'affichage du prix de revient global du dispositif.

Nous sommes aussi favorables à la consigne obligatoire, car nous disposons d'un formidable gisement d'équipements qui peuvent être remis en état et reconditionnés pour être réemployés. Encore faut-il les collecter, créer des filières de collecte ! Pourquoi ne pas mettre en place une incitation financière, sous la forme d'un surcoût qui freinerait les achats compulsifs, tout en encourageant à rapporter un équipement lorsqu'il fonctionne encore pour récupérer la valeur de la consigne et permettre, en même temps, son réemploi ? Cela serait bon pour l'économie et l'environnement.

La dématérialisation n'est qu'un transfert d'un support papier vers un support numérique. C'est donc un transfert de pollution ! Faut-il aussi généraliser le numérique lorsque les études montrent que l'on apprend mieux à penser en apprenant à lire et écrire avec un stylo et du papier ? Il importe de prendre en compte aussi les enjeux sanitaires et éducatifs.

Sur les jeux vidéo, j'ai réalisé la seule étude au niveau mondial sur l'analyse du cycle de vie en analyse comparative multi-critères selon le standard international ISO 14044. Le développement du streaming de jeux sur plateformes aura un impact délétère à cause de « l'effet rebond », car ceux qui ne jouaient pas avant vont pouvoir jouer, et l'impact du jeu va s'accroitre.

Les smart cities sont des illusions ! Comment allons-nous fabriquer les équipements numériques nécessaires, les éoliennes, les panneaux photovoltaïques, les écrans, les capteurs, etc., avec les stocks de minerais dont on dispose ? Le décalage est ahurissant entre les réserves en minerais et les promesses d'un monde hyper-intelligent, hyper-connecté, hyper-numérisé.

La fibre est une très bonne solution car les photons consomment très peu d'énergie et n'émettent pas de rayonnement électro-magnétique.

Enfin, j'ai proposé aussi dans notre livre blanc Numérique et Environnement, il y a deux ans, de développer l'éducation et la formation au numérique à l'école, de fournir des kits d'information aux enseignants, élaborés sur des bases indépendantes et impartiales. Malheureusement, le seul ministère avec lequel on n'arrive pas à discuter est le ministère de l'éducation nationale. On risque de transformer les digital natives, la génération des enfants actuellement à l'école, en analphabètes du numérique responsable ! Je regrette que le ministère ne réponde pas à ces propositions.

M. Hugues Ferreboeuf. - La dématérialisation est une illusion. Quand on passe du papier au numérique, on ne dématérialise pas, on matérialise différemment. Parfois c'est pertinent, parfois cela ne l'est pas. L'analyse n'est donc pas manichéenne. De même, la fibre optique n'est pas la même chose que la couverture radio, l'une est plus vertueuse que l'autre, même si elle semble moins séduisante.

Il est donc fondamental de diffuser l'information en la matière pour mettre à plat les questions et désamorcer les croyances. Dès lors, on pourra utiliser le levier de la responsabilité individuelle. Si on ne peut pas, apparemment, compter sur l'Éducation nationale pour ralentir l'usage des écrans, on peut sans doute s'appuyer sur les parents : nous devons les informer sur les impacts environnementaux ou sanitaires des écrans. Dans certains pays, si on laisse les enfants trop longtemps devant un écran, on est passible d'une amende.

La responsabilité individuelle peut aussi avoir des effets dans les entreprises. Beaucoup d'entreprises sont en train de réfléchir aux façons de mieux piloter, sur le plan environnemental, leurs systèmes de formation parce que les candidats qu'elles souhaitent embaucher sont devenus beaucoup plus exigeants sur la capacité de l'entreprise à être vertueuse sur le plan environnemental. Or, les compétences en matière numérique sont rares et les entreprises doivent donc s'adapter.

Toutes les applications numériques ne se valent pas. Évidemment, les applications de télémédecine sont utiles. L'intérêt des smart cities dépend du bilan carbone prévisionnel, de la couche technologique envisagée et des politiques que l'on veut mettre en place. Mais cette analyse n'est que rarement réalisée.

Le développement des plateformes de jeux vidéo aura un « effet rebond » qui va amplifier la croissance des flux vidéos. Et avec la 5G il sera possible de jouer en ligne sur son mobile en réalité virtuelle, ce qui multipliera par dix les flux de données !

Enfin, le développement des énergies renouvelables ne peut se réaliser sans la consommation d'un certain nombre de ressources non renouvelables. Aucune énergie renouvelable n'est totalement décarbonée. L'énergie nucléaire fait partie des énergies les moins carbonées. Si notre objectif principal est de limiter le réchauffement climatique, alors la priorité ne devrait pas être de démanteler les centrales nucléaires.

M. Hervé Maurey, président. - Je vous remercie. Cette table ronde confirme à quel point la création de notre mission d'information est pertinente.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Groupe de travail sur les déserts médicaux - Examen du rapport d'information

M. Hervé Maurey, président, co-président du groupe de travail. - Avec M. Jean-François Longeot, nous allons désormais vous présenter une communication sur les déserts médicaux : il s'agit de dresser un bilan des auditions réalisées en 2018 par le groupe de travail sur les déserts médicaux que nous coprésidons avec M. Jean-François Longeot et de publier un rapport d'information, si vous en êtes d'accord, pour faire le point sur ce sujet, quelques mois après l'entrée en vigueur de la dernière loi « Santé » du 24 juillet 2019.

Dix ans après l'adoption de la loi Bachelot, le moins que l'on puisse dire est que les politiques mises en place par les gouvernements successifs ne sont pas parvenues à lutter efficacement contre les inégalités territoriales d'accès aux soins : la fracture sanitaire continue de se creuser entre les territoires et s'ajoute aux multiples fractures qui traversent notre pays. Ce sont d'ailleurs les mêmes territoires qui connaissent des difficultés en matière de mobilités, d'offre de soins, d'accès au numérique et aux services publics.

Si nous n'agissons pas rapidement, la situation va encore s'aggraver, car la démographie médicale continuera à baisser dans les prochaines années avant que la suppression du numerus clausus, votée cette année, ne produise enfin ses effets.

Les travaux de notre commission sur les déserts médicaux sont nombreux et témoignent de l'attention constante que nous avons accordée à la problématique de l'égal accès aux soins dans les territoires, qui porte une atteinte insupportable au pacte républicain et à notre contrat social.

En 2013, j'avais été nommé rapporteur d'un groupe de travail présidé par notre collègue Jean-Luc Fichet et dont les travaux avaient abouti à la publication du rapport Déserts médicaux : agir vraiment. Ce rapport proposait 16 mesures pour lutter contre les déserts médicaux, en particulier la mise en oeuvre d'un système de régulation des installations de médecins généralistes avec un conventionnement sélectif à l'Assurance maladie sur le principe « une arrivée pour un départ » dans les zones déjà fortement dotées en médecins. Je proposais également de soutenir le développement de la télémédecine, de libérer du temps médical dans tous les territoires en augmentant les compétences de certaines professions de santé qui sont mieux réparties sur le territoire comme les pharmaciens, les orthoptistes ou encore les sages-femmes, et de réformer les études médicales pour améliorer la prise en compte, par les futurs médecins, des préoccupations des territoires.

En 2015, la commission s'était saisie pour avis du projet de loi de modernisation de notre système de santé. Notre rapporteur Jean-François Longeot avait alors proposé plusieurs amendements qui reprenaient les recommandations du rapport de 2013 et visaient à instaurer un conventionnement sélectif en zones sur-dotées pour les nouvelles installations de médecins généralistes.

En 2018, deux ans après l'entrée en vigueur de cette loi, nous avions souhaité relancer les travaux de la commission sur ce sujet avec M. Jean-François Longeot et le bureau avait décidé de créer un groupe de travail dans le contexte de la présentation du plan « Ma Santé 2022 » par le Président de la République et de la nomination de trois délégués nationaux à l'accès aux soins.

Notre groupe de travail, composé de 18 sénatrices et sénateurs représentant l'ensemble des sensibilités politiques de notre assemblée, a procédé à une demi-douzaine d'auditions et deux tables rondes aux mois d'octobre et décembre 2018.

En 2019, le Grand Débat qui s'est tenu à la suite du mouvement des gilets jaunes a placé l'accès aux soins en tête des préoccupations des Français alors même que le Président de la République ne l'avait pas identifié comme un thème de réflexion dans sa lettre aux Français. Dans le prolongement de ce Grand Débat et du plan « Ma Santé 2022 », la ministre des affaires sociales et de la santé a présenté au Parlement un projet de loi relatif à l'organisation et à la transformation du système de santé et notre commission s'en était saisie pour avis.

Notre rapporteur Jean-François Longeot avait alors proposé à la commission d'adopter 30 amendements avec trois préoccupations majeures : accompagner la suppression du numerus clausus et la réforme des études de santé par des mesures permettant de rapprocher les étudiants en médecine des territoires ; réguler l'offre de soins et réaffirmer le principe d'égal accès aux soins sur l'ensemble du territoire ; alléger les contraintes administratives pesant sur les professionnels, développer les partages de compétences et mettre le numérique au service des populations pour libérer du temps médical.

Aujourd'hui, la situation est toujours aussi grave et a des conséquences sur la mortalité précoce dans de nombreux départements, comme l'ont montré les travaux du géographe Emmanuel Vigneron, avec des phénomènes de perte de chance : une commune sur trois connaît des difficultés en matière d'accès aux soins ; entre 6 et 8 millions de personnes vivent dans un désert médical ; les écarts de densité entre départements varient de 1 à 3 pour les médecins généralistes et de 1 à 8 pour les spécialistes, voire même de 1 à 24 pour les pédiatres. Je rappelle enfin que, selon différentes estimations, les inefficiences dans l'allocation des ressources médicales sur le territoire coûteraient entre 1 et 5 milliards d'euros par an au système de santé. Tous ces constats s'appuient sur des données élaborées par les services de l'État.

Plus grave encore, personne dans les ministères n'est en mesure de donner des chiffres consolidés et précis sur l'efficacité des multiples mesures financières visant à inciter les médecins à s'installer dans les territoires où la population a besoin d'eux ! J'ai moi-même posé cinq questions écrites aux différents ministres de la santé depuis 2011 et je n'ai jamais eu de réponse... Il s'agit donc d'un scandale sanitaire et financier.

Alors que la situation française est plus dégradée que dans d'autres pays de l'OCDE, avec une densité médicale dans les zones rurales françaises plus faible que la moyenne de l'OCDE, nous continuons de regarder ailleurs.

D'autres pays comme l'Allemagne, l'Espagne, la Belgique, la Suisse ou encore la Grande-Bretagne ont mis en place des systèmes contraignants de régulation des installations. En France, loin de s'inspirer de ces exemples, les gouvernements successifs continuent de repousser des mesures de régulation allant moins loin que celles en vigueur chez nos voisins et qui sont proposées par un grand nombre de parlementaires depuis des années. De même, certaines professions comme les infirmiers ou les masseurs-kinésithérapeutes ont fait l'objet de mesures de régulation de type conventionnement sélectif qui ont démontré leur efficacité.

Je rappelle également que les collectivités territoriales se mobilisent pleinement pour pallier l'inaction de l'État. Elles tentent d'attirer des médecins par tous les moyens possibles, avec plus ou moins de succès, et font preuve d'une très grande inventivité à travers des « opérations séduction » en tout genre : maisons de santé flambant neuves, offres de postes de médecins salariés, soutien financier pour les jeunes médecins généralistes en stage, aide au logement etc.

Nous ne pouvons plus attendre et d'ailleurs, plusieurs associations d'élus locaux comme l'Association des petites villes de France, l'Association des maires ruraux ou encore Villes de France demandent la mise en place de mesures fortes de régulation et même d'une obligation d'exercice en zones sous-denses pour les jeunes médecins pour certaines d'entre elles.

Nos concitoyens s'impatientent également : près de 9 Français sur 10 souhaitent obliger les médecins à s'installer dans les déserts médicaux, selon un sondage IFOP pour le Journal du Dimanche.

M. Jean-François Longeot, co-président du groupe de travail. - Je vais maintenant vous présenter les principales orientations du rapport, qui s'inscrivent dans la continuité des travaux effectués par la commission dans le cadre du projet de loi « Santé » de 2019.

Si une majorité de ces propositions n'avaient malheureusement pas été retenues lors des débats du printemps dernier, je vous rappelle que quelques amendements de la commission avaient été adoptés par le Sénat et maintenus dans le texte final. Un premier amendement avait ainsi permis la généralisation d'un stage en ambulatoire de six mois pour les étudiants de dernière année de médecine générale, prioritairement dans les zones sous-dotées. Le rapport d'information que nous vous présentons ce matin préconise d'évaluer cette mesure pour, le cas échéant, la cibler sur les zones sous-dotées. Par ailleurs, faute d'avoir prévu un mécanisme de régulation de l'offre de soins, le Sénat avait introduit dans le texte, à l'initiative de notre commission, l'obligation d'une négociation entre l'Assurance maladie et les médecins pour « déterminer les conditions dans lesquelles les médecins participent à la réduction des inégalités territoriales dans l'accès aux soins ». Dans notre rapport, nous appelons l'Assurance maladie et les médecins à engager au plus vite cette négociation.

On peut donc se réjouir que la commission ait permis d'améliorer un texte qui n'avait pas fait de la problématique des déserts médicaux une réelle priorité. Pourtant, pris dans sa globalité, la loi du 24 juillet 2019 demeure largement insuffisante, continuant de s'appuyer sur des remèdes ayant échoué depuis vingt ans, au premier rang desquels le recours aux incitations financières à l'installation, ce qui accroit encore davantage les distorsions entre territoires. Des solutions pragmatiques existent pourtant ; connues de tous, elles n'ont jamais été expérimentées en France, en dépit de leurs résultats probants à l'étranger.

Nos propositions se déclinent en trois axes : la régulation de l'offre de soins ; l'adaptation de l'organisation de notre système de santé à l'exigence de proximité ; la libération du temps médical pour rapprocher les soins de nos concitoyens.

Je commencerai par la régulation de l'offre de soins. Nous proposons de mieux réguler celle-ci sur le territoire, en mettant en oeuvre un système de conventionnement sélectif, afin de limiter les installations des médecins généralistes dans les zones sur-dotées selon un principe « une arrivée pour un départ ». Cette solution, préconisée par la Cour des comptes, est demandée par un nombre croissant d'acteurs, qu'ils soient élus locaux ou hospitaliers. Mis en oeuvre pour d'autres professions, notamment pour les infirmiers, le conventionnement sélectif a eu un effet notable sur la répartition de ces professionnels sur le territoire, ce que confirment les études des services de l'État. Rien ne justifie que ce qui a fonctionné pour plusieurs professions de santé ne soit pas appliqué pour les médecins ! Il s'agit d'une solution équilibrée, voie médiane entre la coercition, qui limiterait fortement la liberté d'installation des médecins, et le recours aux incitations financières, qui n'ont manifestement pas empêché l'accroissement des inégalités territoriales d'accès aux soins.

Les incitations à l'installation en zones sous-denses sont dispersées entre une pluralité d'acteurs - État, Assurance maladie, collectivités territoriales - au point qu'il n'existe pas, aujourd'hui, de bilan exhaustif du coût de ces dispositifs et encore moins d'évaluation, pourtant demandée depuis des années, de leurs effets sur les inégalités territoriales d'accès aux soins. Nous proposons donc que soit enfin recensée et évaluée la diversité des dispositifs incitatifs à l'installation des professionnels de santé. Les aides inopérantes pourraient être supprimées pour affecter, le cas échéant, les crédits ainsi libérés à l'augmentation des aides les plus efficaces ou à d'autres leviers de lutte contre les déserts médicaux.

J'en viens maintenant à l'adaptation de l'organisation de notre système de santé à l'exigence de proximité. Notre système de santé est demeuré trop centralisé, malgré la création en 2009 des agences régionale de santé (ARS), à qui les élus locaux reprochent régulièrement un manque de dialogue, nuisant à la coconstruction des politiques de santé à l'échelle territoriale. Un renforcement des relations entre les collectivités territoriales et les ARS est ainsi indispensable. À cet égard, la loi du 24 juillet 2019 constitue un rendez-vous manqué : les dispositions, proposées par le Sénat, qui auraient permis un renforcement réel du poids des collectivités territoriales au sein de la gouvernance des ARS ont finalement été exclues du texte ou rejetées. Nous renouvelons donc notre souhait de voir l'organisation institutionnelle et la gouvernance des ARS revue en profondeur. La piste d'un remplacement du système de gouvernance dualiste des ARS, composé d'un directoire et d'un conseil de surveillance, par un système moniste resserré autour d'un conseil d'administration, dans lequel seraient représentées les collectivités, pourrait ainsi être étudiée.

Par ailleurs, la refonte de l'organisation de notre système de santé suppose de s'appuyer plus encore sur les communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS), créées par la loi de 2016. Les CPTS doivent être pleinement exploitées pour garantir la permanence des soins non programmés dans les territoires. Elles pourraient par exemple constituer un cadre pertinent pour l'organisation d'un système de garde à l'échelle des cantons. Les gardes pourraient être assurées jusqu'en fin de journée, pour éviter un report des patients sur les urgences. Un tel service de garde pourrait se développer en parallèle du déploiement des maisons de services au public aujourd'hui appelées « France Services » dans tous les cantons de France, tel qu'annoncé par le Président de la République en avril 2019.

Enfin, dernier axe de proposition, il faut libérer du temps médical pour rapprocher les soins de nos concitoyens.

Notre système de santé mériterait tout d'abord de s'appuyer plus largement sur des professions globalement mieux réparties sur le territoire. Nous proposons donc, dans la continuité de nos travaux antérieurs, de prolonger les partages de compétences entre professionnels de santé. Le régime des pratiques avancées doit notamment être assoupli pour renforcer l'autonomie des infirmiers de pratiques avancées, dont les premières cohortes ont terminé en juin dernier leur cycle de formation de deux ans. En outre, de nouvelles extensions législatives de compétences doivent être envisagées, pour libérer du temps médical dans les territoires, sans porter atteinte à la sécurité des soins. À titre d'exemple, la loi pourrait autoriser les pharmaciens à prescrire des examens de biologie médicale pour les patients atteints de pathologies chroniques.

La télémédecine doit être pleinement exploitée pour rapprocher les soins des populations dans les territoires sous-dotés. Les premiers résultats du déploiement de la télémédecine sont pourtant décevants. En septembre 2019, soit un an après sa généralisation, seulement 60 000 actes en ligne ont été remboursés, alors même que l'Assurance maladie tablait sur 500?000 consultations annuelles et 1,3 million d'ici à 2021. En outre, seulement 16 % des bénéficiaires résidaient en zones rurales, les plus exposées à la pénurie de médecins. Malheureusement, ces chiffres confirment les craintes exprimées par notre commission au printemps dernier : le remboursement des actes de télémédecine n'étant possible que si le patient dispose d'un médecin traitant, ou à défaut, s'il consulte dans le cadre d'une CPTS, les patients résidant en zones sous-denses sont de fait exclus de la télémédecine. Plus que jamais, il est donc urgent de créer un cadre dérogatoire, garantissant le remboursement sans condition des actes de télémédecine pour les patients résidant dans un désert médical.

Voici les principales orientations de notre rapport. Comme lors de l'examen du projet de loi « Santé » en 2019, nous avons fait le choix de proposer des mesures pragmatiques et équilibrées au service d'un meilleur aménagement sanitaire et social du territoire. Nous ne demandons pas l'impossible ; nous demandons simplement à l'État d'exercer sa compétence et de préserver la cohésion nationale. En somme, nous lui demandons de faire enfin preuve de courage.

M. Claude Bérit-Débat. - Je partage votre diagnostic et souscris à la plupart de vos propositions. Je suis plus réservé, en revanche, sur certaines dispositions visant à libérer du temps médical, comme, par exemple, la perspective de donner aux pharmaciens la possibilité de prescrire des examens. Je ne suis pas sûr que cette proposition fasse l'unanimité, y compris dans le milieu médical.

Face à l'absence d'action de l'État, les collectivités se sont organisées. Ainsi, le conseil départemental de la Dordogne a installé plusieurs maisons médicales dans des zones sous-denses, en salariant les médecins. Cela ne coûte pas très cher au département, car il récupère le prix des consultations. Toutes les autres tentatives ont échoué : bourses pour étudiants, aides à l'installation, au logement etc. Il faut reconnaître que les maisons médicales sont une bonne solution.

M. Jean-François Longeot, co-président du groupe de travail. -Les partages de compétences nous ont été demandés, dans nos auditions, tant par les pharmaciens que les sages-femmes ou les infirmiers. Il ne s'agit pas d'une solution miracle, mais cela permet de faire un certain nombre d'actes dans les zones où l'on manque de médecins.

M. Hervé Maurey, président, co-président du groupe de travail. - Les médecins salariés coûtent moins cher que les maisons de santé. Je l'ai expérimenté à Bernay : on couvre le coût du médecin par l'encaissement des honoraires. On se heurte toutefois à la pénurie de médecins. Au bout de deux ans, on ne trouvait plus de médecins et on a dû fermer le centre médical. Je regrette que l'Ordre des médecins ne soit pas très facilitateur sur ce sujet, bien au contraire : le médecin salarié de la commune a dû s'expliquer devant le conseil de discipline de l'Ordre, car il lui était reproché d'avoir fait de la publicité, simplement parce qu'il était apparu dans un reportage télévisé...

M. Claude Bérit-Débat. - On avait pu constater, lors d'une table ronde que l'on avait organisée au Sénat, la réaction très défensive des médecins, et notamment des jeunes médecins. Cela m'avait beaucoup surpris.

M. Hervé Maurey, président, co-président du groupe de travail. - Et en même temps, ils partageaient le même constat que nous !

M. Benoît Huré. - J'espère que votre rapport permettra d'avancer, mais la pédagogie est un travail de patience...

Vous avez évoqué les cantons, mais, depuis la loi NOTRe, mieux vaudrait parler de bassins de vie. Les intercommunalités, en effet, sont souvent à cheval sur plusieurs cantons.

Je place beaucoup d'espoirs dans les stages obligatoires pour les étudiants en médecine. Dans les Ardennes, dans un territoire très difficile, deux jeunes médecins se sont récemment installés après avoir réalisé un stage dans le département. Ils ont aussi été intéressés par la dimension de travail en groupe. Construire des maisons de santé, c'est bien, mais cela ne suffit pas : les médecins sont aussi très attentifs, dans leurs choix d'installation, aux services à la population que les collectivités développent, notamment en faveur de la petite enfance, de la culture, etc.

Les pratiques avancées me semblent aussi prometteuses, notamment entre médecins et infirmiers ou infirmières. Les infirmières acquièrent de nouvelles compétences. Cette pratique apporte un double regard sur le patient et cela libère du temps pour le médecin généraliste.

Enfin, je ne peux que déplorer, comme vous, le conservatisme des conseils départementaux de l'Ordre des médecins.

M. Guillaume Chevrollier. - Une commune sur trois fait partie d'un désert médical. Il est important que notre commission se saisisse de ce sujet. La question est multiple : problème de l'accès au médecin traitant, organisation des soins non programmés pour éviter d'engorger les urgences, la relation entre la médecine de ville et les hôpitaux, etc. Dix ans après la loi Hôpital, Patients, Santé et Territoires, dite loi HPST, il reste beaucoup à faire en la matière. Il faut aussi développer la prévention.

Les contrats locaux de santé (CLS) permettent de faire travailler ensemble tous les acteurs - élus, patients, médecins - et apportent des résultats efficaces. Construire des maisons de santé est utile, mais cela ne suffit pas. Certains sont favorables à l'installation forcée, à des mesures contraignantes. Il faut trouver l'équilibre entre coercition et incitation. Dans mon territoire, on s'efforce de développer l'attractivité du territoire. L'obligation de stage apporte des résultats. En tout cas, il est bon que notre commission se mobilise sur le sujet, car les attentes sont fortes dans les territoires.

M. Michel Vaspart. - Je salue le travail réalisé par le groupe de travail. On réfléchit à ces questions depuis de nombreuses années.

Je suis gêné par le mot coercition. Dès que l'on emploie un vocabulaire de ce type on fait peur, et à raison. Mieux vaut parler de régulation. La question n'est pas de dire aux médecins qu'ils vont devoir s'installer dans tel ou tel endroit. L'enjeu est de tenir une cartographie à jour des zones sous-dotées et sur-dotées. Lorsque Mme Buzyn dit qu'elle ne connaît pas de zones sur-dotées, c'est faux ! Si l'on veut consulter un médecin à Paris, on obtient un rendez-vous le lendemain ; dans certaines régions, le délai d'attente est de deux mois ! Est-ce juste et équitable ? Non ! Le rôle du législateur n'est pas de faire plaisir au Conseil national de l'Ordre des médecins, mais de satisfaire la population. La régulation consiste à dire aux médecins qu'ils peuvent s'installer où ils veulent, sauf dans certaines zones sur-dotées.

M. Jérôme Bignon. - Je salue la qualité du rapport. Je suis très intéressé par le chapitre sur l'adaptation de l'organisation de notre système de santé à l'exigence de proximité.

Les contrats locaux de santé sont des instruments utiles si les élus, l'ARS et la communauté médicale parviennent à travailler ensemble. Cette coopération est cruciale. Nous sommes en train, dans la Somme, de mettre en place un nouveau CLS. Je préside une association qui a pour objet de fédérer la société civile sur ces sujets. J'avais suggéré que l'on envoie un questionnaire aux médecins à cette occasion : sur 37 médecins, 7 seulement ont répondu ! Ils se sentent très peu concernés par les problèmes du territoire. Chacun fonctionne en silo, dans son coin. Il est difficile de faire travailler ensemble l'ARS et les médecins. On a essayé pourtant : on a créé quatre maisons pluri-professionnelles de santé. Comment faire en sorte que les médecins se sentent davantage concernés par l'organisation des soins sur le territoire ?

M. Hervé Gillé. - J'ai participé à l'élaboration de plusieurs CLS et je souscris aux propos de M. Bignon. Il conviendrait de mettre l'accent sur les politiques territoriales, à partir éventuellement des pôles d'équilibre territoriaux et ruraux (PETR), afin d'encourager des expérimentations qui permettraient, notamment, de développer la communication entre les secteurs de la santé et le médico-social.

Cela pose, en filigrane, la question des relations entre les politiques de l'État et des collectivités, notamment les départements, en matière de solidarité. Il n'existe pas assez de communion de pensée sur des politiques pourtant complémentaires, la santé et le médico-social. Les programmes régionaux de santé ont, pour la plupart d'entre eux, été élaborés sans concertation et certains n'ont pas été cosignés par les collectivités territoriales. C'est pourquoi je tiens à souligner la nécessité d'une complémentarité entre le médico-social et la santé pour construire une approche territoriale, inter-réseaux, de ces politiques.

Mme Nicole Bonnefoy. - Je voudrais intervenir sur le volet urbanisme. Je vois parfois des maisons de santé implantées par des collectivités en dehors des bourgs, près des zones commerciales, en raison de la proximité d'un parking. On évoquait la sobriété numérique tout à l'heure, mais il serait aussi judicieux de préserver nos terres agricoles, de lutter contre l'artificialisation des terres, de mieux faire vivre les centralités, les bourgs, les villes. À La Rochelle, l'ARS proposait de construire un nouvel hôpital en périphérie, ce qui supposait la construction de nouvelles routes et de nouveaux ronds-points, éloignant encore davantage la population des services de santé. Vous avez mis l'accent, à juste titre, sur la proximité : il semble important que les maisons de santé s'installent dans les centres-bourgs et dans les centres-villes.

M. Jean-François Longeot, co-président du groupe de travail. - J'ai évoqué les cantons, peut-être était-ce une forme de nostalgie de ma part, mais le Président de la République avait promis le déploiement de maisons de services au public dans tous les cantons de France. Vous avez toutefois raison, il faut prendre en considération les bassins de vie. L'essentiel, en tout cas, est la proximité.

Notre rapport traite également de l'organisation des soins non programmés dans les territoires : depuis vingt ans, en effet, la fréquentation des urgences augmente de 3,5 % chaque année alors même que près d'un passage aux urgences sur deux devrait être pris en charge en ville plutôt qu'à l'hôpital

Nous n'avons pas employé le mot « coercition », mais si nous ne trouvons pas une voie médiane, si la régulation échoue, il faudra recourir à la coercition : en 2019, entre 6 et 8 millions de Français n'avaient pas accès à des soins de proximité dans des délais raisonnables, soit deux à trois fois plus qu'en 2016 ! Le développement des stages m'apparaît aussi fondamental.

Enfin, Monsieur Bignon, vous avez raison de soulever la question de l'organisation institutionnelle et du rôle des ARS.

J'espère que notre rapport sera pris en considération par le Gouvernement et que des mesures fortes seront prises.

M. Hervé Maurey, président, co-président du groupe de travail. - M. Huré a évoqué la patience ; j'ajouterais volontiers la persévérance ou l'obstination ! Lors de l'examen de la loi « Santé », l'an dernier, j'avais l'impression de dire exactement la même chose qu'il y a dix ans, lors de l'examen de la loi Bachelot, et j'avais l'impression que Mme Buzyn me répondait la même chose que Mme Bachelot ! Cette dernière me demandait déjà de patienter, promettant que tout irait mieux dix ans plus tard. Nous y sommes : non seulement cela ne va pas mieux, mais la situation s'est aggravée !

Nous proposons la généralisation d'un stage obligatoire en ambulatoire au cours des études de médecine. Cette mesure semble efficace. J'espère qu'elle sera rapidement mise en oeuvre et que le Gouvernement ne cherchera pas de faux-fuyants pour la repousser. Il conviendrait évidemment de cibler les zones rurales.

Je remercie aussi M. Michel Vaspart qui a eu raison d'insister sur la différence entre la coercition et la régulation. Les gouvernements successifs ont toujours essayé de nous faire passer pour des pro-coercition, mais cela n'a jamais été notre position. Il est plus facile de nous caricaturer que d'agir efficacement : les chiffres, hélas, le prouvent !

Je vous propose désormais d'autoriser la publication de notre rapport qui s'intitulera : Déserts médicaux : l'État doit enfin faire preuve de courage !

La commission autorise la publication du rapport.

La réunion est close à midi.