Mercredi 10 avril 2019

- Présidence de M. Vincent Éblé, président -

La réunion est ouverte à 09 h 30.

Contrôle budgétaire - Conséquences financières et fiscales de la création de la métropole de Lyon - Communication

M. Vincent Éblé, président. - Nous entendons ce matin une communication des rapporteurs spéciaux de la mission « Relations avec les collectivités territoriales », Charles Guené et Claude Raynal, sur les conséquences financières et fiscales de la création de la métropole de Lyon. Alors que de tels projets de rapprochement de métropoles avec leurs départements étaient envisagés, il paraissait intéressant d'affiner notre diagnostic sur ce sujet.

M. Charles Guené, rapporteur spécial de la mission « Relations avec les collectivités territoriales ». - Créée en 2015, la métropole de Lyon est une collectivité territoriale « à statut particulier » : elle est issue de la fusion du département du Rhône et de la communauté urbaine de Lyon. Par conséquent, sur son territoire, la métropole de Lyon exerce non seulement les compétences habituellement dévolues à l'intercommunalité, mais aussi celles traditionnellement exercées par le département.

Ce projet a été justifié par la volonté, partagée par les deux exécutifs locaux, de rendre « l'action publique plus efficace, plus rapide et plus cohérente dans la vie quotidienne » des habitants, en supprimant un niveau de collectivité sur le territoire de la métropole de Lyon.

La création de la métropole de Lyon, collectivité sui generis, n'a tout d'abord été possible qu'en raison des caractéristiques sociodémographiques des deux collectivités. En effet, si la superficie du département du Nouveau Rhône a été réduite de 16 %, sa population demeure relativement importante. Avec plus de 450 000 habitants en 2016, il se classait ainsi à la 54e place des départements les plus peuplés, soit en milieu de classement, derrière les Pyrénées-Orientales et devant la Vienne. La métropole de Lyon comptait quant à elle près de 1,4 million d'habitants en 2016, ce qui la plaçait à la 10e place des départements les plus peuplés.

Ces deux territoires jouissent en outre d'une démographie dynamique. Entre 2006 et 2016, la population de ce qui est devenu le département du Nouveau Rhône a ainsi crû de près de 11 % et celle de la métropole de Lyon de près de 10 %.

Enfin, les indicateurs sociaux de ces deux collectivités sont favorables, avec une population jeune et diplômée, des revenus médians supérieurs à la moyenne nationale et des niveaux de chômage inférieurs au taux national.

Au-delà de la question sociodémographique, la métropole de Lyon n'a pu voir le jour qu'en raison d'une volonté politique concordante des deux exécutifs locaux. Au cours du déplacement que nous avons effectué à Lyon, tous nos interlocuteurs ont mis en avant ce point, certains d'entre eux regrettant d'ailleurs le manque de consultation des autres élus locaux en amont. Pour reprendre les mots d'un magistrat de la chambre régionale des comptes d'Auvergne-Rhône-Alpes, les deux exécutifs locaux étaient animés par une « volonté de faire et de faire vite ». La création de la métropole n'aura ainsi pris qu'un peu plus de deux ans alors que les difficultés techniques et les sujets de désaccord étaient potentiellement nombreux.

Il est encore tôt pour tirer des enseignements globaux et robustes de cette expérience locale. Comme nous l'a dit le préfet de la région Auvergne-Rhône-Alpes, Pascal Mailhos, sa mise en oeuvre, encore « inachevée », sera « longue ». Des transferts de personnel sont encore en cours et les modalités d'organisation des services des deux collectivités sont encore vouées à évoluer.

Par ailleurs, l'appropriation par la métropole de ses nouvelles compétences, sociales notamment, est progressive. Les choix historiques effectués par le département du Rhône, en matière d'implantation des établissements pour les personnes âgées ou handicapées par exemple, influent sur les politiques menées par les deux collectivités : la question de la réserve foncière est, à ce titre, centrale. La ligne de partage des compétences entre les deux collectivités n'est par ailleurs pas encore bien comprise par les usagers et les partenaires.

En termes financiers, la création de la métropole de Lyon a eu, à court terme, des effets variables sur les deux collectivités : la masse salariale de la métropole a augmenté moins rapidement qu'envisagé en raison d'un nombre de transferts d'agents moins important que celui qui avait été prévu par la commission locale d'évaluation des charges et des ressources transférées. La métropole en a tiré un gain immédiat de plus de 70 millions d'euros par rapport à ses prévisions initiales. Dans le département du Nouveau Rhône en revanche, la masse salariale a augmenté plus rapidement que prévu compte tenu du changement de structure des effectifs induit par les transferts. En effet, la proportion des agents de la filière technique, dont les niveaux de rémunération étaient relativement plus élevés, a progressé et l'âge moyen des personnels a augmenté. Ces deux effets de structure ont tiré à la hausse le coût moyen d'un poste, de 43 700 euros en janvier 2014 à 46 000 euros au 1er janvier 2015. L'avenir permettra de dire si ces tendances ont vocation à être pérennes.

Malgré cela, les deux collectivités affichent une situation financière saine. Leurs dépenses ont été contenues. Le département du nouveau Rhône a élaboré un plan de réduction de ses dépenses de fonctionnement, en ajustant sa participation aux organismes satellites, en gelant des recrutements externes, en plafonnant le recours à l'emprunt, et en réorganisant ses services centraux et territorialisés. Il a également réalisé des arbitrages sur les politiques publiques qu'il souhaitait mener et a notamment réduit les subventions d'investissement versées aux communes au titre de la solidarité territoriale : alors qu'en 2014 le département du Rhône versait 31 millions d'euros aux communes situées hors du territoire de la communauté urbaine, le département du Nouveau Rhône n'a versé aux mêmes communes que 24 millions d'euros en moyenne par an depuis 2015.

La métropole quant à elle n'a pas aligné vers le haut les régimes indemnitaires des personnels.

Les recettes de fonctionnement des deux collectivités progressent grâce au dynamisme de la fiscalité.

Les recettes fiscales de la métropole ont augmenté de 7 % entre 2015 et 2017 : la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) a progressé de 1,6 % entre 2015 et 2016, la taxe foncière sur les propriétés bâties (TFPB) de 3,9 % entre 2015 et 2017, la taxe d'habitation de 1 % et les droits de mutation à titre onéreux (DMTO) de 24,3 % sur la même période. En dehors de l'année de sa création, où la métropole de Lyon a augmenté les taux de taxe d'habitation et de taxe foncière sur les propriétés bâties de respectivement 0,36 point et 0,55 point, ce dynamisme résulte de l'augmentation des bases.

Les recettes fiscales du Nouveau Rhône sont, elles aussi, dynamiques depuis 2015. Le produit de la contribution sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) a augmenté de 2,5 % entre 2015 et 2016, le produit de taxe foncière sur les propriétés bâties (TFPB) a progressé de 4,3 % entre 2015 et 2017, et le produit de droits de mutation à titre onéreux (DMTO) a progressé de 22,9 % sur la même période. Le territoire du département du Nouveau Rhône a donc la caractéristique d'être particulièrement dynamique fiscalement, notamment grâce à la présence de zones d'activité économique très importantes.

M. Claude Raynal, rapporteur spécial de la mission « Relations avec les collectivités territoriales ». - Il faut bien avoir conscience du fait que la création de la métropole de Lyon a permis de régler des questions importantes, en particulier celle de la prise en charge de la dette et des emprunts structurés souscrits par l'ancien département du Rhône. C'est pourquoi nous vous proposons d'intituler le rapport « une affaire d'hommes et de circonstances ».

Les relations financières entre les deux collectivités ont été fixées afin de répondre à trois impératifs. Il a d'abord été décidé de placer les deux nouvelles collectivités sur un pied d'égalité en matière de capacité d'investissement via une égalisation de leurs taux d'épargne nette théoriques. Ce principe, dérogatoire aux règles classiques de compensation de transferts de charges, a conduit la métropole de Lyon à verser une « dotation de compensation métropolitaine » et non une « attribution de compensation » de 75 millions d'euros, revue par la suite à 72 millions d'euros.

Le deuxième impératif consistait à traiter la question des engagements hors bilan, en particuliers ceux liés au musée des Confluences et au Rhônexpress. Ces derniers, estimés à près de 18 millions d'euros, ont été transférés à près de 93 % à la métropole de Lyon, permettant de réduire d'autant la charge future pesant sur le Nouveau Rhône.

Enfin, le troisième impératif consistait, comme je l'ai déjà indiqué, à régler la question de la dette et des emprunts structurés à risque de l'ancien département du Rhône.

S'agissant de la dette, a été retenue une clé de répartition correspondant à la « territorialisation des dépenses d'investissement réalisées par le département sur chacun des deux territoires au cours des exercices 2009 à 2013, nettes des recettes propres d'investissement perçues », soit 65 % pour la métropole et 35 % pour le Nouveau Rhône.

Des modalités spécifiques ont en revanche été prévues pour les emprunts structurés à risque souscrits par l'ancien département du Rhône, dont l'encours s'élevait à 226 millions d'euros en 2015 et qui avaient la caractéristiques d'être essentiellement indexés sur la parité euro-franc suisse, la plus chahutée.

Deux contrats ont ainsi été transférés, dans un premier temps, à la métropole et un contrat a été conservé par le conseil départemental. Des remboursements annuels entre les deux collectivités étaient néanmoins prévus afin de respecter la clé 65/35 définie par la commission locale d'évaluation des charges et des ressources transférées (CLECRT).

Les deux collectivités ont en outre sollicité l'aide du fonds de soutien aux emprunts à risque créé par la loi de finances pour 2014 et dont j'avais l'honneur de présider le Comité National d'Orientation et de Suivi (CNOS) à cette époque. D'après les informations communiquées par la direction générale des finances publiques (DGFIP), au total, 228 millions d'euros d'aides ont été notifiés à la métropole et au département, correspondant à plus de 53 % du montant des indemnités de remboursement anticipé (IRA) - elles étaient estimées à environ 400 millions d'euros. Ce taux est significativement supérieur à la moyenne nationale (29,24 % des IRA pour l'ensemble des collectivités bénéficiaires et 26,17 % des IRA pour les seuls départements).

Au total, comme l'ont rappelé plusieurs de nos interlocuteurs, la création de la métropole de Lyon a permis de lever l'épée de Damoclès qui pesait sur le département du Rhône. Cette opération lui a permis de recouvrer des marges de manoeuvre, avec une hausse de sa capacité d'autofinancement de plus de 160 % entre 2015 et 2018.

La viabilité du département du Nouveau Rhône tient notamment au périmètre géographique choisi : en créant la métropole de Lyon sur le seul territoire de la communauté urbaine, le nouveau Rhône a conservé l'est lyonnais, qui accueille l'aéroport Saint Exupéry. Le dynamisme et l'attractivité économiques de ce territoire bénéficient donc au département, qui en tire une part importante de ses recettes fiscales (18,5 % de ses recettes fiscales alors que la population de cette intercommunalité ne représente que 9 % de la population départementale).

Cette particularité géographique est un élément essentiel de l'accord trouvé en 2014. Il contribue à la viabilité de deux collectivités distinctes, et rend de ce fait l'expérience lyonnaise difficilement exportable, tant ses caractéristiques économiques et géographiques sont propres au territoire.

La viabilité financière des deux collectivités dépend notamment du dynamisme de leurs recettes. Or les DMTO, qui représentent selon les années entre 14 % et 17,5 % des recettes de fonctionnement du Nouveau Rhône, connaissent des fluctuations importantes.

Par ailleurs, le montant de la dotation de compensation métropolitaine versée par la métropole au nouveau Rhône est figé pour l'avenir et a donc vocation à diminuer en volume. Cette situation a pu être présentée par certains de nos interlocuteurs comme un point de vigilance pour ce dernier. Néanmoins, le taux de croissance annuelle moyen des DMTO de l'ancien département du Rhône a atteint 3,2 % entre 2007 et 2014, correspondant à une augmentation de la recette de 25 % sur la période. Enfin, la part des DMTO dans les recettes de fonctionnement du Nouveau Rhône ne semble pas singulière par rapport à la situation des autres départements.

Au total, si le risque d'une diminution d'une recette importante pour le département du Nouveau Rhône ne peut pas être écarté à court terme, sur plus longue période, la croissance des DMTO apparaît positive et soutenue. Elle permet, sous réserve du maintien de l'équilibre territorial décrit précédemment, de garantir sa viabilité financière.

En définitive, la métropole de Lyon a été créée dans un contexte local très particulier, sans doute difficilement reproductible. D'une part, la répartition géographique de la richesse (et en particulier des bases fiscales) a permis d'assurer un certain équilibre financier au département. D'autre part, les difficultés financières rencontrées par le département du Rhône en 2014 l'ont sans doute incité à s'engager dans un tel projet.

M. Bernard Delcros. - Je vous remercie d'avoir conduit ce travail car nous avons intérêt à évaluer les conséquences de nos choix pour les collectivités locales.

Il est intéressant de voir, dans le cas présent, que les recettes fiscales ont augmenté dans les mêmes proportions à l'intérieur et en dehors de la métropole et que les deux collectivités ont vu leur capacité d'autofinancement croître.

Comment explique-t-on la réduction de près de 20 % sur cinq ans des subventions d'investissement versées par le département aux communes non métropolitaines ? Qu'en est-il, par ailleurs, de l'absence de continuité territoriale pour la métropole lyonnaise ?

Mme Christine Lavarde. - J'ai écouté votre exposé avec d'autant plus d'intérêt que la métropole lyonnaise est censée servir de modèle pour les autres métropoles, et en particulier la Métropole du Grand Paris (MGP), même s'il existe des différences notables.

Je pense notamment à la place des communes : combien de communes sont membres de la métropole de Lyon ? De plus, il n'y a pas, au sein de la métropole lyonnaise, d'échelon intermédiaire entre les communes et la métropole, à l'image de nos établissements publics territoriaux (EPT). Mais existe-t-il des flux financiers spécifiques entre les communes et la métropole de Lyon qui diffèrent des flux classiques entre les communes et leur EPCI ? L'organisation au sein de la Métropole du Grand Paris est plus complexe - une véritable machine à laver - en raison des transferts financiers de la MGP vers les communes, à charge pour elles de redistribuer une partie de ces recettes vers les EPT qui ont perdu leurs recettes fiscales avec leur statut EPCI.

Je ne peux en tout cas que vous inviter à poursuivre votre travail, en abordant par exemple la Métropole du Grand Paris...

M. Claude Raynal, rapporteur spécial. - Il faudrait s'y mettre à dix !

M. Vincent Éblé, président- On adorerait faire régler cette question par des provinciaux !

M. Sébastien Meurant. - J'ai moi-même auditionné au nom de l'Assemblée des départements de France, il y a quelques années, les représentants du département du Rhône et de la métropole de Lyon. Il y a, selon moi, plusieurs questions à se poser : la nouvelle organisation est-elle plus efficace et moins coûteuse ? La métropole s'en tire-t-elle mieux que le département ? L'exemple lyonnais est-il transposable ? C'est une affaire de circonstances et d'hommes... Vous l'avez dit, les emprunts structurés à risque, cette « maladie honteuse », ont joué un rôle déterminant dans le projet.

Les représentants du département m'avaient indiqué que le Nouveau Rhône pourrait s'en sortir à court terme grâce à l'aéroport. Je relève néanmoins une baisse des subventions d'investissements du département vers les communes. La métropole bénéficie, quant à elle, d'un tissu industriel dynamique qui lui permet de disposer de leviers de financements. En revanche les capacités d'investissements, hors de la métropole, sont délicates à évaluer à long terme.

Je me demande si le cas de figure lyonnais peut être dupliqué, à Paris ou à Marseille par exemple. Le « Nouveau monde » vante la métropolisation, et la présente comme le sens de l'histoire. Va-t-on justement dans cette direction ?

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général- Vous nous avez parlé du financement du musée des Confluences installé à Lyon. Pouvez-vous nous indiquer si les deux collectivités financent également le musée des tissus et des arts décoratifs de Lyon ?

M. Didier Rambaud. - Représentant d'un département proche de la métropole de Lyon, je regarde avec intérêt ce qui s'y passe. On peut aujourd'hui parler d'un modèle lyonnais, tant les grands équilibres financiers paraissent respectés : stock de la dette, soutenabilité financière, capacité d'autofinancement... Dès lors, pourquoi ce modèle ne peut-il pas être repris ailleurs ? J'ose espérer qu'il n'existe pas d'obstacle politique à la métropolisation dans certains départements...

Je m'interroge par ailleurs sur le sort réservé à la dizaine de communes iséroises. Que fait-on des communes appartenant à d'autres départements mais qui partagent le même bassin de vie ?

M. Pascal Savoldelli. - Je suis très favorable aux propos des rapporteurs et je souhaite que notre commission des finances affirme clairement que la création de la métropole de Lyon n'est pas un modèle transposable pour des raisons territoriales et économiques. C'est très important que l'on se positionne sur ce point : ce n'est pas la peine d'envisager des projets concernant d'autres métropoles.

Par ailleurs, je suis attaché à ce qu'on évoque le sort des communes lorsqu'il y a une évolution institutionnelle et territoriale. Je ne pense pas que nos rapporteurs les aient intentionnellement omises mais je souhaiterais savoir quelle a été l'évolution de leur situation financière et fiscale.

Vous ne portez pas d'appréciation sur l'évolution des politiques publiques mises en oeuvre par les deux collectivités, même si vous notez qu'elles ont réalisé des économies. J'aurais aimé en savoir davantage.

Pour apprécier la dynamique des recettes, vous nous avez présenté une comparaison à partir de 2015. Mais il serait intéressant de savoir ce qu'il s'est passé avant la création de la métropole de Lyon en 2015. De même, j'ai entendu que la capacité d'autofinancement (CAF) du Nouveau Rhône avait considérablement augmenté entre 2015 et 2018. Le rapport présentera-t-il les années antérieures afin de pouvoir évaluer - avec un esprit critique et constructif - l'évolution des capacités d'auto-financement des collectivités concernées ?

M. Yvon Collin. - Nous sommes encore un certain nombre à avoir assisté en direct, dans l'hémicycle, à cette rencontre - ou ce mariage - entre Michel Mercier et Gérard Collomb tombant dans les bras l'un de l'autre. Embrassons-nous, non pas Folleville, mais partageons un destin commun !

Les rapporteurs ont indiqué que le système n'était pas nécessairement exportable. Néanmoins, à travers cet exemple, ne pourrait-on pas considérer qu'il faut plus de libertés pour qu'en fonction des spécificités territoriales, les exécutifs locaux puissent s'associer pour partager un destin commun ? Si l'exemple est positif - et globalement c'est ce qui semble ressortir des propos de nos rapporteurs - c'est que l'expérience est concluante.

M. Michel Canévet. - Quatre ans après sa mise en oeuvre, je constate que l'analyse de cette évolution institutionnelle singulière apparait extrêmement intéressante. Peut-être peut-on se demander si la conclusion d'une reproductibilité très limitée du modèle ne serait pas, contrairement à la position exprimée par Pascal Savoldelli, à écarter. Au contraire, ne peut-on pas espérer que cette évolution institutionnelle puisse en augurer d'autres, notamment dans le cadre d'un droit à la différenciation - dont le Président de la République parle beaucoup - qui pourrait être mis en oeuvre de façon avantageuse sur d'autres territoires ? N'y-a-t-il donc pas à tirer des conclusions extrêmement positives de cet exemple ?

Enfin, le rapporteur général ayant évoqué le musée des tissus et des arts décoratifs de Lyon, je tiens à souligner que le groupe d'étude du Sénat sur les métiers d'art l'a visité il y a quelques jours et c'est, effectivement, un établissement très intéressant.

M. Thierry Carcenac- Je retiens de ce rapport très intéressant que le contexte est difficilement reproductible. En évoquant ce sujet, on pense tout de suite à la possibilité de d'expérimentations locales dont la mise en oeuvre est liée aux circonstances et aux hommes. Mais avec ces différenciations se pose le problème, en matière de ressources, des péréquations au niveau national. La création de la métropole de Lyon a-t-elle eu des conséquences sur la contribution du territoire du Rhône au fonds de péréquation des DMTO ?

Par ailleurs, s'agissant des subventions aux communes, quel a été l'impact de l'augmentation, ces dernières années, de la dotation d'équipement des territoires ruraux (DETR) ? Souvent, les départements ont profité de l'augmentation de la DETR pour baisser un peu leurs subventions aux communes afin de dégager des marges de manoeuvre pour financer les dépenses sociales.

Mme Sylvie Vermeillet. - Vous avez parlé de la concordance de la volonté politique des exécutifs et ajouté que le territoire non métropolitain est très dynamique. Je voudrais évoquer la gouvernance. Il me semble qu'il y a un sujet concernant la sous-représentation, voire la non-représentation, des petites communes au sein de cette métropole. Avez-vous réfléchi à ce sujet et à l'évolution qui serait souhaitable ? En particulier à l'occasion des élections de 2020, certaines communes ne seront plus du tout représentées. C'est une des conséquences fâcheuses de cette organisation.

M. Emmanuel Capus. - La création de la métropole de Lyon a-t-elle conduit à un découpage territorial détachant l'Est lyonnais de la métropole ou cette séparation préexistait-elle ?

On le voit, ce projet de métropole de Lyon n'a pas si mal fonctionné, pour des raisons tenant aux hommes mais aussi à la répartition de la dette. Quelles seraient les conditions pour que cet exemple soit reproductible ? Contrairement au modèle lyonnais, l'absence d'une ville-centre et le fait qu'il existe plusieurs collectivités bien implantées sur l'ensemble d'un territoire peuvent-ils permettre de trouver un équilibre et donc de partager les ressources ? Quels sont les métropoles ou les territoires qui pourraient répondre, selon vous, aux critères que vous jugeriez suffisants pour non pas reproduire le modèle lyonnais, qui est spécifique, mais créer un autre modèle ?

M. Vincent Capo-Canellas. - Est-ce que, en voyant ce modèle fonctionner, cela vous inspire pour la Métropole du Grand Paris ?

M. Charles Guené, rapporteur spécial- Je laisserai Claude Raynal, qui s'est beaucoup intéressé à la question, évoquer la transposition du « modèle » lyonnais.

L'évolution similaire des recettes des deux collectivités constitue une particularité locale : si la partition géographique originelle avait été différente et notamment si l'aéroport avait été rattaché à la métropole de Lyon, le département du Nouveau Rhône serait nettement plus affaibli.

S'agissant de la baisse des subventions versées aux communes, il faut souligner qu'il y a un effet lié à la réduction de la taille globale du budget du département et à la perte de l'effet péréquateur habituellement observé dans les départements comportant un centre dynamique au bénéfice des territoires périphériques. Cet effet sur les aides versées par le département du Nouveau Rhône a pu être en partie masqué par une révision du périmètre et des modalités de financement des projets - avec en particulier le passage à des appels à projets.

M. Claude Raynal, rapporteur spécial. - On parle souvent de solidarité territoriale dans les départements, qui redistribuent proportionnellement davantage la richesse provenant du centre vers les territoires ruraux et péri-urbains. Si on retire le centre du département, la péréquation joue moins.

Rattacher les communes du Nord-Isère à la métropole de Lyon obligerait à y rattacher la communauté de communes de l'Est lyonnais et donc l'aéroport de Saint Exupéry. Cela reviendrait à retirer au département du Nouveau Rhône sa principale source de recettes et de dynamisme. On mettrait ainsi fin à la viabilité du département. C'est d'ailleurs le principal point positif de la création de la métropole de Lyon : les deux collectivités créées sont viables financièrement.

Une partie du rapport concerne l'efficacité des politiques publiques menées, sur laquelle se sont interrogés Sébastien Meurant et Pascal Savoldelli : l'attribution à la métropole de Lyon de compétences en matière sociale ne fait pas d'elle une métropole mieux à même de se comparer aux métropoles européennes. En revanche, elle a choisi de regrouper l'étude des projets de développement économique et les politiques d'insertion, ce qui permet une meilleure articulation des politiques publiques. Dans un autre domaine, les maires des communes appartenant à la métropole ont souligné que la création de la métropole avait accéléré et facilité l'investissement dans les collèges situés sur leur territoire. Pourquoi depuis la création de la métropole, un plan d'investissement lourd a-t-il pu être mis en oeuvre ? Parce que la métropole a une surface financière beaucoup plus importante que l'ancien département du Rhône et qu'elle a une épargne nette importante. Autrement dit, la métropole de Lyon a mis sa CAF au service d'une compétence départementale nouvellement transférée.

Se pose alors la question de la capacité du département du Nouveau Rhône à investir durablement : le département s'est scindé en deux, dans des conditions financières garantissant une égalité des taux d'épargne nette théoriques. Mais les masses financières en jeu n'ont rien à voir : les recettes de fonctionnement de l'ancien département du Rhône s'élevaient à environ 1,5 milliard d'euros, celles du Nouveau Rhône sont aujourd'hui de l'ordre de 450 millions d'euros, alors que la métropole dispose désormais de recettes de fonctionnement de plus de 2,5 milliards d'euros. L'avenir nous dira si le département du Nouveau Rhône peut faire face aux besoins d'investissement de son territoire.

Le projet a-t-il permis de réaliser des économies ? En mutualisant les emprunts structurés à risque de l'ancien département du Rhône, qui étaient un enjeu majeur, leur coût a diminué pour le territoire. Pour faire face à ce coût, le département du Rhône seul aurait dû réduire plus fortement ses dépenses ou augmenter ses impôts, voire les deux.

À ce titre, il faut souligner que la mutualisation de ces emprunts et le financement par le fonds de soutien constituent une spécificité du projet inhérente à ce territoire.

Pour répondre à Albéric de Montgolfier, le musée des tissus et des arts décoratifs est financé par l'État, la région et la chambre de commerce et d'industrie.

En ce qui concerne la question de Christine Lavarde sur la transposition d'un tel modèle à la région francilienne, il convient de rappeler qu'il n'existe pas de flux financiers particuliers entre la métropole de Lyon et ses 59 communes membres, comme il en a été créé au sein de la Métropole du Grand Paris en raison de l'existence des établissements publics territoriaux.

Yvon Collin plaide pour plus de liberté laissée aux élus locaux : je rappelle que rien ne leur interdit d'avoir des discussions et de faire des propositions à l'État.

En ce qui concerne les conséquences de la création de la métropole de Lyon sur le fonds de péréquation des DMTO, sur lesquelles Thierry Carcenac nous a interrogés, l'ancien département du Rhône était contributeur en 2014, les deux nouvelles collectivités le sont également aujourd'hui, et pour un montant total plus important qu'en 2014 qui s'explique par la croissance de cette recette sur leur territoire.

Je partage l'analyse de Sylvie Vermeillet concernant les prochaines élections : certaines communes ne seront plus représentées au conseil de la métropole et certains maires se sont rendu compte que leur commune pourrait y être représentée par leur principal opposant politique. Nous avons identifié cette difficulté mais laissons à la commission des lois le soin de traiter cette question qui ne relève pas de notre compétence.

Nous tâcherons, dans notre rapport, de préciser les conditions de reproductibilité de ce projet sur d'autres territoires.

La commission donne acte aux rapporteurs spéciaux de leur communication et en autorise la publication sous la forme d'un rapport d'information.

Transformation de l'impôt de solidarité sur la fortune (ISF) en impôt sur la fortune immobilière (IFI) et la création du prélèvement forfaitaire unique (PFU) - Audition commune de MM. Boris Cournède, chef-adjoint de la division des finances publiques de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), Michel Didier, président du comité de direction de Rexecode, Jonathan Goupille-Lebret, chercheur en économie à l'École normale supérieure de Lyon, et Luc Jaillais, co-président de la commission fiscalité du patrimoine de l'Institut des avocats conseils fiscaux (IACF)

M. Vincent Éblé, président. - La transformation de l'impôt sur la fortune (ISF) en impôt sur la fortune immobilière (IFI) et l'instauration du prélèvement forfaitaire unique (PFU) à 30 % sur les revenus du capital figurent certainement parmi les réformes les plus controversées de ce début de quinquennat. Selon un sondage de l'IFOP du 7 avril dernier, si la grande majorité des Français veulent moins d'impôts, 77 % d'entre eux sont favorables au rétablissement de l'ISF. Ces débats dépassent les frontières, la réforme de la fiscalité du capital étant actuellement au coeur du débat politique américain.

Notre commission des finances s'est fortement mobilisée sur ce sujet dès l'examen du projet de loi de finances pour 2018, ce qui n'étonnera personne compte tenu du coût de ces deux réformes pour les finances publiques, estimé au départ à 5,1 milliards d'euros. J'avais notamment fait usage de mes pouvoirs de contrôle pour obtenir de Bercy des informations détaillées sur leur impact redistributif ainsi que des simulations sur leurs effets macroéconomiques et les pistes de réforme alternatives. Le rapporteur général avait également mené des travaux approfondis sur ce sujet.

Aussi, alors que ces deux réformes sont désormais entrées en vigueur depuis plus d'un an, nous avons souhaité, avec le rapporteur général, conduire une évaluation conjointe pour analyser leurs premiers effets sur l'investissement et le développement des entreprises - selon cette belle appellation de « ruissellement » - et sur les inégalités et les finances publiques. Cette évaluation est permise par les pouvoirs spécifiques que nous confère la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) pour accéder aux données fiscales.

Il s'agit d'un travail distinct de celui mené par le comité d'évaluation des réformes sur la fiscalité du capital placé sous l'égide de France Stratégie, auquel le Sénat n'a pas souhaité prendre part, compte tenu de sa composition - le Président du Sénat était invité à désigner un seul sénateur, qui ne pouvait donc représenter qu'une seule sensibilité - et des expériences récentes - je pense notamment à l'expérience malheureuse du comité « Action publique 2022 »...

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - ... qui a fait « pschitt ! »

M. Vincent Éblé, président. - Les parlementaires ne doivent pas être noyés au milieu des experts et mis devant le fait accompli quand vient le temps des conclusions.

Nous débutons nos travaux par une table-ronde afin de recueillir des premiers éléments d'analyse de la part de personnalités reconnues, dont les profils variés nous permettront d'aborder ces sujets complexes sous des angles complémentaires.

Nous avons le plaisir d'accueillir M. Michel Didier, président du comité de direction de Rexecode, M. Jonathan Goupille-Lebret, chercheur en économie à l'École normale supérieure de Lyon, M. Boris Cournède, chef-adjoint de la division des finances publiques de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et M. Luc Jaillais, co-président de la commission fiscalité du patrimoine de l'Institut des avocats conseils fiscaux (IACF). Cette audition est ouverte à la presse et retransmise sur le site internet du Sénat.

M. Michel Didier, vous pourrez notamment nous présenter les principales contributions de Coe Rexecode au débat sur la réforme de la fiscalité du capital et son appréciation sur les réformes mises en oeuvre l'an passé, qui reprennent en partie vos recommandations.

M. Michel Didier, président du comité de direction de Rexecode. - Rexecode a beaucoup travaillé sur le sujet de la transformation de l'ISF en IFI et sur le PFU ainsi que sur la compétitivité. Nos conclusions, publiques, ont été éditées par Economica en 2016 sous le titre L'Impôt sur le capital au XXIe siècle, une coûteuse singularité française. Nous avons également publié un document de travail sur les conséquences de l'expatriation fiscale.

La réforme menée n'a pas retenu la totalité de nos propositions, mais les points essentiels. C'est une bonne réforme, favorable à l'activité et à l'emploi. Elle est l'un des rares leviers, avec la politique de compétitivité, permettant de renforcer la croissance potentielle française et, par conséquent, le pouvoir d'achat des Français.

Je souhaiterais lever au préalable deux malentendus. Les effets de la réforme seront positifs mais ne seront perceptibles que très progressivement, car les décisions patrimoniales sont des décisions de contribuables prudents. Par ailleurs, s'il est juste d'imposer plus à ceux ayant plus, cela ne dit rien sur les modalités de mise en oeuvre de l'imposition. Or selon celles-ci, les conséquences économiques sont très différentes.

L'économie n'est pas un jeu à somme nulle. La surimposition du capital est nocive pour la croissance et l'emploi. L'escalade fiscale française a conduit à des taux marginaux d'imposition aberrants. Compte tenu de la situation actuelle, quel serait le gain supplémentaire et la charge fiscale d'une épargne supplémentaire ?

Prenons l'exemple, avant la réforme, d'un contribuable soumis à l'ISF qui souscrit 2 000 ou 10 000 euros en emprunts d'État. Il est imposé sur ses revenus au taux intermédiaire de 30 %, avec en plus la CSG, et paie un ISF au taux intermédiaire de 1 %. Si le rendement des obligations est de 4 %, son impôt représente 25 % du revenu supplémentaire attendu. Si le rendement du capital est de 1 %, le prélèvement fiscal revient à plus de 100 % du revenu supplémentaire attendu. Or le rendement des obligations d'État était en 2018 de 0,73 %, il est de 0,26 % actuellement. Le taux marginal d'imposition serait donc de 200 à 400 % du revenu supplémentaire.

L'imposition du capital en France avait des défauts congénitaux avant la réforme de 2018. Premièrement, le Parlement vote le barème de l'impôt sur le revenu et celui de l'ISF, mais le taux effectif du prélèvement fiscal sur le revenu supplémentaire de l'épargne varie aussi au gré du rendement du capital, qui dépend des décisions de la Banque centrale européenne (BCE) ou de la Fed (Federal Reserve Bank, banque centrale américaine), des marchés financiers... Deuxièmement, les taux d'imposition ont contraint les gouvernements à multiplier les niches, les dérogations et les effets de seuil, ce qui favorise l'optimisation légale.

La fiscalité du capital ignorait complètement la politique fiscale de nos voisins. La France fait semblant d'ignorer que la fiscalité du capital sur les ménages - qui comprend l'acquisition, la détention, le revenu et la cession et donation du capital - en France est la plus élevée d'Europe, et dépassait l'équivalent allemand de 40 milliards d'euros.

La France ignorait également les différences de règles. Les autres pays européens n'ont pas d'ISF ou d'IFI, mais une imposition du capital proportionnelle aux revenus, avec un taux unique de 25 à 30 %. Le taux français reste le plus élevé d'Europe depuis la réforme, mais il s'est désormais rapproché de la moyenne européenne. C'était une nécessité économique dans l'espace économique européen, dans lequel la règle est celle de la libre circulation des biens et des capitaux.

La France ne voulait pas voir les conséquences en matière d'expatriation, sujet tabou sur lequel nous avons peu de données. Je salue les efforts du Parlement pour obtenir des informations de la part de la direction générale des finances publiques (DGFiP). Les départs de contribuables redevables de l'ISF ont augmenté de 60 % entre 2010 et 2014. Certaines années, il y a eu jusqu'à 900 départs. On peine à évaluer les conséquences économiques de ces départs. Quelques études descriptives additionnent les patrimoines des personnes parties, soit au total 150 à 200 milliards d'euros. Cependant, ce sont les personnes qui partent, et non le capital...

Aucune étude n'a porté sur les effets des départs sur le potentiel de croissance et par conséquent sur la progression future du pouvoir d'achat des Français. Or l'expatriation d'entrepreneurs, moteurs de la croissance, entraîne une perte de croissance. Nous avons établi une hypothèse basse. Un entrepreneur moyen qui réussit crée en moyenne 2 à 3 millions d'euros au bout d'une dizaine d'années. Si l'on prend le total des départs des 900 entrepreneurs et 200 « intrapreneurs » - les cadres supérieurs des grandes entreprises qui partent souvent à l'étranger -, en un an, 1,5 milliard d'euros de PIB sont perdus, soit 0,06 point de PIB annuel. Certaines estimations l'évaluent à 0,1 point de PIB. C'est peu, mais après 35 ans d'ISF, cela revient à 45 milliards d'euros de PIB perdu ; ce n'est plus négligeable. En 2017, le bilan de l'ISF c'est 5 milliards de recettes fiscales par l'État mais 45 milliards d'euros de pouvoir d'achat en moins pour le pays. Le coefficient de perte est de 1 à 9.

Outre l'aspect lié à l'expatriation, l'ISF provoque aussi des effets sur les comportements internes. En 2013-2014, l'ISF a été augmenté par rapport au quinquennat précédent, et on a appliqué le barème progressif aux revenus de capitaux mobiliers et aux plus-values... Les contribuables ont réagi, et les rentrées fiscales ont été décevantes, illustrant de fait la courbe de Laffer. Ainsi, le nombre de foyers fiscaux ayant un revenu fiscal de référence annuel supérieur à 500 000 euros est passé de 17 000 en 2012 à 13 000 en 2014. La masse des revenus correspondants a baissé de 24 %, passant de 11 milliards d'euros à 8,7 milliards d'euros. Les dispositions fiscales font évoluer les comportements.

Je n'élude pas la question de la justice fiscale et sociale, importante, mais qui ne peut être balayée rapidement de façon péremptoire. Je suis prêt à y revenir plus longuement dans les échanges. Premièrement, la fiscalité du capital ne peut jouer qu'un rôle second dans l'objectif de redistribution. L'ISF ne réduisait pas les inégalités car les dispositions fiscales permettaient aux très gros patrimoines de ne pas le payer. Deuxièmement, la réforme a permis de supprimer certaines inéquités fiscales. Nous avons perdu 45 milliards d'euros de PIB, mais cela correspond de surcroît à la perte de 400 000 emplois. Avec 45 milliards d'euros de PIB, on fait plus qu'avec 5 milliards d'euros de recettes fiscales. Certes, il faut de la justice fiscale et de la cohésion sociale, mais encore faut-il utiliser les bons instruments.

M. Vincent Éblé, président. - Je cède maintenant la parole à Jonathan Goupille-Lebret, dont les travaux de référence sur la dynamique des inégalités et le rôle de la redistribution fiscale éclaireront ces deux réformes et la défiance qu'elles n'ont pas manqué de susciter.

M. Jonathan Goupille-Lebret, chercheur en économie à l'École normale supérieure de Lyon. - En économie publique, le concept clé est celui d'arbitrage équité-efficacité. Pour plus de justice sociale, le Gouvernement peut mettre en place une imposition progressive du capital. Les plus hauts revenus paient donc une part plus importante d'impôts que le reste de la population. À travers l'augmentation des prélèvements obligatoires et la baisse de l'épargne potentielle, ces dispositifs ont aussi un impact sur les inégalités de revenus et de patrimoine. Alternativement, cela génère des coûts d'efficience en modifiant le comportement économique des agents : premièrement, la modification de l'offre de travail, du comportement d'investissement et de création d'entreprises, d'épargne et de transmission d'héritage, de mobilité à travers l'exil fiscal. L'État est donc contraint de réduire les taux d'imposition. Ensuite, des comportements d'optimisation et d'évasion fiscale se font jour. Les individus cherchent à réduire l'impôt à partir de stratégies d'évasion fiscale ou de délocalisation dans les paradis fiscaux. Mieux vaut améliorer le « design » de l'impôt pour réduire l'optimisation fiscale.

La réforme de la fiscalité du capital est porteuse d'inéquités. Les 50 % de Français les moins fortunés détiennent 5 % du patrimoine total, les 40 % au-dessus - la classe moyenne - détient 40 % du patrimoine total, les 10 % les plus riches détiennent 55 % du patrimoine. Les 1 % les plus fortunés possédaient en 2014 entre 20 et 25 % du patrimoine.

J'ai mené des études avec Antoine Bozio, Bertrand Garbinti et Thomas Piketty. À long terme, de 1914 à 1980, on observe une déconcentration du patrimoine. Depuis les années 1980, la tendance s'est renversée, avec une croissance, modérée mais constante, du patrimoine, composé en grande partie d'actifs financiers. Le point de retournement apparaît en 1984, avec le développement des marchés financiers, qui a bénéficié davantage aux plus fortunés.

La composition du patrimoine varie selon le niveau de richesse. Les plus pauvres possèdent un livret d'épargne, les plus fortunés du patrimoine immobilier, et les plus riches des actifs financiers - ces derniers composent 90 % du patrimoine des 0,1 % les plus fortunés. La transformation de l'ISF en IFI a un effet sur la dynamique des inégalités de patrimoine sur le long terme.

Le type d'impôts varie également selon le niveau de richesse. En 2016, les plus pauvres payaient un montant important d'impôts - 30 % du revenu, en raison du poids des impôts indirects. Mais pour les plus fortunés, ces impôts indirects étaient limités et l'impôt portait surtout sur le capital et sur leur revenu. L'impôt sur le capital était de 50 % pour les 1 % les plus riches. Après la réforme, en 2018, pour les 99 % les plus pauvres, le taux d'imposition global est peu impacté mais les 1 % les plus fortunés ont bénéficié de la suppression de l'ISF et de la création du PFU. La progressivité de l'impôt a disparu en 2018 par rapport à 2016.

Une baisse de la fiscalité peut avoir un effet réel sur long terme avec la baisse des impôts des plus fortunés : le revenu disponible augmente, et donc l'épargne potentielle augmente. Elle peut aussi avoir un second effet, comportemental : les individus modifient alors leur comportement d'épargne, ce qui peut avoir un effet plus important que le premier. Sur le long terme, cette réforme peut fortement augmenter les inégalités de patrimoine.

L'appréciation de la réforme dépend de la réponse comportementale des ménages, et de savoir dans quelle mesure la transformation de l'ISF en IFI engendrera une augmentation de la croissance ou si l'investissement ne sera pas affecté par la réforme. Je n'aurai pas le temps de vous présenter des travaux menés dans d'autres pays européens mais je pourrai les évoquer lors des questions. À noter que la transformation de l'ISF en IFI nous fera perdre un outil statistique important : les chercheurs et le Parlement ne pourront plus apprécier les dynamiques des inégalités de patrimoine à l'avenir, puisque les statistiques des plus grandes fortunes vont disparaître de notre champ de vision.

M. Vincent Éblé, président. - M. Boris Cournède, pouvez-vous revenir sur les récents travaux menés par l'OCDE sur la fiscalité du capital, et plus spécifiquement sur les impôts sur la fortune ?

M. Boris Cournède, chef-adjoint de la division des finances publiques de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). - Durant ces dernières années, l'OCDE a analysé la qualité des finances publiques dans leur ensemble. Nous sommes partis non pas des réformes individuelles mais du volume total des dépenses publiques, des recettes, de la manière dont elles sont obtenues, et de la répartition des dépenses. Nous avons examiné comment des changements, parfois importants, depuis les années 1970 ont influencé la dynamique de croissance des pays de l'OCDE et la répartition du revenu disponible des ménages après la fiscalité et les transferts. Nous avons donc une approche rétrospective, en nous appuyant sur la comptabilité des pays de l'OCDE.

Il n'y a pas de relation entre la taille des administrations publiques et la croissance, mais entre la taille de ces administrations et leur efficacité. Lorsque le niveau d'efficacité des dépenses publiques est élevé - d'après un indicateur de la Banque mondiale - la taille importante de l'État n'est pas un obstacle, par exemple dans les pays scandinaves. Par contre, lorsque l'efficacité des dépenses publiques est modérée, la taille de l'État importe - comme en France ou dans les pays du Sud de l'Europe.

Le débat sur la fiscalité fait partie du débat global sur les finances publiques. Lorsque l'impôt baisse, nous supposons qu'il est compensé par une augmentation proportionnelle de tous les autres impôts et inversement. Nous avons divisé les recettes publiques en une dizaine de catégories : contributions sociales, impôt sur le revenu, y compris du capital, impôt sur les sociétés, impôt sur les successions, impôts sur la fortune, taxes environnementales, à la consommation, sur l'immobilier - taxes d'habitation et foncière et taxe sur les transactions. La plupart de ces impôts ont des conséquences plus ou moins distorsives, au regard de leurs incidences sur les inégalités et donc sur la croissance. L'impôt le moins distorsif est la taxe foncière dans l'ensemble des pays de l'OCDE, payée surtout par les propriétaires. L'impôt ayant un effet le plus distorsif, ayant des conséquences négatives pour la croissance, est l'impôt sur le patrimoine net - ISF en France. Cet impôt, largement utilisé dans les années 1970 et 1980, a progressivement disparu en Autriche, au Canada, au Danemark, en Finlande, en Allemagne, en Islande, en Irlande, en Italie, aux Pays-Bas et en Suède. Il produisait également de faibles recettes. Par une méthode différente, l'ordre de grandeur est proche du chiffre de M. Didier. Si on réduit les recettes tirées de cet impôt de 0,1 % de PIB, au bout de 10 ans, on pourra avoir 1 % de PIB en plus, ce qui correspond à un accroissement graduel annuel qui est un peu plus de 0,06 point. Cet effet est également lent à intervenir - 10 ans pour la moitié des conséquences.

Il y a un lien entre cet impôt et l'inégalité de distribution de revenus - ce qui n'était pas évident au départ, puisqu'il s'agit d'un impôt sur le patrimoine. Cet impôt pénalise la croissance, sans pour autant avoir d'effet sur la correction des inégalités.

Ce qui reste de l'ISF, à savoir la taxation de la part immobilière, est difficile à évaluer. C'est un impôt spécifique, difficilement comparable avec les impôts de nos voisins. Les impôts payés de manière récurrente sur la valeur du patrimoine immobilier sont peu distorsifs, et ont un coût sur la croissance faible. Il faudrait aussi détecter l'impact de l'effet de seuil.

Le résultat le plus important de nos études, même s'il n'est pas directement lié à votre sujet, concerne la fiscalité effective sur le travail. Elle est pour la France parmi les plus élevées des pays de l'OCDE, pour tous les revenus, et a des effets extrêmement forts sur la croissance et la distribution des revenus.

M. Vincent Éblé, président. - L'expérience concrète de Luc Jaillais en matière fiscale nous éclairera sur les difficultés que pouvaient susciter l'ISF et l'imposition au barème des revenus du capital dans la vie des entreprises et des contribuables pour dresser un premier bilan de la mise en place de l'IFI et du PFU.

M. Luc Jaillais, co-président de la commission fiscalité du patrimoine de l'Institut des avocats conseils fiscaux (IACF). - L'IACF rassemble 1 500 adhérents, avocats fiscalistes représentatifs de la profession. Nous apportons régulièrement des contributions aux débats, forts de notre regard de praticiens. Le « design » de l'impôt est un élément important du consentement à l'impôt. L'IFI est un impôt plus complexe à comprendre que l'ISF, malgré une assiette moins large - ou peut-être à cause d'elle : il faut identifier les actifs taxables, opération technique et complexe. L'IFI frappe l'immobilier pour le détenteur en propre mais aussi l'immobilier détenu au travers de sociétés - sociétés civiles immobilières (SCI) ou sociétés commerciales. Il existe aussi un dispositif compliqué sur la déduction des passifs des sociétés pour apprécier la valeur des sociétés.

Le législateur a ponctué le dispositif de l'IFI de différentes mesures anti-abus qui font appel à des notions complexes et mal définies, comme l'« objectif non principalement fiscal » ou les « conditions normales d'un prêt ». Qu'est-ce qu'un objectif non principalement fiscal ? La définition est un peu soumise à l'arbitraire...

Deuxième élément de complexité, le législateur prévoit, sur ce dispositif de déduction des passifs, des règles particulières en cas de financement suspect, comme les prêts in fine et les prêts sans terme. Il a créé un abattement théorique pour alléger sur long terme le poids de ces dettes sur la valeur des sociétés, et donc sur l'assiette de l'impôt. Mais comment appliquer cela à des cas banals, comme les prêts familiaux ou les comptes courants d'associés ? Comment prouver que le compte courant d'associé a été préféré à de l'endettement extérieur pour un objectif non principalement fiscal ? La personne risque un redressement avec des pénalités. Et lorsque le contribuable est reconnu fautif, il peut être dénoncé comme fraudeur auprès des autorités judiciaires.

Que sont les conditions normales d'un prêt familial ? Selon le Code civil, un prêt est par essence gratuit, mais il peut être rémunéré. Est-ce normal qu'un prêt familial soit gratuit ? Je n'ai pas de réponse...

On doit appliquer aux avances d'associés le régime des prêts sans terme, car ces avances ne comportent pas de terme. Comment amortir une avance d'associé qui évolue par nature constamment ? Nous n'avons pas de réponse à ces questions et l'administration n'a pas encore répondu. Or, ce sont potentiellement des foyers de contentieux...

Prenons un cas banal, celui de la déductibilité des emprunts immobiliers faisant l'objet d'un refinancement - pratique de plus en plus courante avec la baisse des taux d'intérêt. Cette dette refinancée est-elle déductible de l'assiette de l'IFI ? La dette issue de l'acquisition elle-même l'est, au titre de l'article L. 974 du code général des impôts. Il serait logique que la dette refinancée le soit également. Or ce n'est pas le cas, si l'on applique littéralement les textes ; au point que l'administration fiscale a dû apporter, en juin 2018, la précision suivante : « est déductible la dette résultant d'un rachat de prêt par un établissement bancaire ». Or en réalité, le refinancement ne se fait jamais ainsi : soit l'emprunteur renégocie la partie restante de son prêt avec une autre banque, soit il le fait avec l'établissement dont il est client, qui annule alors le premier emprunt et ouvre un second contrat. Si la réglementation est strictement appliquée, l'emprunt substitutif n'est pas déductible. Cela peut paraître aberrant, mais c'est ainsi. En tant que conseillers, nous souhaitons assurer la sécurité juridique de nos clients. Faut-il appliquer strictement la loi ou suivre la doctrine de l'administration ? Nous sommes confrontés à un vide juridique.

L'élément le plus complexe en matière d'impôt sur la fortune était le régime des biens professionnels. Dans le cadre de l'IFI, l'immobilier consacré par son propriétaire à une activité industrielle ou commerciale est exonéré de taxation. De plus, la valeur des actions est désormais hors du champ de l'impôt. On aurait donc pu penser que ce pan du régime de l'ISF n'avait plus de portée en matière d'IFI. Or le régime d'imposition des biens professionnels a été maintenu, pour le seul cas des chefs d'entreprise détenant de l'immobilier non dans le cadre de la société d'exploitation mais collatéralement. C'est un élément certes marginal, mais qui contribue à une certaine complexité du dispositif fiscal.

Une autre observation porte sur les effets délétères du plafonnement. L'IFI, comme l'ISF, est plafonné : c'est un corollaire, imposé par le Conseil constitutionnel, aux barèmes d'imposition à taux élevé pour éviter qu'ils ne deviennent confiscatoires.

La conséquence du plafonnement est que moins le redevable a de revenus, moins il paie d'impôts. Les contributeurs qui ont les moyens de régler leurs revenus sous forme de dividendes ou de plus-values - pris en compte dans le calcul du plafonnement - auront donc tendance à restreindre leurs revenus en évidant de céder leurs titres ou leurs biens immobiliers. J'ai ainsi constaté cette curieuse pratique chez certains de mes clients, qui consistait à décorréler leur train de vie de leur fortune. Or le passage de l'ISF à l'IFI, en réduisant les conséquences du plafonnement, devrait les inciter à augmenter la distribution de dividendes. C'est ainsi que la mise en place du PFU a pu se traduire par une augmentation des dividendes.

Quant aux conséquences de l'IFI sur l'investissement productif, les avocats fiscalistes ne peuvent se prononcer ; en revanche nous avons constaté l'impossibilité de s'acquitter de l'IFI en soutenant l'économie de manière directe comme cela était le cas avec l'ISF. Le rôle des intermédiaires a été critiqué, mais ils ont permis aux contribuables n'ayant pas de réseaux d'entrepreneurs d'investir dans l'économie réelle. Les pertes en ligne liées à ces investissements ont été nombreuses, certaines PME ayant disparu, ce qui témoigne d'une prise de risque réelle. Or les contribuables regrettent de ne plus avoir cette possibilité, soit en investissant au sein de leur famille, soit via des opérateurs.

Je n'ai pas constaté de retours d'exil fiscal liés à la création de l'IFI. Ils sont d'autant moins probables si, comme il en est question, l'on revient sur cette réforme. En revanche, je connais plusieurs contribuables qui ont renoncé à s'exiler. Des clients ont ainsi revendu leur entreprise familiale en 2016, convertissant ainsi leur patrimoine en un patrimoine financier taxable à près de 40 % au titre de l'impôt sur la plus-value, et assujetti à un impôt sur la fortune très élevé en 2017. Ils ont commencé à comparer les mérites respectifs des cantons suisses, avant d'y renoncer avec la mise en place de l'IFI.

Plusieurs de mes clients sont aussi surpris de l'intention affichée de maintenir l'assujettissement à la taxe d'habitation des résidences secondaires. Pour les contribuables concernés déjà assujettis à l'IFI, cela ressemble à une double imposition. Pourquoi ne pas créer un impôt spécifique pour les résidences secondaires ? Les choses seraient plus claires. Seconde remarque, il serait regrettable que l'on maintienne dans le code général des impôts la taxe d'habitation, déjà fortement critiquée pour ses malfaçons, qui ne ciblera qu'une catégorie particulière d'immobilier.

L'allégement d'imposition sur les plus-values et dividendes et la simplification induits par le PFU ont eu des effets positifs. Cependant, le législateur a prévu que les titulaires d'actions acquises avant le 1er janvier 2018 pourraient continuer à bénéficier de l'ancien système d'abattement très complexe. Le PFU va donc coexister encore très longtemps avec ce régime en vigueur entre 2013 et 2017. Le Conseil constitutionnel a en effet statué que les plus-values réalisées au titre d'échanges de titres, qui donnent lieu à des reports d'imposition, verraient leur taux figé à l'imposition applicable si la plus-value avait été taxable immédiatement. Le but était d'assurer une neutralité fiscale à ceux qui avaient dû procéder à ces échanges dans le cadre de fusions et de restructurations. Conséquence : des contribuables pourront être taxés dans vingt ou trente ans, au moment où ils vendront ces actions, au taux qui était applicable entre 2013 et 2017... Curieusement, le législateur n'a pas laissé aux contribuables concernés la possibilité d'opter pour le régime du PFU si celui-ci était plus favorable.

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - Je partage votre analyse, monsieur Jaillais, sur l'IFI : c'est un impôt complexe, parfois davantage que l'ISF qui ne taxait que les actifs en exonérant les biens professionnels. Ne peut-on pas dire, monsieur Goupille-Lebret, que l'IFI est devenu un impôt des « petits » riches ? En effet, plus le patrimoine est élevé, plus il prend la forme d'actifs financiers.

Vous estimez tous qu'il est trop tôt pour évaluer les effets de « ruissellement » de l'IFI, en d'autres termes ce que les contribuables ont fait des liquidités dégagées par la fin de l'ISF. J'aurais préféré à l'IFI un impôt sur la fortune dite « improductive » car l'on voit bien le problème de cohérence de l'assiette de l'IFI : on taxe aujourd'hui les logements, les usines, les commerces, utiles à l'économie réelle, alors que les placements en bitcoins, en actions chinoises, en or, en diamants échappent à la taxation ! Ce qui est paradoxal. Partagez-vous cette analyse ?

Monsieur Cournède, vous avez indiqué que presque tous les pays de l'OCDE avaient supprimé l'imposition sur la fortune. Des études sur les retombées ont-elles été réalisées ? Nous avons entendu des chefs d'entreprise, notamment d'entreprises de taille intermédiaire, détailler les effets pervers de l'ISF. Des actionnaires familiaux n'ayant pas le statut de dirigeant - le seul qui exonère de l'ISF - étaient forcés d'avoir recours aux distributions de dividendes pour payer leur impôt, autant de liquidités n'allant pas à l'entreprise. Cet effet d'érosion a-t-il été mesuré ?

Il semble difficile de dénombrer les départs à motif fiscal. L'administration fiscale a recensé 524 départs nets de contributeurs de l'ISF en 2016. C'est à la fois peu et beaucoup. Avez-vous d'autres chiffres ? L'ISF a-t-il été le facteur déclenchant ?

M. Vincent Éblé, président. - Monsieur Didier, vous expliquez dans votre ouvrage que le cumul des prélèvements sur les revenus du capital et de l'ISF avait produit des taux marginaux d'imposition aberrants, dans un contexte de baisse du rendement du capital. Or la littérature économique conclut plutôt à des rendements stables et élevés sur cette période, la baisse des taux d'intérêt sur les actifs comme les obligations d'État ayant été compensée par la hausse de la prime de risque sur les actifs risqués. Qu'en est-il ?

Monsieur Cournède, un rapport de l'OCDE conclut que les pays associant un impôt sur les revenus individuels du capital à l'assiette large et un impôt sur les successions bien conçu n'ont pas besoin d'impôt sur la fortune. Or nous assistons à une concentration croissante des richesses dans la plupart des pays : c'est peut-être parce que la France a cumulé un impôt sur la fortune, une taxation sur le capital et l'imposition des successions qu'elle est l'un des pays les moins touchés par l'augmentation des inégalités de patrimoine.

Monsieur Jaillais, l'économiste Gabriel Zucman a exprimé la crainte que le PFU ne représente un coût extrêmement élevé pour les finances publiques, en raison de pratiques d'optimisation chez les chefs d'entreprise via un arbitrage entre salaire et dividende. Plusieurs pays du Nord de l'Europe ont mis en place des dispositifs anti-abus pour le prévenir. A-t-on constaté un mouvement des salaires vers les dividendes au sein de cette population ?

M. Michel Didier. - Un créateur d'entreprise n'a pas intérêt à se verser un salaire élevé, qui grèverait les comptes de sa société. Il est plus rationnel de se verser un salaire très bas et de miser sur les dividendes, c'est-à-dire sur la réussite de son entreprise. Ce n'est pas une question d'abus, mais simplement d'usage du droit. Le PFU est un progrès car il clarifie, pour le créateur d'entreprise, ce qu'il aura à payer s'il réussit - c'est-à-dire s'il dégage des dividendes. À mes yeux, la préoccupation essentielle qui doit fonder la fiscalité est la simplicité, car celle-ci est gage de transparence et d'acceptabilité de l'impôt.

La justice sociale figure au coeur des débats actuels, mais la notion comporte trois dimensions bien distinctes. L'égalité d'abord : tous conviennent de la nécessité d'une redistribution de ceux qui ont le plus vers ceux qui ont le moins, mais où doit-elle s'arrêter ? L'égalité générale n'étant pas souhaitable, il faut distinguer les inégalités justes des inégalités injustes. Pour des économistes comme Amartya Sen, il faut corriger les inégalités dépendant des circonstances, en épargnant les inégalités qui sont le produit de l'effort. Les très riches ont toujours trouvé des moyens d'échapper à l'ISF, et même à l'impôt sur le revenu, par le jeu combiné de l'assurance-vie et de l'emprunt notamment. Tout cela n'est pas très propice à la correction des inégalités.

Quant à la pauvreté, John Rawls identifiait comme priorité absolue d'une société d'éviter qu'il y ait des miséreux en son sein. La politique fiscale juste est celle qui élimine la pauvreté, or celle-ci est surtout liée à la mauvaise allocation des dépenses publiques, qui représentent 56,5 % du PIB - contre 0,2 % pour l'ISF... Difficile de prétendre que l'ISF y change quoi que ce soit.

Enfin l'équité, qui doit être l'enjeu majeur de la fiscalité. Il faut distinguer l'équité verticale, qui inverse des situations, de l'équité horizontale qui veut que deux personnes dont la situation est analogue paient un montant d'impôt analogue. Or la première n'était pas satisfaisante parce que les très riches ne payaient pas l'ISF, et la seconde parce que de deux personnes qui avaient le même patrimoine, celle qui avait une retraite se voyait appliquer un plafonnement sur son revenu total et payait donc l'ISF avec sa retraite, ce qui lui laissait 25 % de son revenu pour vivre. Comme l'a noté le grand économiste Anthony Atkinson, « ce que l'on peut faire par l'intermédiaire de la solution de second choix « impôts-transferts » est limité ».

Le PFU est à mon sens une très bonne mesure, une simplification majeure pour ceux qui veulent entreprendre. Je citerai pour conclure Thomas Piketty, dont personne ici ne contestera l'autorité, dans L'Économie des inégalités : la flat tax « n'est sans doute pas adapté[e] à la redistribution fiscale des revenus du travail, qui exige et qui permet une plus grande liberté, mais pourrait bien convenir à la réalité contemporaine des revenus du capital ».

M. Jonathan Goupille-Lebret. - Les études réalisées dans les pays scandinaves, où existe un PFU ou une flat tax, ont montré un important effet de requalification des revenus du travail en dividendes, plutôt que des effets positifs sur l'économie. Cela suggère la nécessité de mettre en place des garde-fous.

Quant à la théorie du ruissellement, la suppression de l'ISF peut certes faire augmenter l'épargne des plus fortunés, mais le lien avec l'augmentation de l'investissement en France n'est pas évident. En effet, réduire ou supprimer l'impôt sur la fortune oblige à augmenter les impôts pesant sur d'autres catégories de la population, qui, avec des baisses d'impôts auraient elles aussi pu contribuer à la croissance. Elle supprime des recettes fiscales qui financent un meilleur système d'éducation, de recherche et de santé, qui permettent aux moins fortunés de constituer leur patrimoine.

Les chercheurs ne sont pas en mesure d'estimer l'impact de l'impôt sur la fortune sur les départs à l'étranger pour la France, parce qu'ils n'ont pas accès aux données de l'ISF. Par ailleurs, de nombreux liens de causalité peuvent intervenir en matière d'exil fiscal.

M. Vincent Éblé, président. - Notre commission rencontre les mêmes difficultés que vous !

M. Jonathan Goupille-Lebret. - Concernant l'impact du PFU, une étude menée aux États-Unis a montré que la baisse de 36 % à 18 % de la taxe sur les dividendes avait bien eu un impact sur la distribution des dividendes, mais aucun sur l'investissement.

M. Luc Jaillais. - La crainte d'un déport de la rémunération vers les dividendes concerne peu de cas selon moi, car cette problématique n'est fondée que dans les cas de mono-actionnariat. Dans le cas contraire, un dirigeant amputera-t-il sa rémunération pour ne récupérer, sous forme de dividendes, qu'une fraction de ce qu'il va faire économiser à la société ?

Qu'est-ce qu'une rémunération normale pour un dirigeant ? De manière générale, nos dirigeants d'entreprise sont raisonnables. Il existe des mécanismes auto-régulateurs. Un conseiller financier suggèrera toujours à son client de s'accorder une rémunération normale s'il veut bénéficier de l'exonération de taxation des biens professionnels. De plus, un passage soudain à la rémunération sous forme de dividende expose le dirigeant aux foudres des inspecteurs des impôts. Les chefs d'entreprise perçoivent leur intérêt. Il peut y avoir des excès, mais les rémunérations sont généralement modérées.

M. Boris Cournède- Je n'aime pas le terme de ruissellement, qui renvoie à l'idée d'un enchaînement de dépenses, alors que le bénéfice à attendre de la suppression de l'ISF est moins l'usage de l'argent économisé que la réponse en termes d'investissement. Le résultat de la suppression de l'impôt sur la fortune a généralement entraîné une hausse de l'investissement, mais surtout s'est traduit par une amélioration de la productivité totale des facteurs, soit une meilleure organisation et qualité de l'investissement. Ces données sont cohérentes avec le constat qu'un impôt sur la fortune a un effet négatif très important sur les investisseurs qui ont les meilleures idées, c'est-à-dire sur l'innovation technique, mais aussi organisationnelle.

L'impact par tranche de revenu montre qu'à long terme, les bénéfices d'une telle mesure sont partagés. L'ensemble de la distribution des revenus profite en effet de l'augmentation de la productivité. En revanche, les bénéfices en haut de la distribution sont de 50 % supérieurs à ce qu'ils sont dans les niveaux intermédiaires.

Nous n'avons pas de données sur une longue période relatives à la distribution et concentration des richesses, mais on pourrait penser que la suppression de l'imposition sur la fortune a un effet accélérateur. Comment y remédier ? Une possibilité est la taxation sur les successions, mais les marges sont étroites : la France est au deuxième rang dans l'OCDE pour le montant d'impôt prélevé, à 0,6 % du PIB.

M. Éric Bocquet. - Je ne poserai pas de question mais me contenterai de formuler une série d'observations. Le 21 février, M. Darmanin jugeait qu'il était trop tôt pour évaluer les effets de la création de l'IFI. Aujourd'hui, nous entendons que c'est une réforme positive, qui favorisera l'emploi - le tout à l'indicatif ! C'est davantage un plaidoyer qu'une analyse.

Les fameux départs causés par l'ISF représentent 0,14 % des assujettis en 2014 : 784 départs pour 300 retours en 2014, sur un total de 326 000 assujettis. De plus il existe, comme plusieurs intervenants l'ont souligné, de nombreux moyens d'échapper à l'ISF : niches, montages, « pilotage », selon le terme consacré, des revenus, endettement - en particulier dans un contexte de taux bas, et pour ceux qui ont déjà un patrimoine conséquent - holdings mélangeant biens professionnels exonérés et liquidités.

Le bouclier fiscal du président Sarkozy n'a pas retenu les exilés, dont le nombre s'est maintenu en 2007 et en 2008. C'est que les assujettis à l'ISF sont des « amants » difficiles à séduire : M. Jaillais a lui-même admis que son carnet de rendez-vous ne s'était pas rempli avec sa suppression.

Non, l'ISF ne règlera pas les injustices et les inégalités, mais les 5,2 milliards d'euros qu'il rapportait à l'État représentent les budgets de la Culture, de la Justice, de la Jeunesse et des sports et de la Ville réunis.

N'oublions pas que le « S » d'ISF signifie « solidarité ». La solidarité consiste à faire en sorte que les très hauts patrimoines ne s'affranchissent pas des impôts. M. Jaillais a observé que le consentement à l'impôt s'émoussait, or une société sans impôt n'est pas une société... L'impôt sur la fortune a été créé en 1982 sous le nom d'impôt sur les grandes fortunes (IGF) ; or depuis les grands patrimoines et fortunes ont explosé : le patrimoine moyen des 1 % les plus riches est passé de 1,4 million d'euros à 4,5 millions d'euros, tandis que celui des 0,1 % les plus riches était multiplié par cinq, de 4 millions d'euros à 20 millions d'euros. Sur la même période, le patrimoine des Français ordinaires est passé de 100 000 euros à 190 000 euros...

M. Michel Canévet. - L'exposé de M. Goupille-Lebret est particulièrement utile : il montre que la suppression de l'ISF a fait passer le taux de fiscalité en dessous du seuil de 50 %, ce qui peut être un motif de satisfaction.

Les Échos annonçaient hier que l'OCDE avait adressé un satisfecit aux réformes du président Macron. Il faut néanmoins consentir un effort important sur la dépense publique, qui reste trop élevée. Il pourrait être envisagé de réduire les cotisations sociales tout en augmentant la TVA, pour renforcer la compétitivité de nos entreprises dans les échanges internationaux. C'est la condition de notre développement.

M. Dominique de Legge. - Les données présentées semblent montrer que la réforme de l'ISF a surtout favorisé les plus hauts patrimoines. Pouvez-vous le confirmer ? La création de l'IFI a été présentée comme un moyen de « taxer la rente » improductive. Cela appelle plusieurs observations. D'abord la notion de rente ne figure pas dans le code général des impôts. Ensuite, en quoi un bien agricole, du foncier bâti pour abriter une entreprise ou des bureaux ne participent-ils pas de l'économie réelle ? Y aurait-il un bon et un mauvais patrimoine ?

Concernant le rapport entre l'IFI et la rémunération du capital, la question de fond est à mes yeux la suivante : certains placements font l'objet de prélèvements supérieurs à la rentabilité du bien placé.

Enfin, une question quelque peu provocatrice : du point de vue de l'équité, ne valait-il pas mieux supprimer l'IFI et conserver le reste ?

M. Claude Nougein. - L'imposition du capital a été abordée sous le prisme de l'égalité, voire de la morale, alors qu'il aurait fallu la considérer sous l'angle de la recette fiscale. Le PFU est de 30 % en France - incidemment, c'est l'un des taux les plus élevés en Europe, auquel il faut ajouter les 4 % de la contribution exceptionnelle sur les hauts revenus que l'on oublie souvent. Or il semblerait que les recettes fiscales issues des revenus du capital n'aient jamais été aussi élevées qu'en 2018. La contradiction n'est qu'apparente : lorsque l'on réduit le taux d'imposition, les recettes ont tendance à progresser. Le même phénomène a été constaté pour l'impôt sur les sociétés, dont la recette a augmenté de plusieurs milliards d'euros, alors que le taux a été abaissé de 33 % à 28 % pour les 500 000 premiers euros de bénéfices à partir de 2018, et devrait être abaissé graduellement jusqu'à 25 %. Avez-vous observé un tel effet avec le PFU ?

M. Sébastien Meurant. - Il est urgent de remettre de la clarté dans le système fiscal français. La taxation de l'immobilier, en particulier pour l'immobilier neuf, est de 30 %, soit près du triple du taux allemand. L'IFI va-t-il contribuer à la crise du logement qui se prépare ? Qui le paiera, et quels en seront les effets sur l'investissement immobilier ?

M. Jean-Marc Gabouty. - Peut-on trouver une voie intermédiaire pertinente entre l'ISF, dont la base était trop large, et l'IFI, où elle est trop étroite ? Pourquoi ne pas hausser le seuil de l'IFI, pour ne pas taxer les petits patrimoines, en laissant de côté les actifs non dirigés vers les entreprises ? Il est vrai que des montages financiers permettent de présenter comme des investissements productifs des fonds orientés vers la spéculation. Toutefois, une telle réforme serait bienvenue.

Certes, les départs liés à l'ISF sont peu nombreux, mais le patrimoine des personnes concernées est bien au-dessus du patrimoine moyen des assujettis. Les mesures de compensation telles que la taxe sur les yachts ont été un échec total.

M. Emmanuel Capus. - Je souhaiterais avoir des éléments de comparaison avec d'autres pays européens. Lesquels ont maintenu l'imposition sur la fortune ? Certains ont-ils mis en place l'équivalent de l'IFI ? La baisse liée à l'introduction du PFU nous rapproche-t-elle de la moyenne européenne ? Nous savons que les pratiques d'optimisation résultent des écarts de taxation entre pays. Avons-nous gagné en compétitivité avec cette réforme ?

M. Boris Cournède- Le PFU nous rapproche des autres pays de l'OCDE, mais la France reste parmi les premiers pour l'imposition des revenus des personnes.

Nous avons travaillé sur le lien entre le niveau d'imposition et la recette fiscale. Pour la taxation des revenus les plus élevés, la France est au-dessus de la moyenne ; en revanche, au regard de l'imposition globale, la France est dans une zone incertitude, dans laquelle on ne peut déterminer si une baisse de la taxation fera augmenter les recettes. C'est possible, au vu de l'expérience des pays situés dans cette même zone.

Outre la France, les pays qui ont mis en place une fiscalité du patrimoine sont la Belgique, la Grèce, la Hongrie, le Luxembourg, la Norvège, la Slovénie et la Suisse.

L'OCDE recommande, de manière générale, de réduire la charge fiscale du travail pour la faire basculer sur la TVA mais, en France, le taux de cet impôt est déjà très élevé ; c'est pourquoi nous recommandons plutôt de reconsidérer les taux réduits de TVA, une entreprise certes politiquement délicate.

Autre piste, une baisse de la fiscalité sur le travail compensée par une hausse de la fiscalité sur la pollution, ce qui serait encore plus délicat dans le contexte actuel. Pourtant, une expérience similaire a réussi en Colombie-Britannique où, en 2008, une baisse de l'imposition sur le revenu dans les tranches les plus basses a été associée à la création d'une véritable taxe sur le carbone englobant l'ensemble des émissions - automobile, chauffage, usages individuels et industriels, etc. Cette taxe a été progressivement mise en place entre 2008 et 2012, jusqu'à atteindre 30 dollars canadiens par tonne de CO2 émis. Une telle taxe, introduite avec un objectif environnemental clair, pour éviter que l'on n'y voie qu'un moyen d'augmenter les recettes de l'État, et de manière perçue comme juste, améliore la compétitivité économique.

Enfin, une précision : notre évaluation des effets sur la croissance de la réduction des impôts sur le patrimoine a pris en compte les augmentations corrélées des autres impôts.

M. Michel Didier. - Au cours des quinze à vingt dernières années, la France a subi une perte de compétitivité sans précédent. La France et l'Italie sont les deux pays européens qui ont vu leurs parts de marché régresser notablement. Si nous avions conservé nos parts de marché face à nos concurrents européens à leur niveau de l'an 2000, nous aurions aujourd'hui 230 milliards d'euros d'exportations en plus. C'est arithmétique.

La conséquence de cette perte de compétitivité a été un autre phénomène jamais vu depuis la seconde guerre mondiale : un pouvoir d'achat du revenu disponible des ménages qui a stagné au cours des dix dernières années. Cette stagnation recouvre une augmentation dans les métropoles et une baisse ailleurs, dont nous voyons les effets dans la rue.

Quelles sont les marges de manoeuvre pour enrayer ce mouvement ? D'abord, poursuivre l'abaissement des charges sur le travail pour nous rapprocher des autres pays européens. Ensuite, maintenir la réforme de la fiscalité du capital, qui peut libérer le potentiel de croissance. Mais ce sera long, c'est pourquoi il convient également d'accélérer la transmission du capital des plus de 65 ans : c'est là que réside en partie l'accumulation des richesses. Pour cela, les droits de donation doivent être très inférieurs aux droits de succession.

De l'IGF à l'ISF puis l'IFI, le nom importe beaucoup moins que le contenu. Il faut considérer le problème dans sa globalité.

M. Vincent Éblé, président. - Je vous remercie de vos éclairages très complémentaires.

La réunion est close à 12 h 35.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

- Présidence de M. Yvon Collin, vice-président -

La réunion est ouverte à 15 heures.

Avis relatif aux prévisions macroéconomiques associées au programme de stabilité - Audition de M. Didier Migaud, président du Haut Conseil des finances publiques

M. Yvon Collin, président. - Le conseil des ministres a adopté ce matin le projet de programme de stabilité pour les années 2019 à 2022, qui présente, pour cette période, la trajectoire budgétaire retenue ainsi que le scénario macroéconomique sous-jacent.

Cette année, il est l'occasion pour le Gouvernement d'apporter des modifications profondes à sa trajectoire budgétaire afin, notamment, de tenir compte des mesures « gilets jaunes » annoncées en fin d'année dernière.

Compte tenu des enjeux, nous avons souhaité qu'un débat soit organisé en séance publique sur ce programme de stabilité. Il se tiendra le lundi 29 avril à 17 heures. Cela pourrait d'ailleurs être l'occasion pour nous d'interroger le Gouvernement sur l'impact des suites qui seront données au Grand débat national sur la trajectoire budgétaire.

Dans ce contexte, nous avons le plaisir d'accueillir Didier Migaud, afin qu'il nous présente l'avis du Haut Conseil des finances publiques sur ce programme de stabilité, en sa qualité de président. Je précise que cet avis porte uniquement sur les prévisions macroéconomiques associées au programme de stabilité, et non sur le scénario de finances publiques lui-même, conformément à l'article 17 de la loi organique du 17 décembre 2012.

M. Didier Migaud, président du Haut Conseil des finances publiques. - Je vous remercie de votre invitation. Je suis accompagné de François Monier, rapporteur général du Haut Conseil, de Vianney Bourquard et de Vladimir Borgy, rapporteurs généraux adjoints, et de Cyprien Canivenc, rapporteur.

C'est la septième fois que le Haut Conseil est appelé à se prononcer sur le programme de stabilité. Avant de détailler devant vous le contenu de ce nouvel avis, je formulerai deux remarques préalables.

La première porte sur le calendrier. Conformément au droit de l'Union, le programme de stabilité a été établi, comme chaque année, au début du mois d'avril et sera transmis à la Commission européenne d'ici à la fin de ce mois, après des débats à l'Assemblée nationale et au Sénat. Cette contrainte calendaire pèse particulièrement cette année puisque le texte a été bâti indépendamment des suites qui seront données au Grand débat national. Par ailleurs, les conditions de mise en oeuvre du Brexit, dont l'échéance initiale était fixée au 29 mars 2019, continuent de représenter un aléa majeur pour les perspectives de croissance européenne et française.

La seconde remarque concerne le mandat du Haut Conseil des finances publiques. L'examen du programme de stabilité qu'il réalise chaque année porte sur les prévisions macroéconomiques sous-jacentes à la trajectoire des finances publiques et non sur la trajectoire des finances publiques, même si notre avis tient compte de l'impact des finances publiques sur la macroéconomie et inversement. Le mandat du Haut Conseil est limité. Il s'appuie sur des prévisions émanant de multiples institutions telles que la Commission européenne, la Banque centrale européenne, le Fonds monétaire international, l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), ainsi que sur les travaux d'autres organismes comme l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), la Banque de France, Rexecode et l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE).

Avant de vous présenter les observations du Haut Conseil sur les prévisions du Gouvernement, j'interviendrai brièvement sur le contexte macroéconomique dans lequel le programme de stabilité français a été établi. Je vous présenterai ensuite notre appréciation sur les prévisions du Gouvernement portant sur l'année 2019, puis nos observations relatives au scénario macroéconomique établi pour les années 2020 à 2022.

S'agissant du contexte macroéconomique actuel, le Haut Conseil constate d'abord le caractère moins porteur de l'environnement économique mondial et européen dans lequel paraît le programme de stabilité de notre pays. Nous observons en effet un fort ralentissement de la croissance du commerce international depuis la fin de l'année 2018. Ce repli est notamment dû à l'escalade des droits de douane, initiée par les États-Unis, au ralentissement de la croissance des pays émergents, en particulier de la Chine, et aux difficultés qui affectent le secteur automobile dans plusieurs pays. Ainsi, malgré un rebond attendu au cours de l'année 2019, la croissance du commerce mondial en moyenne annuelle se situerait cette année à un niveau plus faible qu'en 2017 et en 2018.

La zone euro connaît pour sa part un fléchissement très prononcé de sa croissance. Le ralentissement de l'activité observé au second semestre de l'année 2018 reflète celui du commerce mondial et a été amplifié, notamment en Allemagne, par les difficultés d'adaptation du secteur automobile lors de la mise en oeuvre de nouvelles normes d'homologation au 1er septembre 2018.

Aussi, si la zone euro pourrait retrouver au premier semestre 2019 une croissance modérée, tirée par la consommation, les prévisions pour l'ensemble de l'année ont été sensiblement révisées à la baisse. En 2019, les prévisions de croissance pour la zone euro sont en effet comprises entre 1,3 % selon la Commission européenne et le gouvernement français, 1,2 % selon l'OCDE, et 1,1 % selon la Banque centrale européenne, ce qui correspond, quelle que soit l'estimation retenue, à une progression sensiblement inférieure à celle observée en 2017 (2,5 %) et en 2018 (1,8 %).

Depuis la mi-2018, notre pays connaît une croissance un peu plus soutenue que celle de ses principaux partenaires européens. Par rapport à la zone euro, la France a en effet bénéficié au second semestre 2018 d'un investissement des entreprises plus élevé et d'une contribution des échanges extérieurs un peu plus favorable. En revanche, l'investissement des ménages français a été moins dynamique que chez nos voisins européens. De même, la consommation a été atone au quatrième trimestre de l'année 2018 sous l'effet, notamment, des mouvements sociaux intervenus en fin d'année. L'écart de croissance de la France par rapport à la zone euro devrait toutefois se maintenir au premier semestre 2019. Le climat des affaires s'est en effet légèrement redressé aux mois de février et de mars, et se situe actuellement à un niveau un peu supérieur à sa moyenne de longue période. Enfin, la demande intérieure serait renforcée par un rebond de la consommation, soutenu par des gains significatifs de pouvoir d'achat au quatrième trimestre 2018 et au premier trimestre 2019.

Le Haut Conseil estime toutefois que ce contexte macroéconomique présente plusieurs facteurs d'incertitudes susceptibles d'affecter l'activité mondiale et européenne, et en conséquence la trajectoire de croissance française. Tout d'abord, les conditions de mise en oeuvre du Brexit constituent un aléa majeur pour notre dynamique de croissance. Ensuite, nous devons intégrer le risque d'une reprise plus lente que prévu du commerce mondial sous l'effet d'un possible durcissement des tensions protectionnistes, ou d'un ralentissement accru de l'activité en Chine ou aux États-Unis. Enfin l'activité française pourrait être freinée si le ralentissement observé ces derniers mois en Italie et en Allemagne était amené à se poursuivre.

À l'inverse, d'autres facteurs pourraient affecter positivement notre trajectoire. Certains pays européens pourraient ainsi utiliser les marges de manoeuvre budgétaires dont ils disposent pour soutenir davantage l'activité. Je pense également aux politiques monétaires plus accommodantes qui résultent des décisions prises par la Réserve fédérale américaine et la Banque centrale européenne au cours des derniers mois, qui atténuent le risque d'une remontée rapide des taux d'intérêt.

J'en arrive aux observations formulées par le Haut Conseil sur les prévisions du Gouvernement pour l'année 2019.

La prévision de croissance formulée dans le programme de stabilité pour 2019 par le Gouvernement s'élève à 1,4 %. Elle est donc en baisse par rapport à la prévision de la loi de finances pour 2019, qui s'établissait à 1,7 %. Cette prévision de croissance est en ligne avec celle formulée par plusieurs organisations internationales telles que le Fonds monétaire international et la Commission européenne, qui l'évaluent à 1,3 % pour 2019, ainsi qu'avec celle établie par d'autres organismes qui oscille entre 1,5 % selon l'OFCE, 1,4 % selon la Banque de France et 1,3 % selon Rexecode.

Dans le détail, la consommation des ménages français devrait être soutenue par d'importants gains de pouvoir d'achat résultant de la poursuite de la croissance des revenus d'activité, par le ralentissement de l'inflation et par les différentes mesures fiscales et sociales prises à la fin de l'année 2018. Ces gains de pouvoir d'achat, concentrés sur le quatrième trimestre 2018 et le premier trimestre 2019, ont été jusqu'ici absorbés en grande partie par la hausse du taux d'épargne, qui a atteint un niveau singulièrement élevé. La consommation française dépendra donc au cours des prochains trimestres de la perception qu'auront les ménages de l'évolution de leur pouvoir d'achat et de leur confiance dans l'avenir.

Enfin, la hausse de l'investissement des entreprises devrait également se poursuivre, ce qui est cohérent avec les niveaux élevés de taux d'utilisation des capacités de production.

En résumé, le Haut Conseil considère que la prévision de croissance pour 2019 formulée dans le programme de stabilité est réaliste. Il en est de même pour les prévisions d'emploi et de masse salariale établies par le Gouvernement pour 2019.

S'agissant de l'inflation, le Haut Conseil juge plausible la prévision du Gouvernement, à 1,3 % pour 2019. Toutefois les premières estimations de l'indice d'inflation du mois de mars 2019 laissent à penser que la hausse attendue de l'inflation sous-jacente pourrait être plus lente que celle prévue par le Gouvernement.

Pour finir, je vous présenterai les observations du Haut Conseil sur le scénario macroéconomique du Gouvernement pour les années 2019 à 2022.

Il convient d'abord d'examiner les hypothèses de croissance de produit intérieur brut potentiel, c'est-à-dire la production dite soutenable qui peut être réalisée sans engendrer de tensions dans l'économie. Le Gouvernement n'a pas modifié ses hypothèses par rapport à la loi de programmation des finances publiques pour les années 2018 à 2022. La croissance potentielle de l'économie française est ainsi estimée à 1,25 % pour chacune des années comprises entre 2018 et 2020. Elle augmenterait cependant très légèrement en fin de période pour tenir compte de l'impact des réformes structurelles, et s'établirait alors à 1,35 % en 2022. Le Haut Conseil renouvelle donc l'avis qu'il a déjà exprimé lors de l'examen de la loi de programmation, considérant que les hypothèses retenues par le Gouvernement pour cette période sont raisonnables. Il convient ensuite d'évaluer la position de l'économie française dans le cycle en 2019 et en 2020. Elle est estimée grâce à l'écart de production, également appelé output gap. Cet écart constitue en principe un indicateur de la capacité de rebond d'un pays quand il est négatif ou d'une perspective de ralentissement quand il est positif. Les estimations du Gouvernement établissent un écart de production très légèrement négatif pour 2018 et 2019, et se situent dans la fourchette des estimations disponibles.

Cependant l'incertitude portant sur l'écart de production est importante. En effet, cet écart ne correspond pas à une donnée observable ou comptable. Ces estimations sont régulièrement sujettes à des révisions significatives. Comme en avril 2018, la fragilité des évaluations de l'écart de production est mise en lumière par les messages divergents délivrés par les indicateurs d'inflation et de tension. Ainsi l'inflation sous-jacente fluctue faiblement et reste à un bas niveau, ce qui ne témoigne pas de signe de tension. En revanche, les taux d'utilisation des capacités de production dans l'industrie manufacturière et les difficultés de recrutement s'établissent depuis 2019 au-dessus de leur moyenne de long terme.

J'en viens au scénario de croissance établi par le Gouvernement pour la période 2020-2022. L'an dernier, dans notre avis sur le programme de stabilité d'avril 2018, nous avions considéré que le scénario d'une croissance effective demeurant continument supérieure à la croissance potentielle jusqu'en 2022 était optimiste. Le nouveau scénario présenté cette année se prête moins à cette critique. Le Gouvernement a en effet révisé à la baisse son scénario de croissance par rapport au programme de stabilité transmis en 2018. Les prévisions de croissance établissaient ainsi un taux de 1,4 % par an. Ce niveau est proche de la croissance potentielle jusqu'en 2022. En conséquence, l'écart de production serait durablement proche de zéro. Ce nouveau scénario constitue une base plus raisonnable que dans le programme de stabilité précédent pour établir une trajectoire pluriannuelle de finances publiques.

Pour conclure, j'évoquerai l'impact du scénario macroéconomique présenté par le Gouvernement sur les finances publiques. Dans l'ensemble, le Haut Conseil note que le Gouvernement a souhaité rendre plus crédible le scénario macroéconomique de moyen terme. La comparaison des trajectoires de finances publiques du programme de stabilité transmis en avril 2018 et de celui-ci montre qu'un scénario optimiste de croissance tel que celui de l'an dernier tend à minorer le déficit et à afficher une trajectoire favorable de dettes publiques. Tandis que le solde public effectif devait être positif dans le dernier programme de stabilité à hauteur de 0,3 point de PIB en 2022, celui de cette année prévoit désormais un déficit public de 1,2 point au même horizon. Le programme de stabilité établi en avril 2019 inscrit donc une dégradation du déficit de 1,5 point de PIB par rapport à celui de l'an passé. Dans l'ensemble, cette évolution est expliquée pour un peu plus de la moitié par la révision de la trajectoire de croissance économique sur la période de 2018 à 2022, et pour un peu moins de la moitié par les choix faits en matière de finances publiques, essentiellement le choix d'une baisse plus forte des prélèvements obligatoires sans effort supplémentaire en matière de maîtrise de la dépense publique.

En conséquence, dans le nouveau scénario, en 2022 le solde structurel restera éloigné de l'objectif de moyen terme fixé à moins 0,4 point de PIB. Il serait encore de moins 1,3 point de PIB en 2022 contre moins 0,6 point initialement fixé dans le programme de stabilité établi en avril 2018. La révision du scénario de croissance, et dans une moindre mesure de celui des finances publiques, se traduirait aussi par une modification significative de la trajectoire de diminution du ratio de dette sur PIB.

D'après le programme de stabilité transmis par le Gouvernement, il ne diminuerait sur l'ensemble de la période 2018-2022 que de 1,6 point dans le programme de stabilité d'avril 2019, contre 7,2 points initialement anticipés dans le programme de stabilité établi l'année dernière. La baisse du ratio de dette annoncée ne commencera qu'en 2021, alors qu'elle était attendue à compter de 2018 dans le programme de stabilité d'avril 2018.

Le Haut Conseil relève donc que pour des raisons tenant à la fois aux perspectives de croissance révisée à la baisse et au choix fait d'une baisse plus forte des prélèvements obligatoires, le nouveau programme de stabilité conduit, par rapport au précédent, à une réduction sensiblement moindre des déficits effectif et structurel à l'horizon 2022, et en conséquence de notre dette. Cette évolution rend d'autant plus nécessaire un strict respect des objectifs de dépenses publiques si les pouvoirs publics veulent respecter les engagements pris.

M. Yvon Collin, président. - Je vous remercie.

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - L'avis du Haut conseil des finances publiques sur le programme de stabilité a été transmis ce matin même au Parlement - sous embargo alors que son contenu a été en partie diffusé par la presse depuis plusieurs jours. Les ministres eux-mêmes ont distillé des annonces. C'est à se demander à quoi l'on sert ! Le Sénat s'apprête à entendre le Premier ministre parler dans le cadre du Grand débat mais il n'annoncera rien puisqu'il faudra attendre la parole du Président de la République. D'autres mesures budgétaires et fiscales seront proposées par l'exécutif et dans ces conditions, quelle est la crédibilité d'un document déjà dépassé ?

Deux questions néanmoins. D'abord, quel est l'impact sur la croissance des mesures prises en décembre pour répondre au mouvement des « gilets jaunes » ? On a laissé filer le déficit puisque les mesures en recettes ont été différées. Quel est le coefficient multiplicateur retenu pour calculer l'effet retour sur la croissance ? On regrettera que le Sénat n'ait pas été entendu plus tôt, alors que nous proposions déjà il y a un an des mesures en faveur des retraités et sur la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE).

Ensuite, avez-vous estimé les effets d'un Brexit « dur » sur l'activité commerciale ?

M. Yvon Collin, président. - Ma première remarque porte également sur la sincérité du projet de programme de stabilité. Comment a-t-on pu élaborer un programme de stabilité indépendamment des suites qui seront données au grand débat national, dont tout laisse à croire qu'elles auront un impact non négligeable sur le scénario budgétaire gouvernemental ? Est-ce à dire que les services de la Commission européenne vont se prononcer dans quelques semaines sur un programme de stabilité déjà obsolète ? Un rectificatif est-il envisageable ?

J'ai par ailleurs une question sur la capacité de rebond de l'économie française, ce que les économistes appellent dans leur jargon « l'écart de production ». Comme vous le soulignez dans votre avis, les conjoncturistes et le Gouvernement estiment que l'économie française aura épuisé sa capacité de rebond à l'issue de l'exercice 2019 et devrait dès lors croître à un rythme proche de son potentiel. Logiquement, la résorption de l'écart de production s'accompagne de tensions sur les salaires et les prix. Pourtant, l'inflation sous-jacente demeure atone. Comment expliquer cette contradiction ?

M. Didier Migaud. - Je ne peux évidemment me prononcer sur les remarques du rapporteur général. Nous avons travaillé dans les conditions habituelles, à partir des documents que le Gouvernement nous a transmis mercredi dernier. Le Haut Conseil des finances publiques a terminé la rédaction de son avis hier dans l'après-midi et l'a immédiatement transmis au Parlement.

Quant à la crédibilité de l'exercice, le scénario macroéconomique, tel qu'il nous a été présenté, nous paraît réaliste. Le fait que le programme de stabilité ait été préparé indépendamment des suites du grand débat et du calendrier du Brexit est la simple conséquence du calendrier européen, qui exige la présentation de ce programme avant la fin du mois.

Les mesures prises pèseront-elles sur la croissance en 2019 ? Ce n'est pas sûr, en revanche, elles pèseront certainement sur le scénario de finances publiques pour la période 2020-2022.

Le coefficient multiplicateur des mesures prises à la suite de la crise des gilets jaunes n'a pu être mesuré. Les mesures prises en faveur du pouvoir d'achat entre le quatrième trimestre 2018 et le premier trimestre 2019 ont eu des effets, mais pas sur la consommation, qui est restée atone au quatrième trimestre 2018. Le lien entre la hausse de pouvoir d'achat et la hausse de la consommation n'est pas systématique. Le Gouvernement prévoit ainsi une augmentation de 2 % du pouvoir d'achat en 2019 et une hausse de la consommation de 1,6 %. Cette hypothèse, qui repose sur un taux d'épargne élevé, nous semble prudente. Le pouvoir d'achat supplémentaire ne sera pas forcément consommé rapidement. Tout dépendra, ensuite, de la confiance des ménages français dans les mesures prises et de leur foi dans l'avenir.

Ces mesures sont intervenues dans un contexte d'affaiblissement de la demande extérieure causé par un ralentissement européen et mondial ; elles peuvent expliquer pourquoi la croissance française a assez bien résisté.

Il n'appartenait pas au Haut Conseil des finances publiques d'estimer les effets du Brexit ; à terme, il peut bien sûr se traduire par des pertes économiques, notamment à cause d'une baisse des échanges commerciaux. Certains instituts ont évalué la perte de croissance pour le Royaume-Uni à deux points de PIB depuis le vote du Brexit, en raison d'une baisse de l'investissement et de la consommation des ménages. Une étude de l'Insee a évalué les effets d'une augmentation des droits de douane sur l'activité française dans deux scénarios : un soft et un hard Brexit. Dans le premier cas, la perte de croissance serait de 0,3 point, étalée sur plusieurs trimestres ; dans le second, de 0,6 point. La France ne serait pas le pays le plus affecté : l'Irlande serait la plus touchée pour des raisons évidentes, mais l'Allemagne y perdrait également beaucoup. Cela explique la volonté de la chancelière d'éviter une sortie sans accord.

Le Fonds monétaire international a lui aussi publié ses prévisions hier. En cas de Brexit sans accord, l'Union européenne perdrait de 0,1 % à 0,4 % de croissance dès 2019, et 0,2 % à 0,4 % supplémentaires jusqu'en 2021. Nul ne peut déterminer avec précision les effets du Brexit ; seule certitude, il n'est bon pour personne...

La croissance potentielle et l'écart de production sont des sujets sensibles au sein de la communauté des économistes. Leur estimation est difficile, et il n'existe aucune méthode pleinement satisfaisante d'estimation. Ce sont néanmoins des notions utiles, et nous continuons à y travailler. L'hypothèse de croissance potentielle présentée par le Gouvernement a paru raisonnable au Haut conseil. Les avis divergent également sur l'écart de production, et la possibilité d'une évolution de la croissance potentielle. Le Gouvernement a évalué l'impact des réformes de structure à 0,1 point : la croissance tendancielle serait ainsi portée de 1,25 % à 1,35 % à l'échelle du quinquennat.

L'OCDE et le FMI intègrent des effets plus importants des réformes structurelles que ne le fait le Gouvernement. Le FMI va jusqu'à 1,5 point de croissance potentielle. En revanche, la Commission européenne diverge totalement dans ses appréciations, car elle ne prend pas en compte les réformes annoncées. Elle part de ce qui est voté effectivement par les parlements.

Vous m'avez demandé si un pays pouvait avoir une croissance effective supérieure à sa croissance potentielle sur une longue période. Je n'ai aucune certitude sur ce point. C'est difficilement envisageable, même si l'Allemagne et les États-Unis ont prouvé que c'était possible.

Actuellement, la prévision de 1,4 % est proche de la croissance potentielle de la France. On peut penser que ce scénario n'est pas déraisonnable.

M. Roger Karoutchi. - Lors de la restitution du Grand débat au Grand Palais, je n'ai pu applaudir que l'annonce du Premier ministre visant à donner plus de pouvoirs à la Cour des comptes.

Plus sérieusement, beaucoup d'économistes et de financiers prédisent l'arrivée d'une crise financière dans les mois qui viennent. Qu'en pensez-vous ? Cet élément a-t-il été pris en compte dans vos évaluations ?

M. Jérôme Bascher. - J'ai bien compris que nous étions en fin de cycle. Cependant, la dégradation du solde budgétaire en fin de période est massive. Y a-t-il eu des mensonges dans le passé ? Le solde ne risque-t-il pas de se dégrader encore avec la révision à la baisse de 0,3 point de la croissance prévisionnelle, même s'il y a de bonnes nouvelles en base ?

M. Michel Canévet. - La loi de finances pour 2019 a été préparée et votée sur des prévisions de croissance de 1,7 %. Aujourd'hui, un certain nombre d'éléments extérieurs, comme la situation aux États-Unis ou le Brexit, sont de nature à affecter cette croissance. L'ajustement à 1,4 % est-il vraiment réaliste, sachant que la croissance au premier trimestre a été de 0,3 % ? Que faudrait-il pour éviter encore une dégradation du ratio d'endettement ?

Mme Christine Lavarde. - Monsieur Migaud, les doutes que vous aviez émis sur la levée de l'impôt dans le cadre de la mise en oeuvre du prélèvement à la source ont-ils été dissipés ? Avez-vous relevé une modification des habitudes de consommation suite à la mise en place du prélèvement à la source ?

M. Bernard Delcros. - Le Gouvernement a annoncé la suppression totale de la taxe d'habitation. Cela représente 10 milliards d'euros, résidences secondaires comprises. Le programme de stabilité 2019-2022 en tient-il compte ? Sinon, quelle sera l'incidence de cette suppression ?

M. Thierry Carcenac. - Vous avez mentionné deux aléas pouvant peser sur l'activité : la sortie du Grand débat et le Brexit.

Moi, je m'inquiète du coût de l'énergie. Le prix du baril est fortement remonté, ce qui impacte le coût de l'énergie en général. Quel impact cela aura-t-il sur le pouvoir d'achat ?

S'agissant du Brexit, ne peut-on pas considérer qu'il y a eu une anticipation des entreprises dès 2018, ce qui aurait eu un impact sur l'activité ?

M. Jean-Claude Requier. - Les mesures de pouvoir d'achat, justifiables malgré leur coût, ne doivent pas faire oublier la nécessité de réhausser la croissance par d'autres canaux. Quels sont selon vous les principaux leviers de croissance du côté de l'offre ?

M. Didier Rambaud. - Le Grand débat a été l'occasion d'un plébiscite pour la Cour des comptes dont personne ne demande la disparition, contrairement à d'autres institutions.

La loi de programmation 2018-2022 a mis en place un nouveau principe budgétaire qui consiste à affecter toute bonne nouvelle en matière de recettes à la baisse du déficit, donc à la réduction de l'endettement, intégralement si cette évolution est conjoncturelle, et à moitié si elle est structurelle. Pouvez-vous faire un point d'étape sur la mise en oeuvre de ce principe ?

M. Didier Migaud. - Nous sommes sensibles à ce qui remonte des territoires s'agissant de la Cour des comptes.

Je ne sais pas s'il faut que la Cour ait plus de pouvoirs. Il faut se prémunir contre le gouvernement des juges. En revanche, il faudrait que les gouvernements puissent davantage motiver leurs choix de ne pas suivre nos recommandations. De tels débats devraient avoir lieu au Parlement, devant l'opinion publique. Je remarque que l'ordre du jour réservé au contrôle dans les deux chambres est plus souvent occupé par des propositions de loi que par des débats de contrôle.

Les Français comprennent mal que des dysfonctionnements soient signalés par la Cour sans que des conséquences en soient tirées par les gestionnaires publics. Entre la responsabilité politique et la responsabilité pénale, je suis convaincu qu'il existe un espace pour une véritable responsabilité administrative et financière.

Le scénario ne prend pas en compte l'éventualité d'une nouvelle crise financière. C'est un aléa, mais qui reste peu probable dans des délais très courts. Il y aura toujours des économistes pour vous dire le contraire, d'autant plus que le souvenir de celle de 2008, que peu avaient anticipée, les incite à la prudence... Il y a des indicateurs dans ce sens, mais d'autres vont dans le sens contraire, comme l'absence d'inflation. Certes les entreprises sont endettées, mais les taux sont bas ; les entreprises françaises ont une trésorerie plutôt correcte, notamment cette année grâce à la transformation du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE).

La remontée des taux aura lieu un jour ou l'autre. Mais la Réserve fédérale et la Banque centrale européenne feront en sorte qu'elle soit maîtrisée. La charge de la dette sera même vraisemblablement inférieure à ce qui était prévu dans la loi de finance initiale.

Je ne peux pas empiéter dans mes réponses sur les travaux que la Cour mène en ce moment, comme le rapport sur l'exécution du budget de l'État que nous vous remettrons autour du 20 mai et le rapport sur la situation et les perspectives des finances publiques - je pense aux questions de M. Rambaud ou de Mme Lavarde.

Le prix du pétrole retenu dans l'hypothèse, à 65 dollars le baril, est à un niveau bas - en 2008, il était en moyenne de 71 dollars. Mais plusieurs économistes considèrent qu'un ralentissement de l'activité au niveau mondial devrait se répercuter à la baisse sur le prix du pétrole, même si nous n'y assistons pas encore.

Nous pensons que la prévision de croissance est réaliste. Les deux premiers trimestres devraient être assez bons, compte tenu des gains de pouvoir d'achat, avec une croissance de 0,4 % à chaque fois, selon l'Insee, ce qui permet un acquis de croissance de 1,1 %. Espérer 0,3 % de plus pour les deux trimestres suivants semble réaliste.

J'entends parfois que le scénario est optimiste à 0,1 point près. Les écarts peuvent être beaucoup plus importants : ayons un peu de recul face à un chiffre qui ne peut être que provisoire. Mais, je le répète, 1,4 % me semble réaliste.

Quelles sont les conséquences du programme de stabilité ? Comment expliquer que le ratio de dette évolue moins positivement que prévu ? Il y a d'abord les révisions de croissance : si on passe de 1,7 % à 1,4 %, cela a des conséquences. Il y a aussi les mesures supplémentaires prises en matière de baisse des prélèvements obligatoires : l'effort de maitrise des finances publiques restant au même niveau, le déficit est plus grand. Cela implique une vigilance d'autant plus forte sur la maîtrise des dépenses. L'effort proposé est plus ambitieux que les années précédentes, mais cela ne suffit pas à faire face à la baisse des prélèvements obligatoires. C'est ce qui explique le solde dégradé par rapport aux prévisions de l'année dernière. Tous les effets ont été pris en compte, indépendamment d'éventuelles mesures nouvelles qui pourraient être annoncées à la suite du grand débat.

Nous aurons l'occasion de revenir à ces sujets lorsque nous évoquerons les rapports sur l'exécution du budget de l'État et sur la situation et les perspectives des finances publiques.

M. Yvon Collin, président. - Merci, Monsieur le président, d'avoir fait preuve de la même rigueur que d'habitude et d'avoir rappelé notre mission en matière d'évaluation et de contrôle.

La réunion est close à 16 h 10.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Jeudi 11 avril 2019

- Présidence de M. Vincent Éblé, président -

La réunion est ouverte à 11 heures.

Audition de M. Rodolphe Gintz, directeur général des douanes et droits indirects

M. Vincent Éblé, président. - Mes chers collègues, nous avons ce matin le plaisir d'accueillir M. Rodolphe Gintz, directeur des douanes et droits indirects.

Notre commission a souhaité vous entendre, monsieur le directeur, à l'heure où les Douanes françaises doivent faire face à de nombreux défis. Cette audition se déroule en effet à la veille de l'expiration du premier délai accordé au Royaume-Uni pour organiser sa sortie de l'Union européenne, même si nous avons tous appris ce matin que la nouvelle date fixée était désormais celle du 31 octobre 2019.

Le Brexit sera naturellement au coeur de nos échanges. Notre commission s'intéresse plus particulièrement aux moyens mis en oeuvre par les Douanes pour s'y préparer, que ce soit pour la circulation des marchandises ou pour celle des personnes. Le Brexit nécessite une adaptation, et sans doute une extension, des moyens humains et des infrastructures des Douanes. À cet égard, vous pourrez nous indiquer si les activités et les implantations de la DGDDI ont d'ores et déjà été modifiées par la perspective du Brexit.

Le Brexit n'est cependant pas le seul sujet de préoccupation pour les Douanes françaises. La direction générale des douanes et droits indirects joue ainsi un rôle crucial dans la lutte contre la fraude, par exemple à la TVA, et assume des missions fiscales.

Lors d'une précédente audition, M. Alexandre Gardette nous a indiqué qu'il n'était pas question de transférer la totalité des 3 000 agents des Douanes faisant du recouvrement vers la DGFiP ou vers une future agence, mais des évolutions sont sans aucun doute envisagées : pouvez-vous nous en dire davantage sur vos propositions en matière de modernisation du recouvrement ? Tout en assurant leurs missions, les Douanes ont également poursuivi leur modernisation, que ce soit dans leurs procédures ou dans leur organisation, ce qui a pu susciter des réticences : le mouvement social lancé le 4 mars 2019 illustre les tensions qui agitent les Douanes aujourd'hui et des éléments chiffrés sur l'impact de ce mouvement seraient particulièrement appréciés.

Enfin, le ministre de l'action et des comptes publics a présenté les résultats des Douanes le 25 février dernier, et vous reviendrez sans aucun doute sur ce bilan 2018.

M. Rodolphe Gintz, directeur général des douanes et droits indirects. - C'était un choix audacieux de fixer cette audition aujourd'hui, puisque nous étions censés être à la veille du Brexit. Les gouvernements de l'Union en ont décidé autrement. Je précise d'emblée que nous avons une date maximale, le 31 octobre, mais aussi une date intermédiaire, le 1er juin. Le calendrier est mobile, ce qui n'est pas sans créer quelques difficultés en termes d'effectifs aux Douanes. J'y reviendrai.

Vous l'avez dit aussi, les grands enjeux de notre administration vont au-delà du Brexit, même si celui-ci pose des questions assez fondamentales pour la gestion d'une frontière. La position de la France au coeur de l'Europe fait que nous n'avons plus vraiment l'habitude de gérer des frontières routières aussi importantes. Nous allons devoir gérer différemment 5 millions de poids lourds par an sur cette nouvelle frontière - puisque sur la façade de la Manche et de la mer du Nord, c'est une frontière routière que nous allons gérer en réalité. La France gère quelques frontières routières avec la Suisse, Andorre ou encore le Brésil en Guyane, mais ce n'est pas la même intensité. La gestion de cette nouvelle frontière constitue donc un challenge technologique et humain.

Nous devons aussi mettre en oeuvre de nouveaux chantiers de transformation, que le ministre Gérald Darmanin nous a assignés. Le premier d'entre eux est double, puisque la loi pour un État au service d'une société de confiance (Essoc), en vigueur depuis la fin de l'année dernière, nous impose de trouver un nouvel équilibre entre confiance et lutte contre la fraude. Nos équipes doivent donc prendre le temps de vérifier que les contribuables ont véritablement compris la nouvelle réglementation, qui peut être complexe. Le volet répressif de cet équilibre résulte de la loi relative à la lutte contre la fraude, qui nous donne de nouveaux pouvoirs et de nouveaux outils, notamment dans le domaine de la lutte contre l'évasion fiscale de la TVA sur le e-commerce, phénomène qui prend de plus en plus d'importance. Ces perspectives de changement organisationnel créent des inquiétudes légitimes chez nos fonctionnaires. Les incertitudes résultant du Brexit, cumulées aux récentes réformes relatives à notre organisation mais aussi à la façon de mener notre métier, ont été à l'origine du mouvement social actuel. Des négociations étant en cours, vous comprendrez que je ne puisse pas trop m'étendre sur le sujet.

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général de la commission des finances. - Nous avons rencontré à Bruxelles le directeur général en charge de ce dossier. Il a évoqué un délai d'une minute trente supplémentaire par camion à la frontière. Avez-vous fait des projections précises de l'impact du Brexit - selon ses modalités, plus ou moins « dur » -, sur le flux des marchandises ? Selon vos évaluations, quelles conséquences aurait la sortie du Royaume-Uni sur les entreprises ? Comment vous préparez-vous concrètement, en termes de procédures et d'effectifs ?

M. Rodolphe Gintz. - En réalité, nous nous préparons depuis deux ans en suivant un raisonnement inverse au vôtre : comment faire pour éviter des files d'attente interminables aux arrivées dans les ports et au terminal Eurostar ? Le rétablissement des frontières, c'est d'abord des formalités pour une partie des marchandises. Un engorgement serait un désastre pour nos économies, notamment pour les Hauts-de-France. Les files de camions risqueraient aussi de poser des problèmes d'ordre public.

Aussi, nous nous sommes très rapidement rapprochés des gestionnaires d'infrastructures concernées par l'arrivée en France ou au Royaume Uni. Nous sommes partis d'un raisonnement simple : il faut que les déclarations soient faites en amont, avant d'embarquer. Ensuite, nous devons mettre à profit le temps de la traversée pour vérifier la cargaison du camion. Selon le type de cargaison, par exemple des animaux, des formalités supplémentaires peuvent être nécessaires. Dans ce cas-là, ou si les transporteurs n'ont pas fait de formalités, ils seront orientés à l'arrivée vers une file particulière, les autres ayant la voie libre pour continuer leur route.

Pour ce faire, nous avons dimensionné un système d'information, ainsi que des infrastructures de stockages et de contrôle, avec comme objectif la préservation de la fluidité du trafic. Nous avons ainsi développé un système d'information qui vise à faire le lien avec les déclarations faites en amont sur le système Delta. Concrètement, à l'arrivée au port ou au terminal d'Eurostar, des caméras vont lire les plaques d'immatriculation et faire le lien avec la déclaration. L'algorithme va alors réaliser une analyse des risques pour décider quel camion nous devons contrôler, soit en raison d'enjeux liés à la protection du territoire, au respect des normes ou à la fiscalité, soit parce qu'une autre administration doit réaliser un contrôle (par exemple pour les marchandises d'origine animale ou végétale). Nous avons de toute façon toujours procédé par ciblage pour effectuer nos contrôles. Une fois l'analyse effectuée, le conducteur est informé de la file qu'il doit emprunter. Vous le voyez, notre objectif est la fluidité absolue du trafic. Il y aura ainsi des douaniers au sortir du site d'Eurotunnel pour vérifier que les camions qui doivent aller sur la file orange ne se retrouvent pas sur la file verte, et pour aider celles et ceux qui vont devoir accomplir des formalités.

Pour gérer cette nouvelle procédure, nous avons créé deux bureaux à Calais et Dunkerque, et deux brigades, à Lille et Dunkerque, où seront affectés 270 nouveaux douaniers. Il y a un sujet particulier important à Dunkerque sur les industries de la pêche. La région des Hauts-de-France est particulièrement concernée, puisque, sur les 5 millions de poids lourds que j'évoquais tout à l'heure, plus de 4 millions y arrivent.

Nous sommes donc prêts, avec un nouveau système d'information, de nouveaux bureaux et des infrastructures de contrôle. Il nous manque juste la date.

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général de la commission des finances. - Qu'en est-il pour les aéroports ?

M. Rodolphe Gintz. - Les Britanniques voyageant par avion arrivent essentiellement dans les aéroports du Sud-Ouest et des Alpes en hiver. Nous partageons avec la police aux frontières (PAF) la fonction de contrôle dans les aéroports. Schématiquement, nous sommes plus présents dans les aéroports de province, qui seront les plus concernés.

Nos amis britanniques sont déjà hors de Schengen ; mais être hors de l'Union européenne constitue une situation distincte, du point de vue des personnes comme des marchandises qu'elles transportent. En théorie, les non-européens sont soumis à des formalités supplémentaires, comme l'obtention d'un visa ou le compostage des passeports, visant à vérifier qu'ils n'ont pas passé plus de 180 jours sur le territoire européen au cours des six derniers mois. Ces formalités supplémentaires pourraient également prendre du temps. C'est l'un des objets de la discussion entre gouvernements au niveau de l'Union. Le deuxième changement concerne les marchandises transportées, qui ne seront plus considérées comme des marchandises intracommunautaires. Deux choses vont évoluer : à l'arrivée sur le territoire, comme les autres non-européens, ils devront donc les déclarer et payer éventuellement des droits. Et au retour, en revanche, les Britanniques pourront récupérer la TVA sur les biens achetés en France, ce qu'on appelle la détaxe. Cela implique d'avoir des effectifs supplémentaires pour aider les Britanniques à remplir leurs formalités déclaratives et pour éviter la fraude à la détaxe.

M. Vincent Éblé, président. - Au-delà du Brexit, pouvez-vous revenir sur quelques points évoqués dans nos propos introductifs comme le recouvrement de l'impôt et la lutte contre la fraude à la TVA ? Disposez-vous d'éléments à ces sujets ?

M. Rodolphe Gintz. - J'ajoute un mot sur le Brexit avant d'y revenir, monsieur le président. Les délais supplémentaires qui viennent d'être décidés vont nous servir. Je les rappelle : s'il n'y a aucun accord, le Brexit aura lieu le 31 octobre ; si le Royaume-Uni n'organise pas d'élections européennes, c'est le 1er juin qui a été retenu. Dans cet intervalle, un accord peut intervenir et prévoir une date intermédiaire. Nous avons donc un délai mobile, qui varie entre deux et six mois, avec une possibilité, à tout moment, que la clause du Brexit soit activée.

Les administrations sont prêtes, mais ce n'est pas le cas de toutes les entreprises, notamment les PME. Il faut dire qu'il y a eu beaucoup d'incrédulité au départ. Mais aujourd'hui, l'idée du Brexit s'impose chez tout le monde. Les grandes entreprises ont bien vu les conséquences du Brexit, certaines allant jusqu'à modifier leur processus de fabrication. Tel n'est pas toujours le cas des PME. Nous avons lancé des campagnes d'information en direction des entreprises, mais les PME ne se précipitent pas dans nos réunions d'information. Les délais supplémentaires vont nous permettre d'insister sur ce point. Nous diffusons notamment, sur place, des guides en plusieurs langues, pour indiquer aux conducteurs ce qu'ils devront faire.

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général de la commission des finances. - Est-ce que les Anglais sont prêts ? Quel est le niveau de préparation de la douane britannique, et quelles relations entretenez-vous avec vos homologues ? Par ailleurs, la France a la réputation d'avoir une douane efficace, tandis que d'autres feraient des contrôles moins tatillons. Concrètement, certains ports ne risquent-ils pas d'en profiter ? Le cas échéant, nos ports français pourraient perdre en compétitivité.

M. Vincent Éblé, président. - Le ministre de l'action et des comptes publics a souligné, devant la commission spéciale du Sénat chargée d'examiner les mesures de préparation du Brexit, la faible affluence des PME aux réunions d'informations organisées par les Douanes. Par exemple, pour les Hauts-de-France, sur 550 PME conviées, seules 42 se sont rendues à la réunion d'information. Comment expliquer cette faible mobilisation, qui laisse craindre un manque de préparation des entreprises à ces changements ? Quels sont les risques associés à ce manque de préparation ? Comment, enfin, comptez-vous vous y prendre pour mieux sensibiliser les PME ? Nous avons besoin de rassurer nos concitoyens sur ces risques.

M. Rodolphe Gintz. - J'ai pu observer que la mobilisation des entreprises suivait les oscillations des discussions politiques. Les entreprises étaient peu mobilisées jusqu'à l'automne 2018, un peu plus à compter de la rentrée de septembre 2018, très démobilisées après l'annonce du projet d'accord, remobilisées à nouveau après l'annonce du Premier ministre le 18 janvier, déclarant que nous préparions le plan du « hard Brexit ». Depuis que les négociations ont repris, elles sont à nouveau moins mobilisées. Gageons que les événements de cette semaine suscitent un regain d'intérêt dans les PME. Nous avons désormais un calendrier. Depuis que le ministre s'est exprimé devant vous à l'automne dernier, nous avons réorganisé des réunions, et constaté davantage d'affluence.

Pour l'instant, si tout est clair dans le sens Royaume-Uni - France, la réciproque n'est pas vraie. Nous avons diffusé deux versions d'un guide de préparation avec toutes les nouvelles formalités douanières, et mis en source ouverte, pour les entreprises les plus matures, les spécifications techniques de notre nouveau système d'information, pour qu'elles puissent se l'approprier. Pour bien communiquer vers les entreprises, il faut maintenant que nos homologues britanniques exposent clairement quelles seront leurs formalités. Nous ne savons pas si leur système d'information Chief sera prêt. Par ailleurs, nous essayons de sensibiliser au maximum les entreprises de transport du nord et de l'est de l'Europe sur les futures procédures à l'aide d'une brochure en plusieurs langues que nous distribuons dans les ports et dans l'Eurostar.

Pour ce qui est de la compétitivité entre ports, il faut savoir que nous avons un avantage géographique évident, de par notre proximité avec le Royaume-Uni. En effet, contrairement à la Belgique et aux Pays-Bas, le transit par la France ne nécessite pas de rupture de charge, puisqu'un seul et même conducteur de camion effectue la totalité du trajet, ce qui est un avantage en matière de coût. A l'inverse, en Belgique, un premier camion amène le chargement au bateau, et c'est un autre camion qui le reprend à l'arrivée, ce qui fait deux ruptures de charges. Tout le dispositif mis en place vise à conserver notre compétitivité, tout en évitant de créer de délais supplémentaires. C'est décisif pour les transporteurs. Nous discutons actuellement avec nos homologues hollandais, belges, allemands, avec l'aide de la Commission européenne, pour faire en sorte que le Brexit ne change pas les pratiques actuelles. Nos homologues sont prêts, mêmes s'ils n'ont pas développé de système d'information spécifique. Les ports bretons et normands pourront même tirer profit de leur proximité avec l'Irlande.

M. Thierry Carcenac, rapporteur spécial. - Je vous poserai plusieurs questions englobant différents thèmes.

Le Brexit nécessitera un renfort de 270 agents. Des créations de postes ont été votées en loi de finances pour 2019, mais les agents ne sont pas encore opérationnels. Concrètement, allez-vous organiser des redéploiements sur le terrain ?

J'ai bien compris que votre administration était prête, mais qu'en est-il des services vétérinaires, qui vont être eux aussi confrontés à un surcroît de contrôles ?

Avez-vous une idée du nombre de camions qui nécessiteront des contrôles physiques sur les 5 millions ? Avez-vous des contacts poussés avec les organisations de transporteurs sur cette question ?

Par ailleurs, à la suite de la loi Essoc, avez-vous constaté une modification du comportement des entreprises ? Est-ce qu'il y a davantage de rescrits, de demandes des entreprises dans ces domaines ?

Je voudrais enfin vous interroger sur la simplification du recouvrement, avec l'instauration éventuelle d'une agence unique du recouvrement. Est-ce que des transferts de taxes sont envisagés ? Auriez-vous des éléments supplémentaires à nous fournir au sujet de la simplification du recouvrement ?

M. Philippe Dominati. - Pouvez-vous préciser les rôles respectifs de la PAF et des Douanes, car cela n'est pas très clair pour les citoyens ? Est-ce que la coordination entre ces deux administrations est bonne ?

Mme Nathalie Goulet. - Les chambres de commerce et d'industrie ont aussi été très actives, ce qui explique peut-être que les entreprises n'aient pas jugé utile de se rendre aux réunions des Douanes.

M. Rodolphe Gintz. - Nous avons travaillé en commun.

Mme Nathalie Goulet. - Pas toujours.

Y a-t-il une coordination avec vos homologues européens ?

Enfin, je voudrais avoir votre opinion sur le logiciel de détection précoce de la fraude à la TVA, que beaucoup de pays étrangers utilisent.

M. Bernard Lalande. - Notre commission a travaillé sur l'e-commerce, qui échappe trop souvent à l'assiette fiscale. Dans le nouveau monde du numérique, les banques connaissent pourtant le montant des transactions, mais les douaniers pas forcément. Or cela permettrait de contrôler l'assujettissement à la TVA. Nous sommes étonnés que le système n'ait pas évolué. Où en êtes-vous de ce point de vue ?

M. Michel Canévet. - Où en sommes-nous du regroupement du recouvrement des différentes taxes ? La réflexion annoncée par le ministre a-t-elle avancé ? Deuxième question : à l'heure du commerce par internet, quid de la fiscalité des colis ? L'Autriche a décidé d'assujettir à la TVA toute la vente par correspondance. Ce commerce étant préjudiciable au commerce de proximité, cela pourrait être intéressant. L'e-commerce se développant, si nous ne taxons pas ces marchandises, les recettes se réduiront. Peut-on, par exemple, envisager la taxation au premier euro, au titre de la TVA ?

M. Vincent Éblé, président. - Comme je vous le disais dans mon propos introductif, j'aimerais avoir des précisions chiffrées sur l'impact du mouvement social des douaniers initié le 4 mars, qui illustre une certaine anxiété chez ces derniers. M. Vincent Thomazo, représentant de l'UNSA-douanes, explique que le Brexit n'a été qu'un catalyseur de colère et de frustration. Pouvez-vous décrire le contexte social à la direction générale des douanes et droits indirects aujourd'hui ? À combien estimez-vous les coûts de ce mouvements ? Quels métiers sont particulièrement touchés par ce mouvement et quelle réponse comptez-vous lui apporter ?

M. Rodolphe Gintz. - Le chiffre de 270 fonctionnaires que j'ai cité tout à l'heure correspond au renforcement pour la seule région des Hauts-de-France, sur quatre sites principaux : Calais, Dunkerque, Boulogne et Lille - où arrivent et d'où partent de nombreux passagers par le train. Le ministre a annoncé 700 emplois pour la période de 2018 à 2020 - soit la date de la période transitoire dans le projet d'accord. Sur ces 700, combien aurions-nous pu mobiliser demain, si le Brexit avait eu lieu, combien seront mobilisables le 1er juin ou le 31 octobre ? Ils sont recrutés et doivent être formés dans nos écoles de Tourcoing et de la Rochelle. Il n'y a pas de promotion spéciale Brexit : ils n'auront pas un képi d'une couleur différente des autres... Si le Brexit avait eu lieu demain, nous aurions pu mobiliser un peu plus de 500 douaniers sur les sites prioritaires, entre les douaniers supplémentaires recrutés l'année dernière, les volontaires, et la brigade mobile de 250 à 300 douaniers, que nous appelons « Paris-spécial ».

Au 1er juin, ce chiffre augmentera et au 31 octobre, il devrait approcher des 600. Nous aurons donc une grande partie de l'effectif théorique affecté au Brexit. Cent personnes supplémentaires doivent être recrutées l'an prochain, et entreront dans des équipes mélangeant des fonctionnaires expérimentés et des douaniers tout frais sortis de nos écoles.

Le ministère de l'agriculture a aussi recruté ; mais un douanier est plus rapidement formé qu'un vétérinaire. C'est pourquoi nous avons mis à la disposition du ministère de l'agriculture 35 ETP de douaniers pour effectuer les contrôles vétérinaires les plus proches des contrôles documentaires qu'ils effectuent déjà. Nous serons donc sur les mêmes sites et les mêmes flux. Cela montre bien que la gestion de la frontière est coordonnée.

Quant au pourcentage de contrôles, nous avons calculé que 10 % des lots arrivant du Royaume-Uni devraient faire l'objet d'un contrôle obligatoire en vertu des règlements sanitaires européens. Mais il y aura aussi des entreprises qui oublieront de s'acquitter de leurs formalités ou dont les formalités seront incomplètes. Pour prévoir ce à quoi cela ressemblerait, nous avons eu recours à nos collègues danois ; en effet, la frontière maritime entre le Danemark et la Norvège ressemble beaucoup à ce que sera la frontière entre France et Grande-Bretagne : le temps de parcours est similaire...

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - Mais la Norvège est dans une forme d'union douanière.

M. Rodolphe Gintz. - En effet, mais cela ne dispense pas de contrôles. Nous avons donc estimé à 20 % le nombre d'arrivées avec des formalités insuffisantes. Nous nous sommes basés sur ces chiffres pour dimensionner les parkings et les aires de contrôle.

Quant aux rescrits, depuis la mise en oeuvre de la loi Essoc, nous en avons délivré quarante. Au cours des derniers contrôles, l'administration s'est vue opposée à cinq reprises des rescrits par les entreprises, conformément à l'esprit de la loi.

Sur la simplification du recouvrement, le chiffre de 3 000 agents que vous avez cité correspond à la totalité de la fonction fiscale : l'établissement de l'assiette, le recouvrement et le contrôle. La réforme du recouvrement concerne notre activité recettes, soit entre 450 et 500 agents. Je rappelle que le recouvrement représente une petite moitié de l'activité recettes.

Grâce à la dernière loi de finances que vous avez votée, nous avons supprimé de petites taxes inefficaces. La direction de la législation fiscale pourra vous faire un bilan chiffré. En 2019, nous en avons supprimé six, qui représentent deux tiers du montant de la fiscalité supprimée ; en 2020, nous en supprimerons une qui en représente les trois quarts.

Nous avons également transféré à la Direction générale des finances publiques (DGFiP) avec des paliers la taxe générale sur les activités polluantes (TGAP) pour 600 millions d'euros, la TVA sur le pétrole pour 10 milliards d'euros, et les taxes sur les boissons non alcooliques pour 500 millions d'euros. Ces taxes qui sont rattachables à la TVA vont désormais être déclarées et liquidées en même temps que celle-ci.

Que reste-t-il à faire ? Essayer d'aller le plus loin possible dans l'unification du recouvrement. La difficulté, c'est aujourd'hui pour le contribuable de savoir s'il doit envoyer son virement à la DGFiP, à la douane ou à l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss), et de comprendre pourquoi il reçoit un crédit sur la TVA de la part d'une administration mais doit verser de l'argent à une autre... La valeur ajoutée offerte au contribuable, ce sera ainsi d'offrir une vision consolidée de ses prélèvements obligatoires et de lui simplifier la vie en supprimant ces flux dans les deux sens. Il devrait être possible de faire une soustraction et de demander un seul versement net dans une agence unique de recouvrement, qui sera, de mon point de vue, une composition de ce qui existe en partie à la DGFiP, en partie à l'ACOSS et en partie à la DGDDI. Les effectifs ne vont pas se retrouver dans un seul centre de recouvrement, ils vont naturellement continuer à offrir un service de proximité aux entreprises, dans la ligne des orientations que le ministre a données.

Concernant les rapports entre la PAF et la douane, cette dernière contrôle les marchandises, qu'elles appartiennent à des professionnels ou à des particuliers, mais complète la PAF pour le contrôle des voyageurs. Celle-ci se concentre en effet sur les points où le flux est le plus important : à Roissy, elle vérifie si vous avez le droit d'entrer en France, puis la douane vérifie - mais pas automatiquement - si vous entrez avec du tabac, de l'argent, etc. Mais dans les plus petits aéroports et dans les ports, la douane se charge de tout, en vertu d'une répartition du territoire dont je peux vous faire parvenir la carte. C'est le cas des aéroports de Périgueux, Bergerac, La Rochelle... Celui où il y a le plus de trafic est Montpellier, avec un million de passagers.

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - Vous utilisez le système Parafe ?

M. Rodolphe Gintz. - Dans ces aéroports, les Douanes contrôlent les passagers et les marchandises. L'analyse que nous avons faite avec nos collègues de l'Intérieur, c'est que le volume du trafic ne justifiait pas l'utilisation du système Parafe. Je vous enverrai la carte des points de passage aéroportuaires, portuaires et routiers - puisque nous sommes chargés des tunnels vers l'Italie. À Menton, c'est la PAF qui est compétente pour les formalités migratoires.

M. Philippe Dominati. - Y a-t-il une stratégie commune pour la lutte contre le trafic de drogue ? Y a-t-il des réunions entre ministres ?

M. Rodolphe Gintz. - Nos actions sont complémentaires : notre rôle est d'arrêter la marchandise, c'est ce qui explique qu'une grande partie des saisies soit faite par la douane. Mardi soir, un reportage a été diffusé sur le service public, dans lequel Vincent Le Beguec, le patron de l'Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants (Octris), expliquait bien les choses. La douane a effectué la moitié des saisies de cannabis et les trois quarts de celles de cocaïne, tandis que la police démantèle les filières. Cette complémentarité se joue à Paris, où je rencontre régulièrement le directeur général de la police nationale et celui de l'Octris, mais aussi sur le terrain avec des opérations communes. Les résultats peuvent paraître inquiétants - des saisies de stupéfiants en hausse peuvent signifier que le trafic augmente - mais cela peut vouloir dire aussi que le travail est bien fait. C'est un sujet assez sérieux pour qu'on ne puisse pas permettre une nouvelle guerre des polices.

Concernant le Brexit, nous voyons très fréquemment sous l'égide de la Commission européenne nos homologues de Belgique, des Pays-Bas, d'Allemagne, pour vérifier que notre interprétation du code des douanes de l'Union européenne sans le Royaume-Uni est la même - et elle l'est. Nous avons aussi rencontré nos homologues britanniques, toujours sous l'égide de la Commission : ils vont devoir aller plus loin pour expliquer aux entreprises de ce qui les attend avec le Brexit.

Sur l'e-commerce et la fiscalité, votre commission nous a permis une prise de conscience du phénomène. Le chiffre que vous avez cité, la perte de recettes fiscales au Royaume-Uni est très parlant en partie parce que les plus gros centres de stockages des plates-formes, y compris pour la France, s'y trouvent. Le ministre a décidé de créer un observatoire de la fraude, ce qui nous permettra de mesurer mieux ce phénomène, pour savoir si nous nous rapprochons du milliard d'euros ou de livres de pertes du Royaume-Uni, ou si nous sommes en-dessous. Nous y verrons aussi un peu plus clair sur les différents schémas de fraude : soit l'importation directe de Chine ou des États-Unis, soit via un pré-positionnement à l'intérieur du territoire européen.

Qu'a-t-il été fait ? Une directive fin 2017 a mis fin au régime des ventes à distance pour l'intracommunautaire et a supprimé le seuil d'exemption de collecte de TVA pour les envois de faible valeur - moins de 22 euros - et a créé un guichet pour traiter ces opérations. La direction de la législation fiscale viendra vous présenter une transposition de cette directive. Nous adaptons les systèmes d'information douaniers pour être en capacité de traiter tous ces flux déclaratifs.

Vous avez voté dans la loi du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude deux articles issus d'une initiative forte de votre commission...

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - ... initiative constante et partagée !

M. Rodolphe Gintz. - Les articles 10 et 11 offrent des perspectives quant à l'utilisation des données des plateformes pour nos contrôles : la valeur et le type du produit, ainsi que les coordonnées bancaires existent déjà dans les systèmes d'information des plateformes. La question est : faut-il aller plus loin ? Doit-on aller jusqu'à une collecte par les plateformes de la TVA pour le compte de l'administration ? C'est une piste intéressante. Nous y travaillons pour vérifier que c'est juridiquement possible et techniquement faisable. Il faudrait le proposer au niveau européen, et voir si cela semble possible en période post-électorale : nous verrons donc avec la nouvelle commission. Le Sénat nous a aidés à évoluer.

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - Un rapport du comité d'évaluation et de contrôle des politiques publiques de l'Assemblée nationale sur la délinquance financière retient la proposition d'étudier la solution du paiement scindé que nous portons à la commission des finances du Sénat depuis plusieurs années.

Nous avons entendu en audition les représentants de plateformes de vente. Lorsqu'on leur demande ce qu'ils savent sur les vendeurs, ils nous répondent qu'ils savent tout ; mais lorsque l'on a regardé en direct, il y avait des vendeurs qui n'avaient pas de numéro de TVA et des sièges sociaux ou registres du commerce difficiles à trouver. Il y a des marges de progression !

Pour être allé plusieurs fois au centre de tri de l'aéroport Charles-de-Gaulle, je sais que les douaniers font un travail remarquable, mais ils ne peuvent pas contrôler tous les flux physiques : cela bloquerait tout, les Français attendraient trop longtemps leurs colis et ce serait une perte de compétitivité... Il vaut mieux se concentrer sur les flux financiers que de tenter de contrôler tous les flux physiques.

M. Rodolphe Gintz. - Les incertitudes sur le Brexit ont servi de catalyseur au mouvement social : pour avoir fait de la chimie dans une autre vie, je sais qu'un catalyseur favorise une réaction chimique sans y participer.

Nos agents pré-positionnés pour aller à Ouistreham  se demandent quand ils devront déménager, quand ils devront inscrire leurs enfants à l'école à Caen. C'est une vraie question. Par ailleurs, il y a eu des restructurations, les effectifs ont été réduits, l'administration se réforme pour travailler différemment avec les entreprises : la loi Essoc, avec le droit à l'erreur, est une révolution pour une administration de contrôle et change fondamentalement le rapport à l'entreprise. Les douaniers s'inquiètent de l'apparition d'outils numériques. Je leur réponds que ces outils sont mis en place pour que les contrôles soient plus efficaces, et non pour les remplacer : comme l'a dit le ministre, rien ne remplace le flair du douanier. Depuis début mars, nous assistons à un mouvement social, et non à une grève - sauf le 19 mars pour 15 % des effectifs - puisque les douaniers manifestent leur inquiétude en faisant des contrôles plus poussés, et parfois - ce qui n'est pas acceptable - en bloquant les flux.

Le paradoxe, c'est qu'ils le font parfois dans des endroits qui ne seront pas touchés par le Brexit. À la Gare du Nord, les douaniers procèdent à des contrôles de sûreté en application de la convention de Cantorbéry ; même chose aux abords du tunnel ou dans les aéroports où nos douaniers font fonction de garde-frontières. Il s'agit de contrôles de sûreté à 100 % auquel le Brexit ne changera rien. Le ministre a proposé une revalorisation indemnitaire substantielle, de plus de 50 euros par mois, une revalorisation des heures de nuit, et l'ouverture de deux chantiers complémentaires : un régime d'active pour les douaniers sur le terrain et l'amélioration des conditions de travail. Aucun accord n'a été trouvé aujourd'hui ; mais je confirme ce qu'a dit le ministre hier à l'Assemblée nationale : la porte est toujours ouverte aux partenaires sociaux.

Vous m'interrogez sur les logiciels de détection : depuis 2016, une structure est entièrement consacrée à l'analyse de risques à des fins de lutte contre la fraude. Si vous le souhaitez, la commission pourrait venir observer ses méthodes de travail - détection des points intrigants dans une masse de données, transformation de ces points en contrôles, recouvrement de l'impôt éludé. Mes prédécesseurs ont fait le choix, à partir du constat que la douane possède un patrimoine de données important qui s'étend encore davantage avec la dématérialisation des obligations déclaratives, de créer une structure qui mêle spécialistes de la data science et analystes métier. Contrairement à d'autres administrations, nous n'avons pas fait le choix de sous-traiter et d'utiliser des logiciels tiers. Je crois qu'il est plus raisonnable de garder la main sur les logiciels, les algorithmes et les données. Nous avons prévu d'aller plus loin. Une cinquantaine d'agents travaille aujourd'hui dans cette structure. D'ici 2022, l'intégralité du patrimoine de données de la DGDDI ainsi que des données d'autres administrations partenaires, comme la DGFiP, devraient être utilisées. Les premières études témoignent d'une efficacité du ciblage de 50 % - avec les méthodes traditionnelles, nous sommes satisfaits lorsque nous sommes au-dessus de 10 %. De plus, la durée du recouvrement est très réduite car nous allons directement là où il faut chercher et parce que le contribuable paye en général plus vite que par les procédures habituelles.

Concernant la détaxe, les binationaux ont parfois du mal à comprendre que ce qui compte, c'est la résidence et non le passeport. Les franco-britanniques en bénéficieront s'ils sont résidents au Royaume-Uni, mais pas s'ils profitent de leur retraite sous le soleil aquitain...

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - Mais comment vérifier ? Les douanes consultent-elles les fichiers de la DGFiP pour savoir si quelqu'un est résident français ? Les passagers peuvent présenter un passeport de n'importe quel pays.

M. Rodolphe Gintz. - Vérifier la résidence fiscale avant le décollage d'un avion est difficile. Nous vérifions l'existence d'un autre passeport. En cas de double nationalité, nous n'accordons pas a priori la détaxe, mais le faisons a posteriori sur justificatif, après consultation de la DGFiP.

Mme Nathalie Goulet. - Nous avions voté une disposition dans ce sens qui n'avait pas été retenue à l'Assemblée.

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - Il est possible de vérifier si quelqu'un a un numéro fiscal.

M. Vincent Éblé, président. - Merci, monsieur le directeur général. Nous restons à vos côtés dans cette période à fort enjeu.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 12 h 30.