Mercredi 18 décembre 2019

- Présidence de M. Christian Cambon, président -

La réunion est ouverte à 10 h 30.

Audition de Mme Muriel Domenach, ambassadrice auprès de l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord

M. Christian Cambon, président. - Nous recevons aujourd'hui notre Représentante permanente au Conseil de l'Atlantique Nord, Mme Muriel Domenach, alors que l'actualité sur la question est brûlante.

Madame l'Ambassadrice, vous allez nous éclairer sur les coulisses du dernier sommet des chefs d'État qui s'est tenu à Londres les 3 et 4 décembre dernier à l'issue d'une séquence mouvementée, dont je rappelle brièvement l'enchaînement. Le 6 octobre, sans avertir ses alliés, le président américain Donald Trump a donné le feu vert à l'intervention turque dans le nord de la Syrie, qui a débuté le 9 octobre 2019. Vous étiez avec nous à Londres, avec la délégation française à l'Assemblée parlementaire de l'OTAN (AP-OTAN), lorsque j'ai interpellé à ce sujet le secrétaire général de l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN), Jens Stoltenberg, le 14 octobre. Son absence de réponse nous a laissés pantois. Le 21 octobre, le Président de la République tenait les propos que l'on connaît sur l'OTAN, qui visaient en fait autant l'Alliance que les membres de l'Union européenne, dont on espère un réveil stratégique pour la défense de l'Europe.

C'est dans ce contexte que le sommet des leaders de l'OTAN s'est déroulé. La volonté française était de dépasser la seule obsession américaine du partage du fardeau et de remettre au coeur du débat les orientations stratégiques de l'Alliance. Quel bilan peut-on tirer de cette séquence ? La commission d'experts mise en place pour réfléchir au futur de l'OTAN, présidée par le Secrétaire général, ne révèle-t-elle pas finalement une absence d'ambition ? Chacun sait qu'elle correspond à la proposition allemande, alors que dans la proposition française l'ambition politique était plus affirmée. Dans ce cadre, que peut-il en sortir ? Dans quelle position cette séquence laisse-t-elle la France ? Nous avons eu des retours très négatifs, y compris de nos principaux partenaires, sur l'expression de « mort cérébrale ». La brutalité de l'expression n'a-t-elle pas occulté la justesse d'un message qui aurait peut-être été mieux perçu s'il avait été formulé différemment ? Ce n'est certes pas à nous de faire l'exégèse de la parole présidentielle.

La place et les objectifs de la Turquie dans l'organisation de l'Atlantique Nord sont une deuxième grande question. L'ambassadeur de Chypre nous a exposé ce matin les difficultés que son pays rencontre en Méditerranée orientale. Comment garder à bord un allié aussi indispensable qu'indépendant, pour ne pas dire incontrôlable, qui soumet l'Alliance à un véritable chantage ? La Turquie refuse en effet de soutenir le plan de renforcement du flanc Est si sa définition du terrorisme - inacceptable pour nous puisqu'elle vise nos alliés kurdes dans la lutte contre Daech - n'est pas adoptée.

L'ambiguïté américaine pose aussi question : l'OTAN fait parfois figure d'appareil pro-industrie américaine, avec la fameuse clause F35 dénoncée par Mme Parly. Le Président américain ne semble pas beaucoup se soucier de la sécurité de l'Europe. Où en est notre partenariat stratégique ?

Madame l'Ambassadrice, à l'issue de la réunion des chefs de l'OTAN, la Chine est qualifiée de centre d'intérêt et la Russie, de principale menace. Est-ce bien le reflet de notre propre analyse géopolitique ? La France poursuivra en 2020 le dialogue avec la Russie, et notre commission également.

Enfin, comment souhaitons-nous associer l'OTAN à nos efforts pour la sécurité collective au Sahel ? Ces efforts coûtent à la France le prix, douloureux, du sang - et le Président de la République passera Noël là-bas, avec nos soldats.

Cette audition fera l'objet d'un compte rendu, mais n'est pas captée. Je demande à mes collègues de respecter la confidentialité de vos propos.

Mme Muriel Domenach, ambassadrice auprès de l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord. - Merci de votre accueil, après une séquence intense, en effet. Nouvelle dans mes fonctions - je suis arrivée en septembre - j'ai été d'emblée plongée dans le bain ! Il est vrai que mes fonctions de consule générale à Istanbul, de 2013 à 2016, m'ont donné une certaine expérience de la Turquie : j'avais notamment organisé le traitement des djihadistes français, avant de devenir, de 2016 à 2019, déléguée interministérielle sur la prévention de la délinquance et la radicalisation.

C'est une Alliance bien changée que j'ai retrouvée, quinze ans après mon premier passage en son sein. L'OTAN est une bulle, presque algorithmique, comme on dit en matière de radicalisation. C'est un monde en soi, où les Européens viennent d'abord s'assurer de l'arrimage des Américains en Europe. Comme l'avait dit lord Ismay : « Keep the Americans in ». Il avait ajouté : « the Russians out, and the Germans down », mais ceci est caduc. Garder les Américains à bord, c'est l'obsession de tous. La cause du trouble actuel de l'Alliance est bien que les Américains ont d'autres priorités, se désengagent manifestement et ont des attentes de rééquilibrage du fardeau. Ce mouvement ne date pas de M. Trump, et n'est pas dénué de légitimité, même si celui-ci l'exprime dans des termes qui peuvent susciter un malaise. Les Américains nous demandent de nous occuper davantage de notre voisinage.

Ce décalage entre un malaise politique et l'efficacité militaire de l'Alliance est difficilement soutenable, et même mortifère : les membres ne peuvent pas fonctionner durablement si la tête ne va pas bien. D'où les propos du Président de la République, qui ont provoqué un électrochoc. Ils visaient à susciter une prise de conscience, à être perçus comme un wake-up call, face à une triple crise, de confiance dans le lien transatlantique, de solidarité avec la Turquie et de responsabilité des Européens. Vu de l'intérieur de la bulle, le représentant de la France apparaît comme celui qui dit que le roi est nu, et s'attire une partie du blâme : en disant tout haut ce que beaucoup pensent tout bas, nous avons en quelque sorte pris le mistigri.

Au niveau des ambassadeurs, l'ambiance était fraîche. Certains viennent véritablement communier, dans une ambiance de foi en la garantie de sécurité américaine et la solidité de l'alliance atlantique. La déclaration française a littéralement tiré des larmes à certains, je l'ai vu durant une réunion. Pour beaucoup, ces valeurs sont un credo existentiel, et il faut le comprendre, étant donné leur histoire. Et, dans les périodes de « doutes sur la foi », on a la tentation de brûler l'hérétique ! Je me suis parfois sentie l'hérétique. Mais c'était local, dès le niveau des ministres, l'ambiance était meilleure et, à Londres, le Président de la République a parfaitement réussi sa séquence. Personne n'a contré son constat, ni ne lui a opposé de propositions alternatives. Nul n'a bloqué notre proposition d'une réflexion de fond, même si elle a été reformulée par les Allemands en des termes acceptables par la structure, c'est-à-dire prévoyant une forte implication du secrétaire général, et le principe d'un « processus de réflexion sous les auspices du SG » a été agréé à Londres, ce qui est une marque de confiance de l'organisation en sa capacité à bénéficier d'une refondation stratégique.

Donc, même si M. Trump à Londres, il est vrai, a déclaré d'emblée que les déclarations de M. Macron étaient « nasty », la séquence s'est très bien passée.

M. Christian Cambon, président. - Les sénateurs aiment que l'on parle français.

Mme Muriel Domenach. - Dans la terminologie trumpienne, ce n'est pas bien méchant : déplaisant, désagréable. Il avait employé ce mot en parlant de Mme Vestaeger. Lors de la rencontre bilatérale, il n'y a pas eu de conflit. Le Président de la République a ensuite rencontré M. Erdogan en format UE 3, ce qui mutualise notre exposition à la Turquie. Et il a pris soin d'échanger avec la plupart de ses collègues en marge de la réception donnée à Buckingham. La plénière a été très intelligemment conduite : il a laissé les possibles fauteurs de troubles s'exprimer avant lui. Et il a conclu la séquence par une rencontre bilatérale avec le président polonais. Il a multiplié les messages d'assurance à nos alliés orientaux.

Au total, le but est atteint : le constat formulé par le Président de la République était au coeur des échanges. Le message a été entendu, au lieu qu'on tue le messager, et le génie est sorti de sa bouteille : le business as usual n'est plus envisageable. Un processus de réflexion sur les orientations stratégiques de l'Alliance se mettra en place sous les auspices du secrétaire général, et la machine ne pourra pas l'entraver. La question du renforcement des capacités européennes est clairement posée, tout comme celle des relations, tendues, avec l'allié turc. La Turquie reste dans le cadre de l'Alliance parce que nous n'avons ni l'option légale de remettre en cause cette situation, ni l'intérêt politique à le faire. Pour arrimer la Turquie à l'OTAN, il faut lui dire les choses plus clairement que cela n'a été fait jusqu'à présent.

Nous n'avons pas accepté que le PYD, qui est notre partenaire sur le terrain, et avec lequel le combat contre Daech continue, soit qualifié d'organisation terroriste, malgré la prise en otage par la Turquie de la promulgation du plan de réponse graduée polono-balte. Le Président de la République a aussi soulevé la question de la compatibilité de l'acquisition de S-400 avec la défense aérienne de l'Alliance. Celle des droits et responsabilités des alliés sera posée dans le cadre du processus de réflexion qui va être mis en oeuvre.

Certes, les termes choisis par le Président de la République n'ont pas facilité ma tâche localement, car beaucoup dans l'organisation les ont pris « personnellement ». Mais ils ont fait bouger les lignes. Reste que les enjeux de confiance dans le lien transatlantique, de solidarité avec la Turquie et de responsabilité des Européens demeurent. Ce n'est pas la France qui a fait advenir ces questions sur la solidité du lien transatlantique, les orientations de M. Erdogan, ou comment responsabiliser ses partenaires européens. A partir de ce que chacun voit et sait, nous avons lancé le débat. Celui-ci arrivera à son échéance en 2021, après l'arrivée d'une nouvelle administration américaine.

M. André Vallini. - Les États-Unis s'éloignent, en effet, et se tournent vers l'Asie-Pacifique - pas seulement depuis M. Trump. La Russie reste menaçante, la Chine devient agressive, la Turquie pose problème, le djihadisme aussi... Beaucoup reprennent la formule de M. Stoltenberg selon laquelle il faut européaniser l'OTAN. Cette formule est assez creuse : que signifie-t-elle sur le plan militaire ?

M. Gilbert Roger. - L'OTAN est-elle un frein à la constitution d'une défense européenne ? Sommes-nous capables de réinventer un monde bipolaire ? Je reviens du forum de l'AP-OTAN à Washington : il n'y a aucun accord entre les Anglais, les Allemands et les Français. Tout accord se trouve contre la France, et au profit des pays de l'Est. Les Américains, eux, sont venus à deux, pour 35 minutes - pour voir une centaine de parlementaires venus d'Europe !

M. Pierre Laurent. - Vous dites que M. Macron a marqué des points, mais on ne les voit pas dans la déclaration finale, qui endosse la rhétorique américaine. Je comprends mal comment concilier nos efforts pour reprendre le dialogue avec la Russie avec une orientation de l'OTAN qui fait de ce pays la principale menace et organise en 2020 de grandes manoeuvres dirigées contre elle.

Nous nous sommes opposés à l'inclusion du Parti de l'union démocratique kurde (PYD) dans la liste des organisations terroristes, en effet. La formulation finale peut être interprétée par chacun, puisqu'elle parle du terrorisme sous toutes ses formes : nous sommes dans le flou total. Où sont les progrès et les clarifications que vous évoquiez ?

M. Alain Cazabonne. - Les Américains considèrent la Russie comme le danger principal, mais tournent leur regard vers l'Asie et la Chine. C'est contradictoire ! Jean-Christophe Lagarde a demandé au représentant turc si son pays s'opposerait à la création d'un État kurde à partir du territoire irakien. Il n'a obtenu aucune réponse.

M. Jacques Le Nay. - La déclaration de Londres désigne la Russie comme menace principale. N'est-ce pas une concession faite par l'Europe aux États-Unis ? L'OTAN s'est lancée dans un processus d'intégration des pays des Balkans. Cela affaiblit-il la position de la France, au sein de l'Union européenne, sur l'adhésion de ces mêmes pays ?

M. René Danesi. - Le 27 novembre dernier, un accord maritime a été signé entre la Turquie et le chef du gouvernement libyen reconnu, ce qui donne aux Turcs un accès à des zones économiques revendiquées par la Grèce et par Chypre. Le 15 décembre, le ministre des affaires étrangères turc a confirmé qu'il allait soumettre au Parlement un accord militaire bilatéral conclu avec le gouvernement de Tripoli. L'armée turque pourra donc intervenir en Libye. Ce même ministre a déclaré que la Turquie songe sérieusement à réduire l'accès des membres de l'OTAN à deux bases militaires situées sur son territoire, en réponse aux sanctions américaines décidées après l'acquisition des S-400 russes. Entrons-nous dans une dangereuse escalade ? Hormis les États-Unis, Chypre, la Grèce et la France, les autres pays de l'OTAN sont-ils bien conscients des appétits grandissants du sultan Erdogan sur la scène méditerranéenne et moyen-orientale ? Ma question concerne en particulier l'Allemagne.

Mme Hélène Conway-Mouret. - Notre commission a adopté en juillet dernier un rapport, que j'avais rédigé avec Ronan Le Gleut, sur la défense européenne. Nous y montrions que la France avait un rôle important à jouer au sein de l'OTAN. Comment voyez-vous son volet technologique ? Quel retour pouvons-nous en attendre ?

Mme Sylvie Goy-Chavent. - L'OTAN a-t-elle une vision globale du terrorisme ? En parlant de mort cérébrale, M. Macron alerte sur l'utilité de cette organisation. Vous parlez d'un électrochoc. Sur le terrorisme, je n'en vois pas !

M. Yannick Vaugrenard. - Le Président de la République serait satisfait de votre prestation ! L'avenir de l'OTAN est confié à un groupe d'experts. Pouvez-vous nous apporter des précisions ? Je vois mal l'avenir de la France, ou de l'Europe, placé en de telles mains. Le Royaume-Uni va quitter l'Union européenne. Notre rapprochement avec les Britanniques sur le plan militaire ne doit-il pas être renforcé, compte tenu de la faiblesse du soutien allemand lors des interventions ? Que faisons-nous pour cela ?

Mme Gisèle Jourda. - Dans la même interview, le Président de la République exposait une vision politique sur l'élargissement de l'Europe aux pays des Balkans. Ce pavé dans la mare n'a eu d'autre résultat que la désignation d'un groupe d'experts. C'est peu : quand on crée un groupe de travail, les résultats mettent du temps à se manifester, alors qu'il serait légitime de refonder les institutions. Quel est le calendrier de travail de ce groupe ?

M. Ladislas Poniatowski. - La raison d'être de l'OTAN n'est plus la même qu'à l'époque de la guerre froide. On dit que les États-Unis n'y restent que pour défendre leur industrie d'armement : l'OTAN est pour eux un marché formidable. Pourriez-vous nous transmettre la liste détaillée de tout ce que les Américains ont vendu grâce à l'OTAN au cours de ces vingt dernières années, ainsi que celle des contrats qui y sont en cours de discussion ?

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - J'en ai assez d'entendre critiquer l'OTAN, qui nous a protégés pendant 70 ans. Il est de bon ton de l'attaquer aujourd'hui. Si les Américains l'ont utilisée pour vendre leurs armes, c'est peut-être aussi de notre faute. C'est un réseau d'influence important, au sein duquel nous n'avons pas été assez présents. Il fallait investir cette enceinte pour promouvoir nos idées, et notamment le projet européen. Beaucoup de membres de l'OTAN sont reconnaissants aux États-Unis. Ainsi, des pays scandinaves. Certes, le dialogue avec la Russie est indispensable. Mais il ne faut pas être naïf, il y a des dégâts collatéraux : cyberattaques, assassinats, sans parler de l'affaire Skripal... Je comprends les craintes des pays du Nord et de l'Est. À nous de les rassurer ! La commission sur la dimension civile de la sécurité de l'AP-OTAN, que j'ai l'honneur de présider, s'est réunie au Sénat le mois dernier pour parler du terrorisme.

M. Joël Guerriau. - L'OTAN a été constituée pour faire face à des menaces -essentiellement soviétiques, à l'époque. Quelle est sa position sur la présence de la France au Mali ?

Mme Muriel Domenach. - Je ne me suis pas exprimée comme la plus langue de bois des diplomates ! Et j'ai reconnu que les termes employés nous ont valu des moments difficiles... Nous conduisons tout un travail d'influence pour désarmer les préventions sur un agenda caché des Français. Nous faisons valoir l'exemplarité de l'allié français, sur les budgets de défense (la France est l'un des rares alliés à remplir les objectifs fixés), la qualité et réactivité de ses forces (saluée par nos plus proches alliés), et nos engagements opérationnels (y compris pour des actions de haute intensité, et nous payons pour cela un prix élevé). Et nous sommes plusieurs à avoir insisté sur l'importance des messages de confiance et de réassurance multipliés par le Président de la République envers nos alliés orientaux, dont il faut comprendre les enjeux de sécurité : on ne fera pas la défense européenne dans un seul pays ! Le Ministre M. Le Drian a fait un discours très explicite à Prague le 6 décembre, très bien accueilli, sur la compatibilité entre lien transatlantique et solidarité européenne. Je relaye le message, en étant persuadée que le chemin de la défense européenne passe par l'OTAN, et inversement le renforcement de l'OTAN passe par une Europe de la défense forte. Le renforcement des capacités européennes est dans l'intérêt des États-Unis, et l'OTAN est indispensable à la défense européenne, car elle constitue une garantie fondamentale pour nos alliés. D'ailleurs, les Américains nous incitent à prendre davantage de responsabilités dans la défense de l'Europe.

Cela ne signifie pas qu'ils ne seront plus là, mais qu'ils n'interviendront que si leurs intérêts essentiels sont mis en cause. Avant d'être marquée par le 9 octobre 2019, ma génération de diplomates l'a été par le 31 août 2013, lorsque M. Obama a décidé de ne pas intervenir en Syrie. Celui-ci l'a parfaitement assumé, et a dit à la fin de son mandat que les États-Unis n'avaient rien à faire en Syrie. De fait, les attentats et la crise migratoire, depuis, ont eu un fort impact en Europe, mais presque aucun aux États-Unis. Daech est une menace moins structurante pour eux que pour nous. Et ils ne souhaitent plus s'exposer - c'est bien pourquoi le PYD a été si précieux, qui a fait le gros du travail sur le terrain.

Sur la Turquie, puisque vous me demandez, nous devons garder à l'esprit, et je peux en attester pour y avoir été en poste, que M. Erdogan a commencé par déverrouiller les tabous du kémalisme - notamment la question arménienne - et s'est d'abord engagé dans une démarche de paix avec les Kurdes, en libéralisant l'emploi de la langue kurde à la télévision et dans la toponymie. Cela lui a valu les critiques, à l'époque, de la droite nationaliste avec laquelle il gouverne aujourd'hui. Il négociait alors non pas avec le PYD, mais avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Lorsqu'ils ont choisi de faire prévaloir la lutte contre le PKK sur la lutte contre Daech, les Turcs ont d'ailleurs indiqué que l'alliance avec le PYD poserait problème. À cet égard, l'offensive qu'ils ont conduite n'est pas vraiment une surprise. Ce qui a déclenché une prise de conscience, c'est la décision unilatérale des Américains d'annoncer leur retrait, conjuguée à la décision unilatérale de la Turquie de passer à l'offensive. Le résultat de l'offensive est un renforcement de Daech, comme l'indique le Pentagone dans un rapport récent, du régime d'Assad et de la Russie.

Aujourd'hui, nous ne sommes pas naïfs, notre intérêt n'est pas que la Turquie choisisse un renversement d'alliances - ce que beaucoup de nos alliés craignent, réactivant une vieille peur de la guerre froide. Avec la Turquie, il faut une certaine patience stratégique - tout en disant les choses, y compris sur l'accord du 27 novembre auquel vous faites référence.

Le comité d'experts ne sera pas un comité Théodule. L'implication du secrétaire général doit rassurer nos alliés orientaux. Pour ma part, je ne crois pas qu'il ait ni la capacité ni la volonté d'entraver le processus, qui a pour lui le temps, et la réalité flagrante du désengagement américain. Après les élections américaines, nous verrons si les équipes seront prêtes à reformuler les termes de l'Alliance atlantique - mais la plupart des démocrates soutiennent la volonté que les Etats-Unis ne soient plus le « gendarme du monde ». Opérer sans les Etats-Unis suppose pour nous davantage de risques, et cela pose la question de notre capacité à prendre des risques.

La déclaration de Londres ne qualifie pas la Russie de principale menace. Elle rappelle que l'OTAN est une alliance défensive, qui ne représente une menace pour aucun pays, elle évoque les actions agressives de la Russie, qui constituent une menace pour la sécurité euroatlantique, et indique que le terrorisme, sous toutes ses formes et toutes ses manifestations, demeure une menace pour tous. Les actions agressives de la Russie sont bien documentées. La question est de savoir si la Russie n'est qu'une menace. Nous répondons qu'elle est aussi un voisin, et un partenaire. La déclaration souligne que nous restons ouverts au dialogue, et que nous continuerons à agir de manière modérée et responsable face au déploiement de missiles.

L'européanisation de l'OTAN impose que les Européens se réapproprient leur réflexion stratégique, que plusieurs d'entre eux avaient sous-traitée à l'OTAN. La mention par le Président de la République des missiles russes de courte portée Iskander n'a pas laissé nos alliés baltes et polonais insensibles, par exemple, car leur intérêt est qu'ils puissent être pris en compte dans la maîtrise des armements. L'Europe ne doit pas être uniquement le théâtre de rivalités stratégiques. Elle doit contribuer à la réflexion sur le désarmement. À cet égard, nos intérêts ne sont pas exactement les mêmes que ceux des Américains. De même, les Européens voient bien les enjeux liés à la Chine (nb : qualifiée à l'UE de « rival systémique »), mais n'étaient pas prêts à l'évoquer comme « menace ».

Il faut aussi que l'Europe renforce ses capacités. Sur ce point, les Allemands doivent entendre le message de leurs partenaires et porter leur effort à hauteur : nous craignons moins une nouvelle Prusse qu'une deuxième Suisse... Les Américains exigent que nous renforcions nos capacités en achetant seulement américain. Non ! Nous devons le faire selon nos propres termes. La France milite activement pour que le Fonds européen de défense soit substantiel, et les perspectives financières donnent des moyens sans précédent aux moyens de défense. Bref, il ne faut pas avoir l'Europe honteuse, à l'OTAN, comme l'UE ou dans un cadre ad hoc - et nous commençons à agir entre Européens (cf. dans le Golfe), en nous coordonnant entre nous, sans tabou. Le réveil stratégique en Europe passe, enfin, par l'acceptation du risque militaire. Au Mali, en 2013, l'intervention française a occasionné la perte de membres des forces spéciales. Pour entraîner nos alliés, nous devons les rassurer chez eux, comme nous le faisons en Estonie, qui est à nos côtés au Sahel.

Enfin, en matière de retour industriel, n'oublions pas, c'est très important et peu connu, que la France est le premier bénéficiaire des contrats passés par les agences de l'OTAN, du fait de qualité de nos équipements, et de notre capacité d'influence. Je veux conclure sur ce point qui reflète une réalité structurelle : l'OTAN sert nos intérêts à nous aussi, après avoir répondu comme c'est normal aux questions autour de l'actualité.

M. Christian Cambon, président. - Merci. Notre commission est active à l'AP-OTAN, et voit bien les contradictions américaines. Aussi ne désapprouve-t-elle pas le langage tenu par le Président de la République. Avec la Russie, il faut poursuivre le dialogue, car aucune des crises actuelles ne se résoudra sans les Russes. Nous nous efforçons d'en convaincre nos alliés baltes, ou britanniques. Même difficulté avec la Turquie, dont l'ambassadeur de Chypre nous a expliqué ce matin comment elle interprétait le droit de la mer...

La réunion est close à 11 h 45.