Mardi 14 janvier 2020

- Présidence de Mme Sophie Primas, présidente -

La réunion est ouverte à 14 h 15.

Proposition de loi modifiant la loi n° 2018-938 du 30 octobre 2018 pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous afin de préserver l'activité des entreprises alimentaires françaises - Examen des amendements de séance au texte de la commission

Mme Sophie Primas, présidente. - Nous abordons aujourd'hui l'examen des amendements de séance déposés sur la proposition de loi modifiant la loi n° 2018-938 du 30 octobre 2018 pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous afin de préserver l'activité des entreprises alimentaires françaises (Egalim) : un seul amendement est à examiner.

EXAMEN DES AMENDEMENTS AU TEXTE DE LA COMMISSION

Article 3

M. Michel Raison, rapporteur. - Je remercie Jean-Claude Tissot d'avoir déposé l'amendement n°  1, car il est très important de débattre dans l'hémicycle de la question des coopératives agricoles. J'en ai discuté avec l'auteur de la proposition de loi, l'article relatif aux coopératives a deux fondements. Tout d'abord, le Gouvernement n'a pas respecté le champ de l'habilitation de l'ordonnance défini par le Parlement. Par principe, nous devons supprimer cet article de l'ordonnance avant de la ratifier. Ensuite, sur le fond, une coopérative n'est pas une entreprise privée ; elle est le prolongement des exploitations agricoles. Bien sûr, certaines coopératives ne jouent pas le jeu, mais elles sont minoritaires. Si l'on avait par hasard un mauvais gouvernement, on ne modifierait pas pour autant la Constitution. Dès lors, pourquoi modifier le statut des coopératives si certaines d'entre elles sont moins bien gérées ?

Dans ces conditions, je demande le retrait de cet amendement ; à défaut, je vous propose d'émettre un avis défavorable.

M. Daniel Gremillet. - Je rejoins les propos du rapporteur. Il importe de rester sur cette posture institutionnelle avant tout, d'autant qu'il s'agit du seul point ayant fait l'objet d'un accord entre l'Assemblée nationale et le Sénat en commission mixte paritaire.

Le Gouvernement est sorti du champ de l'habilitation fixé par le législateur. Notre commission n'est pas fermée à toute discussion sur la coopération. Il faut débattre du rôle et des enjeux des coopératives en vue de leur permettre d'évoluer et de s'adapter au contexte économique actuel. Mais légiférer par ordonnance, c'est priver le Parlement de tout débat. Or, s'il faut modifier des choses, il faut que le Parlement débatte et légifère sur ce point important en matière d'aménagement du territoire.

M. Martial Bourquin. - Si j'ai bien compris, cet amendement uniformiserait notre position quant au rôle des coopératives.

M. Michel Raison, rapporteur. - En pratique, l'amendement maintient le mécanisme permettant d'engager la responsabilité d'une coopérative qui fixerait des prix abusivement bas pour rémunérer les apports à ses coopérateurs. Au regard de son statut, la coopérative, qui est l'entreprise de l'exploitant, redonne tout à ce dernier. Si, une année, elle a des soucis de trésorerie, de gestion, il peut arriver qu'elle paie moins. C'est pourquoi il est difficile de déterminer des prix abusivement bas dans ce contexte sans remettre en cause le statut même de la coopérative.

Mme Sophie Primas, présidente. - Le rapporteur défend surtout une position de principe : le Gouvernement est sorti du cadre de l'habilitation fixé par le Parlement à l'occasion de la loi Égalim. On ne peut priver le Parlement d'un débat sur la question du prix abusivement bas ni sur celle du statut des coopératives par cette mécanique.

Mme Valérie Létard. - Très bien. C'est logique.

M. Franck Montaugé. - Je partage vos propos, madame la présidente, ainsi que ceux du rapporteur. Les problèmes avérés au sein de grands groupes coopératifs ne doivent pas nous conduire à déconstruire la coopération agricole. Les coopérateurs ont un contrat plus que moral avec leur coopérative. Évitons l'immixtion d'un tiers, même si la loi prévoit des procédures de conciliation lorsque cela est nécessaire.

Cela dit, nous nous en sommes entretenus avec le président de Coop de France, la coopération doit évoluer pour coller le plus possible au monde d'aujourd'hui, qui n'est pas celui d'hier.

M. Michel Raison, rapporteur. - Les coopératives ne sont pas fermées à la discussion. Comme l'a relevé Daniel Gremillet, si modifications il doit y avoir, elles doivent intervenir par voie parlementaire et non par ordonnance : le Parlement doit en débattre.

M. Daniel Gremillet. - Dans le cadre du groupe de suivi, je vous propose que, en 2020, nous accordions une attention particulière à la coopération, en liaison avec Coop de France. Nous sommes très ouverts au débat sur la coopération. Ce que nous ne souhaitons pas, c'est que nous en soyons privés.

M. Martial Bourquin. - En Franche-Comté, pays du comté, avec les coopératives, les producteurs laitiers ne sont pas privés de la transformation. Mieux, ils la maîtrisent. Il ne faut surtout pas remettre en cause les coopératives. Même si des problèmes peuvent se poser ici ou là, une coopérative n'a rien à voir avec une entreprise classique. Le Gouvernement ne peut traiter cette question par ordonnance sans l'accord du Parlement. Il s'agit là d'acquis historiques, qu'il faut absolument garder.

M. Daniel Gremillet. - Exactement.

M. Martial Bourquin. - Si l'on remet en cause ces coopératives, demain, tout sera permis. Or, l'exemple du comté montre combien la transformation profite au producteur.

Mme Agnès Constant. - Les caves coopératives de l'Aveyron sont justement en train de revoir leurs statuts, car elles sont bien conscientes de la nécessaire évolution. Il faut absolument préserver cet outil, qui est un trésor.

M. Marc Daunis. - En tant que rapporteur de la loi Économie sociale et solidaire, j'avais été confronté à cette question. À l'époque, nous avions pris la décision, avec le Gouvernement, de ne pas y toucher : nous avions alors estimé que nous serions passés à côté du problème si nous avions acté une nécessaire évolution a priori, et non a posteriori. C'est pourquoi la position retenue dans la proposition de loi de Daniel Gremillet m'apparaît pertinente. Toutefois, nous devrons revenir sur cette question et nous devons nous y préparer dès maintenant, car nous allons être confrontés à une multitude de formes d'organisation. Évitons de nous retrouver avec quelque chose de hâtif, brutal ou, en tout cas, décalé.

La commission demande le retrait de l'amendement n° 1 et, à défaut, y sera défavorable.

La réunion est close à 14 h 25.

Mercredi 15 janvier 2020

- Présidence de Mme Sophie Primas, présidente -

La réunion est ouverte à 9 h 40.

Politique de la ville - Audition de M. Jean-Louis Borloo, ancien ministre

Mme Sophie Primas, présidente. - Monsieur le ministre d'État, merci d'avoir répondu à notre invitation. Notre commission, vous le voyez, compte certains de vos compagnons de route dans la politique de la ville.

Depuis la présentation de votre rapport « Vivre ensemble, vivre en grand la République : pour une réconciliation nationale », vous avez observé une forme de diète médiatique et politique. Je crois d'ailleurs que votre venue devant notre commission, pour parler de la politique de la ville, est la première devant la représentation nationale depuis cette date. Elle n'en a que plus de prix à nos yeux.

Vous êtes de ceux dont la parole compte car vous avez su allier, lorsque vous étiez aux responsabilités, la sincérité dans l'engagement à des réalisations effectives et marquantes. Les Français s'en souviennent, bien au-delà de la ville de Valenciennes. Pour beaucoup, le fait que le Président de la République ait finalement renoncé à suivre une grande partie de vos préconisations est apparu comme révélant un manque d'ambition, qui a laissé un vide et marqué une absence de projet pour les quartiers et bien au-delà.

En effet, quand on relit votre rapport, on s'aperçoit qu'il ne s'intéressait pas seulement aux 1 500 quartiers prioritaires de la politique de ville, mais aussi « aux territoires ruraux délaissés, aux villes et bassins en grave déprise ». Cette France-là ressemble beaucoup à la France des gilets jaunes, à celle que je connais dans les Yvelines, bref à cette France périphérique, qui se sent éloignée des moteurs de la réussite. Vous écriviez : « Il est clair que l'écart des chances d'avenir, selon les territoires, les origines sociales, la géographie urbaine, ne cesse de croître. Cette situation ne sera pas tenable si nous renonçons à intégrer dans le rêve français dix millions d'âmes invisibles, une jeunesse lumineuse, colorée et en quête de participation ».

Votre vision volontariste s'est heurtée, sur le plan financier, à l'hostilité de Bercy, et, sur le plan politique, à une théorie du laisser-faire, qui voudrait que l'amélioration de la situation des quartiers vienne de celle du climat économique en général. Or, sans nier l'aspect moteur de l'économie, nous savons qu'il faut faire davantage pour dénouer l'écheveau de la relégation dans laquelle restent emprisonnés un grand nombre de quartiers.

Avec votre expérience et votre recul, c'est le premier thème sur lequel je souhaiterais vous interroger. Vous pointiez soixante quartiers en risque de fracture, quinze en risque de rupture avec la République, animés, pour ainsi dire, par d'autres valeurs, une forme de contre-société où peut fleurir le radicalisme puis le terrorisme. Quelle dynamique observez-vous ? Avez-vous l'impression d'une amélioration ou d'une aggravation de la situation ?

On vous a parfois reproché de prétendre résoudre les problèmes des banlieues par les infrastructures et les démolitions, en dépensant beaucoup d'argent sans forcément traiter les autres sujets, bref de mettre l'urbanisme avant toutes les autres politiques publiques. Un rapport publié hier par le Conseil d'analyse économique, intitulé « Territoires, bien-être et politiques publiques » souligne l'influence de la perte d'équipements, et en particulier celle des services publics ou de santé et des commerces, dans le malaise des habitants. Dans une interview au journal Le Monde, vous regrettiez que les moyens publics soient remplacés par des annonces publiques. Avez-vous l'impression que l'on dépense assez pour les quartiers ? Estimez-vous que cet argent est bien investi ?

Dans votre rapport, vous déploriez une politique de rénovation urbaine à l'arrêt. Mmes Valérie Létard et Annie Guillemot avaient, elles aussi, dénoncé cette situation, alors que la multiplication des études crée incompréhension, déception et finalement découragement. L'Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) semble être repartie, un grand nombre de projets a été validé en fin d'année dernière. Est-ce le bon rythme ? Faut-il accélérer ? Prendre le temps ?

Enfin, votre rapport proposait dix-neuf programmes dont une « académie des leaders, nouvelle grande école ». Peut-on espérer que la Commission Thiriez reprenne tout ou partie de vos propositions ?

M. Jean-Louis Borloo, ancien ministre. - Je suis très heureux d'être de retour dans cette grande maison. Je ne suis pas dans un agenda politique : c'est un simple citoyen qui vient parler à des citoyens en charge, loin des polémiques, uniquement pour donner un éclairage.

D'ailleurs, il est à propos que ce soit devant la commission des affaires économiques que je m'exprime. Notre pays est à maturité démographique et technologique. Où sont ses réserves de croissance ? À part le digital, le numérique, autour de quoi nous développons déjà une nouvelle économie, comme du reste nos voisins, il n'y en a pas beaucoup. Si ce n'est que la France est un moteur à quatre cylindres, qui fonctionne avec trois : une grande partie de la jeunesse n'est pas dans le train de développement économique et social de notre pays. Le taux de chômage général de la jeunesse est élevé, ce qui aboutit à un taux hallucinant de non-participation au développement économique car elle se trouve dans des zones délaissées, c'est-à-dire l'ensemble de nos quartiers en grande difficulté, certains bassins en déprise, les zones rurales dévitalisées et nos départements d'outre-mer
- soit dix millions d'habitants, excusez du peu, qui ne contribuent pas, ou peu, à la croissance de notre pays.

Or le premier plan de cohésion sociale a été le principal moteur de croissance de l'époque : si la France, en 2008 et en 2009 - les effets sont différés en matière d'emploi - a vu son taux de chômage passer de 10,3 % à 7,2 %, et son déficit public tomber à 2,2 %, c'est parce que M. Breton, ministre des Finances, avait parfaitement conscience que le premier investissement de notre pays était dans ses ressources humaines. Tous les lundis matin, M. Thierry Breton et ses équipes traversaient la Seine pour aller chez les pauvres, c'est-à-dire les ministères sociaux, les dépensiers, comme on disait - et comme on dit encore
- à Bercy, pour examiner avec eux, pendant quatre heures, l'ensemble des investissements que la nation devait faire en matière sociale.

Je suis convaincu que le redressement du pays ne peut pas se faire sans les 500 000 jeunes actuellement exclus. Nous avons une croissance de 1,2 %, alors que le prix du pétrole est maîtrisé, que les taux sont négatifs, qu'aucune guerre ou aucune grande crise financière ne sévit... Ce n'est pas imaginable ! Quid, alors, quand le baril atteindra 100 dollars, que les taux d'intérêt seront à 2,5 %, et qu'une bulle financière spéculative éclatera ? C'est de la rentabilité de notre nation que nous parlons, de son investissement. Que faisons-nous des départements d'outre-mer (DOM) ? Un problème ou un endroit formidable où l'on peut inventer de nouveaux écosystèmes, travailler sur la biodiversité, sur les économies d'énergie et sur le rapport à la mer et aux océans, qui sera le grand sujet du siècle ? La richesse de notre jeunesse, sa puissance, ses capacités, sont là. Nous avons trois fois plus de moins de 20 ans qu'ailleurs ! Il ne faut pas l'aborder de manière larmoyante. On dit toujours que la puissance d'une chaîne, c'est la puissance de son maillon le plus faible.

Tout cela est à la fois nécessaire et rentable, car cela contribuera au redressement des comptes publics. Il s'agit, de plus, d'un projet enthousiasmant pour la nation.

Les sondages sur la rénovation urbaine des quartiers montrent un taux de satisfaction sensiblement comparable - autour de 90 % - dans les quartiers eux-mêmes et dans les centres villes. Dans une commune donnée, dans un même bassin de vie urbain, il n'y a donc pas de différence d'appréciation sur ce qu'il faut faire entre la bourgeoisie du centre-ville, qui vit au pied de la cathédrale, et les quartiers.

J'avais commencé un petit plan d'action - qui n'est pas le mien, puisqu'il a été fait avec vous, avec la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF) avec la Caisse nationale d'assurance maladie (CNAM), avec les chambres de l'agriculture, les chambres des métiers, les chambres de commerce, les collectivités territoriales, les syndicats, bref, avec tous les acteurs de la nation. En fait, ce n'est pas très difficile. C'est une question de méthode. Notre pays, globalement, aspire au rêve républicain. Nous sommes une sorte de monarchie de droit divin, avec une volonté d'équité républicaine.

Mais, contrairement à une idée reçue, la France n'est pas un pays centralisé. La monarchie et sa cour le sont. Le pouvoir d'influence l'est. La presse de cour l'est. Les moyens d'influence financiers le sont. Mais pas l'action publique. Aucun pays d'Occident n'a autant de lieux de pouvoir à sa disposition ni des leviers financiers d'action pour l'intérêt général aussi dispersés ni aussi nombreux, avec 36 000 communes, des agglomérations, des pays, des métropoles, des départements, des régions, sans parler d'Action logement, de la CNAF, de la CNAM, des chambres de commerce, des chambres des métiers, et, un peu, de l'État - qui est le seul opérateur qui enregistre 30 % de pertes, puisque ses dépenses dépassent ses ressources. Avec une telle dispersion des moyens et des capacités de décision, il est très compliqué d'avoir une action opérationnelle. En fait, aucune action publique n'est menée à moins de sept acteurs - qu'il s'agisse des crèches, de la petite enfance ou de la rénovation urbaine.

Or, dans ce système, nul n'a rédigé la commande, et la stratégie n'est pas écrite. Du coup, les sept acteurs ne savent pas ce qu'ils ont à faire. Pour ma part, je ne connais qu'une règle dans les affaires difficiles : une mission, un chef, et des moyens ! Avec une organisation aussi dispersée, il faut d'abord se demander quels sont les dix ou vingt sujets, quel est l'objet, quel est l'état de la situation, pourquoi on en est là... Bien sûr, on n'en est pas là parce qu'il y a des gens pas gentils, on n'en est pas là parce qu'il n'y a que des crétins. On en est là parce qu'on avait mis en place un dispositif qui était intelligent et qui, avec le temps, est devenu idiot parce que les choses ont changé, ont évolué. Bref, il n'y a pas de drame à réaliser une analyse froide d'une situation. Par exemple, on ne dit jamais qu'au pays de Voltaire nous avons le plus haut taux d'illettrisme de l'OCDE. Si l'on ajoute l'illectronisme, qui met en cause le droit de chaque citoyen à accéder à un service quelconque par des moyens digitaux, on est à 14 millions : voilà qui n'est pas un petit sujet !

Tout cela nuit à la croissance du pays et crée de l'insatisfaction sociale. L'État peut bien faire des rapports, il faut impliquer agglomérations, métropoles, en utilisant les bâtiments des écoles, avec une organisation, un financement paritaire, puisant dans les crédits de la formation professionnelle. Je vous le dis : pour n'importe quel sujet, on est sept. D'abord, il faut impliquer tous les organismes d'un même quartier, le maire, l'agglomération, le département, et aussi Action Logement, sans oublier l'État... Bref, le décrochage des 10 millions de familles est un drame social et humain auquel il faut apporter des réponses économiques. Car nous n'avons pas beaucoup d'autres réserves de croissance - si ce n'est, sur le plan extérieur, le continent africain.

La France est un pays qui laisse filer mais qui, quand il décide de traiter un problème, le traite à une vitesse phénoménale. Ses élites sont à la fois désinvoltes et capables de se mobiliser collectivement avec une efficacité redoutable. Ce sujet est central, et potentiellement mortel, pour la République. Pour autant, il n'est pas extrêmement complexe. Et le régler serait tout-à-fait rentable - et ce n'est qu'un problème de méthode. Voilà comment je souhaitais résumer la situation à des responsables politiques qui représentent la nation, et tout particulièrement l'ensemble de son territoire, et doivent jouer le rôle d'aiguillon.

Mme Sophie Primas, présidente. - Nos trois spécialistes de la politique de la ville sont Mmes Valérie Létard, Annie Guillemot et Dominique Estrosi Sassone.

Mme Valérie Létard. - Le nombre des sénateurs qui participent à cette audition montre bien tout l'intérêt que nous portons à la parole du grand spécialiste de la politique de la ville que vous êtes : c'est vous qui l'avez réinventée, et votre plan de cohésion sociale avait bien relancé la dynamique. Difficile de poser des questions quand l'état de l'art a été dressé... On sent que vous avez le recul lié au fait que, après avoir occupé des responsabilités territoriales comme nationales, vous avez acquis un regard très clair, très objectif, sur ce qu'il conviendrait de faire. Certes, nombre d'acteurs publics ont pris leur part et apporté leur contribution, et la synthèse dépassait largement les quartiers, comme vous l'avez rappelé. Le résultat a été une réinterrogation des outils existants, créés au travers du plan de cohésion sociale.

L'ANRU représentait à l'origine un projet global pour un territoire identifié comme devant aller au-delà du droit commun, disposer d'un coup de projecteur, de moyens et d'ambitions considérables, et non pas de cataplasmes sur des jambes de bois. L'idée était de remettre ces quartiers au coeur de la ville, au coeur de la société, dans toutes ses dimensions. La politique de la ville comme vous l'aviez imaginée, avec un volet humain, de cohésion sociale, a-t-elle apporté des solutions ? Les contrats de ville ont été une solution, mais la rénovation urbaine touchait aussi à la mobilité et aux équipements publics. La vision globale est-elle toujours présente dans le nouveau programme national de renouvellement urbain (NPNRU) ? Celui-ci ne se concentre-t-il pas un peu trop sur la question des logements, et moins sur une appréhension globale ? Cette nouvelle politique de rénovation urbaine vous semble-t-elle tenable ? Comment imagineriez-vous une relance, une dynamique nouvelle ? Il faut aussi regarder comment des territoires qui n'étaient pas dans ces logiques-là peuvent y trouver leur place. Quel pilotage préconisez-vous ? Comment articuler les outils ?

Mme Annie Guillemot. - Je salue ce rapport, comme nous l'avions fait, très chaleureusement, avec l'AMF, France urbaine et Villes & banlieues, car vous aviez été à l'écoute, y compris des associations de quartier. Je me souviens encore des nouilles qui se séparaient du gratin ! Il est malheureux que ce rapport n'ait pas été suffisamment pris en compte, comme je l'ai indiqué dans mon rapport budgétaire. Vous l'aviez intitulé « Vivre ensemble, vivre en grand : pour une réconciliation nationale » ; je note que ce titre, à lui seul, résonne comme une prémonition, alors que les revendications des gilets jaunes et les expressions identitaires apparaissent comme les deux rives d'une même fracture de la société française. Vous aviez déclaré que « si l'on ajoute aux territoires ruraux délaissés certaines villes ou bassins en grave déprise, ce sont plus de 10 millions de compatriotes qui sont éloignés du moteur de la réussite » et que « fermenteront loin des yeux le recroquevillement identitaire et le repli communautaire si trop de nos concitoyens ont le sentiment de ne plus participer au rêve républicain ». Je crois que nous y sommes ! Le grand mérite de ce rapport était d'associer les territoires ruraux et les territoires urbains en difficulté.

Maire de Bron pendant presque vingt ans, je n'oublie pas le souffle apporté par l'ANRU, l'exigence qu'elle a portée et l'efficacité dont elle a fait preuve. Elle a redonné à un certain nombre d'élus et de citoyens de la fierté. Quand on donne quelque chose au quartier, on attend aussi que certains devoirs soient respectés. Quel est votre avis sur les revendications des gilets jaunes ? La politique de la ville a perdu sa philosophie : on ne sait plus qui est le pilote dans l'avion. Et les moyens ne semblent pas à la hauteur des enjeux. On nous annonce 10 milliards d'euros pour l'ANRU. Mais, l'État aurait pu avancer sa propre participation pour aller plus vite.

Les politiques du logement et de la ville sont actuellement contradictoires. Mon rapport pointe une paupérisation dans le logement social, avec une concentration de plus en plus forte de personnes défavorisées. Le fonctionnement des commissions d'attribution conduit à concentrer les gens au même endroit. L'absence de mixité sociale engendre non pas des risques mais des ségrégations. Nous l'avions souligné il y a trois ans, avec Mme Valérie Létard, dans notre mission parlementaire.

Hier, notre préfète à la sécurité a réuni un certain nombre d'associations et de citoyens sur la sécurité dans les quartiers. Une dame a parlé de la précarité sociale et financière des jeunes, mais aussi de leur précarité intellectuelle, qui les prive de la moindre ouverture. Résultat : ils se referment, soit vers les mafieux, soit vers la radicalisation.

Je me bats depuis des années pour l'équité territoriale. Aussi aviez-vous proposé la création d'une Cour d'équité territoriale. Les maires nous disent que c'est de pis en pis...

Au XVIIe siècle, Miron, conseiller du roi Henri IV, le mettait en garde en ces termes : « Il est dangereux, Sire, dans une cité, d'avoir les maigres et les pauvres d'un côté, les riches et les dodus de l'autre. Cela se pourrait, Sire, que des balles vinssent ricocher à votre couronne. »

Mme Dominique Estrosi Sassone. - Merci pour votre vision stratégique et pour ce que vous nous avez permis de faire dans les quartiers. J'ai en charge les dossiers de rénovation urbaine et de politique de la ville depuis dix-huit ans pour la ville de Nice et la métropole de Nice-Côte d'Azur. Si nous avons pu faire rénover des quartiers, c'est avant tout grâce à cette vision stratégique et parce que vous avez créé un outil formidable, même si, au fil du temps, il s'est complexifié, et que les règlements sont devenus de plus en plus invraisemblables - notamment en matière de plans de financement.

Dans ces quartiers, certaines choses ont avancé, et sont allées dans le bon sens. Mais on observe aussi des régressions. La première de ces régressions, c'est la place des femmes dans la vie sociale, qu'il s'agisse des élèves, des étudiantes, des femmes qui travaillent, des femmes sans emploi, toutes générations confondues. Les femmes n'ont plus cette place fondamentale qu'elles avaient : elles étaient le pivot, un facteur de stabilisation et le meilleur vecteur d'intégration et d'insertion. Comment faire pour mieux protéger, mieux accompagner ces femmes ? Il faut qu'elles retrouvent cette place essentielle à la cohésion de nos quartiers. De plus, des problèmes d'inégalité demeurent, notamment face à l'emploi, à la mobilité - même si nous avons désenclavé ces quartiers - et à l'éducation. Il faudrait, enfin, sortir de l'urgence d'une planification budgétaire toujours précipitée pour, enfin, inscrire ces quartiers dans la pérennité, en continuant à leur associer un certain nombre de moyens, notamment pour des actions de développement social et d'action humaine.

M. Jean-Louis Borloo. - Je pose la question solennellement devant le Sénat : comment un dispositif voté à l'unanimité des sénatrices et des sénateurs, voté à l'unanimité des députés, salué par les mamans des quartiers, par les jeunes, par les femmes, par les maires, par les présidents d'agglomération, par la totalité des organismes d'HLM, comment cette décision de la nation française a-t-elle pu s'arrêter sans que personne l'ait jamais décidé ?

Cela mérite, à tout le moins, une enquête démocratique. Il ne s'agit certes pas de chercher des coupables, mais de comprendre comment fonctionne notre pays dans la décision publique. C'est tout de même incroyable ! Et, dans le même temps, on multiplie les débats bidon, de type « urbain contre humain », comme si l'urbain n'était pas de l'humain, comme si tout n'était pas accompagné de zones franches urbaines, d'équipes de réussite éducative...

En un an, on était passé de 0 à 2 milliards d'euros de travaux ; en deux ans, on atteignait 6 milliards d'euros par an, voire 7 milliards d'euros. Cette politique, dans un mensonge généralisé, s'est totalement arrêtée. Elle n'a pas été réduite de 30 % ou divisée par deux ou par quatre, non ! Totalement arrêtée. Je ne veux pas de polémique, ce n'est pas lié à tel ou tel gouvernement. C'est plus grave que ça, c'est le fonctionnement de la décision publique et de l'organisation publique qui est en cause.

Comme c'était mon bébé, je ne m'en suis plus jamais occupé, car je trouve cela malsain. L'ANRU n'était pas une décision de l'État français, mais un bureau de confiance. Tout partait du fait que la dégradation est ruineuse. Les fonds propres que représente un immeuble quand il ne rapporte plus de loyer et que les réparations reviennent quatre fois dans le même mois sont perdus. L'objectif était donc de reconstituer les fonds propres des villes, des quartiers et du monde HLM. C'était un investissement en fonds propres, financé par les bénéficiaires, c'est-à-dire le monde HLM et ce qui ne s'appelait pas encore Action Logement, et par les villes concernées, les départements et l'État - qui n'était qu'un petit contributeur. L'agence était le tiers de confiance, pour qu'on décide tous ensemble, que les grues arrivent le jour prévu, à l'heure prévue, et dans l'immeuble d'à côté aussi. J'ai toujours refusé, d'ailleurs, qu'elle soit présidée par le ministre. Le but était simple : changer la donne.

Ce sont les petits hommes gris, ceux qui s'ennuient à Bercy, où ils sont 130 000, qui ont décidé de transformer ce qui était un établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) en un établissement public administratif (EPA). Or un EPIC a la vocation de son objet social et ne fait l'objet que d'un contrôle a posteriori. Un EPA, lui, subit un contrôle a priori : même pour acheter une rame ou un ordinateur, il lui faut l'aval du contrôle budgétaire de Bercy. Comme, dans la logique des élites, c'est de l'argent jeté par la fenêtre
- même si ce n'est pas le leur - elles ont voulu être plus intelligentes, solliciter une stratégie à 40 ans, un plan de population 37 ans, d'innombrables réunions de préfiguration - jusqu'à 61 à Marseille ! Pendant ce temps-là, la monarchie promet 10 milliards d'euros - alors que ce n'est pas son argent... Surtout, le sujet était d'avoir un tiers de confiance. Avec une mission de confiance, la France est totalement capable de résoudre ce problème en trois ans.

Je continue à m'interroger : comment une décision prise à l'unanimité, qui donne satisfaction à 90 % des sondés, qui crée de l'emploi, qui est bénéfique même en termes budgétaires - sans parler des problèmes humains, des dérives, de l'exclusion du développement économique, ni des problèmes de radicalisation - a-t-elle été ainsi ignorée ? Ne vous sentez-vous pas un peu bafoués ?

Mme Annie Guillemot. - En permanence...

M. Jean-Louis Borloo. - Cela mérite une analyse, sans chercher de bouc émissaire. D'ailleurs, cet abandon s'est fait à la barbe des gouvernements successifs. Je leur dirai simplement de moins aller à la télévision et de travailler plus ! Je refuse d'entrer dans les débats secondaires, car en réalité nous ne faisons rien. Tant qu'on ne gérera pas la gouvernance avec confiance, il ne se passera rien. Cette affaire concerne les élus, le monde HLM et son financement... J'ai compris pourquoi les petits hommes gris s'y étaient opposés, alors que ce n'était pas leur argent. Bercy a toujours considéré que ce qui, sur la fiche de paye, sert à financer le logement social, lui appartenait, et qu'il faudrait le récupérer de toute façon, puisque c'est le trésor de guerre pour demain : il ne fallait donc pas qu'il soit bêtement dépensé en s'occupant des quartiers, tout de même ! Mieux valait le garder pour Hinkley Point ou je ne sais quoi...

Et ce que je vous dis s'applique dans beaucoup de domaines de la vie de la cité. D'abord, c'est complexe. Puis, on est sept. Troisièmement, il faut écrire et rédiger les choses. Quatre, il faut un patron de la mission et cinq, il faut rendre compte à la représentation nationale de manière annuelle. Je comprends que les agences dites indépendantes, qui ont un rôle beaucoup plus important que le ministre de l'énergie, ne reçoivent pas d'instructions. Mais de qui sont-elles indépendantes ? Certainement pas du Parlement, auquel elles devraient présenter tous les ans comment elles comptent exécuter la mission que la loi leur a donnée et comment elles l'ont exécutée l'année précédente. Que le ministre ne puisse pas leur donner d'instructions, je veux bien. Qu'il ne puisse pas leur demander de comptes, je ne suis pas d'accord. Elles sont indépendantes, mais elles ne sont pas en apesanteur.

Bref, nous avons un furieux problème de la conduite de l'action publique. Notre pays est brillant, les gens sont bien formés, la fonction publique fonctionne très bien, les élus se donnent un mal de chien, les entreprises ne font pas du si mauvais travail. Et pourtant, nous sommes quasiment derniers dans le Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA), nous avons des quartiers dans cet état-là, des suicides chez les policiers, pas d'essence dans leurs voitures, un système judiciaire embolisé... Ce n'est pas une question de droite, de gauche ou de centre. Il faut regarder le fonctionnement de chacune des institutions. Où allons-nous dans la stratégie énergétique, par exemple ? Nous étions le pays le plus réputé au monde ! Pourtant, à chaque fois qu'on s'occupe sérieusement de quelque chose avec l'ensemble des acteurs, cela va à une vitesse folle. Mais c'est du travail.

Comment m'est venue l'idée de la Cour d'équité territoriale ? Nous voulons un projet commun, mais tout le monde n'a pas les mêmes espoirs, ni les mêmes devenirs. Il y a des niveaux d'écart qui sont inacceptables. Certains critères sont évidents : un tiers d'enfants en plus, 40 % de moyens en moins... Les besoins en compléments scolaires ont baissé dans les quartiers de politique de la ville, alors qu'ils ont augmenté sur le reste du territoire. Mais le droit commun recule. Ainsi, à Sevran, on est passé de 113 policiers au commissariat il y a dix-sept ans à 79 aujourd'hui ; et il y a moitié moins de pédiatres, trois fois moins d'effectifs en classes préparatoires, trois fois moins de contrats d'apprentissage. Bref, il y a un écart dans les moyens mis par la République - qui ne se réduit pas uniquement à l'État - entre les zones. La seule façon de résoudre ce problème a été imaginée par Tony Blair, lorsqu'il a exigé que les responsables publics lui fassent un point tous les ans sur les moyens dont ils disposent. Le jugement sur les résultats n'est pas la bonne méthode, il faut une obligation de moyens. Une Cour d'équité territoriale pourrait dénoncer les écarts trop forts et imposer de les réduire
- sans pour autant viser l'égalité parfaite. Cela instaurerait une discipline dans la fonction publique d'État, dans les chambres de commerce, dans les chambres consulaires, dans les régions, dans les départements, dans les métropoles, pour qu'il y ait partout le minimum vital d'espoir républicain.

Indépendamment du fait qu'ils constituent la seule, ou la principale, réserve de croissance de notre pays, il se trouve que les quartiers sont le sas de notre République. Tout ce qui arrive sur le territoire national passe par les quartiers, qui comptent évidemment la plus grande concentration de demandeurs d'asile, de déboutés, etc. Quand ça commence à aller bien, on en sort ! Les quartiers constituent, en quelque sorte, une aire d'arrivée, d'accueil. Il faut donc se donner les moyens que cet accueil ne soit pas un drame. Pour cela, il faut que toute la chaîne fonctionne. Or, combien y a-t-il de procureurs de la République en Seine-Saint-Denis ? C'est une plaisanterie ! À quoi ressembleront nos futures favelas ? Et quid des marchands de sommeil dans les pavillons ? Les maires que vous représentez savent que c'est un vrai sujet aujourd'hui. La procureure de Bobigny le sait aussi. Le divisionnaire également. Mais ils n'ont pas les moyens. Et la législation n'est pas tout à fait adaptée. Il y a la chaîne d'inspection, d'identification, de vérification, de contrôle, sous l'autorité de la police judiciaire ou de la gendarmerie et de la police, à quoi s'ajoute la capacité d'enquête judiciaire - 7 900 magistrats en France, contre 38 000 en Allemagne. C'est une question de méthode, mais il faut traiter ces quartiers comme nos sas d'arrivée. Ce serait rentable, donc ce n'est pas un problème de financement, mais un problème d'affectation de moyens.

À Montfermeil et Clichy les émeutes ne se sont pas arrêtées par une victoire de la raison ou de la police mais parce que, deux ans avant, on avait lancé un programme, et que les premières grues sont arrivées partout. Or, dans un quartier où la population se sent délaissée par la République, une grue, c'est une main tendue. Les élus le savent bien. Les mamans, dès lors, reconquièrent le territoire - alors que, coincées au 22ème étage, elles restaient dans leurs cuisines. Tant qu'il y aura une discrimination urbaine, vous aurez dans l'endroit discriminé une cicatrice urbaine.

Les quartiers, je les connais encore tous par coeur. Je suis allé il y a quinze jours à l'inauguration du T4, ce tram qui monte jusqu'à Montfermeil et Clichy-sous-Bois. Autrefois, pour aller dans la tour Utrillo, nous avions deux véhicules blindés légers et une escorte de dix-sept policiers de la BAC en civil. Là, nous nous sommes promenés à Montfermeil... Le danger de la cohésion républicaine a changé de forme, mais pas de fond : il est là, tout entier ! C'est tout un peuple dont on parle - et en effet, l'image des nouilles m'a valu une avalanche de critiques ! Facile, de là-bas, avec un pilier dans la Seine, de chercher à faire des économies ! Mais il faut être attentif aux particularités de ces quartiers, aussi.

Le Sénat, cette maison de la sérénité, doit, me semble-t-il, reposer le problème sur les grandes méthodes. Le taux de permis de conduire des femmes est terrifiant, comme le taux de crèches. Or c'est un indicateur très important : le permis de conduire est un droit des femmes. Aujourd'hui, les violences contre les femmes ont pris une forme plus insidieuse. Ayons conscience de la gravité du poison. Les gilets jaunes ont été une alerte éclairante. Je ne suis pas peu fier : c'est moi qui ai rendu les gilets jaunes obligatoires dans les voitures et qui les ai fait dessiner gratuitement par Karl Lagerfeld. Je comprends que certains m'en veuillent...

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Qu'il est agréable et rafraîchissant d'entendre un discours aussi franc et dynamique ! Une partie de votre rapport est consacrée à l'illettrisme. En France, 4,5 millions de personnes, soit 6 % des salariés et 20 % des bénéficiaires du RSA, ne savent pas lire. C'est un frein immense à leur développement personnel et à l'économie de notre pays. Le Gouvernement entend-il votre volonté de diviser de moitié l'illettrisme à l'horizon 2025 ?

M. Joël Labbé. - Derrière ton travail, cher Jean-Louis Borloo, il y a un projet de société. C'est ce qui manque aujourd'hui à notre jeunesse. On n'entend pas suffisamment tes propos. De gauche comme de droite, nous sommes capables de nous rejoindre sur de tels sujets. Tu as évoqué l'extraordinaire richesse humaine sur laquelle nous devons nous appuyer. En filigrane, il y a l'éducation populaire derrière. Évidemment, cela a un coût. Mais c'est de l'investissement pour l'avenir. Y a-t-il aussi un travail à mener sur la question rurale ? Il faut vraiment qu'on te réentende et que tu ne sois pas seul.

M. Xavier Iacovelli. - En 2018, nous avions accueilli votre rapport avec beaucoup d'espoir. Vous proposiez un certain nombre de mesures pour agir en faveur des quartiers prioritaires, dont les cités éducatives et le déploiement des 200 campus numériques, avec un investissement initial de 20 milliards d'euros. Vous préconisiez de lancer des plans de recrutement, d'encourager les recours à l'apprentissage et de promouvoir l'accompagnement et le tutorat au profit des jeunes dans les quartiers relevant de la politique de la ville. Depuis 2018, le Gouvernement a décidé de mettre en place des dispositifs en faveur de ces derniers, notamment via l'adoption d'une feuille de route de quarante propositions, dont 75 % sont déployées ou en cours de déploiement. Un certain nombre de vos idées ont fait écho au sein du Gouvernement. Le dédoublement des classes de CP et de CE1 en réseau d'éducation prioritaire (République) et REP+ concerne 180 000 enfants, et 6 milliards d'euros ont été investis dans la rénovation urbaine. Ces mesures sont-elles fidèles à vos recommandations ?

M. Franck Montaugé. - Je regrette le dédain avec lequel votre travail a été traité au plus haut niveau de l'État. Je vous remercie de votre contribution au questionnement du sens de la République. Ancien maire d'une ville rurale, Auch, je me réjouis que le changement des critères d'éligibilité aux politiques de la ville ait permis d'intégrer des quartiers en zones rurales ; c'est à mettre à l'actif du précédent Président de la République. En matière d'évaluation des politiques publiques, thème qui m'est cher, je trouve très restrictif que le produit intérieur brut (PIB) soit aujourd'hui la référence absolue. Il faut de nouveaux indicateurs intégrant les volets sociaux, environnementaux, éducatifs et culturels de la vie en société. Il existe des objectifs de développement durable, et l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) a une batterie d'indicateurs territoriaux. Comme maire, j'ai régulièrement demandé à l'éducation nationale de me fournir, fût-ce à titre confidentiel, des indicateurs permettant de mesurer les progrès des élèves en réseau d'éducation prioritaire. C'était impossible. Les élus ne peuvent pas obtenir de telles informations, pourtant nécessaires. Cela ne peut plus durer.

M. Jean-Claude Tissot. - Les choix de Julien Denormandie sur le zonage ne me conviennent pas toujours. Alors que ses prédécesseurs ont toujours utilisé cet outil, l'actuel ministre de la cohésion des territoires privilégie plutôt les adaptations en fonction des besoins locaux. Cette orientation n'est pas forcément négative, mais le zonage a de multiples intérêts. Il donne de la visibilité aux acteurs locaux et permet une transparence des politiques publiques, ce qui est préférable à des politiques à géométrie variable, voire à la tête du client. Il est important de se rendre compte des implications de la sortie du zonage, en milieu rural comme urbain. Je pourrais évoquer la sortie abrupte de certains quartiers de la politique de la ville qui en sont pourtant dépendants ou le fait que les zones B2 et C, c'est-à-dire 93 % des communes, aient été privées au 31 décembre dernier du prêt à taux zéro pour la construction du logement neuf. Que pensez-vous de ces nouvelles orientations.

Mme Anne-Catherine Loisier. - Je vous remercie d'insister sur la problématique du sens de notre action publique et de nourrir nos réflexions pour une vision sociétale plus transversale. Vous dites qu'il ne serait pas si difficile de remettre les choses en ordre ; dans nos territoires, cela nous paraît tout de même complexe... Des outils tels que la future loi « 3D » ou l'Agence nationale de la cohésion des territoires vous semblent-ils pertinents ?

M. Alain Duran. - Nous avons aujourd'hui un véritable problème d'égalité républicaine dans nos territoires ruraux. Le rêve républicain est dans notre ADN. Mais les programmes ont du mal à sortir : trop de complexité, de formalisme... Comment simplifier les dispositifs et garantir l'égalité républicaine sur tous nos territoires ? Comment rétablir la « gouvernance de confiance » que vous évoquez ?

Mme Sylviane Noël. - Vos propos empreints de vérité et de bon sens font effectivement beaucoup de bien. Face aux copropriétés dégradées, il faudrait traiter les difficultés bien en amont ; nous avons tous en tête le drame de la rue d'Aubagne à Marseille. Il y a une grande disparité sur les territoires : des décisions de justice sur des états de carence ne prennent que trois semaines en région parisienne contre près d'un an et demi en province. Une telle inertie aggrave des situations déjà dramatiques pour les habitants et met les élus locaux dans des situations très compliquées. En outre, la multiplicité des acteurs peut parfois entraîner un manque d'efficience dans l'action publique. Dans certains territoires, il n'y a qu'un seul quartier classé quartier prioritaire de la politique de la ville sur le périmètre intercommunal. Les règles du code général des collectivités territoriales confiant le pilotage de ces politiques à l'intercommunalité, les autres communes ne sont dès lors pas concernées par le dossier, qui n'avance pas.

M. Daniel Gremillet. - J'apprécie énormément l'image de la grue et de la main tendue, qui vaut aussi en milieu rural. La rapidité avec laquelle le numérique se développe va encore amplifier les situations d'exclusion liées à l'illettrisme. Il y a un rouleau compresseur humain d'exclusion phénoménal. La solution réside dans la petite enfance, l'école et l'apprentissage. Dans notre société, où l'espérance de vie est absolument merveilleuse, le monde associatif peut-il aller aussi vite ? S'il vient en appui avec l'éducation, il y a une capacité de réaction sur l'ensemble du territoire. Est-ce à vos yeux une solution ?

Mme Françoise Férat. - À l'instar de ma collègue, je trouve cette audition rafraîchissante. Vous connaissez parfaitement le fonctionnement des différentes instances liées à la politique de la ville. J'espère que le Conseil national des villes, placé sous l'autorité du Premier ministre, et l'Observatoire de la politique de la ville sont complémentaires. Chacune de ces deux instances dispose d'un budget dédié. Existe-t-il une articulation entre les deux ? Peut-on envisager de recouper leurs moyens humains et budgétaires ?

M. Laurent Duplomb. - Fils d'ouvrier, ayant vécu en HLM jusqu'à l'âge de quinze ans et aujourd'hui sénateur d'un territoire rural, je constate de véritables similitudes. Nous parlons de « mobilité », d'« école », de « petite enfance », de « culture », d'« emploi », de « cour d'équité des territoires »... J'ai le sentiment que nous sommes en train de reproduire dans le milieu rural profond ce que nous avons été incapables de régler dans les banlieues. Ma question est simple : pourquoi ne vous a-t-il pas écouté ?

M. Fabien Gay. - Votre rapport est un programme politique. Nous ne réglerons pas le problème en nous centrant sur le seul logement. Il faut une réponse globale : emploi, santé, éducation, droit aux vacances, lutte contre l'illettrisme. Il y a effectivement des similitudes entre nos banlieues, le monde rural et même les territoires ultra-marins. L'an dernier, en Guyane, j'ai été stupéfait de parfois retrouver les pires situations qui existent en Seine-Saint-Denis. Près de 10 millions à 15 millions de nos concitoyens sont concernés. Je n'aime pas les termes de « territoires oubliés de la République » ou de « zones blanches ». Ces territoires regorgent de talents. Il ne faut pas présenter la banlieue sur un ton larmoyant. Je préfère être offensif. Le Premier ministre vient de reconnaître pour la première fois qu'une inégalité territoriale frappe la Seine-Saint-Denis. Certains se targuent d'avoir déversé des milliards et des milliards d'euros pour la banlieue, ce qui est faux. Vous évoquez à juste titre la problématique judiciaire. Il faut près de deux ans et demi pour divorcer en Seine-Saint-Denis contre six mois à Paris. Et, à population égale, nous avons 30 % à 40 % d'officiers de police judiciaire en moins dans nos commissariats. Je pense qu'il faut un plan de rattrapage pour entrer dans le droit commun. Nous ne demandons pas que la banlieue ait plus que les autres ; nous réclamons l'égalité.

Au-delà des questions de méthode, il s'agit d'abord de choix politiques et de priorités budgétaires. Ainsi, sur la question des mobilités, vous aviez proposé une conférence sur les RER ; il faudrait un milliard d'euros. Cela n'a pas été retenu, et on est train de faire le Charles-de-Gaulle Express, qui bénéficiera à 20 000 personnes par jour, quand un million d'usagers empruntent chaque jour le RER B. Tout est affaire de choix politiques et d'arbitrages. Si votre rapport, que vous avez rédigé avec l'ensemble des acteurs concernés, a fait l'objet d'un enterrement de première classe, c'est un choix politique.

M. Alain Chatillon. - Je remercie Mme la présidente d'avoir fait venir Jean-Louis Borloo, dont je salue la capacité d'analyse et de rassemblement sur l'essentiel.

Mme Sophie Primas, présidente. - Devons-nous faire en sorte que l'ANRU redevienne un EPIC ?

M. Jean-Louis Borloo. - À mon sens, si l'on ne décortique pas ce qui s'est passé, la solution proposée sera combattue par les petits hommes gris, qui sont plus nombreux que vous et à temps plein. L'enquête que je vous recommande n'a pas à être à charge. Mais il faut savoir ce qui s'est passé depuis qu'un vote à l'unanimité est intervenu. L'objet n'est pas d'incriminer quiconque. D'ailleurs, il n'y a pas de responsable ; c'est le plus terrible de l'histoire.

La cour d'équité territoriale que j'ai proposée permettrait de répondre à la problématique des indicateurs dans l'éducation nationale. La Constitution dispose d'ailleurs que la société « a le droit de demander compte à tout agent public de son administration. » Avec une juridiction administrative spécialisée, nous pourrions imposer des indicateurs. Cela fait partie du droit des citoyens et de leurs représentants d'être informés de l'action publique.

L'illectronisme, c'est-à-dire la conjugaison de l'illettrisme et de la difficulté à utiliser le digital, est un drame inscrit et évident, d'autant qu'il concerne en général ceux qui n'ont pas les moyens de payer quelqu'un pour écrire à leur place. Nous avions passé un accord avec les agglomérations, qui étaient prêtes à assurer le financement de la formation. Nous avions un objectif de départ modeste : 500 000 formations par an. Le dispositif est financé et organisé. Nous sommes face à une vraie bombe à exclusion. Bientôt, compte tenu des travaux en cours sur les cellules, il sera possible de vivre jusqu'à 125 ans ou 130 ans ; c'est l'affaire de quelques années. Nous allons changer de monde. Comment nous, pays de Voltaire, des hussards de la République et de l'enseignement du latin-grec, pouvons-nous connaître un tel niveau d'illettrisme ?

Parmi les explications au drame des suicides chez Orange figure le fait qu'un certain nombre de membres de cette belle entreprise aient été pris de panique parce qu'ils étaient aux avant-postes de la digitalisation. La très belle idée politique des dirigeants de l'époque était de faire passer le passeport numérique à tous les salariés, du PDG à la personne de l'accueil, afin que nul ne soit discriminé. Tout Français doit avoir son passeport numérique.

Je ne sais pas pourquoi cela ne s'est pas fait. Je me suis tu parce que je suis quelqu'un de responsable ; je donne toujours sa chance au produit. Mais la réalité est que cela va se faire. Julien Denormandie essaie d'agir. Tout est prêt, organisé. C'était peut-être un peu trop prêt, un peu trop organisé, un peu trop enthousiaste.

Des cités éducatives sont effectivement en place. M. le ministre de l'éducation nationale m'a invité pour l'installation de l'une d'elles dans le bassin minier. Je suis dans le commentaire positif, et je soutiens les actions. Nous avons un problème d'échelle - on peut appeler cela une vision politique - et d'arbitrage : où met-on les moyens ?

Je suis convaincu qu'il faut une fondation du rêve républicain ou le grand rattrapage pour la Nation. Il y a des problèmes dans les bassins en déflation, les zones très rurales et les DOM. La France est présente sur toutes les mers, sur tous les océans ; les enjeux sont gigantesques. Notre pays est un génie maritime : de grands inventeurs, de grands ingénieurs, de grands poètes, de grands navigateurs sont français. Le Grenelle de la mer était un moment extraordinaire. Les DOM font partie de l'archipel France, de la conquête respectueuse de la mer, des océans et de leur richesse.

Je suis pour une fondation qui regroupe l'ensemble des capacités d'Action Logement. Tout le monde était d'accord pour avoir un outil qui aurait une quinzaine de milliards d'euros de fonds propres de revenus par an, assis sur 150 milliards d'euros de fonds propres actifs, pour mettre les moyens là où ils sont nécessaires. On n'augmente pas le déficit ; on crée de la richesse. Il faut un outil de remise à niveau.

Oui, ils essaient d'agir. Mais arrêtons de raconter qu'ils mobilisent 6 milliards d'euros. L'important, ce n'est pas les sommes que les gens prétendent mettre ; c'est le nombre de grues qu'il y a sur le terrain. Cessons d'entretenir une mythologie. Tout le monde a pris conscience du drame. Mais on n'a pas encore bien identifié que c'était un problème de gouvernance. Il faut changer cela. De nouveaux indicateurs sont nécessaires ; je vous renvoie à Stiglitz ou à l'INSEE.

N'étant pas ministre en exercice, je n'ai pas de commentaire à faire sur le Conseil national des villes et l'Observatoire de la politique de la ville. D'ailleurs, ce sont des instances d'observation. Aujourd'hui, nous avons besoin d'entrer dans l'action. Quant à l'Agence nationale de la cohésion des territoires, que dire ?

Le propos de la République est de construire un bonheur collectif moralement acceptable. Je comprends que l'on veuille mettre des moyens sur des systèmes élitaires. Mais l'essentiel est que tout le monde participe à l'histoire, à la croissance, à la solidarité. Il faut mettre les moyens. Il faudrait rediscuter de l'Agence des participations de l'État. Comme citoyens ou représentants des citoyens, nous pourrions aller assez loin dans ces débats. Le Sénat et l'Assemblée nationale ne doivent ni être l'antichambre des gouvernements ni verser dans l'opposition systématique sur BFM. Le Parlement doit mener un travail approfondi de contrôle, au sens britannique du terme.

Cher Joël Labbé, si on ne m'entend pas, c'est pour plusieurs raisons. D'abord, je n'ai pas une science personnelle supérieure aux autres. Ensuite, j'exerce d'autres responsabilités, et je ne fais pas de mélange des genres. Enfin, j'ai passé trois ans en Afrique, et je m'occupais d'autre chose. Je n'ai pas commenté les décisions qui ont été prises à l'époque parce que j'ai un certain sens du respect républicain. À la demande d'un certain nombre de maires, le Président de la République m'avait commandé un rapport. Je n'ai pas à faire de commentaires sur celui qui m'a commandé le rapport. En plus, je pense que tout cela n'est pas grave. L'important est d'avancer. Si ce n'est pas aujourd'hui, ce sera dans six mois. Julien Denormandie se donne un mal de chien.

Mme Annie Guillemot. - Mais les politiques menées ne réduisent pas les écarts ; elles les aggravent !

M. Jean-Louis Borloo. - Je le sais. D'ailleurs, nous savons tous ce qu'il faut faire. Il faut une méthode par programmes.

Mme Sophie Primas, présidente. - Cher Jean-Louis Borloo, au nom de notre commission, je vous remercie infiniment. Vous êtes un magicien : vous avez mis d'accord Laurent Duplomb et Joël Labbé, ce qui est suffisamment rare pour être noté ! Pour paraphraser une célèbre actrice française, je ne sais pas si l'État vous manque, mais vous manquez à la République.

La réunion est close à 11 h 20.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.