Jeudi 7 novembre 2019

- Présidence de M. Hervé Maurey, président -

La réunion est ouverte à 9 h 45.

Audition de Mme Marie-Christine Prémartin, directrice exécutive de l'expertise et des programmes, et de M. Patrice Philippe, chef du service sites et sols pollués de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe)

M. Hervé Maurey, président. - Nous accueillons maintenant Mme Marie-Christine Prémartin, directrice exécutive de l'expertise et des programmes, et M. Patrice Philippe, chef du service sites et sols pollués de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe).

Par son ampleur et son caractère spectaculaire, l'incendie de l'usine Lubrizol a marqué les esprits. Heureusement, contrairement à d'autres accidents passés, aucun mort n'est à déplorer. Toutefois, nous sommes confrontés à un risque sanitaire très étendu dans l'espace et dans le temps. Face à cette nouvelle dimension, les services de l'État paraissent singulièrement démunis. Quelle peut être la conduite à tenir, à la fois sur le plan sanitaire et du point de vue de l'environnement ? Quelles mesures préventives d'une part, de dépollution d'autre part, faut-il mettre en oeuvre, à la fois sur les sites à risque et dans les zones plus éloignées, mais susceptibles d'être touchées par un accident industriel ? C'est pour répondre à ces questions que nous avons souhaité vous entendre aujourd'hui.

Avant de vous laisser la parole, je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Marie-Christine Prémartin et M. Patrice Philippe prêtent serment.

Mme Marie-Christine Prémartin, directrice exécutive de l'expertise et des programmes de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe). - L'Ademe a un rôle bien défini en cas de pollution : elle intervient pour le compte de l'État après une cessation d'activité, lorsque l'exploitant du site est défaillant et qu'il existe des menaces graves sur l'environnement ou la santé des populations, pour procéder à une mise en sécurité et éventuellement une remise en état. Nous intervenons sous le contrôle de notre autorité de tutelle, la direction générale de la prévention des risques (DGPR), et sous l'égide des préfets de région, des services de la direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal) et de l'inspection des installations classées.

Les exploitants des installations classées pour la protection de l'environnement (ICPE) ont l'obligation, pendant l'exploitation ou après la cessation d'activité, de mettre en sécurité le site et de le remettre en état conformément, soit à l'usage antérieur, soit à des usages futurs qui ont été définis lorsque l'autorisation a été délivrée. L'Ademe intervient ainsi dans un cas très particulier : lorsque l'exploitant est jugé défaillant, lorsqu'il a manqué à ses obligations au titre de la législation ICPE, qu'il n'a pas mis en place les mesures de protection qui ont été ordonnées par les autorités administratives, notamment l'inspection des installations classées. L'Ademe peut alors être mandatée pour réaliser la mise en sécurité et, le cas échéant, la remise en état du site. En cas de défaillance de l'exploitant, un certain nombre de priorités ont été définies dans l'intérêt de la santé des populations et de l'environnement : évacuer les produits dangereux, interdire ou limiter l'accès au site, supprimer les risques d'incendie et surveiller les effets de l'installation sur l'environnement. J'insiste sur ce point, nous n'intervenons qu'en cas de cessation d'activité, ce qui n'est pas le cas pour l'usine Lubrizol.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteure. - Comment peut-on expliquer qu'il existe, en France des friches industrielles où les activités ont cessé depuis longtemps, et qui n'ont pourtant pas été dépolluées ?

Mme Marie-Christine Prémartin. - L'intervention de l'Ademe est régie par une circulaire de 2011 de la DGPR qui décrit la marche à suivre par les services de l'État. Nous intervenons uniquement lorsqu'il y a des menaces graves pour la population et l'environnement, sur la base d'un arrêté du préfet. Notre intervention consiste en une mise en sécurité, non une dépollution totale des sites ; la nuance est importante.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteure. - Mais certains sites n'ont même pas été mis en sécurité !

Mme Marie-Christine Prémartin. - En tout cas, l'Ademe intervient dans ce cadre bien défini. Nous gérons ainsi un peu plus de 250 sites que nous appelons « sites pollués orphelins », car il n'existe pas de responsable vers lequel se retourner. Lorsque l'on trouve des responsables ou lorsqu'il existe des mandataires judiciaires, on essaie de se retourner vers eux pour récupérer une partie des sommes nécessaires.

M. Patrice Philippe, chef du service sites sols pollués de l'Ademe. - La problématique de l'Ademe, en effet, c'est la mise en sécurité en cas de danger imminent. Nous ne sommes pas compétents pour ce qui concerne la dépollution du site dans la perspective de sa reconversion.

Mme Marie-Christine Prémartin. - Au titre du principe pollueur-payeur, la réparation, la réduction et la prévention relèvent normalement de la responsabilité de l'exploitant. Lorsque celui-ci est défaillant et qu'il existe une menace grave, l'Ademe peut prendre en charge la maîtrise d'ouvrage des opérations et des travaux définis après avis de l'inspection des installations classées.

On lance aussi régulièrement des appels à projets pour la reconversion de friches, notamment en milieu urbain, en lien avec la DGPR, mais le nombre de projets est très limité, car nous avons relativement peu de moyens à consacrer à ce volet. L'activité de mise en sécurité et de remise en état des sites représente pour l'Ademe un coût de 15 et 20 millions d'euros par an.

M. Hervé Maurey, président. - Êtes-vous intervenus sur le site de Lubrizol ? Allez-vous le faire ?

Mme Marie-Christine Prémartin. - Nous ne sommes pas intervenus et nous n'avons pas de mission prévue. Le site reste en exploitation, sous la responsabilité de l'inspection des ICPE.

Mme Christine Bonfanti-Dossat, rapporteure. - Les exploitants d'établissements Seveso seuil haut ont l'obligation de constituer des garanties financières destinées à assurer la sécurité de l'installation et les interventions éventuelles en cas d'accident. Est-ce suffisant ?

De manière plus générale, quelles sont les obligations de l'exploitant qui résultent de ses activités sur le site et hors du site ? L'Ademe et les cabinets spécialisés dans la dépollution des sols auront une lourde charge pour dépolluer, mais uniquement jusqu'au seuil prévu par la loi. Qu'est-ce que cela signifie ?

Mme Marie-Christine Prémartin. - Je ne suis pas compétente pour dire si les provisions des exploitants sont suffisantes ou non. Vous devriez plutôt interroger la DGPR. La notion de site Seveso n'est pas une clé d'entrée pour nous puisque nous n'intervenons que lorsque le site n'est plus en activité. Si des risques d'accident ou des menaces graves demeurent, on peut intervenir, mais cela ne relève pas de cette procédure.

Mme Christine Bonfanti-Dossat, rapporteure. - Si les provisions sont suffisantes, cela faciliterait peut-être votre travail après...

Mme Marie-Christine Prémartin. - Si les services de l'État sentent qu'un exploitant de site est en difficulté, ils peuvent lui demander de consigner certaines sommes pour garantir la remise en état, mais ce n'était pas le cas de Lubrizol. Là encore, nous ne traitons pas ces sujets, car il s'agit de la réglementation générale sur les ICPE. L'Ademe n'est qu'un intervenant ; d'ailleurs, lorsque le préfet ordonne des travaux d'office, il peut les confier à des entreprises, sans passer par l'Ademe, lorsqu'il est possible de récupérer un financement si des provisions ont été constituées avant la cessation d'activité.

M. Patrice Philippe. - Lorsque l'Ademe intervient à la suite d'une défaillance de l'exploitant et que des consignations ont été déposées, nous pouvons être attributaire de ces sommes qui, évidemment, ne s'imputent pas sur la dépense publique.

Mme Marie-Christine Prémartin. - Les obligations de l'exploitant sont définies par le code de l'environnement, notamment l'article L. 511-1 qui mentionne «  la commodité du voisinage, la santé, la sécurité, la salubrité publiques, l'agriculture, la protection de la nature, de l'environnement et des paysages, l'utilisation rationnelle de l'énergie, la conservation des sites et des monuments ainsi que des éléments du patrimoine archéologique ». Tels sont les éléments que doit prendre en compte le préfet lorsqu'il autorise l'exploitation d'une installation ICPE et définit les obligations afférentes. Mais encore une fois, cela relève du régime des ICPE, et nous n'intervenons qu'en aval, en cas de défaillance.

M. Hervé Maurey, président. - Vous avez rappelé que vous interveniez sur les sites pollués. Si, d'aventure, on découvrait des pollutions hors du site, mais liées à la catastrophe, auriez-vous la capacité d'intervenir ? Ou bien la notion de site doit-elle s'interpréter de manière restrictive ?

M. Patrice Philippe. - Nous avons tout à fait la capacité d'intervenir en cas de risques extérieurs au site lorsqu'ils sont effectivement observés. Par exemple, si des produits polluants migrent vers l'extérieur d'un site avec un risque sanitaire pour les riverains, on intervient.

M. Hervé Maurey, président. - Ainsi, vous pourriez intervenir avec votre expertise en matière de dépollution si l'on découvrait des pollutions éloignées de l'usine ?

M. Patrice Philippe. - Oui.

Mme Marie-Christine Prémartin. - Nous ne sommes pas les seuls à avoir cette expertise. En vertu du principe du pollueur-payeur, si nous devions intervenir sur des sites dont l'exploitant n'est pas propriétaire, mais qu'il a contribué à polluer, nous nous retournerions évidemment contre l'exploitant pour demander une réparation financière. Nous traitons certains sites depuis extrêmement longtemps, à l'image, par exemple, du site de Metaleurop Nord, dans les Hauts-de-France, où nous intervenons, sous la responsabilité des préfets, sur des propriétés privées pour dépolluer avant d'éventuelles constructions.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteure. - L'Ademe n'a pas été sollicitée après l'incendie de Lubrizol. Vous ne disposez donc d'aucune donnée sur la pollution du sol, de l'eau ou de l'air après l'accident ?

Mme Marie-Christine Prémartin. - En effet.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteure. - Pourriez-vous nous préciser les obligations qui s'imposent à un exploitant d'installation classée après cessation d'activité en matière de dépollution ? Dans quelles circonstances l'exploitant est-il déclaré défaillant et quel est alors le rôle de l'Ademe ? Un certain nombre de sites classés présentent des problèmes et ne font pas l'objet d'un suivi particulier. Les populations s'inquiètent des risques sanitaires.

Mme Marie-Christine Prémartin. - Les obligations qui s'imposent aux exploitants sont définies par une ordonnance et un décret. Lorsqu'il s'agit de sites soumis à autorisation et enregistrement, la mise en sécurité inclut l'évacuation et l'élimination des produits dangereux, notamment des déchets, des interdictions ou limitations d'accès au site, pour éviter les intrusions sur le site, la suppression des risques d'incendie ou d'explosion, et la surveillance des effets de l'installation sur son environnement. L'obligation de remise en état est définie au moment de l'octroi de l'autorisation. Il faut enfin mentionner la concertation pour définir le choix d'usage. Les mêmes obligations valent pour les sites soumis à déclaration, à l'exception de la concertation sur les choix d'usage.

Lorsque le responsable est déclaré défaillant, cela signifie, dans l'immense majorité des cas, qu'il est en liquidation judiciaire. Une fois, un exploitant possédait un autre site, en plus du site en cessation d'activité : nous avons pu lui demander de rembourser les travaux de mise en sécurité que nous avions engagés.

Toutefois, la plupart du temps, les sommes consignées ne sont pas suffisantes. Nous évaluons les travaux nécessaires. Selon le montant, l'autorisation de les réaliser peut être délivrée par le préfet de région, ou, pour les travaux plus importants, par la DGPR, qui nous mandate alors, à charge pour nous de nous retourner, lorsque cela est possible, contre les ayants droit pour récupérer une partie des sommes engagées.

M. Patrice Philippe. - En cas de cessation d'activité et de mise en liquidation, il est procédé à des vérifications pour s'assurer que l'exploitant ne dispose pas des moyens financiers pour remplir ses obligations légales.

Mme Céline Brulin. - Vous n'avez pas été missionnés sur le dossier Lubrizol. Pourriez-vous toutefois nous dire, en vous appuyant sur votre expertise en matière de pollution des sols, ce qu'il faudrait analyser, notamment sur les terrains au-dessus desquels le nuage de fumée est passé ? Quels moyens faut-il employer, quels protocoles faut-il suivre pour savoir si ce nuage a, ou non, entraîné une pollution des sols ?

Mme Marie-Christine Prémartin. - Nous ne disposons d'aucune information sur ce dossier. Nous ne connaissons pas la nature des polluants. Il m'est donc difficile de pouvoir vous répondre. Dans le cadre de notre activité, nous travaillons sur la pollution et les techniques de dépollution, et nous avons organisé des colloques à ce sujet. Mais faute d'informations précises sur le type de polluants dans le cas d'espèce, je ne peux vous répondre.

M. Hervé Maurey, président. - Justement, quelles analyses, quels prélèvements faut-il réaliser pour avoir la certitude que les sols ne sont pas pollués ? Nous sommes confrontés, à notre époque, à une mise en cause quasi systématique de la parole publique, et parfois même de la parole des experts. C'est pourquoi, pour surmonter le scepticisme, les pouvoirs publics doivent présenter des données reconnues comme incontestables. Comment parvenir à un diagnostic fiable de l'état des sols ?

Mme Marie-Christine Prémartin. - Il faudrait demander à un bureau d'études une analyse des sols, mais je n'ai aucune idée de la nature des polluants qu'il convient de rechercher.

M. Hervé Maurey, président. - Si l'on procède à des analyses de sol sans chercher les substances les plus nocives ou les polluants susceptibles d'être présents, on nous le reprochera !

M. Patrice Philippe. - L'Ademe n'a pas été saisie, et donc nous ne connaissons pas la situation. Toutefois les pouvoirs publics ont lancé des actions. L'agence régionale de santé (ARS) s'est saisie de la question des risques sanitaires liés à la qualité de l'air. J'imagine que l'on possède une connaissance de la nature des polluants qui ont pu être émis lors de l'incendie. En ce qui concerne le nuage et son trajet, nous disposons d'outils pour identifier des polluants en fonction des caractéristiques géographiques ou d'usage : échantillonnages, analyses des revêtements en tenant compte de l'activité qui peut y être menée, prélèvements de sol, etc. Les outils et les méthodes existent pour caractériser une pollution au sol, en surface ou un peu plus en profondeur.

M. Hervé Maurey, président. - Pourrez-vous nous indiquer, dans une réponse écrite, quels sont selon vous les bonnes méthodes et les bons indices, quels polluants doivent être recherchés dans les sols pour que le diagnostic soit vraiment fiable et exhaustif ?

Mme Céline Brulin. - Des analyses sur le long terme sont-elles nécessaires ?

Mme Marie-Christine Prémartin. - Certes, nous avons une expertise, mais nous n'avons pas toute l'expertise. Les instances de santé sont elles aussi compétentes.

M. Hervé Maurey, président. - Nous ferons la même demande aux autres instances.

Mme Marie-Christine Prémartin. - Nous pouvons en tout cas vous donner un certain nombre d'éléments relatifs aux méthodes que nous utilisons. Quant à la nécessité d'analyses sur le long terme, cela dépendra du type des polluants qui auront été identifiés.

M. Daniel Gremillet. - L'Ademe a-t-elle rencontré, dans son expertise et sa gestion de 250 sites orphelins, des sites dont la situation serait similaire à celle du site de Lubrizol ? Si tel est le cas, quelles recommandations pourriez-vous tirer de votre expérience ?

M. Patrice Philippe. - Nous ne connaissons aucune situation équivalente, aucun analogue qui pourrait donner lieu à des recommandations. Nous avons eu d'autres types de situations à gérer, des incendies d'autre nature, mais rien de comparable.

M. Gilbert-Luc Devinaz. - La problématique de la pollution est différente si une nappe d'eau souterraine peut être atteinte. Les 250 sites sur lesquels vous intervenez nécessitent-ils une surveillance après leur mise en sécurité ? Qui, dans ce cas, assure cette surveillance ? Votre mission a-t-elle une fin ? Qu'est-ce qui justifie la fin de votre intervention ? Vous nous avez expliqué qu'un décret fixait les obligations en cas d'arrêt d'activité : quelles structures s'assurent que les obligations sont bien respectées ?

M. Patrice Philippe. - En réponse à votre dernière question, il relève de l'autorité du préfet et de l'inspection des installations classées de vérifier que les mesures ont bien été conduites. Des relevés de constats de mesures sont réalisés par ces autorités.

Quant aux problématiques de pollution de nappes souterraines, suivant les substances déversées au sol, des entraînements peuvent se produire. Parmi les mesures d'analyse des risques sanitaires et environnementaux figurent obligatoirement des analyses d'eau. Parmi les interventions menées par l'Ademe, tous les milieux sont représentés : air, sol et eau. Quand on constate une pollution de ce dernier milieu, on examine les conditions du transfert de cette pollution vers les usages de l'eau. Ainsi du site de Louvres, en Île-de-France, où s'est produite une pollution au cyanure : nous dépolluons actuellement les eaux souterraines afin de protéger les captages, parce que l'impact de cette pollution est très important. En revanche, quand la pollution n'a pas d'impact sur les usages, on effectue des vérifications tous les quatre ou cinq ans, afin de s'assurer de ce qu'on a observé à un moment, de confirmer qu'il n'y a pas eu d'évolution de cette pollution. La surveillance est suffisamment longue pour vérifier qu'un premier constat d'absence d'impact à la suite d'une pollution reste valide.

Mme Marie-Christine Prémartin. - Dans la grande majorité des cas, à un moment donné, le site n'est plus suivi par l'Ademe ; c'est seulement si nous considérons qu'un suivi reste nécessaire que nous le poursuivons, en effectuant des bilans quelques années plus tard.

M. Gilbert-Luc Devinaz. - Quand vous arrêtez le suivi, qui prend la relève en cas de nécessité ?

M. Patrice Philippe. - Quand nous arrêtons le suivi et que cet arrêt est justifié par l'absence d'une pollution marquée ou d'un impact sur les usages, alors, hormis les mesures effectuées par les gestionnaires au titre de la protection des captages à proximité de ceux-ci, toute surveillance s'arrête.

Mme Marie-Christine Prémartin. - Pour autant, les sites mis en sécurité peuvent être réutilisés pour d'autres usages : on peut y trouver des fermes photovoltaïques, par exemple. On connaît des cas de reconversion d'anciens sites industriels : l'ancienne raffinerie Pétroplus, en Normandie, en est un. L'Ademe a dans ce cas apporté une aide à la société Valgo, qui prend en charge le site pour en refaire un site d'activité.

M. Jérôme Bignon. - Vous avez déclaré qu'il arrive que les sommes disponibles soient insuffisantes pour effectuer la mise en sécurité d'un site. Qui décide de la somme qui doit être consignée ? Si elle est insuffisante, il a dû y avoir une erreur d'appréciation.

M. Patrice Philippe. - La décision est prise par les représentants de l'État sur la base de leur évaluation du coût des mesures. Ils définissent ainsi le montant de la consignation.

M. Jérôme Bignon. - Dès lors, quand il y a erreur d'appréciation, la situation n'est pas réglée. Une police d'assurance ne serait-elle pas une solution mieux adaptée ? Une entreprise en difficulté n'a pas forcément la liquidité nécessaire pour consigner une large somme, mais elle peut contracter une police d'assurance.

M. Hervé Maurey, président. - Une telle possibilité n'est-elle pas prévue, juridiquement, aujourd'hui ?

M. Patrice Philippe. - C'est l'objet des garanties financières, pendant la durée d'activité de la société : mettre en place un dispositif, suivant divers mécanismes financiers, parmi lesquels la caution bancaire, pour parer à l'éventualité d'une situation économique qui la mettrait dans l'impossibilité financière de répondre à ses obligations.

M. Jérôme Bignon. - Tous ces défauts entraînent une multiplication des friches et une artificialisation des sols. Celle-ci peut être positive quand on construit une zone d'activités, mais ce n'est pas le cas ici : elle gèle des sols pour longtemps. On ne s'attaque pas assez à ce problème très prégnant, qui contribue à dégrader l'image des territoires, y compris pour les habitants.

M. Jean-Pierre Vial. - Il est clair, d'après vos propos, que l'Ademe met en sécurité des espaces après un arrêt d'activité. Malheureusement, il y a des dizaines de sites industriels importants et dangereux où personne n'intervient parce que les grands groupes déclarent que l'activité est seulement suspendue et non arrêtée. Comment définissez-vous la mise en sécurité ? Pourrait-on déclencher une procédure dans de tels cas ?

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteure. - Ces sites ont même parfois été rétrocédés à des collectivités, qui se retrouvent dans des situations difficiles au vu des problématiques liées à la pollution qu'elles doivent gérer. Certaines vont jusqu'à participer au financement de la dépollution, ce qui n'est pas acceptable au regard du principe pollueur-payeur.

Mme Marie-Christine Prémartin. - Ce n'est pas l'Ademe qui décide : nous intervenons à la suite d'une saisine par le préfet de région, qui fait elle-même suite au classement du site et à d'autres mesures. Quand nous intervenons sur un site, nous travaillons avec l'inspection des installations classées afin de déterminer ce qu'il faut faire ; c'est un arrêté préfectoral qui demande notre intervention dans le cadre des travaux. Je ne me souviens pas d'exemples de sites qui n'étaient pas en cessation d'activité.

M. Patrice Philippe. - On parle de situations d'activité industrielle ayant entraîné des pollutions qui persistent sans pouvoir être redressées. On se retrouve avec des friches sur les territoires qui sont de réels points noirs de la reconversion.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteure. - Cela pose un problème sanitaire.

M. Patrice Philippe. - Si un problème sanitaire est avéré, l'État doit intervenir. Ces friches représentent des pollutions anciennes et persistantes, qui entraînent des contraintes pour les usages de ces friches, qu'il faudrait reconvertir en vue de lutter contre l'artificialisation des sols.

M. Hervé Maurey, président. - Merci. Nous attendons vos réponses écrites au questionnaire qui vous a été adressé et à certaines questions posées lors de cette audition.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mme Annie Thébaud-Mony, sociologue de la santé, directrice de recherche honoraire à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm)

M. Hervé Maurey, président. - Nous accueillons maintenant Mme Annie Thébaud-Mony, sociologue de la santé et directrice de recherche honoraire à l'Inserm, spécialisée dans l'étude des obstacles à la connaissance, à la reconnaissance et à la prévention des cancers d'origine professionnelle.

Vous vous êtes rendue à Rouen très vite après l'incendie, et vous avez estimé qu'il s'agissait d'un accident chimique majeur, d'une catastrophe dont les conséquences seront progressives et pourraient être dramatiques. Vous préconisez la mise en oeuvre d'un suivi sanitaire comparable à celui déployé aux États-Unis après les attentats du 11 septembre 2001. Le rapprochement de ces deux événements a pu surprendre, voire choquer. Depuis vos déclarations, le Gouvernement a annoncé la création, d'ici au mois de mars prochain, d'un dispositif de biosurveillance sur lequel nous souhaitons avoir votre avis.

Avant de vous laisser la parole, je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000  euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Annie Thébaud-Mony prête serment.

Mme Annie Thébaud-Mony, sociologue de la santé, directrice de recherche honoraire à l'Inserm. - Mes travaux de recherche portent sur la grave question des cancers d'origine professionnelle, mais je travaille aussi, depuis près de trente ans, sur les conséquences du recours à la sous-traitance sur la gestion, la connaissance et la prévention des risques industriels, ainsi que sur les conditions de production de connaissance en santé publique concernant les effets sanitaires de ces risques industriels.

Il n'y a aucun doute sur le fait que, parmi les nombreuses substances dites CMR Cancérogènes, Mutagènes et Reprotoxiques présentes sur le site de l'incendie, certaines sont reconnues depuis très longtemps pour leur toxicité et font même l'objet de tableaux de maladies professionnelles. Ces tableaux ne sont adoptés que lorsque l'évidence est absolument indéniable, surtout pour les cancers. Il y a les hydrocarbures polycycliques aromatiques, le benzène, le toluène, des métaux lourds et l'amiante. Les CMR sont des produits toxiques sans seuil de dose. Les effets de synergie n'ont malheureusement pas été très souvent étudiés, mais on s'est, par exemple, intéressé à la synergie amiante-tabac : on fait peut-être porter au tabac plus que ses péchés, car il semblerait que la synergie amiante-tabac soit cinquante fois plus nocive que chacun de ces produits pris séparément.

Je veux revenir sur les prescriptions du code du travail concernant les CMR. Il y a une sorte de contradiction entre le code du travail et le code de l'environnement. Le code du travail prescrit l'évaluation du risque, son évitement et, quand c'est possible, la substitution des produits : il faut travailler en système clos et, surtout, restreindre les quantités de produits présents sur les lieux de travail. Or l'article R. 512-9 du code de l'environnement dispose que l'étude de dangers « justifie que le projet permet d'atteindre, dans des conditions économiquement acceptables, un niveau de risque aussi bas que possible compte tenu de l'état des connaissances » : la contrainte est ici beaucoup plus légère. Il n'y a pas non plus de véritable exigence de transparence dans le code de l'environnement. Je pense que les événements de Rouen montrent que la réglementation du code de l'environnement atténue les exigences du code du travail, voire les fait disparaître, en quelque sorte.

Le rôle de la sous-traitance est, à mes yeux, un sujet extrêmement important. Un récent article du Monde évoquait une enquête effectuée par un organisme patronal auprès des entreprises utilisatrices, des entreprises sous-traitantes et des salariés ; cette enquête montrait que la situation était assez catastrophique.

Mon collègue australien Michael Quinlan a fait la synthèse, voilà quelques années, des conditions qui augmentent le risque d'accident industriel. Outre les manquements dans la conception, l'organisation et la maintenance, il relève, parmi les facteurs prédominants, la négligence face aux signaux d'alarme antérieurs et aux causes non immédiates : or c'est ce que l'on constate presque systématiquement dans les situations de sous-traitance. Ce point a également été soulevé lors de l'accident d'AZF à Toulouse.

Je voudrais insister sur une autre condition : le non-respect des normes, règles et injonctions produites par l'administration du travail et celle de l'environnement. Dans toutes les catastrophes que Michael Quinlan et moi-même avons étudiées, nous avons retrouvé ce non-respect des règles. Lubrizol a été condamné, il y a six ans, à 4 000 euros d'amende à la suite d'une fuite ; c'est tout de même un signe avant-coureur très inquiétant.

Une autre condition systématiquement relevée est l'absence de prise en compte de l'expression des travailleurs quant aux dangers potentiels. Je suis frappée du relatif silence de la part des salariés de cette usine dans les jours ou les semaines précédant l'incendie. Peut-être l'enquête permettra elle d'en savoir plus.

L'absence de communication entre les travailleurs et le management est un effet de la sous-traitance, qui rompt le lien entre celui qui prescrit le travail et ceux qui l'exécutent. En effet, dans la relation commerciale entre deux entreprises, les prescriptions de sécurité sont totalement sous-traitées à l'employeur extérieur, qui bien souvent ne dispose pas des éléments nécessaires pour assurer la sécurité de ses propres travailleurs. C'est une situation extrêmement grave et constante dans toutes les situations de sous-traitance que nous avons pu étudier. Paradoxalement, les travailleurs font confiance à l'expertise technique des responsables du site. La formation insuffisante, voire inexistante, des personnels est un autre problème évident ; c'est d'ailleurs ce que les juges avaient considéré comme l'infraction la plus grave commise par les responsables de l'usine AZF.

J'en viens à une autre dimension : les conséquences de l'incendie. Celles-ci doivent être analysées sur le long terme. Les cancers ne surviendront pas dans trois ou cinq ans, mais dans dix, vingt ou trente ans. Je me suis appuyée sur les travaux de collègues en santé publique qui ont analysé les conséquences sanitaires des catastrophes de Seveso, Three Mile Island, Bhopal, Tchernobyl et Fukushima, ainsi que du World Trade Center. Ce dernier cas a donné lieu au meilleur suivi des victimes : on parvient à identifier, depuis quelques années, les cancers en rapport avec la catastrophe. Ces études insistent sur l'organisation du suivi des personnes exposées, et non pas seulement des blessés, ainsi que sur l'information citoyenne pour une préparation effective aux urgences et, surtout, sur l'analyse et la publication de données descriptives au fil du temps. Pour Tchernobyl, Fukushima et le World Trade Center, on dispose de données qui permettent complètement d'associer des conséquences sanitaires gravissimes à ces catastrophes.

Lubrizol a généré une pollution professionnelle et environnementale très grave. J'insiste sur le fait que les travailleurs sont les premiers concernés : non pas seulement ceux du site, mais aussi tous ceux qui ont travaillé, huit heures par jour, au moment où le nuage est passé. Un problème évident de décontamination se pose. Il faudra demander à des techniciens comment le résoudre : un organisme comme l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS) a certainement des propositions à faire de ce point de vue. Le suivi sanitaire sera également essentiel.

L'épidémie de cancers en France représente 400 000 nouveaux cas par an, dont moins de 0,5 % sont reconnus comme maladies professionnelles, ce qui est un scandale permanent. Le travail tue par le cancer. Au niveau européen, on estime à 130 000 par an le nombre de décès dus à des cancers professionnels, maladies dont le coût est évalué entre 270 et 610 milliards d'euros. Pour punir ces « crimes industriels », il est nécessaire de renforcer les sanctions pour infraction et mise en danger de la vie d'autrui. La seule mesure de prévention efficace sera l'interdiction de la sous-traitance sur les sites Seveso et les sites nucléaires.

M. Hervé Maurey, président. - Lorsque nous avons rencontré les représentants du personnel de l'entreprise, y compris des syndicalistes, ils nous ont indiqué que celle-ci était quasi exemplaire et qu'eux-mêmes étaient extrêmement respectueux des règles de sécurité. Comment expliquez-vous cette différence avec vos conclusions ?

Mme Annie Thébaud-Mony. - Plusieurs alertes ont été lancées par des inspecteurs du travail et des syndicalistes CGT auprès du comité régional d'orientation des conditions de travail (Croct) un peu avant 2013, puis entre 2013 et 2018. Vous auriez tout avantage à auditionner Gérald Lecorre, inspecteur du travail et responsable santé et travail au sein de l'union départementale CGT de Seine-Maritime, avec lequel j'ai fait un rapport sur la sous-traitance et la connaissance des risques cancérogènes sur les sites chimiques de Normandie. Nous avions à l'époque, en 2010 ou 2012, collaboré avec l'inspection du travail, et il était apparu que des signalements transmis au Croct n'avaient pas été pris en compte.

Mme Christine Bonfanti-Dossat, rapporteure. - Merci pour cet exposé liminaire très intéressant et inquiétant. Le préfet a tenu à rassurer la population en écartant le risque lié à l'amiante et en indiquant que les produits présents sur le site n'étaient pas particulièrement dangereux. On sait toutefois que, parmi les dix produits présents en plus grande quantité, figurent des substances pouvant nuire gravement à la fertilité.

Vous soulignez la présence de benzène ou d'hydrocarbures, potentiellement cancérigènes, en indiquant que la dangerosité était liée à l'« effet cocktail » lors de la combustion de tous ces produits. Sur quels éléments vous basez-vous pour prévoir des conséquences négatives sur la santé des populations ? Considérez-vous que les entreprises classées Seveso prennent suffisamment en compte les problématiques sanitaires dans leur plan de prévention ? Depuis dix ans, certaines réformes législatives ont en effet allégé les conditions de sécurité sur ce type de sites.

Mme Annie Thébaud-Mony. - Je suis malheureusement convaincue que des personnes vont subir dans les prochaines années et décennies les conséquences de cette catastrophe. Je préfère parler d'« effet de synergie » plutôt que d'« effet cocktail ». Chaque molécule introduite dans un organisme humain peut avoir ses conséquences propres, mais lorsqu'il y en a plusieurs, elles peuvent interagir et entraîner des effets complémentaires. Comme je l'indique dans mon ouvrage La science asservie, tous les travaux menés sur les cancers montrent qu'il n'y a pas de neutralisation d'un cancérogène par un autre ; il se produit plutôt une potentialisation des effets.

Par ailleurs, la dégradation des molécules liée à leur combustion a également des conséquences néfastes. Ainsi, les hydrocarbures aromatiques polycycliques - il y en a des centaines, dont le plus connu est le benzopyrène, cancérogène avéré depuis longtemps - sont issus de la combustion des hydrocarbures. Il faut aussi citer les suies, également cancérogènes, dont on connaît les conséquences sur la santé, notamment chez les ramoneurs, depuis la fin du XVIIIe siècle.

Dans le cas de Lubrizol, certains produits présents sont effectivement nuisibles à la fertilité. Le problème est que la liste publiée sur le site de la préfecture est très difficile à saisir. Des collègues ont essayé d'identifier les numéros du chemical abstract registry, qui est le registre des substances chimiques, et du registre de l'Agence européenne des produits chimiques (Echa) : ils ont identifié près d'un millier de molécules différentes, parmi lesquelles on trouve des cancérogènes, des mutagènes, des reprotoxiques, des neurotoxiques comme le plomb, des cancérogènes, des substances nuisibles pour le système cardiovasculaire et le rein. Il conviendrait que les institutions fassent un travail beaucoup plus approfondi de recensement, afin de mettre en place le suivi approprié.

L'étude que nous avions menée en Normandie montrait une certaine légèreté en termes de plans de prévention. Une entreprise se contentait ainsi de réunir ses sous-traitants, au nombre d'environ 500, une fois par an dans une salle et de leur distribuer un CD soi-disant « de sécurité », puis faisait signer chaque entreprise afin qu'elle atteste avoir été informée. Il y a un écart entre ce qui est prescrit et la réalité du travail. Le problème est que l'on se fie beaucoup trop aux dossiers et pas assez à l'expérience des travailleurs sur le terrain.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteure. - Vos propos, très forts, entrent en choc frontal avec ceux du PDG du Bristol, qui a expliqué que cet incendie pouvait se comparer avec celui d'une maison ! Comment analysez-vous la défiance des citoyens à l'encontre de la parole publique et de ce qu'ont pu dire les responsables de Lubrizol ?

Mme Annie Thébaud-Mony. - Jean Rostand disait : « L'obligation de subir nous donne le droit de savoir. » Lors des catastrophes qui se produisent en France, l'obsession des pouvoirs publics, qui est de rassurer, les empêche de dire les choses telles qu'elles sont. Connaissant un certain nombre des produits qui se trouvaient dans cette usine, je savais que la suite serait terrible, et c'est pourquoi je me suis exprimée en ce sens sur France Culture au lendemain de la catastrophe. La perte de confiance est liée à ce message faussement rassurant. Ce qui apaise, c'est de connaître la réalité des faits et la façon de les combattre.

M. Hervé Maurey, président. - Comment donner à nos concitoyens la certitude qu'on ne leur raconte pas d'histoires mais qu'ils sont totalement, complètement et honnêtement informés ? Ne faudrait-il pas établir un protocole des informations qui sont attendues de la part des responsables politiques ?

Mme Annie Thébaud-Mony. - La première mesure qui aurait dû être prise après la catastrophe de Lubrizol, mais aussi dans d'autres cas similaires, c'est de communiquer sur la réalité des faits : « Une usine chimique brûle, restez chez vous, fermez vos commerces, ne sortez pas. Nous allons faire des analyses de ce que transportait ce nuage. » La demi-mesure qui a été appliquée à l'agriculture aurait dû l'être beaucoup plus tôt, et à toute la ville de Rouen, à tous ceux qui se sont trouvés sous le panache de fumée !

Lors de la catastrophe de Tchernobyl, la France a traité la situation différemment de l'Allemagne, la Suisse et l'Italie, pays dans lesquels on a immédiatement conseillé aux habitants de prendre des précautions et qui n'ont pas caché, par exemple, que les végétaux étaient contaminés en présence de radioactivité. Pendant ce temps, chez nous, on disait que le nuage s'était arrêté à la frontière et aucune mesure de précaution n'était prise !

M. Pascal Martin. - En tant que Rouennais, présent le jour de l'incendie, je suis interpelé par la différence entre le discours du PDG de Lubrizol, qui minimise la situation, et votre témoignage ! Vous parlez de « crime industriel », vous évoquez les catastrophes de Fukushima, du World Trade Center, de Tchernobyl et d'AZF, qui ont entraîné des morts par centaines, voire par milliers... Or on peut dire qu'à Rouen, dans un perspective de court terme tout au moins, il n'y a eu ni morts ni blessés, même s'il s'agit bien d'un incendie majeur.

Disposez-vous d'informations indiquant que l'incendie de Lubrizol aurait eu pour origine des dysfonctionnements liés au recours à la sous-traitance ? J'ai posé cette question aux salariés de Lubrizol, qui ont répondu qu'il n'y avait pas de lien direct avec la sous-traitance, et qu'ayant été formés à la culture du risque, ils ne s'expliquaient pas la violence de cet incendie.

Mme Annie Thébaud-Mony. - Je vous renvoie à l'article du Monde : parmi les salariés de la sous-traitance soumis à des tests de connaissances, 98 % ne connaissent pas les principes généraux de prévention, 92 % ne savent pas ce qu'est le document unique d'évaluation des risques professionnels, 99 % ignorent la liste des travaux dangereux et sont incapables de dire ce que contient une fiche de données de sécurité, 75 % ne savent pas ce qu'est une zone ATEX, c'est-à-dire une zone à risque d'explosion. Et 92 % des personnels travaillant avec un permis de feu n'ont pas été formés au maniement d'un extincteur.

M. Hervé Maurey, président. - Le site de France Chimie fait pourtant mention de dispositifs d'habilitation des entreprises sous-traitantes. Serait-ce une publicité mensongère ?

M. Pascal Martin. - Ma question portait spécifiquement sur la sous-traitance au sein de l'entreprise Lubrizol.

Mme Annie Thébaud-Mony. - Une partie des stocks de produits chimiques de Lubrizol se trouvait sur le site de l'un de ses sous-traitants, Normandie Logistique, qui n'avait probablement pas formé ses salariés à ce type de stockage et ne les avait sans doute pas non plus alertés sur la conduite à suivre en cas d'incendie. Par ailleurs, les pompiers qui sont intervenus n'ont pas trouvé les équipements de sécurité nécessaires sur le site de Lubrizol.

M. Hervé Maurey, président. - À ma connaissance, ce que vous dites sur les sous-traitants de Lubrizol n'est pas avéré.

Mme Annie Thébaud-Mony. - Il faudrait mener une analyse plus fine, comme cela a été fait pour AZF. Les documents d'assurance qualité et de certification, qui regroupent un ensemble de prescriptions, sont en fait des chèques en blanc. Les salariés de la sous-traitance intervenant pour la maintenance des centrales nucléaires m'ont expliqué que ces prescriptions étaient souvent inapplicables...

Le système d'habilitation mentionné sur le site France Chimie n'est pas franchement mensonger, mais il traduit toute la différence entre ce qui est prescrit et la réalité des situations, qui nous rattrape toujours.

Mme Céline Brulin. - Vous avez indiqué que le code de l'environnement avait fait disparaître certaines dispositions du code du travail. Pourriez-vous nous donner des exemples ?

À la suite de l'incendie de Lubrizol, faudrait-il tenir un registre de suivi de la progression des cancers ? Pourrait-on s'inspirer de la procédure suivie après l'attentat contre le World Trade Center ?

Que pensez-vous des protocoles mis en place par Santé publique France ?

Pouvez-vous nous en dire plus sur les alertes transmises au Croct par des inspecteurs du travail et des syndicalistes ?

Mme Annie Thébaud-Mony. - La loi Bachelot et la réglementation Seveso, qui font référence à des « conditions économiquement acceptables », entretiennent une ambivalence : cela sous-entend que les contraintes sont trop lourdes. Cette logique s'est traduite concrètement dans le cas de Lubrizol puisque le préfet a pu donner une autorisation administrative d'augmenter la capacité de production et de stockage de produits chimiques dangereux sur le site. Les lubrifiants sont en effet des produits extrêmement toxiques, et les additifs aux lubrifiants encore davantage. La simplification administrative prévue par le code de l'environnement a donc rendu encore plus prégnante l'exigence économique.

Le code du travail prévoit une évaluation complète des risques. Or il n'y a pas de transparence puisque la liste des produits n'est pas accessible au grand public et que le secret industriel s'applique. De mon point de vue, lorsque les substances sont aussi dangereuses, la transparence devrait être totale.

Le leitmotiv, depuis la directive « cancérogènes » de 1991, est qu'il faut à tout prix éliminer les CMR de l'espace de travail. D'un côté, le code du travail préconise une telle élimination ainsi que des précautions extrêmes ; de l'autre, le code de l'environnement prévoit non pas une évaluation environnementale mais une simple autorisation administrative. C'est contradictoire !

Sur le registre de suivi des cancers, il ne s'agit pas de comparer les catastrophes terme à terme, mais d'évaluer la gestion sanitaire qui a ensuite été mise en place. Après l'attentat contre le World Trade Center, les équipes se sont préoccupées des catastrophes à venir, à Tchernobyl aussi ; ce travail est engagé à Fukushima, mais il y beaucoup de « bâtons dans les roues »... Il faut mettre en place un suivi concernant, d'abord, les pompiers, tous ceux qui se sont retrouvés sous le panache, les riverains, les enfants et les femmes enceintes. Cela rend nécessaire une évaluation des risques digne de ce nom, avec l'établissement d'une cartographie de l'ensemble du nuage.

Nous sommes un certain nombre de professionnels de la santé publique et de la santé au travail à souhaiter prendre connaissance du protocole élaboré par Santé publique France, ce qui n'a pas été possible jusqu'à présent.

M. Hervé Maurey, président. - Vous avez dit très clairement que l'essentiel des conséquences étaient à venir. Comment, dans ces conditions, évaluer le préjudice subi et l'indemniser ?

Mme Annie Thébaud-Mony. - Pour faire le lien avec ce qui précède, il faut établir un suivi à partir de l'exposition. S'il s'agit d'un suivi respiratoire, il ne faut pas se limiter à prescrire des scanners, mais aussi d'examiner la fonction respiratoire au fil du temps, comme cela a été fait au Mount Sinai Hospital de New York pour les sinistrés du World Trade Center.

S'agissant de l'indemnisation, le préjudice d'anxiété doit être pris en compte : la Cour de cassation a jugé que tout travailleur ayant été exposé à une substance chimique et en apportant la preuve peut légitimement le faire valoir.

Pour les autres préjudices, il s'agit de déterminer les atteintes à la santé en fonction du type de polluants et de prendre en compte une éventuelle incapacité temporaire ou permanente. Rappelons qu'à partir du moment où la formule sanguine a été altérée, le risque de cancer est augmenté.

M. Hervé Maurey, président. - Merci, madame, pour cette intervention très intéressante. Pourrez-vous nous renvoyer vos réponses écrites au questionnaire que nous vous avons adressé ? Nous aimerions également connaître toutes les propositions que vous souhaitez faire, qu'il s'agisse de l'harmonisation des codes, des règles en matière de sous-traitance ou du suivi épidémiologique.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mme Geneviève Chêne, directrice générale, M. Martial Mettendorff, directeur général adjoint de Santé publique France, et M. Sébastien Denys, directeur santé-environnement-travail

M. Hervé Maurey, président. - Nous accueillons Mme Geneviève Chêne, directrice générale de Santé publique France, M. Martial Mettendorff, directeur général adjoint et M. Sébastien Denys, directeur santé-environnement-travail.

Mme Annie Thébaud-Mony était devant notre commission il y a quelques instants. Comme vous pouvez l'imaginer, elle a eu des mots assez forts pour évoquer ce qui s'est passé à Rouen et a préconisé des mesures de suivi assez ambitieuses, notamment un suivi comparable à celui mis en place à New York après l'effondrement du World Trade Center.

Le Gouvernement, pour faire face à un certain nombre d'attentes, a annoncé la mise en place d'une enquête de santé auprès de la population. C'est vous qui êtes chargés de définir la manière dont cette enquête va se dérouler, ses contours et son protocole. Nous aimerions que vous puissiez nous en parler et que vous nous informiez des actions que vous avez entreprises à Rouen depuis le 26 septembre.

Tout comme nos concitoyens, nous ne demandons à être rassurés, mais à être informés. On aura sûrement l'occasion de reparler de la distinction entre les deux termes au cours de cette audition.

Je vous rappelle qu'apporter un témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est passible d'une peine d'emprisonnement de cinq ans et d'une amende de 75 000 euros. Je vous demande, comme il se doit, de prêter serment.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Geneviève Chêne, M. Martial Mettendorff et M. Sébastien Denys prêtent serment.

Je vous remercie. Je vous laisse à présent la parole.

Mme Geneviève Chêne, directrice générale de Santé publique France. - Monsieur le Président, Mesdames les Rapporteurs, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, je présenterai globalement Santé publique France puis, compte tenu de ma prise de fonction extrêmement récente, je laisserai la parole à MM. Mettendorff et Denys.

Santé publique France est l'agence sanitaire qui répond aux besoins en matière de connaissances de l'état de santé, de la protection et de la préservation de la santé de la population. Son champ d'expertise porte sur les investigations épidémiologiques ainsi que sur les actions de prévention et de promotion de la santé.

Santé publique France exerce une fonction d'expertise et de conseil en matière de prévention, d'éducation pour la santé et de promotion de la santé. On peut résumer les choses en disant que Santé publique France prépare et contribue à la gestion des situations sanitaires exceptionnelles, quelle qu'en soit l'origine, et met en oeuvre les plans de réponse nécessaires à la protection de la santé et du bien-être des populations humaines.

Santé publique France est ainsi tout à fait complémentaire de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES), qui a une approche par milieu et par produit, et qui évalue en particulier les dangers des expositions et des risques liés aux agents biologiques, chimiques, physiques, etc.

Par ailleurs Santé publique France met en oeuvre différents types d'actions spécifiquement en lien avec l'audition d'aujourd'hui : la surveillance d'indicateurs de santé, en rapport avec les perturbateurs endocriniens ou d'autres produits, l'acquisition de données d'imprégnation de la population, l'analyse de signaux et l'aide à la définition d'actions d'évaluation.

M. Martial Mettendorff, directeur général adjoint de Santé publique France. - Mesdames et messieurs, nous disposons, depuis 2004, d'un système de surveillance des événements qui se déroulent dans les services d'urgence et lors des prises en charge par SOS médecins. Ce système remonte toutes les nuits toutes les informations nécessaires à la surveillance syndromique, qui permet de connaître le motif de recours aux urgences. Il a été activé dès le 26 à midi sur la région de Rouen et des Hauts-de-France, de façon à recenser tout ce qui pouvait être mis en relation avec l'événement qui venait de se produire, notamment les symptômes irritatifs et les manifestations de troubles anxieux.

Nous avons commencé à « monitorer » ces événements de manière à évaluer l'ampleur de la situation, à apprécier si le système de santé est en mesure d'y faire face et à renseigner la nature des recours aux urgences. À partir du 4 octobre, nous avons rendu public un premier rapport à ce sujet.

J'ai composé un dossier comportant l'ensemble des points épidémiologiques...

M. Hervé Maurey, président. - Vous nous le laisserez, si vous le voulez bien.

M. Martial Mettendorff. - Il se trouve sur Internet et permet de comprendre la situation et son impact sur la population au plan aigu.

L'agence est par ailleurs organisée de manière à réaliser chaque jour un point de surveillance de la situation et des informations, afin de comprendre le plus vite possible les problématiques autour des substances, du panache, des mesures de confinement.

Nous participons également à la conférence téléphonique qu'organise le ministère de la santé pour collecter ces données.

Il est important, dans le cadre de la surveillance, de pouvoir disposer d'informations sur les effets de la combustion, du panache et des dépôts.

Sébastien Denys s'est coordonné avec l'ANSES et l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (INERIS) pour essayer de cartographier tous les prélèvements, que ce soit pour des motifs alimentaires ou environnementaux.

Nous avons assez vite proposé une surveillance de la population concernant les effets à distance. On a ainsi, en amont de la saisine de la Direction générale de la santé (DGS), institué une démarche de surveillance grâce à un dispositif comportant plusieurs volets, dont le premier est une enquête de santé dite déclarative qui permet d'apprécier l'ensemble des expositions, des nuisances et des stimuli liés à cet événement et subis par la population. On est là dans le post-traumatique, qui permet de comprendre entre autres les troubles anxieux, les troubles du sommeil.

Nous avons également commencé à élaborer un protocole d'enquête en y associant la population.

Par ailleurs, à partir du Système national des données de santé (SNDS), qui regroupe tout ce qui touche à l'activité de soins, notamment le Programme de médicalisation des systèmes d'information (PMSI), nous sommes dès à présent capables de bâtir des indicateurs de santé et de monitorer durablement les effets généraux en matière cardiovasculaire ou en matière de santé mentale.

De même, on pourra observer des éléments de la consommation de soins et savoir si certaines sont imputables à l'événement.

Enfin, nous avons proposé, avec les services de médecine du travail, que les groupes d'alerte en santé-travail (GAST), qui existent dans chaque région et qui travaillent avec l'ARS, oeuvrent de manière à coordonner les intervenants pour conduire une évaluation des conséquences sanitaires, psychologiques et socioprofessionnelles pour les professionnels concernés.

Un volet d'études d'imprégnation envisage enfin une biosurveillance à distance pour mesurer les substances toxiques dès que l'on aura une meilleure connaissance des contaminations environnementales.

M. Hervé Maurey, président. - Il serait utile que vous nous transmettiez par écrit la description précise du protocole que vous mettez en place et qui devrait être suivi par l'ARS.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteure. - Mme Annie Thébaud-Mony s'est en effet interrogée à ce sujet. C'est pourquoi nous aimerions en avoir communication.

En second lieu, qui peut saisir Santé publique France ? Les ARS sont-elles seules en mesure de le faire ? Les sinistrés ou les associations le peuvent-ils également ?

M. Hervé Maurey, président. - Vous avez parlé de vos relations avec l'ARS de Normandie. Est-ce à dire que les Hauts-de-France sont totalement exclus de votre champ d'investigation ?

M. Martial Mettendorff. - Le protocole n'est pas établi à ce jour. On est en train de le faire. Nous souhaitons pouvoir réaliser celui concernant la santé déclarative avec les parties prenantes et, le cas échéant, des représentants de la population, de manière à intégrer les questions qui leur paraissent légitimes. Ceci permettra de ne pas avoir seulement une démarche scientifique, mais aussi d'établir le dialogue.

Des travaux de ce type existent dans la littérature scientifique. Nous-mêmes en avons conduit lors de la catastrophe d'AZF, mais nous souhaitons entreprendre une démarche participative dans l'élaboration de ce protocole.

Nous avons également besoin d'une démarche classique et d'un avis du Comité de protection des personnes (CPP) et de la CNIL.

En l'état actuel du droit, seuls les ARS et la DGS - ainsi que les autres ministères et les membres du conseil d'administration, par le biais de cette dernière - peuvent saisir Santé publique France. Aucune saisine directe n'est possible.

Mme Christine Bonfanti-Dossat, rapporteur. - Lorsque nous nous sommes allés à Rouen, nous avons pu rencontrer Mme Christine Gardel, directrice de l'ARS, qui nous a fait part de nouvelles attentes de la population. Aujourd'hui, la question n'est plus tant celle des risques létaux immédiats que celle des risques sanitaires à long terme. Combien de temps allez-vous assurer cette surveillance pour répondre à l'attente de la population ?

Par ailleurs, quels contacts avez-vous avec les acteurs de terrain pour mener à bien votre mission de surveillance sur les conséquences sanitaires de cet incendie ?

M. Martial Mettendorff. - Notre agence a la chance de disposer de cellules régionales constituées d'épidémiologistes de Santé publique France placés auprès des ARS. Ils partagent leurs activités et leurs locaux au quotidien. La proximité est donc très grande. Le monitoring de l'activité des urgences et des syndromes post-événement est immédiatement mis à la disposition de l'ARS, qui informe, avec nous, les professionnels de santé pour renforcer le cas échéant le signalement d'événements qui pourraient échapper au dispositif de surveillance que nous avons mis en place. Nous recueillons alors un certain nombre de signaux, que nous étudions.

Sur le plan national, nous apportons un appui aux cellules régionales de manière à faire face à un événement de cette nature. Tout notre travail s'effectue en relation avec l'ARS, en appui de la DGS ou à sa demande.

M. Hervé Maurey, président. - Comment traitez-vous l'ARS des Hauts-de-France ? Vous avez uniquement évoqué celle de Normandie...

M. Martial Mettendorff. - Nous la traitons de la même manière et travaillons régulièrement avec elle. Le panache ne concerne pas que la région Normandie. Au début, nos deux cellules ont travaillé chacune de leur côté, puis nous avons réalisé un seul bulletin public de manière à formaliser le suivi de l'événement.

Mme Céline Brulin. - En tant qu'élue de Seine-Maritime, je me fais ici l'écho des questions de la population qui, je pense, méritent d'être posées. Les gens ne comprennent pas pourquoi il n'y a pas eu d'examens plus tôt. Certaines substances auraient en effet pu être respirées ou ingérées. Je comprends que vous établissiez les analyses de manière collaborative, mais cela prend du temps et donne le sentiment que celles-ci vont être reportées à plus tard.

Par ailleurs, toute une partie de votre enquête va dépendre de ce qui sera découvert en termes de pollution des sols. Or la population doute qu'on lui dise la vérité. Le fait de conditionner vos propres analyses à d'autres analyses entachées de questionnements ou de doute n'est-il pas de nature à en rajouter ? Que pourriez-vous mettre en oeuvre, de manière inédite et hors protocole, afin de signifier aux habitants que vous voulez comprendre tout ce qui est en train de se passer ?

M. Martial Mettendorff. - La manière de conduire le protocole post-traumatique est effectivement très importante. Nous en avons l'habitude. Il existe une littérature scientifique fondée sur la capacité à mesurer les choses et à les comparer. On a cependant conscience que la population se demande si nous prenons bien en compte ce qui s'est passé. C'est pourquoi nous souhaitons un protocole participatif, de manière à intégrer toutes les questions.

Quant aux prélèvements - ce que nous appelons la biosurveillance - nous avons besoin de formuler des hypothèses à la fois pour des questions de bonne gestion de l'enquête - cibler des substances - et parce que ces hypothèses sont nécessaires pour se référer à la littérature et à des niveaux d'exposition habituels ou connus.

Pour nous, il est important de disposer de ces éléments d'information.

M. Sébastien Denys, directeur santé-environnement-travail. - Il s'agit d'un sujet effectivement très important. Lubrizol n'est pas le seul dossier sur lequel se pose la question des attentes et des difficultés de compréhension de nos protocoles.

Tout ce qui nous importe, c'est la question de l'impact lié à l'incendie. Les substances qui ont été émises lors de l'incendie, et dont le suivi a d'ailleurs été recommandé par l'INERIS et l'ANSES, sont des substances qu'on peut trouver de manière ubiquitaire dans l'environnement, c'est-à-dire indépendamment de cet incendie.

Par exemple, les dioxines/furanes sont des substances émises lors de processus de combustion et sont potentiellement présentes dans la zone industrielle de Rouen, du fait d'autres processus industriels non accidentels.

De même, certains métaux, dont le suivi a également été recommandé, peuvent être présents de manière anthropique dans l'environnement, en plus de cet incendie et également de manière naturelle. Il existe donc de multiples circonstances expliquant la présence de ces polluants dans l'environnement.

La question qui nous est posée concerne l'impact de l'incendie. C'est pourquoi nous cherchons à connaître les substances potentiellement émises à cette occasion. Comme l'a dit Martial Mettendorff, nous nous sommes très rapidement rapprochés de l'INERIS et de l'ANSES pour connaître leurs préconisations en matière de suivi.

L'INERIS ayant réalisé une modélisation du panache, comment va-t-on cibler les substances et les populations ? Il est probable qu'une portion restreinte de la zone géographique modélisée sera concernée par un impact objectivable sur le plan environnemental. Il est pour nous important d'en prendre la mesure.

Nous voulons en effet déterminer l'impact de l'incendie et travaillons sur des substances qui comportent des effets à long terme et induisent des pathologies chroniques, telles les dioxines et furanes dont la cancérogénicité est avérée.

Cependant, il est difficile de prédire, à trente ans, l'incidence de cancers sur des populations exposées au panache. Ces mesures de biosurveillance, qui constituent une expertise que nous avons développée depuis environ quinze ans, sont des outils très puissants pour déterminer l'exposition des populations à un instant T, face à des substances qui ont des demi-vies dites longues, donc rémanentes dans l'environnement.

Cela signifie que, si ces mesures sont opérées dans six mois ou un an, les substances seront toujours présentes dans l'environnement et dans les matrices biologiques des individus. Cette connaissance de l'exposition permet d'objectiver les niveaux d'exposition des populations, d'identifier des populations potentiellement vulnérables. Si on retrouve majoritairement ces substances chez des enfants ou des femmes enceintes, cela permettra de cibler des populations, pour ensuite prendre des mesures de gestion de ces expositions, en vue d'éviter ou de limiter l'apparition à long terme de pathologies dont on serait scientifiquement incapable d'estimer l'impact dans 30 ans à 40 ans.

M. Daniel Gremillet. - Jusqu'où allez-vous dans l'observation du panache, visible ou invisible ? Je pense à Tchernobyl : les fumées ne s'arrêtent pas aussi facilement. Ce n'est pas parce qu'on ne voit plus rien qu'il ne se passe pas quelque chose plus loin.

En second lieu, avez-vous pu établir des comparaisons avec des situations naturelles préalables ou du fait de la présence d'entreprises ?

M. Martial Mettendorff. - L'étude post-traumatique ne porte pas que sur le panache. Les personnes qui ont vu l'événement à distance ne sont pas forcément sous le panache, mais peuvent éprouver une certaine anxiété.

M. Sébastien Denys. - Le visible et l'invisible figurent dans nos préoccupations. C'est pourquoi il faut s'appuyer sur les recommandations de l'INERIS et de l'ANSES. L'INERIS a très rapidement réalisé une modélisation du panache et l'a confrontée, soit dans des jauges soit sur des lingettes, avec l'analyse des polluants potentiellement émis. Ces prélèvements sont cependant très peu nombreux, de l'ordre de six canisters, ces dispositifs qui permettent de caractériser la contamination de l'air. Par rapport à la zone de panache modélisée par l'INERIS, c'est insuffisant.

L'INERIS et l'ANSES ont, suite à ces premiers travaux, recommandé un plan d'investigation large dans l'environnement portant sur des sols et des denrées alimentaires. L'INERIS et l'ANSES ont des missions propres. Ces prélèvements sont donc réalisés dans un objectif sectoriel : l'ANSES effectue ces prélèvements dans le but de contrôler, par exemple, la qualité des productions agricoles.

Je tiens à signaler qu'il n'a pas été possible de croiser les données au moment de l'incendie. Ce travail reste à conduire, même si une première cartographie a été établie. En tout état de cause, croiser ces différents éléments permettra de répondre à la question du caractère visible du panache : jusqu'où s'étend la contamination par rapport à la modélisation qui a été produite le jour J ?

L'INERIS, quant à elle, recommande des analyses de sol. Elles sont réalisées par des laboratoires accrédités par le Comité français d'accréditation (COFRAC). Une certification LNE (laboratoire national d'essais) a été mise en place il y a quelques années concernant la capacité des bureaux d'études à suivre toute la chaîne de travaux en matière de sites et de sols pollués.

S'agissant des référentiels, pour ce qui est de la biosurveillance, Santé publique France pilote, depuis le Grenelle de l'environnement, le programme national de biosurveillance, plan de longue durée qui permet d'acquérir des connaissances sur des substances chimiques présentes dans les populations. Il y a deux ans, nous avons publié un volet concernant les femmes enceintes. Il s'agissait d'un échantillon représentatif de femmes ayant accouché en 2011. Des prélèvements biologiques urinaires ont été effectués. On a mesuré une centaine de substances. Certaines ont été potentiellement émises lors de l'incendie. Elles permettent d'établir, pour la première fois à l'échelon français, un niveau de référence pour cette population.

Nous avons de même, en septembre, publié des éléments portant sur la population d'adultes et d'enfants, à partir d'un échantillon représentatif de la population française de plus de six ans, concernant les substances du quotidien - bisphénols, phtalates, retardateurs de flammes.

L'an prochain, nous publierons des analyses complémentaires sur les dioxines et furanes émis lors de la combustion. On dispose donc, grâce au plan national Santé environnement et à la stratégie nationale concernant les perturbateurs endocriniens, d'études et de résultats qui nous permettent d'établir des valeurs de référence d'exposition de la population générale. Ceci permet de déterminer les expositions des populations qui ne sont pas exposées à des événements de ce type, ce qui nous permet ensuite de disposer des éléments de comparaison.

M. Hervé Maurey, président. - Pouvez-vous nous préciser le calendrier de mise en oeuvre de cette enquête ? On a cru comprendre qu'elle ne débuterait qu'au mois de mars prochain, ce qui nous paraît assez tardif. Ce n'est guère de nature à donner à la population le sentiment que les questions sont prises à bras-le-corps. Pourquoi ?

M. Martial Mettendorff. - Nous avons conscience du fait que ce n'est pas forcément compris par la population, mais les délais d'élaboration du protocole et sa mise en oeuvre sont assez incompressibles s'agissant d'enquêtes lourdes et complexes.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteure. - J'imagine que vous avez d'autres chantiers ailleurs. Avez-vous les moyens de tous les mener à bien ?

M. Martial Mettendorff. - On priorise très franchement ce chantier. Ainsi que vous le dites, nous sommes appelés sur d'autres fronts. Dans un moment comme celui-là, nous faisons appel aux autres cellules régionales pour soutenir celles de Rouen et des Hauts-de-France.

Par ailleurs, nous avons formé des équipes internes afin de faire face à toutes nos missions. Grâce à un appel d'offres, nous disposerons, au moment du déploiement, d'enquêteurs extérieurs. Il est cependant clair que l'Agence connaît aujourd'hui un certain nombre de contraintes majeures. La réduction du nombre d'emplois, année après année, accroît la difficulté pour faire face à l'ensemble de nos missions. Un événement comme cet incendie oblige à une énorme mobilisation de la ressource interne. Ce sujet est prioritaire, et nous nous organisons en conséquence.

Mme Nicole Bonnefoy, rapporteure. - Au détriment d'autres missions ?

M. Martial Mettendorff. - À coup sûr !

M. Hervé Maurey, président. - Madame, messieurs, merci de ces éléments.

Nous attendons de votre part une réponse écrite au questionnaire que nous vous avons adressé. Ne vous limitez pas dans les informations écrites complémentaires que vous pourriez juger utile de nous apporter pour éclairer les travaux de notre commission d'enquête.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à midi.