Jeudi 12 décembre 2019

- Présidence de Mme Nathalie Delattre, présidente -

La réunion est ouverte à 9 h 35.

Audition de MM. Emmanuel Razavi, fondateur et directeur de GlobalGeoNews, et Alexandre del Valle, géopolitologue, consultant et essayiste

Mme Nathalie Delattre, présidente. - Mes chers collègues, nous reprenons les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de MM. Emmanuel Razavi, fondateur et directeur de GlobalGeoNews, et Alexandre del Valle, géopolitologue, consultant et essayiste.

Messieurs, vous êtes tous deux plongés depuis longtemps dans les débats sur la géopolitique de l'islamisme et vous avez tout récemment publié un livre, Le Projet, sur les Frères musulmans. Nos premières auditions nous ont montré le rôle des prêcheurs et recruteurs dans la radicalisation islamiste, et vous nous en direz sans doute plus.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Emmanuel Razavi et Alexandre del Valle prêtent successivement serment.

Je vous propose de commencer par une brève présentation liminaire. Je vous poserai ensuite quelques questions, puis je passerai la parole à Mme la rapporteure et aux autres membres de la commission.

M. Emmanuel Razavi, fondateur et directeur de GlobalGeoNews. - Nous vous remercions vivement de nous recevoir aujourd'hui.

Comme d'autres confrères, nous travaillons sur le dossier de l'islam politique, notamment sur les Frères musulmans.

Je suis à l'origine grand reporter de guerre, homme de terrain. Depuis vingt ans, je passe 80 % de mon temps avec des organisations islamistes djihadistes. J'ai séjourné avec les talibans en Afghanistan, avec des combattants de la branche irakienne d'Al-Qaïda, avec le Hamas...

Je travaille également depuis vingt ans environ avec Alexandre del Valle, qui se livre surtout à un travail de prospective et de décryptage des textes originels des organisations islamistes. Nos approches sont très complémentaires. De mon côté, j'ai une connaissance intime du terrain. J'ai passé une grande partie de ma vie au Proche et Moyen-Orient, ainsi qu'en Asie centrale. Les personnes qui parlent ou écrivent sur ces sujets en France, à l'exception de quelques-uns, ne connaissent pas ces environnements de l'intérieur.

Dans notre ouvrage, Le projet, nous racontons nos quinze ans d'enquêtes et de travaux. Nous livrons les noms des principaux responsables des Frères musulmans et des organisations qui se rattachent à cette mouvance, y compris en France.

Nous sommes très préoccupés par ce que nous voyons. Nous considérons que les Frères musulmans portent aujourd'hui une idéologie de djihad global. Je l'ai entendu de la bouche même de cadres de l'organisation et de son ancien porte-parole, Essam el-Arian, comme par hasard ami d'enfance d'Ayman al-Zawahiri, numéro un d'Al-Qaïda.

Nous avons entendu des cadres importants des Frères musulmans, dans le delta du Nil, nous dire en 2007 que si la France ne cédait pas sur le voile, il ne se passerait pas dix ans avant que Paris ne soit mis à feu et à sang.

Je travaille beaucoup pour la télévision, 80 % des entretiens que nous avons menés ont été filmés ou enregistrés. Nous avons donc les preuves de ce que nous avançons.

Certains de mes confrères qui tiennent des propos similaires aux miens sont attaqués pour islamophobie. Je précise que je viens d'une famille de confession musulmane à 70 %, je suis d'origine iranienne, mais avant tout Français.

Il serait temps de ne plus céder, en France, au discours de déconstruction, de victimisation et de provocation pensé par les Frères musulmans, au Caire initialement, à Doha et Ankara aujourd'hui. Les Frères musulmans ne dissocient pas les guerres au Proche-Orient, en particulier en Libye, de ce qui se passe en Europe, les deux concourant au djihad global.

M. Alexandre del Valle, géopolitologue, consultant et essayiste. - Je travaille sur le sujet depuis vingt-cinq ans.

Après la parution de mon premier livre, j'avais participé à un débat contre Tariq Ramadan dans une émission de Thierry Ardisson. J'avais été frappé par sa capacité à la dissimulation et au mensonge, en vous regardant dans les yeux, un peu comme François Mitterrand l'avait fait face à un célèbre homme politique.

J'avais apporté sur le plateau Le licite et l'illicite en islam, le livre de Youssef al-Qaradawi, qui réside au Qatar, mais qui est l'un des idéologues-clefs des Frères musulmans en Europe. Dans cet ouvrage en vente libre en France, il explique clairement comment on doit tuer tous les apostats, les infidèles et ceux qui pratiquent le blasphème. Malek Boutih voulait faire interdire l'ouvrage, avec courage et lucidité. Ni moi ni Rachid Kaci, avec qui j'avais créé un mouvement à l'intérieur de l'UMP, n'avons réussi à convaincre trois ministres de l'intérieur successifs, de tous bords, d'interdire ce livre, dans lequel il est dit également que le djihad n'est pas un devoir collectif, mais individuel. S'il est impossible d'interdire un tel ouvrage, comment voulez-vous ensuite combattre le djihadisme ?

Youssef al-Qaradawi est pourtant considéré comme le chef de l'islam respectable, il forme les imams à Château-Chinon, dirige un institut de la fatwa à Dublin... Je m'oppose à cette distinction entre les Frères musulmans, qui représenteraient un islamisme communautariste, mais respectueux de la légalité, et les méchants djihadistes salafistes. Zineb, par exemple, serait parfaitement assassinable selon les critères définis par le plus grand intellectuel des Frères musulmans.

Il est faux de dire que les Frères musulmans sont contre le meurtre et le djihad. Ils ont juste une grande capacité à nier.

Quand j'étais fonctionnaire stagiaire au Secrétariat général de la défense nationale, je rédigeais des rapports à partir de notes de renseignements. Il était déjà question des salafistes, des Frères musulmans, et je me souviens très bien avoir précisé dans certaines de mes notes que tel prédicateur égyptien ou saoudien était encore expulsable, mais que ses enfants ne le seraient plus.

Les Frères musulmans prélèvent des fonds pour le Hamas, une organisation djihadiste qui envoie des gens se faire exploser dans des crèches. Ils soutiennent également officiellement le djihad au Yémen et en Libye. Avec le Hezbollah et l'Iran, ils ont été les pionniers du djihad suicidaire, avant même Al-Qaïda. Mais leur malice est d'avoir développé une nouvelle théorie pour l'Europe, qui ne serait plus « terre de la guerre », mais « terre de la conciliation » ou « terre du témoignage ».

Dans la tradition sunnite, un territoire qui ne paye pas son tribut au califat est territoire de la guerre. Mais puisque l'Europe accepte l'islamisation sans réciprocité pour les chrétiens dans les pays musulmans, c'est comme si l'Europe payait de facto son tribut. Il faut savoir qu'en Allemagne, en Belgique ou en Autriche, les imams sont payés par l'État. Si l'on réussit plus facilement l'islamisation par la paix que par la guerre, pourquoi faire le djihad ? Le raisonnement est logique.

Certes, de nombreuses organisations proches des Frères musulmans ne sont pas djihadistes ; elles semblent respecter les lois et condamnent le terrorisme dans certaines régions. Mais il suffit de se référer à leurs textes fondateurs pour voir qu'ils n'ont pas renoncé au djihad. Hassan el-Banna, le créateur des Frères musulmans, évoquait déjà la dimension sacrée du djihad. Sayyid Qutb reste la référence suprême de Ben-Laden, d'al-Baghdadi et de tous les mouvements djihadistes, y compris des chiites iraniens proches de Khomeiny.

Une grande partie des pays européens voient les Frères musulmans comme l'organisation leader de l'islam en Europe. Je me souviens d'une discussion ubuesque avec Nicolas Sarkozy, qui m'a expliqué durant une heure tout le bien qu'il pensait de l'organisation. Dans de nombreux pays européens, les Frères musulmans ont pignon sur rue et donnent le ton, notamment dans les lycées islamiques.

Saïd Ramadan, gendre du fondateur des Frères musulmans Hassan el-Banna, père de Tariq Ramadan et pionnier des Frères musulmans en Allemagne et en Suisse, était très lié à des terroristes égyptiens et iraniens et il a toujours prôné la non-intégration des musulmans.

Le but des Frères musulmans est de séparer les communautés, alors qu'il faudrait au contraire aider les musulmans à s'intégrer.

Saïd Ramadan poursuivait une stratégie de « paranoïsation », qui consiste à donner l'impression aux musulmans qu'ils vivent dans un environnement hostile. La fameuse manifestation du 10 novembre dernier découle de vingt ans de stratégie très bien pensée. Il y a bien sûr des cas de racisme, il faut les condamner, mais beaucoup de musulmans me disent qu'ils n'ont jamais senti de racisme d'État en France.

Saïd Ramadan a été missionné pour créer les Frères musulmans en Europe dans les années cinquante et soixante, car la plus grande peur des leaders conservateurs de cet islamisme radical sunnite était qu'un musulman puisse épouser les moeurs mécréantes, qu'il devienne laïc, homosexuel ou libéral. Le Frère musulman a pour unique but de reconstituer le califat, en étendant le règne d'Allah et de la charia sur toute la terre.

En conclusion, il faut interdire cette organisation. On a bien interdit l'extrême droite nazifiante révisionniste. Pourquoi n'interdit-on pas des gens qui font l'apologie d'Hitler ? Youssef al-Qaradawi a déclaré qu'Hitler avait eu raison de corriger les juifs. Nous disposons d'une vidéo où il le dit.

M. Emmanuel Razavi. - Sur Al-Jazeera, il a même dit qu'il terminerait le travail d'Hitler !

M. Alexandre del Valle. - C'est comme si l'on tolérait le nazisme dès lors qu'il est issu du monde exotique. J'appelle la gauche à être cohérente avec elle-même : il faut lutter contre toutes les formes de fascisme et de nazisme. Trouver des excuses au racisme relève d'un essentialisme malvenu. En France, on tolère l'antisémitisme dès lors qu'il est proféré par des imams sur le fondement des textes sacrés.

M. Emmanuel Razavi. - L'organisation des Frères musulmans a été créée en 1928. Des textes signés de la main de ses fondateurs font l'apologie d'Hitler. Ces derniers ont également soutenu le régime fasciste de Mussolini.

Fidèles à leur stratégie de victimisation, ils accusent les autres de racisme ou d'islamophobie, mais vénèrent en réalité le suprématisme et le totalitarisme. Il y a une trentaine d'années, le symbole du féminisme en France, c'était les seins nus sur la plage. Aujourd'hui, les Soeurs musulmanes revendiquent le burkini au nom du féminisme. Voilà un exemple d'inversion des valeurs et de perversion des symboles. On pourrait aussi citer le voile, qui ne suscitait pas autant de polémiques il y a une quinzaine d'années.

Les Frères musulmans cherchent sciemment à jouer la carte de la victimisation, de l'inversion des valeurs et de la perversion des symboles. On explique dans notre livre qu'ils ont mis en place un protocole intitulé : « Provocation, victimisation, médiatisation. » Ils se sont beaucoup inspirés des méthodes des régimes totalitaires.

Le Hamas, branche palestinienne des Frères musulmans, figure sur la liste des organisations terroristes de nombreux pays. L'Union des organisations islamistes de France (UOIF), rebaptisée Associations des musulmans de France, figure sur la même liste dans plusieurs pays arabes. Il n'y a qu'en France et dans d'autres démocraties qu'on les laisse se développer à ce point.

Nous avons rencontré certains responsables de l'organisation. Pour eux, la France est une cible stratégique. S'ils réussissent à réislamiser la communauté musulmane de France, ils parviendront à faire rayonner l'islam dans toutes les démocraties européennes.

Un document de l'Isesco, équivalent de l'Unesco dans le monde arabe, dont nous publions des extraits, explique comment porter le discours islamiste dans l'éducation nationale et par entrisme dans les institutions.

Je sais que de tels propos ont tendance à choquer en France. Je rappelle juste que je suis d'origine iranienne et que je compte beaucoup de musulmans dans ma famille. Je respecte profondément l'islam, mais je ne respecte pas ces gens qui veulent faire tomber la République française. Je l'ai entendu voilà quelques années de la bouche de cadres de l'UOIF, en Bourgogne très précisément.

Mme Nathalie Delattre, présidente. - Vous dites que la France met du temps à prendre certaines décisions. Le but de la commission est justement de faire des propositions ambitieuses.

Pourriez-vous préciser les liens que vous avez évoqués entre les Frères musulmans et Al-Qaïda ?

La dissimulation est sans doute un moyen pour eux de s'implanter dans une société laïque sensible à la culpabilisation, mais Olivier Roy, que nous recevrons en janvier, estime pour sa part impossible la théorie du remplacement.

Au-delà de l'interdiction de certains livres ou organisations, quelles mesures préconisez-vous ? La loi de 1901 pose-t-elle problème ? Les 80 mesures proposées par le Gouvernement vous paraissent-elles pertinentes ?

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Je vous remercie de la sincérité de vos propos.

Notre objectif est de pouvoir réfléchir librement et de façon transpartisane. Les attentats de 2015 ont bousculé les lignes, en montrant que certains voulaient porter des coups violents à notre démocratie. Mais l'infiltration de notre société n'est pas nouvelle. La France a fermé les yeux et, aujourd'hui, nous sommes confrontés à des revendications politico-religieuses très fortes, dans les écoles, les universités, les hôpitaux, qui, je le crois, mettent notre démocratie en danger.

Nous n'avons pas nécessairement besoin de légiférer, mais d'appliquer la loi républicaine partout, pour tous et de la même manière. Quelles clefs pouvons-nous utiliser pour faire reculer cette infiltration ?

M. Jean-Marie Bockel. - Quel regard portez-vous sur les ambiguïtés du Qatar ? D'un côté, c'est un pays ami et partenaire, de l'autre il tolère la présence sur son territoire des organisations que vous avez mentionnées. Y a-t-il une distinction claire entre ces gens et les autorités politiques du Qatar, ou fondamentalement une ambiguïté ?

Mme Sylvie Goy-Chavent. - D'où vient l'argent des Frères musulmans en France ? Pourquoi si peu de traçabilité ? Y a-t-il une porosité financière avec Al-Qaïda, le Hamas ou d'autres organisations ?

M. Rachid Temal. - Vous avez raison de rappeler qu'il existe un projet global, mais cela ne concerne pas seulement l'islam. Le religieux reprend la main dans de nombreux pays.

Vous évoquez plusieurs familles d'organisations. Or il me semble important de distinguer celles qui s'inscrivent dans la légalité et les autres. Comment différencier plus précisément ces mouvements ?

La laïcité est notre bien le plus précieux, elle doit s'appliquer partout en France, mais nous devons aussi éviter la globalisation. Pour moi, la « communauté musulmane », cela ne veut rien dire.

Nous n'arrivons plus à distinguer l'islam de France des autres, et tout se mélange.

Il nous faut identifier les organisations malfaisantes, mais aussi assumer ce qu'est l'islam de France, et je persiste à penser que qualifier la radicalisation « d'islamiste » pose problème. Tout finit par se mélanger et cela fragilise le combat que nous devons mener pour la laïcité. J'ai condamné la manifestation du 10 novembre et cela m'a valu de très nombreuses insultes sur Twitter.

Comment pourrions-nous améliorer notre législation ou le fonctionnement de nos services de renseignement ?

Mme Gisèle Jourda. - Si certaines collectivités ont offert une tribune aux Frères musulmans en les laissant oeuvrer dans les quartiers, c'est aussi qu'elles ne les connaissaient pas vraiment.

Selon vous, les Frères musulmans veulent empêcher l'intégration des populations de confessions musulmanes. Quel est le poids des femmes dans cette organisation ? On les voit souvent comme des victimes, mais on sait qu'elles ont joué un rôle important dans la révolution iranienne, par exemple.

M. Jean-Marie Bockel- En tant que président du groupe d'amitié France-Pays du Golfe, je reçois tout à l'heure au Sénat le secrétaire général de la Ligue islamique mondiale, Mohammed Al-Issa.

J'étais aussi présent en septembre à la conférence pour la paix et la solidarité, organisée au palais Brongniart à l'initiative de la Ligue islamique mondiale et de la Fondation de l'islam de France, dont le président, Ghaleb Bencheikh, tient un discours extrêmement clair. Les représentants des religions juive, catholique et protestante étaient invités et un texte respectueux des valeurs laïques et républicaines a été signé.

Quelle est selon vous la sincérité de ce changement de ton de la Ligue islamique mondiale, liée à l'Arabie Saoudite ?

M. Antoine Lefèvre. - Les Frères musulmans disposent-ils d'un vade-mecum d'actions précises pour s'attaquer à la République française ?

M. Rachid Temal. - Sur la place laissée aux « frérots », c'est aussi parce que les élus locaux raisonnaient en termes de gestion des quartiers, et non de citoyenneté. Pour des jeunes qui sont nés et qui ont grandi en France, il faut arrêter de raisonner en termes d'intégration. Ce sont avant tout des citoyens français.

M. Emmanuel Razavi. - Vous avez cité Olivier Roy. En 2011, j'étais place Tahrir dès le deuxième jour de la révolution égyptienne, en tant qu'envoyé spécial de la chaîne Arte. Dès le troisième jour, j'ai vu les Frères musulmans organiser les barricades. Mon cameraman a été poignardé par un Frère musulman, j'ai échappé à la mort grâce à un confrère. Nous avons diffusé ces images sur Arte reportages. Au même moment, Olivier Roy écrivait dans Le Monde qu'il n'y avait pas de Frères musulmans place Tahrir. J'ai beaucoup d'estime pour lui, il est très brillant, mais, aujourd'hui, par idéologisme, certains confrères considèrent que l'islam politique est très fréquentable au nom d'un certain anticolonialisme, antisionisme, voire anticapitalisme. On retrouve ces mots dans la dialectique et la littérature des Frères musulmans.

Le Qatar est un pays aujourd'hui tenu à 90 % par l'organisation des Frères musulmans. J'ai dirigé pendant trois ans les rédactions de TVSDC, la holding des chaînes de la télévision publique qatarie, qui englobe Al-Jazeera. Tous les représentants des grandes entreprises publiques qataries que j'ai rencontrés étaient des Frères musulmans. Les expatriés occidentaux viennent apporter leurs compétences aux directions exécutives de ces entreprises, mais les board restent tenus par des Frères musulmans. Les Égyptiens installés au Qatar - ils sont aussi nombreux que les Qataris - ont une certaine sympathie pour les Frères musulmans, qui incarnent à leurs yeux une alternative à la dictature militaire. Les Frères musulmans ne rejettent pas le progrès technique, mais ils sont ultraconservateurs. Selon un rapport du trésor américain, des membres de la famille royale qatarie ont facilité le financement d'Al-Nosra en Syrie ou de groupes liés à Daech. Il y a aussi des gens qui luttent contre les Frères musulmans au Qatar, mais ils n'ont pas le pouvoir.

Les deux principaux leaders des Frères musulmans dans le monde, Youssef al-Qaradawi et Jassim Sultan, sont à Doha. Le second a pensé la stratégie d'information et de contre-information du groupe Al-Jazeera et des Frères musulmans à l'échelle mondiale. Il est derrière les campagnes de boycott des entreprises françaises, notamment de Danone au Maroc. Ces deux personnes viennent régulièrement donner des conférences en Europe.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Il faut dire que la Ligue islamique mondiale n'était jamais venue en Europe avant cette conférence au Palais Brongniart.

M. Jean-Marie Bockel. - Ses représentants étaient déjà venus plusieurs fois.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Pour ma part, j'étais dehors avec Zineb pour manifester contre la venue de cette organisation, dont le représentant avait fait flageller et enfermer Raïf Badawi juste pour avoir critiqué la religion.

Pouvez-vous nous dire qui se trouve derrière la Ligue islamique mondiale ?

M. Alexandre del Valle. - Je suis étonné de ces questions. La Ligue islamique mondiale dispose de 3 000 mètres carrés à Bruxelles, de 2 500 mètres carrés à Mantes-la-Jolie, elle a fait l'objet de notes de tous nos services de renseignement. Tout le monde sait qui est qui depuis des années.

On peut distinguer quatre grands pôles : les salafistes purs et durs, les Frères musulmans, qui sont des salafistes réformistes, les mouvements turcs, notamment le Milli Görüs, qui travaillent partout avec les Frères musulmans, et les organisations indo-pakistanaises comme le Tabligh, pacifiques mais extrêmement intégristes.

Longtemps, la Ligue islamique mondiale a payé le salaire de Saïd Ramadan. Ces mouvances sont concurrentes, mais elles convergent dans l'obsession d'un islam séparé, qui doit se protéger des mécréants. La grande phobie des imams de ces mouvances est qu'une musulmane se marie avec un chrétien. On constate une hybridation. Certains terroristes ont été initialement formés par le Tabligh, un mouvement sectaire mais non violent, puis ils sont passés par les Frères musulmans.

Je qualifierais ces mouvements de totalitaires. Pour différencier l'islam de l'islamisme, j'avais, bien avant François Fillon, parlé de « totalitarisme islamiste », ce qui avait beaucoup choqué Olivier Roy. J'en parle souvent avec Dalil Boubakeur, qui a lui aussi très peur de la montée du totalitarisme islamiste. On peut être très rigoriste dans sa pratique religieuse, mais si cela reste dans un cadre privé, cela ne gêne personne. En revanche, si vous voulez politiser votre religion dans un suprématisme prosélyte qui entend imposer la charia à toute l'humanité, ce n'est plus de la religion, mais du totalitarisme, avec une volonté de contrôle total de la société et l'utilisation, à un moment ou à un autre, de la terreur comme moyen de gouvernement.

Enfin, sur le financement, j'ai longtemps été en procès avec l'organisme de certification halal AVS. Les ministères de l'agriculture et de l'intérieur sont en principe compétents pour désigner les prestataires, mais la loi n'a pas été appliquée. Les Frères musulmans ont voulu avoir un financement autonome, pour ne plus dépendre exclusivement de l'Arabie Saoudite et du Qatar. Il y a eu une vraie « guerre du halal » à Paris et les Frères musulmans se sont imposés sur le terrain, alors que les ministères de l'agriculture et de l'intérieur avaient décidé que seule la mosquée Paris serait habilitée à gérer le halal en France. Nos ministères l'ont accepté. Les Frères musulmans disposent aujourd'hui d'un autofinancement, entre le halal, certains trafics, l'impôt des fidèles et les dons. Les Frères musulmans ont l'obsession du halal, même si la moitié est du faux, car il permet d'opérer un repli communautaire tout en rapportant de l'argent.

Il y a une tolérance absolument honteuse sur le détournement de la loi de 1901 par des associations spirituelles ou qui se livrent à du business. Tous nos politiques le savent.

Nul besoin de voter de nouvelles lois. Il suffirait d'appliquer la législation actuelle pour interdire de nombreux ouvrages, notamment ceux d'al-Jazairi, un salafiste très apprécié des Frères musulmans. Il incite les musulmans à acheter moins de vêtements pour pouvoir acheter des armes !

Avec Rachid Kaci, nous avions porté la proposition d'une charte des musulmans de France. Je suis pour l'islam de France. Il est faux de dire que notre choix se réduit à l'athéisme ou à l'islamisme. Nous devons aider nos compatriotes musulmans français à pouvoir pratiquer leur religion dignement, comme l'avait fait l'Autriche avant l'arrivée des populistes au pouvoir. Les démocrates-chrétiens avaient fait le ménage, ils étaient en train de rédiger une charte pour l'islam autrichien et ils avaient expulsé tous les imams appartenant aux mouvances anti-occidentales, sectes islamiques turques, salafistes durs et Frères musulmans, pour les remplacer par des imams autrichiens payés par l'État. Erdogan a promis des représailles, il n'y en a pas eu. Il ne faut pas se laisser impressionner. Ces pays continueraient à être nos partenaires.

La solution, c'est d'exclure toutes les organisations dont on sait qu'elles sont antisémites, antichrétiennes, misogynes, homophobes, suprématistes, conquérantes, guerrières et qui font l'apologie de l'intolérance et du djihad. Nous les connaissons, c'est très facile.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Et celles qui sont contre la République !

M. Alexandre del Valle. - Je dirais plutôt contre les valeurs républicaines et universelles. Les Frères musulmans sont pour une démocratie et une République islamique, et ils veulent abolir toutes les monarchies. Ils s'opposent en revanche à la civilisation judéo-chrétienne et voient l'Europe comme une terre de juifs et de croisés.

M. Emmanuel Razavi. - Les trois fondateurs d'Al-Qaïda étaient à l'origine membres des Frères musulmans, notamment Abdallah Azzam, le mentor d'Oussama Ben-Laden. Ayman al-Zawahiri, l'actuel numéro un d'Al-Qaïda, a été bercé dès son enfance par les théories de Sayyid Qutb, référence suprême de toutes les organisations combattantes.

J'ai interviewé Abu Tarek, l'un des lieutenants d'al-Zarkaoui, membre du groupe Usbat al-Ansar, qui combattait en Irak. Cet entretien a été diffusé à la télévision à une heure de grande écoute, mais l'écho fut assez faible.

L'UOIF, rebaptisée Association des musulmans de France, est inspirée par les Frères musulmans.

L'islam politique et le terrorisme sont les deux bouts d'une même chaîne. Dès la création des Frères musulmans en 1928, il y avait ces deux volets, politiques et militaires.

Les Frères musulmans utilisent énormément les femmes, notamment dans leur stratégie d'inversion des valeurs et de perversion des symboles. L'incident récent au Conseil régional de Bourgogne, avec la réaction stupide d'un élu du Front national, est révélateur. Depuis des années, ils envoient des femmes voilées dans les écoles, ça marche rarement, mais ça participe de leur protocole « provocation, victimisation, médiatisation ». Ils font immédiatement appel au Collectif contre l'islamophobie de France (CCIF), qui embraye sur l'islamophobie et le racisme.

Mme Sylvie Goy-Chavent. - Comment lutter ?

M. Emmanuel Razavi. - Je rends souvent hommage à la DGSI. Dès 1997, les renseignements généraux avaient lancé l'alerte.

Je ne suis pas législateur, mais il faut commencer par fermer les 600 associations loi 1901 liées aux Frères musulmans en France, qui forment l'autre bout de la chaîne terroriste.

Je pense que le pouvoir politique a peur d'être taxé d'islamophobie. Il faut arrêter d'avoir des complexes, car ces gens ne parlent pas au nom de l'islam.

L'islamophobie est une hérésie.

M. Rachid Temal. - C'est une création de l'administration française...

M. Emmanuel Razavi. - Le terme a été inventé par des sociologues français au début du XXe siècle, mais il a surtout été repris en 1978 par Khomeiny pour prendre en otage les intellectuels et les politiques occidentaux.

Je suis encore plus dur qu'Alexandre del Valle : c'est plus que du totalitarisme, c'est le nouveau nazisme. Si les politiques n'osent pas agir, on risque d'avoir d'ici quelques années en France une guerre civile ou une République islamique. C'est dit, c'est écrit.

Ce n'est pas tolérable dans une république laïque humaniste. Ma famille a été persécutée par l'islamisme, elle a choisi la France. Pour moi, il n'y a rien au-dessus de la République française. Nous avons joué la carte de l'intégration, pour ne pas dire de l'assimilation, avec fierté. Une majorité des musulmans de notre pays se définissent tout simplement comme Français. Je ne crois pas à l'islam de France. Il y a un islam en France, mais il a été préempté par les islamistes. Le culte musulman n'est organisé nulle part, sauf en Iran. Est-ce cela que nous voulons pour la France ?

Mme Nathalie Delattre, présidente. - Je vous remercie de vos interventions. Nous serons très attentifs à vos préconisations.

Audition de M. Mohammed Sifaoui, journaliste, écrivain et réalisateur

Mme Nathalie Delattre, présidente. - Nous poursuivons nos auditions en entendant M. Mohammed Sifaoui, journaliste, écrivain et réalisateur auteur de Taquia, comment les Frères musulmans veulent infiltrer la France. Votre travail s'inscrit dans la ligne de nos auditions de ce jour.

Comme vous le savez je dois préalablement à nos échanges vous demander de bien vouloir prêter serment en vous rappelant que tout faux témoignage devant la commission d'enquête et toute subornation de témoin serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Jurez-vous de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité ?

Levez-la main droite et dites « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Mohamed Sifaoui prête serment.

Je vous remercie. Monsieur, si vous le voulez-bien, je vous donne la parole pour un bref propos liminaire après lequel je passerai la parole à notre rapporteur puis aux autres commissaires, qui souhaiteront, j'en suis sûr, vous poser des questions.

M. Mohamed Sifaoui, journaliste, écrivain et réalisateur. - Madame la Présidente, Madame le Rapporteur, Mesdames et Messieurs les sénateurs, je tiens à vous remercier de l'occasion que vous me donnez d'échanger sur cette thématique très sensible.

Avant d'aborder le fond du sujet, permettez-moi quelques remarques. A bien regarder l'intitulé de votre commission d'enquête « sur les réponses apportées par les autorités publiques au développement de la radicalisation islamiste et les moyens de la combattre», j'y vois la nécessité de revenir sur l'histoire politique de l'islam ou, si vous préférez, sur l'histoire de l'islamisme. Je préfère ces vocables au contour trop flou du terme « radicalisation ». Celui-ci n'est pas le meilleur pour définir un phénomène qui s'articule autour d'interpétrations, parfois approximatives, d'autres fois orientées, le plus souvent littéralistes du corpus islamique. Dans tous les cas, cette interprétation repose rarement sur une approche scientifique ou une connaissance théologique. Au contraire, elle promeut le sectarisme, le dogmatisme et par prolongement le communautarisme. Comme il faut nommer avec exactitude ce phénomène, permettez-moi de délaisser le mot « radicalisation », et de parler plutôt « d'islamisme, » « islamiste », de « Frères musulmans », de « salafisme » et d' « islam politique ».

Cette question sémantique est fondamentale. Une définition avec précision des sujets que vous allez étudier est, il me semble, un préalable indispensable. En effet, il y a eu ces dernières années beaucoup d'approximations dans le débat public, y compris politique. Dans un souci de clarification, nous devons définir avec justesse les problèmes auxquels nous sommes confrontés et régler définitivement cette même question sémantique qui souvent empoisonne le débat public, et le pervertit en le focalisant sur des querelles byzantines souvent inutiles.

Pourquoi doit-on parler d'islam politique, et non de radicalisation islamiste ? Comme je l'ai déjà indiqué, le terme de radicalisation n'est pas le mieux adapté. Il ne définit pas le sujet qui nous intéresse. En somme, il ne désigne pas, sinon dans l'imaginaire, l'islam politique. Par ailleurs, les sciences politiques nous enseignent que ce terme permettait historiquement de qualifier des groupes humanistes et progressistes, opposés à toute forme de fanatisme et d'obscurantisme. Enfin, il induit une donne fausse, qui laisse penser que toute forme de radicalité serait dangereuse voire violente. Or, ce n'est pas vrai. En utilisant le terme « radicalisation », ses promoteurs n'ont à aucun moment défini la signification qu'ils voulaient lui donner. Permettez-moi donc de vous interroger sur le sujet : que veut étudier votre commission d'enquête lorsqu'elle parle de radicalisation islamique ? Vous ne pouvez pas faire l'économie d'une nécessaire pédagogie. Je suggère à votre commission qu'elle se donne le temps, dans le préambule de son rapport final, de définir clairement le sens du mot « radicalisation ». Parlons-nous des personnes qui choisissent la violence comme mode de contestation ? De ceux qui au nom de l'islam veulent imposer un mode de vie contraire aux valeurs, usages et mode de vie de la République ? Ou de ceux qui donnent l'impression d'avoir une pratique intégriste de leur religion, voire rigoriste ? En ce qui me concerne, il me semble que vos préoccupations, qui sont aussi celles de la société, portent sur l'islam politique. En effet, en face de nous, des groupes, des États font de l'islam un projet politique, avec des lois islamiques inspirées du corpus islamique. Ils construisent un projet de société pour eux-mêmes et pour les autres, y compris en dehors de leurs frontières, dans une logique hégémonique. Ils mettent en pratique le soft power religieux, soit dans le cas présent un moyen d'utiliser des manières dites douces pour gagner de l'influence à travers la persuasion, la corruption ou l'endoctrinement.

En face de nous se dressent des individus devenus des acteurs toxiques qui font de l'islam, de son histoire et de ses symboles un fonds de commerce politique. On ne parle pas d'islam politique pour faire l'amalgame comme le prétendent certains, entre le musulman pieux qui est par ailleurs le plus souvent un citoyen ou un résident étranger paisible, mais pour faire le distinguo entre l'islam - une religion avec ses pratiques, sa culture, sa civilisation, ses adeptes -, et l'islam politique - un projet avec ses prêts-à-penser, ses militants et sa stratégie. D'ailleurs, on utilise le terme « islamisme », car la langue française est suffisamment riche et subtile pour nous enseigner que lorsque l'on ajoute le suffixe « isme » à une racine, c'est le plus souvent pour parler d'idéologisation. Dans le cas d'espèce, on peut parler d'idéologisation de l'islam.

Il faut donc réfléchir à l'évolution de l'islamisme et de l'islam en France. Je vais donc évoquer ces deux aspects. Permettez-moi également de vous préciser d'où je tire mon expertise. J'ai commencé à m'intéresser à la question de l'islam politique en Algérie à la fin des années 1980. Depuis, j'ai suivi son évolution, à la fois d'un point de vue théorique, en exploitant la littérature islamiste, ses textes idéologiques, les travaux de leaders charismatiques, et d'un point de vue pratique, en allant à la rencontre des islamistes et des djihadistes, d'abord en Algérie - à travers les salafistes du FIS (Front islamique du Salut) et des Frères musulmans, ensuite en Tunisie, puis dans des pays comme le Pakistan et l'Afghanistan pour travailler sur l'évolution d'Al Qaida et du mouvement des Talibans. J'ai également travaillé en Syrie et en Irak sur les Européens qui se rendaient, dès le milieu des années 2000 dans la région - et ceci jusqu'à l'émergence de Daesh. Dans l'intervalle, j'ai effectué plusieurs séjours en Égypte, au Maroc, au Yémen, ainsi que dans quelques pays africains, pour y réaliser des reportages de terrain. A partir de la fin des années 1990, à travers des enquêtes réalisées dans de nombreux pays européens - le Royaume-Uni, la Belgique, les pays scandinave, l'Allemagne et l'Espagne -, j'ai eu l'occasion de côtoyer de très près les tenants de l'islam politique. Simultanément, j'ai suivi les évolutions des institutions islamiques officielles, qui sont toutes représentées aujourd'hui au sein du conseil français du culte musulman (CFCM).

Par principe, je tiens à rappeler que le projet islamiste, en tant que projet politique a échoué partout. Il est important de le rappeler à ceux qui considèrent qu'il serait une nouvelle idéologie promettant des lendemains meilleurs. Là où l'islam est devenu un projet de société, on constate une régression terrifiante aussi bien sur le plan scientifique, économique, culturel, éducatif et même spirituel pour les musulmans eux-mêmes. De plus, ces échecs patents sont le plus souvent accompagnés de désolation. L'islam politique est générateur de situations chaotiques, tant il est en déphasage total avec la modernité et les valeurs universelles. En outre, il se pose en totale contradiction avec la démocratie, la laïcité, les droits de l'homme, l'égalité entre les sexes, les droits des autres religions, les droits des minorités sexuelles, les droits de toutes les différences réelles et supposées.

Les courants islamiques se sont révélés en France à partir des années 1980, même s'ils étaient présents dès la fin des années 1950 et 1960. L'islam politique est représenté par trois courants : dans le monde chiite - minoritaire - cet islam est représenté par le clergé duodécima, incarné plus simplement par l'Iran des mollahs. Toutefois, il n'est pas très représenté en France. Dans le monde sunnite, l'islam politique est incarné par le wahhabisme saoudien et la pensée des frères musulmans. Ces deux pensées extrémistes, ultra-idéologisées, très politiques, phagocytent la pensée islamique depuis plusieurs années. Le wahhabisme saoudien a lui-même généré plusieurs courants. Ces associations sont définies à travers le mot-valise « salafisme », non homogène. Enfin, existent les Frères musulmans - cette confrérie née en Egypte en 1929, et qui a fait des émules à travers le monde entier.

Comment ces deux pensées sont-elles arrivées en France ? La pensée des Frères musulmans est arrivée en Europe à la fin des années 1950, à la suite de la première grande répression lancée par le régime nationaliste de Nasser contre les militants et leaders des Frères musulmans. Une deuxième vague est arrivée en Europe dans les années 1960, à l'issue de la deuxième grande répression contre cette confrérie. Je prends les années 1950 comme point de départ, même si des travaux de recherche ont trouvé des traces - non significatives - de pensée frériste en Europe dans les années 1930. En 1983, les associations proches de la pensée des Frères musulmans se sont structurées dans une organisation qui deviendra UOIF (Union des organisations islamiques de France). Elle est dénommée dans un premier temps « Union des organisations islamiques en France », avant de devenir en 1989 « Union des organisations islamiques de France ». Cette nuance est symptomatique.

Pour le wahhabisme saoudien, une association prosélyte est créée dès 1962 pour diffuser cette pensée aux quatre coins du monde - la ligue islamique mondiale. Cette instance a été créée dans un but hégémonique de diffusion de l'islam politique. Ses fondateurs sont des dignitaires islamistes saoudiens pour la plupart, porteurs de la pensée wahhabite et des futurs pères fondateurs de la pensée des Frères musulmans. Je pense au Pakistanais Sayyid Abul Ala Maududi et à Mohammed Amin al-Husseini, grand mufti de Jérusalem et allié du régime nazi pendant la seconde guerre mondiale - il a notamment fondé la brigade WaffenSS musulmane en Bosnie dans les années 1940. Enfin, on trouve également Saïd Ramadan, le gendre du fondateur de la confrérie musulmane, Hassan el-Banna, et père des deux agents islamiques et prosélytes connus, Tariq et Hani Ramadan.

Pendant plusieurs années, cette alliance entre les Frères musulmans et les Saoudiens a permis de diffuser cette pensée dangereuse à travers le monde islamique dans un premier temps. Cela s'est opérée à travers des processus de ré-islamisation - j'insiste sur ce mot. L'action lancée durant les années 1960 a porté ses fruits à partir des années 1980. Cela explique la visibilité des revendications islamistes à partir de cette période. Je vous invite à vous souvenir des changements de comportements au sein de la communauté musulmane de France : apparition de nouveaux codes sémantiques, de nouveaux codes vestimentaires, de nouvelles pratiques et revendications et l'apparition d'une pseudo-religiosité croissante, non perceptible jusque-là. Ce n'est pas par hasard, que cela a commencé en France, il y a trente ans : l'affaire du foulard de Creil en 1989, l'affaire Salman Rushdie quand des associations islamistes ont voulu faire censurer son livre, les versets sataniques. Je pense également à la tentative de censure d'un colloque sur la sexualité dans l'islam, organisé en mars 1989 au centre Beaubourg par les cahiers de l'Orient et auxquels participaient plusieurs auteurs d'origine magrébine. Ce colloque avait fait l'objet de menaces prises très au sérieux par la préfecture de Paris. Quelques ambassadeurs de certains pays arabes, dont l'Arabie saoudite, avaient vivement protesté contre ce colloque.

Ces premiers signaux répondaient à ce qui se passaient dans le monde, depuis la fin des années 1970. Je considère que l'année 1979 a été un tournant majeur qui a accéléré la diffusion de l'islam politique. Aussi, je l'appelle souvent « l'année islamiste ». En voici quelques raisons : la révolution iranienne en janvier et février 1979, le retour de l'ayatollah Romani qui instaure la République islamique d'Iran, une prise d'otage à La Mecque qui s'est soldée par la mort de plusieurs centaines de pèlerins, et le début de la guerre d'Afghanistan en 1979. Ces trois évènements sont particulièrement importants : la révolution iranienne a permis au clergé chiite de prendre le pouvoir et d'instaurer une théocratie. En outre, elle représente une victoire psychologique importante pour les milieux islamistes. Dès lors, tous les courants islamistes ont estimé qu'il devient possible de renverser un despote, même lorsqu'il est soutenu par les puissances occidentales. La révolution iranienne introduit dans les milieux islamistes l'idée que ce projet totalitaire ne devait pas demeurer seulement une utopie, mais pouvait devenir une réalité. Le deuxième point important est la prise d'otages de La Mecque, lieu saint de l'islam et jusque-là sanctuarisé. En effet, La Mecque est un lieu où il est formellement interdit de verser une goutte de sang et de livrer combat depuis quatorze siècles. Ce jour-là, un message très fort a été envoyé aux Musulmans mais aussi au reste du monde : plus aucun lieu, plus aucune ville, plus aucun pays ne serait à l'abri de la menace terroriste. Quand des individus ou des courants ne sont plus capables de respecter leurs propres co-religionaires et leurs propres lieux de culte, ni de respecter leurs propres lieux sacrés, ils ne respecteront pas les autres croyances, ni les autres lieux de culte. La barbarie sans limite allait dès lors s'exprimer. Enfin, le début de la guerre contre l'armée rouge en Afghanistan joue également un rôle fondamental : il a galvanisé les membres de la mouvance islamiste et a introduit l'idée auprès des tenants de l'islam politique qu'ils pouvaient braver une grande puissance militaire. Ils ont mystifié leur rhétorique, en estimant qu'Allah étant de leur côté, ils pouvaient défier tous ceux qui s'opposeraient à leur logique totalitaire. Toute cette dynamique en faveur de l'islam politique s'est manifestée très vite : assassinat en 1981 du président égyptien Saddate qui a payé son engagement en faveur d'une paix avec Israël ; constitution d'un premier maquis en Algérie à travers le groupe Bouyali, profondément islamiste totalement anti-occidental et anti-français ; mais aussi des attentats d'inspiration islamiste entre 1985 et 1986 sur le sol français. Simultanément, on assistait à une montée du communautarisme en France dès les années 1980, soit au moment même où les attentats frappaient notre pays.

Je pèse mes mots et souhaite sensibiliser sur ce sujet : il est nécessaire de ne pas se voiler la face et d'examiner sans concession le problème qui nous préoccupe. Ni mes interventions publiques, ni mes travaux ne visent à créer une confusion entre la religion musulmane et l'idéologie islamiste. Mais j'assume totalement - et vous invite à en faire autant - de faire un amalgame entre l'islamisme et la violence qu'il génère de manière directe ou indirecte. La violence terroriste qui nous intéresse a comme matrice l'idéologie de l'islam politique. Je vous conseille de ne pas vous laisser berner par des propagandes laissant entendre qu'il y aurait un islamisme non violent. Celui-ci, lorsqu'il existe en apparence, rend les esprits perméables à la violence et porte préjudice à la société à travers un discours victimaire et complotiste qui diabolise toute contradiction. C'est la rationalisation de la haine : trouver, y compris au crime, un caractère logique et légitime. Il convient de ne pas dissocier le terrorisme de l'islamisme, ni de dissocier pour la France l'islamisme du communautarisme, et le communautarisme des ghettos ethno-religieux. L'ensemble de ces éléments s'emboitent : au début se situent les ghettos ethno-religieux, et in fine les crimes terroristes. Certes, tous ceux qui vivent dans des ghettos ne sont pas des terroristes in fine, mais la plupart de ceux qui ont agi ces derniers temps contre notre pays viennent des ghettos ethno-religieux, du communautarisme et ont un point commun : ils ont tous adhéré à l'islam politique. L'approche doit être globale. Les enquêtes de terrain le confirment. Il y a des évènements sociologiques, politiques, géopolitiques, des facteurs endogènes et exogènes qui ont favorisé l'émergence de l'islam politique en France. La ghettoïsation des Musulmans entre la fin des années 1970 et le début des années 1980 a coïncidé avec la fin des Trente Glorieuses, le regroupement familial, la montée du chômage, l'émergence de la deuxième génération, la fin du mythe du retour dans la plupart des familles de confession musulmane, et les évènements internationaux précédemment évoqués.

Lorsque les courants islamistes ont commencé à ré-islamiser les Musulmans de France dans les années 1980 - processus entamé dans les pays d'origine à partir des années 1960 et 1970 - ils ont pu agir librement dans des quartiers populaires de plus en plus ghettoïsés et communautarisés. Ces processus ont été complétés par des politiques de désengagement de la puissance publique de ces quartiers populaires, de plus en plus désertés par les classes moyennes et par les Français non issus de l'immigration, ou ceux issus de l'immigration européenne. Ces faits ont objectivement créé une clientèle électorale. Il faut le reconnaitre. Du moins, certains élus locaux croyaient - et croient toujours - à tort en l'existence d'un vote musulman. Or, celui-ci n'existe que dans leur esprit. Ils ont commencé à faire preuve de laxisme à l'égard d'associations et de prêcheurs islamistes avant de s'allier, pour certains d'entre eux, avec ces derniers. On le constate dans plusieurs communes, après plusieurs enquêtes de terrain. Pour résumer, dans les années 1980, la situation était la suivante : de jeunes Français issus de l'immigration se sont sentis de plus en plus fragilisés par leur situation socio-économique, déstabilisés sur leur identité. Ils ont trouvé dans l'islam une identité de substitution. En vérité, en croyant prendre l'islam comme identité de substitution, ils ont adopté l'islamisme. Au fil des années, l'islamisme est devenu le référentiel islamique pour beaucoup d'entre eux. En d'autres termes, en croyant se réapproprier leur identité, à travers un excès de religiosité ou un retour à la religion, beaucoup de Musulmans se sont laissés embarquer dans l'islamisme.

En outre, l'islam politique est devenu aux yeux de certains une sorte de médicament pour régler pêle-mêle les questions d'identité, de délinquance, d'échec scolaire, ou encore de problèmes socio-économiques.

Par la suite, les musulmans de France ont été impactés par la montée de l'islamisme dans les pays du Maghreb. La répression lancée par le président Ben Ali en Tunisie a fait fuir vers l'Europe plusieurs acteurs liés aux Frères musulmans. L'explosion d'une guerre civile en Algérie à partir de 1992 a créé un phénomène similaire. L'émergence de groupes islamistes marocains s'est inscrite, là aussi, dans la même dynamique. Enfin, l'introduction progressive de l'islam politique, à travers notamment les financements de la Ligue islamique mondiale, institution prosélyte saoudienne dont j'ai déjà parlé, sur le continent africain à partir de la fin des années 1980 et des années 1990 a démontré une réislamisation des sociétés africaines qui a permis à des groupes terroristes de s'y implanter.

Ainsi, dès les années 1990, on a commencé à observer des phénomènes nouveaux révélés notamment à travers l'émergence de réseaux actifs, d'abord liés au GIA algérien. D'aucuns se remémorent l'épisode Khaled Kelkal et la vague d'attentat des années 1995 et 1996. Les membres du réseau Kelkal, nombreux, et les membres de la mouvance GIA de France avaient tous quasiment suivi le même processus : ghettoïsation, communautarisme, adhésion à la pensée islamiste et enfin attirance pour la mouvance terroriste.

De plus, cette vague d'attentats du milieu des années 1990 a marqué une évolution notable : le terrorisme islamiste est passé de menace extérieure à menace intérieure. L'affaire Kelkal l'a révélé. Par la suite, le gang de Roubaix, dont certains membres revenaient de Bosnie, a confirmé cette évolution ainsi que le lien se tissant entre le monde de la délinquance et celui de l'islam politique.

En d'autres termes, depuis 25 ans, l'hydre islamiste n'est pas un phénomène étranger, porté par des étrangers sur le territoire national, mais bel et bien un phénomène intérieur incarné par des nationaux : des Français, d'ascendance musulmane voire de plus en plus de convertis ont commencé à menacer leur propre pays. Nous avons, à cet égard, tous en tête l'image de ces soldats de Daesh arrivant en Syrie et brûlant leur passeport comme symbole d'adhésion à l'idéologie « daeshienne » et de renoncement à leur identité française

De plus, des islamistes Français ont commencé depuis une trentaine d'années à porter des revendications contraires à la lettre et à l'esprit de la République, à essayer de fragiliser le cadre laïque et à réclamer ce qui est de nature à favoriser le communautarisme : la nourriture halal dans les cantines scolaires ou celles des entreprises privées ou publiques, une séparation entre les femmes et les hommes dans les piscines municipales, une censure des médias, etc. Bref, tous les sujets que vous connaissez et qui ont créé des polémiques.

Les ghettos ethnoreligieux ont permis à une mono-économie de s'installer. Basé sur la fameuse norme « halal », elle a considérablement modifié la physionomie de certains quartiers, créant un sentiment de dépossession du territoire, ce qui n'a eu de cesse d'alimenter les discours des milieux les plus complotistes et populistes et de nourrir les propos xénophobes produits notamment par l'extrême droite. Des librairies islamistes - je dis bien islamistes, et non musulmanes - ont pu fleurir un peu partout diffusant tantôt la littérature salafiste, tantôt celle des Frères musulmans. Évidemment, là aussi, pour les responsables politiques et pour les citoyens, il ne s'agissait que de librairies musulmanes. Toutes les enquêtes que j'ai menées en France depuis une vingtaine d'années me l'ont confirmé.

Il s'agit là d'une liste non exhaustive de faits qui, à chaque fois, permettent à leurs initiateurs de tester l'État de droit, de braver l'ordre républicain et de défier la puissance publique. À chaque fois que la République a tenu bon, elle a réaffirmé ses principes et, a contrario, à chaque fois qu'elle a renoncé ou démissionné, l'islamisme a gagné du terrain.

Pour parer à cette situation, Jean-Pierre Chevènement d'abord, Nicolas Sarkozy ensuite ont pensé qu'il fallait organiser l'islam de France. C'est ainsi qu'à l'issue d'un long processus est né, en 2003, le Conseil français du culte musulman, le CFCM. J'étais personnellement, dès le départ, opposé à la création de cette instance qui reposait sur un diagnostic erroné et sur des voeux pieux.

La première erreur qui a été commise a été de vouloir donner à l'islam une sorte de structure cléricale cependant que l'islam sunnite ne saurait, c'est une question à la fois doctrinale et structurelle, être organisé autour d'une seule institution. C'est impossible. Les pays musulmans n'ont pas réussi, il était illusoire de penser que la France aurait été en mesure de créer un seul islam.

La deuxième erreur a consisté à vouloir réunir à la fois des fédérations qui obéissent à des consulats de pays étrangers, qui ont très souvent des agendas divergents, qui sont concurrents ou antagonistes, mais aussi des associations qui représentent l'islam politique ou des courants parmi les plus archaïques. Les pouvoirs publics ont ainsi réuni au sein du CFCM, les Frères musulmans, donc des islamistes de l'UOIF, des prosélytes du Tabligh avec la mosquée de Paris, proche de l'Algérie et le RMF, proche du Maroc. En somme, au moment où l'on demandait à la société de ne pas faire d'amalgame, les pouvoirs publics décidaient de le faire.

Troisième erreur, c'est de considérer qu'il est possible de lutter contre l'islam politique à l'intérieur du pays sans lutter contre cette idéologie à la source. On a laissé le Qatar et l'Arabie Saoudite faire du soft power religieux en accordant du crédit aux professions de foi de leurs dirigeants.

La quatrième erreur, que le gouvernement est en train de faire actuellement, est la promotion de la départementalisation de la représentation du CFCM. Il faut comprendre que la plupart des militants qui ont assuré un véritable maillage du territoire sont les Frères musulmans. Ils sont présents dans quasiment chaque département. Vouloir, consciemment ou inconsciemment, en faire des interlocuteurs serait une faute stratégique car cela non seulement les légitimerait, mais ferait également croître leur influence.

Voilà un résumé de l'historique qui a amené la situation que nous subissons aujourd'hui.

Alors que faire ? Je peux vous proposer quelques pistes d'actions qui exigent du courage politique et une détermination sans faille.

Préalablement, je pense qu'il faut créer, politiquement parlant et au niveau national, le plus grand consensus possible entre les différentes familles idéologiques et les différentes familles partisanes. S'il est difficile de convaincre l'ensemble des partis tant les dogmatismes sont souvent très grands, il est nécessaire d'agir de façon transversale, car ce n'est pas l'affaire d'un parti politique, mais bien celle de la République. Il est évident que les élus locaux ont tous un grand rôle à jouer pour mettre en application une éventuelle doctrine impulsée au niveau central. Pour dire les choses encore plus clairement, si la France a réussi à se doter d'une doctrine antiterroriste, il faudrait ériger une doctrine anti-islamiste.

J'ai entendu, dans le discours public, cette volonté politique. D'abord, dans le propos du Président de la République qui a désigné le problème à l'issue de l'attentat de la préfecture de police de Paris, en nommant « l'hydre islamiste ». Ensuite, à l'occasion de la réunion organisée par le ministre de l'Intérieur, Christophe Castaner et le secrétaire d'État Laurent Nuñez avec les préfets pour les appeler à lutter contre l'islamisme et le repli communautaire, action officialisée par la circulaire signée le 28 novembre dernier.

Il s'agira, dans cet état d'esprit et afin de passer de la parole à l'acte, d'agir pour démanteler les ghettos ethnoreligieux. Les zones de non-droit où fleurissent les fléaux de la délinquance, mais aussi où sont concentrés les maux de la société, là où l'échec scolaire, le chômage, le mal-être identitaire rendent des populations vulnérables et donc perméables à l'islam politique, sont des lieux qui doivent être réinvestis par la puissance publique.

En deuxième lieu, il importe de former et sensibiliser tous les acteurs publics territoriaux et les élus à la détection et à la compréhension du phénomène islamiste. Cela, contrairement à ce que prétendus des milieux sectaires et dogmatiques, ne viserait pas à « stigmatiser les musulmans », mais bel et bien à apprendre à tous les acteurs de terrain à faire la distinction entre le musulman pratiquant et l'activiste islamiste. C'est une nécessité impérieuse.

Troisièmement, s'agissant du CFCM, il faudra s'interroger véritablement sur son utilité dans sa configuration actuelle. Comment lutter contre l'islamisme avec des acteurs islamistes ? Je rappelle que l'UOIF, qui réintègre les instances du CFCM, est islamiste, promoteur d'un islam politique contraire aux valeurs de la République.

De même, le Milli Gorus et le comité de coordination des musulmans turcs de France (CCMTF) sont deux organisations islamistes turques, également membres du CFCM. La seconde est au service de l'autocrate Recep Tayyip Erdogan, qui est en train de l'utiliser pour étendre son influence et celle de son parti l'AKP sur le territoire français. Le discours et l'attitude du président turc montrent qu'il n'est pas ni un allié de la France, ni un allié des démocrates, des droits de l'homme et des valeurs universelles.

Foi et Pratique, qui représentent les prosélytes du tabligh qui n'ont eu de cesse de jouer aux rabatteurs pour les salafistes et les Frères musulmans, sont aussi des acteurs islamistes et des membres du CFCM. Il ne faut pas oublier que la pensée islamiste est présente au sein de certaines fédérations liées à des États étrangers.

Il s'agit donc d'identifier au sein du CFCM, les acteurs sérieux, ceux qui se reconnaissent dans la République, il y en a quelques-uns, et travailler prioritairement avec eux. Il est question de séparer le bon grain de l'ivraie et d'arrêter de considérer les musulmans comme un groupe homogène et monolithique.

Quatrièmement, il est impératif de s'attaquer aux écoles sans contrat dans lesquelles sont enseignés tantôt le salafisme, tantôt la pensée des Frères musulmans. Ces écoles visent à créer la désintégration de très jeunes français. Il est tout aussi nécessaire de lutter contre la déscolarisation opérée, avant 16 ans, dans les milieux salafistes, qui déscolarisent leurs enfants pour ne pas les laisser au contact de l'enseignement républicain et laïque. En instrumentalisant la loi et les dispositifs existants, ils font mine de les guider vers l'enseignement à distance alors qu'ils les mettent dans des structures d'endoctrinement salafiste. À cet égard, je tiens à saluer la fermeture de l'Institut européen des sciences humaines de Saint Denis (IESH), bien qu'il ait été fermé pour des motifs de sécurité incendie et non en raison du dogme qu'il diffuse. Il convient désormais de s'intéresser à la maison mère de cet institut, l'école des Frères musulmans de Château-Chinon dans la Nièvre qui est, depuis plusieurs années, un centre de diffusion idéologique de la pensée frériste.

Cinquièmement, il est nécessaire de contrôler la littérature islamiste, vendue librement dans les librairies dites musulmanes. Le droit permet l'interdiction d'ouvrages créant des troubles à l'ordre public, mais aussi des livres qui font la promotion de la violence contre les femmes, de l'antisémitisme, de l'homophobie et de la haine. Je cite par exemple le livre de chevet des Frères musulmans, intitulé Le licite et l'illicite en islam, écrit par le pape des Frères musulmans, l'idéologue Youssef Al-Qaradhaoui. Mais ce n'est là qu'un exemple parmi d'autres.

Sixièmement, il conviendrait d'interdire les financements étrangers ou, à tout le moins, les soumettre à une réglementation claire. J'ai appris récemment de la bouche même de son dirigeant que la Fondation de l'islam de France comptait changer ses statuts pour aller réclamer de l'argent au Qatar, au Koweït ou à l'Arabie Saoudite. Je rappelle que la Fondation de l'islam de France compte en son sein trois institutions : le ministère de l'intérieur, le ministère de la culture et le ministère de l'éducation. Il n'est ni cohérent ni logique de permettre à une institution française d'être financée par les promoteurs de l'islam politique mais d'interdire à une petite association de quartier de le faire. Ce serait une grossière erreur si les pouvoirs publics permettaient ce type de financement, car, contrairement au Maroc, à la Turquie ou à l'Algérie, ni l'Arabie Saoudite, ni le Qatar n'ont une diaspora en France. Il faut s'interroger sur les raisons réelles qui poussent ces pays à financer les institutions musulmanes françaises. L'Arabie Saoudite essaye de proposer des sommes colossales à plusieurs fédérations, y compris à celles présentes au sein du CFCM. De ce point de vue, il est nécessaire de clarifier, une fois pour toute, la doctrine de l'État. Je rappelle que l'Arabie Saoudite comme le Qatar financent pour accroître leur influence, souvent néfaste, et non par philanthropie. À ce titre, je vous propose de lancer un message clair : pas de financement étranger qui ne soit pas préalablement validé par les pouvoirs publics et, bien que je ne sache pas si cela est possible en droit, pas de financement étranger émanant des pays du Golfe.

Septièmement, une proposition, portée à la fois par la Grande mosquée de Paris et par le Rassemblement des musulmans de Franc, mériterait probablement d'être soutenue : la mise en place d'un conseil de l'ordre des imams. En somme, il s'agirait de confier à ces fédérations, dans un cadre qu'il faudra définir, la possibilité de certifier un statut de l'imam, afin notamment de lutter contre les imams autoproclamés.

Je veux également attirer votre attention, et ce sera mon huitième point, sur l'existence en France du parti égalité et justice, le PEJ. Ce micro-parti est lié à l'AKP turc de M. Erdogan. Il est dirigé par des islamistes turcs notamment à l'est du pays où il est très présent. Sa doctrine et sa vision sont antirépublicaine, anti-laïque et communautariste. Je vous invite à vous y intéresser et à étudier les modalités de son interdiction.

Neuvièmement, la diffusion de l'islamisme s'opère également dans nos prisons, de manière effroyable. C'est un phénomène que nous observons depuis plusieurs années. Plusieurs jeunes, incarcérés pour des faits de délinquance, ressortent désormais à l'issue de l'accomplissement de leur peine, impactés par l'idéologie islamiste. Il convient d'investir cette thématique, former les agents et ne pas s'occuper que des questions de terrorisme.

Enfin, il convient de former et de mieux contrôler les ministres des cultes. Les aumôniers musulmans des armées, des hôpitaux et des prisons agissent le plus souvent sans aucun contrôle. La priorité étant donnée aux questions de sécurité, personne ne se préoccupe des questions idéologiques. Or, plusieurs d'entre eux sont des islamistes - cela est documenté - qui diffusent une pensée contraire aux valeurs de la République.

En Algérie nous sommes à la veille d'élections qui ne sont que le paravent de la dictature de l'armée et d'un général allié aux islamistes. En Tunisie un président populiste a été élu alors que le Premier ministre et le Président du Parlement sont issus de partis islamistes. Or la situation en Afrique du Nord a des conséquences immédiates en France. Le problème est mondial et régional. Il ne faut pas être passif et attentiste par rapport à ce qui se passe dans les autres pays.

L'islam politique n'a pas la capacité de prendre le pouvoir en France mais il créé des fissures et des fractures dans notre société qui permettent aux partis d'extrême droite et populistes d'engranger des voix. Il faut une réponse des partis de gouvernement.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Un mot sur les instances départementales qui ont été mises en place en 2015. Pour ma part j'ai toujours refusé de m'y rendre. Je considère qu'elles vont à l'inverse de l'unité de la République.

Je souhaite également revenir sur la ghettoïsation de certains quartiers. On ne peut pas parler de réelle mixité s'il n'y a pas des personnes de toutes origines. Or on n'a le droit d'agir sur l'équilibre sociologique que par le biais des ressources des familles. Il faut à mon sens faire bouger les lignes. Je pense aussi qu'il faut une respiration dans les quartiers et lutter contre l'enfermement. Pour cela il ne faut pas recruter les jeunes du quartier mais au contraire les aider à aller ailleurs pour ouvrir leurs horizons.

Mme Sylvie Goy-Chavent. -Je sais qu'il est toujours difficile de donner des chiffres mais pensez-vous que cette pensée islamiste est anecdotique ou est-ce qu'elle tend à se répandre dans l'islam de France. On entend parfois que ce serait 30 % des pratiquants qui seraient islamistes.

M. Mohammed Sifaoui. - Il n'y a pas de statistiques ethniques en France et il est donc difficile de mesurer ces phénomènes. Mais on sait qu'environ 20 % des lieux de prière sont dirigés par les Frères musulmans. Si l'on rajoute ceux qui diffusent une pensée salafiste on est effectivement proche de 30 %.

Un autre élément statistique est le Congrès que l'UOIF organise annuellement au Bourget et qui attire environ 300 000 à 350 000 visiteurs sur trois jours soit en fait 200 000 à 250 000 personnes.

Mais pour moi la question du chiffrage est moins importante que la diffusion de la pensée.

Quand les musulmans sont des citoyens normaux ils deviennent invisibles. Pour les statistiques ils sont musulmans supposés. Ce sont des citoyens français. Ceux qui sont visible sont ceux qui s'expriment à partir de leur religiosité. On a malheureusement parfois l'impression que ceux qui s'expriment simplement en tant que citoyens français sont renvoyés à leur religion.

Les islamistes sont une minorité agissante et très active dont la visibilité dans l'espace public va donner le la. Il y a 40 à 60 terroristes, 18 000 fichés S mais l'angoisse générée est énorme. C'est une minorité dangereuse qui doit être traités comme telle.

Les islamistes sont d'ailleurs aussi minoritaires aussi dans les pays musulmans.

Pour ma part, c'est cette minorité qui fait que depuis 2003 je suis sous protection policière et qu'il y a des endroits sur le territoire de la République où je ne peux pas me rendre. Personne ne s'en offusque alors même que mon discours ne s'attaque à personne.

Sur les instances départementales je n'ai pas d'opposition de principe si les interlocuteurs de l'Etat respectaient la laïcité mais je sais que sur le terrain ceux qui sont engagés sont des Frères musulmans. Je pense que les instances locales du CFCM sont suffisantes.

Sur le sujet important de la mixité que vous évoquez, permettez-moi de vous répondre à partir de l'exemple concret de Toulouse.

Après les crimes perpétrés en 2012 par Mohammed Merah, tout le monde à découvert l'existence de la cité des Izards dans laquelle il avait grandi et qui s'est révélée être un haut lieu du trafic de drogue et de l'islam politique. C'est d'ailleurs là qu'on put prospérer un certain nombre d'individus liés à Daesh comme Sabri Essid ou les frères Clain qui n'y habitaient pas mais qui fréquentaient sa mosquée.

J'ai passé un an à Toulouse après les attentats de Mohammed Mera pour enquêter et écrire un livre avec son frère aîné qui avait choisi de dénoncer sa famille. À cette époque, les pouvoirs publics ont pris la décision de casser littéralement le quartier des Izards. Pourquoi ? Car la configuration de cette petite cité complètement fermée, où chaque accès était occupé par des guetteurs et qui abritait une mosquée, avait favorisé une imbrication totale entre le trafic de drogue, l'islamisme et le djihadisme. Une configuration qui rendait possible le trafic d'armes, la circulation d'argent, et la mise en place d'un véritable écosystème permettant la diffusion d'une idéologie islamiste et violente.

Le démantèlement physique, matérialisé par la destruction de deux petits immeubles, a permis de reconfigurer les lieux, les immeubles ne formant plus un cercle mais un arc ouvert et accessible. Les habitants ont été relogés et dispatchés dans d'autres lieux où il y avait davantage de mixité.

Je crois que nous devons agir partout de cette façon sans se poser la question des origines des uns ou des autres.

Il y a quelques années, dans le 19e arrondissement de Paris une bagarre, aux relents antisémites, avait éclaté entre des musulmans et des juifs. Je m'étais rendu sur place et il s'avérait que l'agresseur du jeune juif était d'origine africaine. J'ai demandé à un élu local s'il n'y avait que des familles africaines dans un des immeubles du quartier et celui-ci m'a répondu : « Dans cet immeuble-là, il n'y a que des Maliens ». Puis de poursuivre : « À la mairie, des gens intelligents se sont dit que les immigrés Maliens fraîchement arrivés en France seraient sans doute plus heureux s'ils étaient installés avec leurs compatriotes dans les mêmes immeubles. »

Et on a reproduit cette idée complètement saugrenue pour toutes les autres communautés, comme les algériens par exemple. C'est de l'infantilisation, de la tribalisation, et du communautarisme à l'égard des personnes d'origine étrangère. On ne peut pas d'un côté promouvoir la mixité en se prévalant de la République, et de l'autre faire tout le contraire en créant les conditions du communautarisme. Or c'est ce que nous avons fait jusqu'ici dans de nombreux territoires tout en nous targuant, au niveau national, de ne pas faire de statistiques ethniques, de ne pas nous préoccuper des origines des uns et des autres, etc. Il faut désormais, me semble-t-il, sortir de cette contradiction.

M. Rachid Temal. - Merci pour la clarté de votre exposé, qui a permis de remettre dans une perspective internationale la montée de l'islamisme.

Sur les questions de définition et de sémantique, le terme « idéologie islamiste » me paraît effectivement plus adapté car il a le mérite de pointer une ambition totalitaire derrière ce concept.

Sur la question des ghettos, les fameux « territoires perdus de la République » ont en réalité été abandonnés par celle-ci. C'est bien ça le point de départ. On ne me fera pas croire que des gens cumulant des handicaps sociaux ont décidé de se mettre ensemble pour vivre dans la misère. Ce n'est pas la réalité. Évidemment cela n'excuse rien ensuite. Mais il me paraît important de le rappeler.

Merci également pour vos propositions qui sont importantes.

J'ai relevé une contradiction dans votre propos, ou bien alors ai-je mal compris, s'agissant du CFCM. D'un côté, vous dites que personne, dans les pays musulmans, n'a réussi à mettre en place un clergé sunnite. Vous avez raison, la plupart de ces États ne sont pas laïcs et les religions sont donc directement contrôlées. Et en même temps, vous consacrez le CFCM en préconisant d'extraire de sa composition ceux qui ne seraient pas républicains.

S'agissant de la Fondation pour l'islam de France, elle était censée porter la question du financement pour éviter le recours à des fonds étrangers - point sur lequel je suis en total accord - et permettre à l'islam de France de ne pas être tenu par les consulats étrangers. Au passage, il s'agissait d'en finir avec l'infantilisation et d'avoir des citoyens français musulmans. À l'époque, le choix de Jean-Pierre Chevènement pour siéger à la tête de cette instance consultative avait été bien accueilli.

Mais je me rappelle surtout à l'époque - je me permets de vous livrer une anecdote - que le journal Le Monde s'était félicité, dans un article, de la constitution d'un « islam de France » et immédiatement sur la même page un autre article se félicitait que « les pays arabes saluent la nomination de Jean-Pierre Chevènement ». Voilà qui illustre parfaitement la schizophrénie française. On demande aux musulmans d'être des citoyens à part entière mais en même temps on leur demande de participer à des manifestations... en tant que musulmans ! On dit qu'il faut séparer l'islam de France des pays d'origine mais en même temps on est contents de leur présence... bref, comment fait-on, dans ces conditions, pour créer tout simplement un islam en France ?

La puissance publique doit clarifier sa position vis-à-vis des musulmans dans notre pays. Elle ne peut pas continuer à jouer avec eux en permanence en les considérant tantôt comme des musulmans, tantôt comme des citoyens. On dit souvent « les musulmans » pour désigner une catégorie de population. Personnellement je ne sais pas à quoi cela correspond. De même que le chiffre de 30 % entendu ici ou là. À quoi fait-il référence ? De qui parle-t-on ? Je crois que devons faire attention aux mots, et envisager les musulmans de la même façon que nous envisageons les juifs ou les chrétiens, c'est-à-dire comme des citoyens.

Mme Nathalie Delattre, présidente. - Tout à fait. Je crois que nous devons essayer de répondre à la question de savoir comment construire cet islam de France. Certains de nos concitoyens musulmans nous demandent aujourd'hui de les aider, en les protégeant des Frères musulmans, car ils sentent bien que ces derniers sont le « bras armé » de l'islamisme politique et que d'une certaine façon ils soutiennent le terrorisme.

Les musulmans ont-ils tous conscience qu'en achetant halal ou en faisant des dons à la mosquée ils financent directement les Frères musulmans ?

Certes, une large partie des musulmans vit comme tout citoyen français, et nous le constatons en tant qu'élus locaux, mais comment les impliquer dans la construction d'un islam de France ?

Vous évoquez le sujet important des convertis, dont on parle de plus en plus, en particulier les femmes. Pendant longtemps, on a cru parmi les élus locaux que, grâce à l'éducation, les femmes pourraient constituer un rempart contre l'islamisme. Or on se rend compte que dans le chiffre avancé aujourd'hui de 20 000 personnes radicalisées, 23 % sont des femmes.

Dans vos propositions, vous n'évoquez pas la loi de 1901 sur le régime des associations. Or on sait bien que, sur le terrain, sous couvert d'associations culturelles, ce sont des associations cultuelles qui sont créées sous ce statut.

Sur la ghettoïsation, n'y a-t-il pas une responsabilité directe des bailleurs sociaux ? Je l'ai vécu dans mon quartier des aubiers à Bordeaux, où on m'a expliqué qu'il valait mieux regrouper les familles par communautés afin qu'elles s'intègrent mieux. C'est souvent une solution de facilité pour les bailleurs sociaux.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Vous avez évoqué, et c'est important de le souligner, cette prise de conscience transpartisane au sujet de l'islamisme. C'est clair que ce n'est pas un combat de droite ou de gauche mais bien un combat républicain.

Je suis ravie que vous ayez rappelé que le ministre de l'Intérieur avait mobilisé les préfets contre l'islamisme et le repli communautaire, dans une circulaire qui est intervenue seulement trois jours après la mise en place de cette commission d'enquête parlementaire. Cela montre que nous pouvons bousculer les lignes.

Vous avez également rappelé que c'est dans ce même contexte que l'Institut Européen de Sciences Humaines de Paris (IESH) avait fermé ses portes à la suite d'une mesure administrative décidée par arrêté préfectoral. Justement, y aurait-il selon-vous d'autres moyens juridiques hormis le fait d'invoquer des problèmes de sécurité ou d'infractions au code de l'urbanisme, pour fermer ce type d'établissements ? Je pose cette question parce qu'aujourd'hui, lorsque nous voulons fermer des lieux des lieux de prière ou des écoles qui sont des viviers antirépublicains, on est obligés d'invoquer des problèmes de sécurité ou des infractions au code de l'urbanisme.

Mme Nathalie Delattre, présidente. - Madame le rapporteur, est-ce que vous souhaitez d'abord répondre à Monsieur Mohammed Sifaoui sur le choix sémantique de l'intitulé de notre commission d'enquête sur la « radicalisation islamiste » ?

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Je rappelle qu'elle a été créée à la suite d'une initiative du groupe Les républicains au Sénat (LR).

Le choix des mots est effectivement très important au moment de la demande de création d'une commission d'enquête. Celle-ci doit en effet être validée tant dans les termes retenus, que dans le fond du sujet traité et dans les objectifs poursuivis. Pour nous il était très clair que l'objet de cette commission d'enquête était de démontrer les conséquences de cet « islam politique » dans la société française. C'est bien dans cet objectif que nous la menons. Tous ceux qui ont souhaité faire partie de cette commission d'enquête ont donc bien conscience que l'on s'intéresse à « l'islam politique » en général et en ce qu'il perturbe notre vivre ensemble.

Mme Nathalie Delattre, présidente. - Monsieur Sifaoui, j'ai bien compris et apprécié le sens de vos propos introductifs et de vos interrogations, car je suis moi-même issu d'un mouvement politique dit « radical »... qui est bien évidemment un mouvement progressiste et humaniste !

M. Mohammed Sifaoui. - J'ai tout à fait conscience que certains termes entrent dans le langage courant et s'imposent dans le débat public. Mais dans une enceinte comme le Sénat ou bien à l'Assemblée nationale, il me paraissait important que vous puissiez les clarifier en préambule. Cela permettra, demain, au législateur de pouvoir désigner « l'islamisme » comme « idéologie » en tant que telle, comme l'ont d'ailleurs déjà fait de nombreux universitaires, à l'image de Gilles Kepel, et qui sont capables de vous donner une définition scientifique de « l'islam politique ». Feu Bruno Etienne par exemple, qu'on ne peut pas soupçonner d'être anti-islam, a été un des premiers à définir et à utiliser le terme « islamisme ».

De ce point de vue, que ce soient les universités françaises ou occidentales, toutes ont assumé l'idée que « l'islam politique » était un objet d'étude réel. Il me semble en revanche plus gênant d'utiliser le terme « radicalisation », car même si je le comprends, je pense qu'il n'est pas compris par tout le monde. Surtout, dans l'imaginaire collectif, ce terme n'inclut pas ceux qui ne sont pas dangereux pour l'ordre public. Aujourd'hui on considère que le « radical » est forcément dangereux. Or il y a des islamistes qui ne sont effectivement pas dangereux à court terme mais qui sont porteurs d'une idéologie qui pourra devenir dangereuse. Ils sont pour ainsi dire dangereux de façon passive.

M. Rachid Temal. - Le problème pour notre commission d'enquête va être de traduire toutes ces controverses idéologiques dans la loi. C'est toute la difficulté me semble-t-il...

M. Mohammed Sifaoui. - Nous ne sommes pas en contradiction et c'est aussi l'intérêt des pistes de réflexions que je vous livre. Mais pour y arriver il faudra considérer, comme de nombreux travaux l'ont démontré, que « l'islam politique » est bien un « totalitarisme ». Les démocraties ont lutté contre le totalitarisme. Elles ont assumé une telle lutte à la fois idéologique, politique et juridique.

Si on crée ce consensus politique transpartisan, que j'appelle de mes voeux, on pourra, en tant que démocrates et républicains, considérer que nous sommes face à un « totalitarisme », qui, je vous le rappelle, menace en premier lieu les musulmans puisque jusqu'à présent ils en ont été les premières victimes statistiquement.

Il ne faut donc pas prendre à la légère les batailles sémantiques qui s'engagent. C'est comme le mot « islamophobie ». Lui aussi doit être banni car il permet justement aux islamistes d'atrophier le débat, de l'anesthésier, et d'empêcher toute critique des dogmes et de la religion.

Évidemment, la lutte contre le racisme qui vise des musulmans en raison de leur croyance doit être poursuivie. Mais en aucun cas, le refus de l'intolérance à l'égard des musulmans ne devrait permettre d'exclure toute critique contre l'idéologie islamiste ou le corpus islamique lui-même. Celui-ci peut tout à fait être interrogé, discuté, débattu, être l'objet de dessins, de caricatures ou de satires. Ce sont des sujets que nous avons déjà traités, dont nous connaissons, hélas, l'issue macabre, et qui ne sont toujours pas clos...

Madame le rapporteur, pour répondre à votre question sur les moyens d'empêcher la diffusion de l'idéologie islamiste, on pourrait imaginer une délégation chargée de la préservation et de la diffusion des valeurs de la République. Que nous manque-t-il aujourd'hui ? Une structure capable demain, de façon calme et raisonnée, de dresser la liste des livres, traduits en français et disponibles dans les librairies islamistes ou sur Internet, qui impactent notre jeunesse et qui sont porteurs d'une idéologie de nature à provoquer un trouble à l'ordre public. Des livres par exemple qui inciteraient à la violence contre les femmes, comme celui de Youssef Al-Qaradâwî qui cautionne les actes de violences à leur égard, ou qui s'interroge encore sur les moyens les plus adéquats de tuer des homosexuels...

Certains vous diront, au prétexte qu'il s'agirait de débats religieux, qu'on ne peut pas investir ces sujets. Youssef Al-Qaradâwî est un des idéologues majeurs des Frères musulmans et son livre - Le licite et l'illicite - qui fait référence depuis les années 60 a fait des désastres dans le monde musulman et continue d'en faire dans la communauté musulmane française. Ce n'est pas pour rien qu'il a été traduit dans quasiment dans toutes les langues. Comme on a interdit Mein Kampf, il y a des livres islamistes que nous devons interdire. 

M. Rachid Temal. - Malheureusement Mein Kampf sera tombé dans domaine public dans quelques temps... ce qui est ahurissant d'ailleurs !

M. Mohammed Sifaoui. - Oui mais la dénazification est aussi passée par une interdiction de la littérature nazie.

M. Rachid Temal. - Vous évoquez « l'idéologie totalitariste » et « l'islamisme ». Ce sont aussi des logiques « sectaires ». Je rappelle qu'on a supprimé la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes). Je ne dis pas que c'était forcément le meilleur outil, mais il avait le mérite d'exister...

M. Mohammed Sifaoui. - La dissolution de la Miviludes est selon moi une erreur. Mais à mon avis, on ne peut pas combattre l'islamisme uniquement par le point d'entrée des sectes, même s'il y a des relents sectaires dans certaines pratiques salafistes par exemple. C'est un fait avéré et documenté.

Nous devons utiliser tous les leviers à notre disposition pour lutter parcelle par parcelle contre l'islamisme. Ce n'est pas un combat que nous pourrons gagner d'un « trait de loi », ou au moyen d'un arrêté ministériel. Ce n'est évidemment pas possible. C'est un exercice quotidien et cela ne peut être qu'une action au long cours qui doit obéir à une logique et à des mécanismes aussi bien culturels que politiques et juridiques comme la formation, les actions de sensibilisation etc.

Cette action globale ne peut être impulsée que par l'autorité politique elle-même. Évidemment quand il y a des actions menées, il faut les saluer. Ce qui a été dit sur la question de l'islamisme et du communautarisme par le Président de la République, par le ministre de l'Intérieur et par le secrétaire d'État vont dans le bon sens. Que ces déclarations soient accompagnées par des initiatives des républicains, des centristes ou des socialistes, c'est très bien. Ou quand j'entends des responsables socialistes affirmer qu'ils seront désormais plus attentifs au respect de la laïcité, c'est une bonne chose.

M. Rachid Temal. - Moi je n'ai jamais varié... donc je ne partage pas cette analyse.

M. Mohammed Sifaoui. - Je ne vous visais pas, je parlais du « parti socialiste ». Mais en tout état de cause, le consensus national sur ce sujet est fondamental.

Pour répondre ensuite à vos questions, Madame la présidente.

Sur la question du halal, celui-ci ne finance pas que les Frères musulmans. C'est une norme qui a été poussée et imposée par les Frères musulmans et les salafistes, mais qui bénéficie aujourd'hui à tous de façon transversale. Cela arrange un peu tout le monde, y compris les modérés et tous ceux qui sont éloignés de l'islam politique. Mais à travers cette norme, les tenants de l'islam politique ont su trouver une source de financement considérable. Cette source de financement s'ajoute à d'autres comme le pèlerinage, pour lequel l'Arabie Saoudite procure des passeports et offre, à des intermédiaires, la possibilité de les commercialiser à hauteur de 1000 euros par passeport. L'année dernière, 23 000 passeports ont été distribués par l'Arabie Saoudite, ce qui représente un marché de près 23 millions d'euros. C'est une manne considérable qui intéresse évidemment tous les courants de l'islamisme.

Sur les associations, il y a évidemment de nombreuses associations islamistes qui se cachent derrière des associations dites « culturelles » et qui bénéficient donc du statut des associations régies par la loi de 1901.

Quand j'évoquais le parti égalité et justice (PEJ), créé par les émules du président turc Recep Tayyip Erdoðan en France, c'était pour vous faire comprendre que les tenants de l'islam politique utilisent le cadre démocratique et se mettent en conformité avec les lois, pour agir. Et c'est pour ça qu'il est important de les identifier, car même s'ils sont dans un cadre légal, on pourra les combattre efficacement.

C'est aussi pour cette raison que la formation est importante.

Prenez l'exemple d'un maire, confronté dans son territoire à des gens qui se réclameraient de l'islam. Pour lui il s'agira d'une association « musulmane » et il lui sera souvent difficile de faire le distinguo et d'être capable d'identifier une association qui serait « islamiste ». Il se retrouvera donc probablement à subventionner une association qu'il pensait « culturelle » mais qui est en réalité « islamiste » sans qu'il le sache. C'est une situation courante et de nombreuses associations islamistes profitent aujourd'hui de financements publics pour conduire des actions antirépublicaines. Cela a déjà été documenté et démontré, au sujet de nombreuses associations d'alphabétisations en langue arabe, qui étaient en fait des vecteurs de prosélytisme et d'endoctrinement.

Il faudrait donc une délégation, sans doute interministérielle pour qu'elle puisse conduire un travail transversal, pour veiller à la préservation des principes et des valeurs de la République. Ses actions ne viseraient pas seulement les organisations islamistes, mais pourraient également être orientées, par exemple, contre des groupes d'extrêmes droite qui menacent la République.

M. Rachid Temal. - D'ailleurs il y a parfois une alliance objective...

M. Mohammed Sifaoui. - Sur la ghettoïsation et les bailleurs sociaux j'ai la faiblesse de penser que la puissance publique peut aussi influencer, sensibiliser et permettre la mise en oeuvre de politiques publiques au travers des usages.

Sur la question des convertis, c'est fondamental. Dans les années 80 les islamistes ont compris qu'ils allaient rester durablement en France et ont investi deux cibles, les femmes, qui jusqu'à lors n'étaient pas visée par le prosélytisme et d'ailleurs étaient peu présentes avant le regroupement familial. Ils ont aussi visé les non musulmans pour les convertir. La stratégie des Frères musulmans est d'investir progressivement les individus, les familles, les quartiers puis le pays. C'est initialement projet de réislamisation conçu en Egypte dans les années 20 et 30 puis développé dans les années 50 et 60. Ils entendent agir sur la cellule familiale et donc sur les enfants, sur le long terme.

Pour lutter contre ce projet il faut agir à l'inverse mettre fin aux ghettos et agir sur l'éducation et les familles. Je suis frappé quand j'entends des gamins de douze ou treize ans nés en France dire, « nous les musulmans et vous les Français ». C'est encore plus absurde quand ce sont des convertis.

Il faut prendre conscience de ce projet d'endoctrinement au long cours. Ceci veut dire aussi que l'on ne peut agir avec des résultats rapide mais que l'on doit déconstruire.

Sur la question des « territoires perdus de la République », je me suis toujours refusé à utiliser cette expression qui ne correspond pas à une réalité sociologique. Ce sont des territoires qui ont été abandonnés par la puissance publique.

Le CFCM doit être un partenaire associatif représentant un islam compatible avec les principes de la République et qui respecte ses lois. Je n'utilise pas l'expression d'islam de France car je ne sais pas ce que c'est. Vouloir dire la norme islamique alors que nous sommes un pays laïc est un non-sens. Le rôle de la République est de dire quelle pratique religieuse elle ne veut pas, car il trouble l'ordre public. Les usages aussi sont importants. Je suis choqué quand dans un hôpital un infirmier salue un médecin en lui disant « salam alaikum ». Les termes à connotation islamisante sont à bannir mais cela ne relève pas de la loi. Il faut que les usages, la bienséance soient enseignés à l'école.

Pour conclure je pense qu'il faut distinguer trois types d'acteur. Les acteurs associatifs liés aux consulats, les acteurs islamistes institutionnels et les acteurs islamistes non institutionnels. Beaucoup de ces derniers ont quitté l'UOIF pour des structures plus marginales, ce qui marque l'échec de la responsabilisation voulue en 2003.

Il faut aussi noter que l'islamisme n'est pas défendu que par des islamistes et que des élus de la République française défendent les idées des islamistes en parlant notamment d'islamophobie.

Il faut marginaliser les organisations islamistes qui tiennent un double discours.

La question de l'islamisme est celle de notre génération. Les attentats ne sont que l'aboutissement d'un processus d'islamisation progressive. Il y a une doctrine antiterroriste et une prise de conscience. Mais il faut aujourd'hui réellement travailler sur les champs idéologiques, politiques, culturels pour enrayer une machine islamiste qui est en marche au niveau mondial.

La réunion est close à 12 h 40.