Mercredi 20 mars 2019

- Présidence de M. Christian Cambon, président -

La réunion est ouverte à 9 h 35.

Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République dominicaine relatif à l'emploi des conjoints des agents des missions officielles de chaque Etat dans l'autre, et de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République du Nicaragua relatif au libre exercice des activités professionnelles salariées des membres des familles du personnel diplomatique, consulaire, administratif et technique des missions officielles - Examen du rapport et du texte de la commission

Mme Joëlle Garriaud-Maylam, rapporteur. - Nous examinons ce matin le projet de loi autorisant l'approbation des accords entre la France et la République dominicaine, d'une part, et la France et le Nicaragua, d'autre part, relatifs à l'emploi des membres des familles des agents des missions officielles.

Notre commission a étudié l'an dernier trois projets de loi autorisant l'approbation d'accords similaires avec quatre pays d'Amérique latine - la Bolivie, le Chili, l'Équateur et le Pérou -, trois pays européens - l'Albanie, la Moldavie et la Serbie - ainsi que deux États africains - le Bénin et le Congo.

Ces accords s'inscrivent dans la stratégie intitulée « Ministère du XXIe siècle » lancée par le ministre des affaires étrangères en 2015, avec l'objectif de moderniser et de rendre plus agile le Quai d'Orsay. L'une des finalités du volet consacré au personnel consiste à tripler le nombre de conventions bilatérales permettant aux conjoints des agents en mission officielle à l'étranger d'avoir accès au marché du travail local, sans préjudice de leur statut diplomatique ou consulaire et de certaines immunités qui leurs sont accordées par les conventions de Vienne de 1961 et 1963.

Avant 2015, une douzaine d'accords avaient été conclus, soit sous la forme d'accords bilatéraux comme ceux que nous examinons aujourd'hui, soit sous la forme de notes verbales, juridiquement non contraignantes. Depuis 2015, la France a signé une vingtaine d'instruments de ce type.

En vertu du principe de libre circulation des travailleurs, des facilités existent au sein de l'Espace économique européen qui réunit 31 États, mais pas dans la plupart des pays situés hors des frontières de l'Union européenne.

D'après une étude conduite fin 2017, environ 250 conjoints d'agents français résidant dans le pays d'affectation ont obtenu une autorisation de travail ou travaillaient sans avoir besoin d'autorisation. Près du tiers des bénéficiaires d'autorisations de travail exerçaient leur activité au sein du réseau français à l'étranger : ambassades, consulats, établissements culturels ou d'enseignement, etc.

Au total, quelque 3 000 familles d'agents publics seraient concernées par le bénéfice de ce dispositif, pour l'essentiel des conjoints de fonctionnaires du Quai d'Orsay, auxquels s'ajoutent les conjoints d'agents issus d'autres administrations, en particulier les ministères de la défense et de l'économie et des finances.

Il ressort de cette même enquête que ces dispositifs profitent davantage aux agents français établis à l'étranger que l'inverse. En effet, seule une vingtaine de conjoints d'agents diplomatiques étrangers résidant en France s'est vu délivrer une autorisation de travail en 2016 et 2017.

Les accords que nous examinons aujourd'hui résultent donc de négociations initiées par la France. Ils ont été conclus avec deux pays de la zone Amérique centrale-Caraïbes et poursuivent le même objectif : permettre, sur la base de la réciprocité, aux membres des familles des agents diplomatiques ou consulaires de solliciter une autorisation d'emploi pendant toute la durée d'affectation de ces agents dans les pays cocontractants. Cela participera d'une meilleure conciliation de leur vie privée et de leur vie professionnelle.

Les accords s'appliqueront aux membres de la famille de l'agent ayant obtenu la délivrance d'un titre de séjour spécial par le ministère des affaires étrangères de l'autre partie. Les principaux bénéficiaires seront les conjoints des agents des missions officielles, c'est-à-dire leurs époux ou partenaires légaux tels que définis par la législation du pays d'accueil ; je souligne à cet égard que les parties dominicaine et nicaraguayenne ne reconnaissent pas l'union entre personnes du même sexe. L'accord avec le Nicaragua pourra également bénéficier aux enfants des agents âgés de 18 à 21 ans.

Les procédures de demande d'autorisation de travail sont détaillées dans les accords : toute demande doit être transmise par la mission officielle au protocole du ministère des affaires étrangères de l'État d'accueil, qui doit également l'aviser de l'obtention d'un emploi. En cas de changement d'employeur, l'accord avec le Nicaragua précise qu'une nouvelle demande doit être établie. Les bénéficiaires d'une autorisation de travail doivent naturellement se conformer à la législation fiscale et sociale de l'État d'accueil, en particulier lorsqu'ils exercent des professions réglementées. Il leur est interdit de poursuivre l'exercice de leur emploi après la fin de la mission officielle de l'agent de leur famille.

Enfin, les immunités civiles ou administratives cessent de s'appliquer pour les personnes concernées dans le cadre de leur nouvelle activité professionnelle, à la différence de l'immunité de juridiction pénale qui pourra toutefois faire l'objet d'une demande de renonciation écrite de la part de l'État accréditaire.

Pour conclure, ces deux accords ne posent aucune difficulté particulière sur le plan juridique. Ils répondent à une volonté de notre diplomatie d'améliorer la qualité de vie des familles de leurs agents en mission officielle, dont le nombre est relativement limité dans le cas présent. Si le marché de l'emploi est actuellement sinistré au Nicaragua et offre peu de perspectives dans le secteur privé, l'économie dominicaine est particulièrement dynamique : une trentaine d'entreprises françaises sur place emploient environ 3 000 personnes. L'accord avec le Nicaragua pourrait concerner deux de nos ressortissants - les conjoints de l'ambassadeur et de son numéro deux -, ainsi que deux à six Nicaraguayens. L'accord franco-dominicain pourrait concerner vingt Français, tous conjoints du personnel d'ambassade, et dix-huit Dominicains.

Je préconise par conséquent l'adoption de ce projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale le 24 janvier dernier.

L'examen en séance publique au Sénat est prévu le jeudi 28 mars prochain, selon la procédure simplifiée, ce à quoi la conférence des présidents et votre rapporteur ont souscrit.

Suivant l'avis du rapporteur, la commission a adopté, à l'unanimité, le rapport et le projet de loi précité.

Projet de loi autorisant la ratification du protocole additionnel à la Charte européenne de l'autonomie locale sur le droit de participer aux affaires des collectivités locales - Examen du rapport et du texte de la commission

M. Édouard Courtial, rapporteur. - Nous examinons aujourd'hui le projet de loi autorisant la ratification du protocole additionnel à la Charte européenne de l'autonomie locale sur le droit de participer aux affaires des collectivités locales.

La Charte européenne de l'autonomie locale a été élaborée sous l'égide du Conseil de l'Europe, sur la base d'un projet présenté au début des années 1980 par la Conférence permanente des pouvoirs locaux et régionaux dans le but de garantir les droits et missions des collectivités locales face aux États. Cette Conférence est le lointain ancêtre du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux, officiellement chargé depuis 1994 de représenter les collectivités locales et régionales des 47 États membres du Conseil de l'Europe, ainsi que d'évaluer l'application de la Charte, afin de renforcer la démocratie locale et régionale.

La Charte, préparée par un comité d'experts, a été adoptée en juin 1985 sous la forme d'une convention. Ouverte à la signature en octobre 1985, elle est entrée en vigueur en septembre 1988 et a été ratifiée depuis par les 47 États membres du Conseil de l'Europe. La France l'a ratifiée en 2007, soit plus de vingt ans après sa signature, le Conseil d'État ayant considéré, en 1991, que certaines de ses stipulations étaient contraires au caractère unitaire de l'État français et à ses modalités de décentralisation. Ces obstacles ont été levés par la réforme constitutionnelle de 2003 relative à l'organisation décentralisée de la République, ainsi que par la loi de 2004 relative aux responsabilités locales.

La Charte de l'autonomie locale définit celle-ci comme « le droit et la capacité effective pour les collectivités locales de régler et de gérer, dans le cadre de la loi, sous leur propre responsabilité et au profit de leurs populations, une part importante des affaires publiques » et impose qu'elle ait un fondement légal et « autant que possible » constitutionnel. Elle fixe des normes communes pour protéger et développer les droits et libertés des collectivités locales, notamment un droit de recours juridictionnel inscrit dans la constitution ou dans la loi pour empêcher les ingérences venues d'autres niveaux, ainsi que les principes du fonctionnement démocratique des collectivités : élection au suffrage universel direct des organes ; garantie du libre exercice de leur mandat par les élus locaux ; définition par les collectivités de leurs propres structures administratives ; existence de ressources financières propres suffisantes. C'est le premier texte international qui ait appliqué le principe de subsidiarité en énonçant que « l'exercice des responsabilités publiques doit, de façon générale, incomber, de préférence, aux autorités les plus proches des citoyens ». Signalons que les États parties ont pour seule obligation d'appliquer un noyau dur de principes fondamentaux en vigueur dans l'organisation territoriale française.

Le Protocole additionnel a été élaboré par le Comité européen sur la démocratie locale et régionale du Conseil de l'Europe après plus de vingt ans de travail intergouvernemental. Ouvert à la signature en novembre 2009, il est entré en vigueur en juin 2012. À ce jour, il a été ratifié par 18 États. C'est ce texte que nous examinons aujourd'hui.

Ce protocole impose le droit pour tout citoyen résidant dans une collectivité locale de participer aux affaires de cette collectivité. Le préambule de la Charte mentionnait déjà ce droit mais ne contenait pas de disposition de fond sur le sujet. Ce droit traduit l'évolution de la société, qui considère désormais qu'il ne peut y avoir d'institutions démocratiques sans participation des citoyens. Cette participation apparaît déterminante pour renforcer la légitimité des décisions, associer les populations à la prise des décisions ayant une incidence locale, aider les pouvoirs publics à mieux prendre en compte les demandes du public et imposer le respect de l'obligation de rendre compte.

Ce protocole oblige donc les États parties à établir ou à maintenir un cadre législatif qui facilite l'exercice du droit de participer aux affaires d'une collectivité locale. Il garantit le droit de participer, en qualité d'électeur ou de candidat, à l'élection des membres du conseil ou de l'assemblée de la collectivité locale. Ce droit est reconnu exclusivement aux ressortissants nationaux - « les citoyens » - mais peut être étendu, cette fois-ci par la loi nationale, à d'autres catégories de personnes, comme les ressortissants communautaires dans le cas des élections locales. Des conditions, des formalités et des restrictions à l'exercice de ce droit peuvent aussi être imposées par une loi.

Ce protocole est déjà appliqué en France. Au-delà du droit fondamental d'être électeur ou d'être élu, l'article 72-1 de la Constitution, dans sa rédaction issue de la révision constitutionnelle de 2003, a ainsi institué un droit de pétition réservé aux électeurs de chaque collectivité territoriale et un référendum local décisionnel qui peut être organisé par les collectivités territoriales. Il prévoit également la possibilité, sur la base d'une loi, de consulter les électeurs d'une collectivité lorsqu'il est envisagé de créer une collectivité dotée d'un statut particulier ou de modifier son organisation. On peut également citer les conseils des quartiers, prévus par le code général des collectivités territoriales et obligatoires dans les communes de plus de 80 000 habitants. D'autres formes de participation à la vie locale peuvent être organisées sans texte particulier, comme les budgets participatifs qui visent à impliquer les citoyens dans la prise de décisions portant sur une partie du budget de leur collectivité, le plus souvent celles qui portent sur les projets d'investissement et d'urbanisme.

En conclusion, je recommande l'adoption de ce projet de loi. Ce protocole additionnel est pleinement compatible avec notre droit interne et avec nos engagements internationaux. Il convient que la France le ratifie rapidement alors qu'elle s'apprête à assumer la présidence tournante du Comité des ministres du Conseil de l'Europe le 17 mai prochain.

L'examen en séance publique est prévu le jeudi 28 mars 2019 selon la procédure simplifiée, ce à quoi je souscris.

M. Jacques Le Nay. - Que deviendront les élus municipaux de nationalité britannique, présents dans certaines régions françaises, en cas d'entrée en vigueur du Brexit ?

M. Ladislas Poniatowski. - Ils termineront leur mandat. Une disposition à cet effet figure dans le projet de loi habilitant le Gouvernement à prendre par ordonnance les mesures de préparation au Brexit, que j'ai rapporté.

Suivant l'avis du rapporteur, la commission a adopté le rapport et le projet de loi précité.

M. Christian Cambon, président. - La commission s'est à nouveau prononcée à l'unanimité, ce dont je me réjouis.

Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement du Royaume de Belgique relatif à leur coopération dans le domaine de la mobilité terrestre (CAMO) - Examen du rapport et du texte de la commission

M. Olivier Cigolotti, rapporteur. - L'accord intergouvernemental dont il nous est demandé d'approuver la ratification porte sur le programme de modernisation de la capacité motorisée de l'armée de terre belge, résumé par l'acronyme CaMo pour « Capacité motorisée ».

Ce projet remarquable a pour point de départ la volonté du gouvernement belge, affirmée en 2016, de moderniser l'ensemble de son armée. C'est également dans ce cadre que la Belgique vient d'annoncer le week-end dernier l'achat conjoint, avec les Pays-Bas, de nouveaux chasseurs de mines pour un montant de deux milliards d'euros pour les deux pays. Ce contrat important a été remporté par Naval Group.

Pour moderniser son armée de terre, la Belgique a fait le choix, après avoir examiné ce que faisaient ses voisins et ses partenaires de l'OTAN, de s'associer au programme Scorpion français.

Signalons d'emblée que la Belgique ne cherchait pas du matériel, mais un partenariat structurant de long terme, dont l'acquisition d'un nouveau matériel n'est que l'un des aspects. C'est dans ce cadre que s'inscrivent le programme CaMo belge et l'accord intergouvernemental qui nous est soumis.

Premier aspect remarquable de cet accord, le contraste frappant entre son importance considérable et le faible écho qu'il rencontre. Moi qui en ignorais tout il y a encore quelques semaines, comme probablement la plupart d'entre vous, j'ai découvert que cet accord ouvrait des perspectives sans précédent pour notre armée de terre. S'il s'agissait simplement d'une vente d'armement, il ne nécessiterait pas de convention spécifique, même si l'élément matériel le plus saillant du projet est la décision du gouvernement belge d'acheter, dans le cadre de ce programme, 442 véhicules blindés du programme Scorpion, soit 382 véhicules blindés multi-rôles (VBMR) Griffon et 60 engins blindés de reconnaissance et de combat (EBRC) Jaguar. L'acquisition de ces véhicules n'a de sens qu'avec l'accès au Système d'information et de combat Scorpion (SICS).

Deuxième point saillant, l'ampleur de ce programme, qui représente pour la Belgique un investissement de l'ordre de 1,5 milliard d'euros. La presse française s'est largement fait l'écho du choix du F-35 américain pour la modernisation de l'armée de l'air belge, au détriment du Rafale ; mais mesure-t-on que le montant de ce contrat représente presque la moitié de celui contrat F-35 ? Si l'on y ajoute le montant de l'achat conjoint, avec les Pays-Bas, de chasseurs de mines que j'ai mentionné, les critiques à l'encontre de la Belgique ne sont-elles pas malvenues ?

Mais le point le plus important dans ce dossier est celui que j'évoquais en introduction : bien plus qu'un simple achat de matériel, la Belgique conclut avec la France, à travers le programme CaMo, un partenariat stratégique conduisant à une transformation complète de son armée de terre. Avec ce programme, l'armée de terre belge se dote d'une nouvelle organisation, d'une nouvelle doctrine, de nouvelles modalités d'entraînement et d'une nouvelle organisation de son soutien, selon un schéma identique à celui de l'armée de terre française.

L'intérêt de cette opération est triple. Opérationnel d'abord, car l'objectif final pour les deux armées est l'interopérabilité, à un niveau supérieur aux exigences de l'OTAN. En effet, alors que l'OTAN demande une interopérabilité entre les alliés au niveau des brigades, ce programme prévoit une interopérabilité au niveau d'un groupement tactique interarmes (GTIA), voire au niveau d'un sous-groupement tactique interarmes (SGTIA). Cela ouvre des perspectives opérationnelles totalement inédites pour nos deux pays, tout en respectant scrupuleusement la souveraineté et l'autonomie de chacun, puisque la possibilité opérationnelle d'un déploiement commun n'entraîne aucune obligation de faire.

Son deuxième intérêt est financier : le développement des synergies entre les deux armées et l'augmentation du volume des commandes seront naturellement source d'économies pour nos deux pays, en particulier dans la maintenance, la gestion des stocks et des pièces détachées. Cela devrait également être le cas des commandes ultérieures de ces véhicules, car l'amortissement des coûts fixes du programme se fera sur un nombre de véhicules bien plus importants, au bénéfice des acheteurs.

Enfin, ce programme initie un partenariat fondamental de long terme avec un pays allié et ami. En effet, en plus des acquisitions de matériels identiques et de la transformation en parallèle des deux armées de terre selon un modèle commun - doctrine d'emploi et modalités d'entraînement communes, opérations d'entraînement conjointes, dont la première devrait intervenir dès cette année -, l'accord intergouvernemental prévoit aussi un examen systématique de tout ce qui peut être conduit en partenariat avec l'armée de terre belge.

Sur le plan industriel, les premières livraisons à l'armée belge interviendront à partir de 2025, lorsque l'armée de terre française aura déjà reçu plus de 900 Griffon. Les exportations ne viendront donc pas cannibaliser le calendrier des livraisons à l'armée française, comme cela a pu se produire par le passé - notamment dans le domaine aérien.

Enfin, cet accord intergouvernemental a une signification politique importante en démontrant, de manière spectaculaire, la capacité de deux États européens à travailler ensemble pour assurer leur défense respective. La France et la Belgique sont alliées dans l'OTAN et membres fondateurs de l'Union européenne. Elles avaient déjà de nombreux projets et actions communs, comme des programmes de formation pour les pilotes de chasse, les pilotes d'hélicoptère, les personnels navigants de l'A400M ou des entraînements spécifiques : entraînement à la plongée des forces armées belges en France ou entraînement des soldats français dans les centres belges de tir sur l'eau. La France et la Belgique ont également signé, le 11 juillet 2017, un accord sur la protection réciproque d'informations classifiées, qui devrait entrer en vigueur prochainement.

Ce cadre commun a sans doute été un élément nécessaire au lancement par la Belgique du programme CaMo, mais il ne se suffisait pas à lui-même. En effet, l'armée belge est traditionnellement très intégrée avec les armées néerlandaise et luxembourgeoise : Belgique et Pays-Bas partagent un état-major de marine unique, commandé par un officier néerlandais secondé par un Belge. L'achat en commun des chasseurs de mines entre dans ce cadre. Quant à l'armée de terre, elle évolue dans un cadre d'interopérabilité avec ses partenaires du Benelux. La décision qu'a prise la Belgique de lancer une transformation profonde de son armée de terre en reproduisant intégralement le modèle français témoigne donc d'un grand courage politique. C'est un acte fort qui engage la Belgique autant que la France.

Cet accord est aussi de bon augure pour les relations entre la France et ses partenaires européens. Nous nous sommes trop souvent considérés comme un grand pays qui ne pouvait traiter, en matière militaire, qu'avec des pays de taille équivalente : d'abord le Royaume-Uni, puis plus récemment l'Allemagne et, de façon complémentaire, l'Italie et l'Espagne. Le programme CaMo montre à quel point cette opposition entre grands et petits pays est détachée des réalités concrètes. Nous avons naturellement des partenariats structurants avec le Royaume-Uni ou l'Allemagne ; mais l'achat, par la Belgique, d'un nombre de Griffon représentant plus de 40 % de celui dont nous allons doter notre armée de terre dans la loi de programmation militaire (LPM) en cours, et sur une période plus courte, montre l'importance de l'effort dont ce pays est capable. Plus fondamental encore est le choix des autorités belges de rechercher l'interopérabilité avec l'armée de terre française, dans une perspective opérationnelle.

Ces réflexions ont un lien avec la mission d'information confiée à nos collègues Hélène Conway-Mouret et Ronan Le Gleut sur la défense européenne, une question qui fait l'objet de nombreux débats, et parfois d'initiatives politiques ou institutionnelles plus ou moins coordonnées. Dans ce cadre complexe, le projet CaMo m'apparaît comme un exemple concret d'Europe de la défense qui se fait, sans grandes annonces, sur le fondement de la recherche de l'efficacité opérationnelle plus que de l'affichage politique : voilà deux pays européens capables de travailler ensemble sur des projets ambitieux de long terme, dans le respect de leur souveraineté et de leurs intérêts respectifs, tout en oeuvrant au bien commun - en l'espèce notre capacité à contribuer à notre sécurité collective. Or le point de départ du projet européen n'était-il pas de défendre la paix ?

Au-delà de cette perspective européenne, cet accord entre la France et la Belgique démontre aussi, dans la ligne du contrat australien sur les sous-marins, notre capacité de plus en plus affirmée à nous inscrire dans des partenariats militaires de long terme où l'autre pays est vu comme un allié plutôt que comme un client. C'est aussi cela que nos partenaires recherchent.

En conclusion, je vous invite à émettre un avis favorable à l'approbation de cet accord.

M. Christian Cambon, président. - Merci. Comme vous l'avez dit, il ne s'agit pas simplement de vente d'armes. Cet accord compense largement la déception qu'a engendrée le choix des F-35 par l'armée belge.

Mme Hélène Conway-Mouret. - Je partage l'analyse du rapporteur : c'est un accord remarquable et un bel exemple de partenariat. À une période où l'on n'évoque que l'avenir, à une échelle de dix ou quinze ans, du couple franco-allemand dans le domaine de la défense, il est regrettable de ne pas faire état de l'existant. Il ne s'agit pas simplement de ventes d'armes, mais d'une volonté de travailler ensemble en utilisant un équipement identique, avec une formation commune. Voilà un exemple de coopération européenne très concrète.

M. Christian Cambon, président. - C'est d'autant plus remarquable au vu de la situation politique de la Belgique, qui est complexe, et c'est encourageant pour la construction européenne.

M. Ronan Le Gleut. - Le rapporteur a très bien décrit la situation. À côté de l'Europe des grands principes, dont la mise en oeuvre s'accélère depuis deux ans avec le futur Fonds européen de défense (FEDEF), le programme européen de développement industriel de défense (Pedid), la coopération structurée permanente, la revue annuelle coordonnée de défense, et hors UE l'initiative européenne d'intervention, la défense européenne se construit aussi par des choix concrets et bilatéraux. L'état-major de marine commun entre les Pays-Bas et la Belgique en est un exemple, tout comme l'intégration de deux régiments de l'armée de terre néerlandaise dans des brigades allemandes. Le programme CaMo donne la possibilité d'intégrer un sous-groupement tactique interarmes de l'un des deux pays dans un groupement tactique interarmes de l'autre, sans entraînement préalable particulier.

Mme Sylvie Goy-Chavent. - Je félicite à mon tour M. Cigolotti pour ce rapport, qui est dans le coeur de mission de notre commission. C'est une très belle opération, mais des contreparties seront-elles demandées à la France ?

En matière aéronautique, il serait souhaitable que nos partenaires optent pour du matériel européen.

M. Ladislas Poniatowski. - Le contrat de vente de vedettes chasseurs de mines - six à la Belgique et sept aux Pays-Bas - pour 1,5 milliard d'euros est assorti d'un contrat de maintenance qui devrait en doubler le montant sur trente ans. Disposez-vous d'une estimation de la maintenance pour le contrat qui nous occupe ?

M. Christian Cambon, président. - Il serait intéressant de préciser sur quels sites les engins seront fabriqués. Je crois savoir qu'il y aura une production à Bourges et à Roanne. Les entreprises impliquées sont Arquus - anciennement Renault Trucks Defense - Thalès et Nexter.

M. Jean-Marie Bockel. - La tonalité du rapport tranche avec les récriminations entendues en France lors de la perte du contrat belge d'achat d'avions de chasse. Lorsque l'on perd un marché, il faut passer à autre chose, sans amertume : ce contrat nous en offre l'occasion.

M. Alain Cazabonne. - Un contrat de cette nature pourrait approfondir notre coopération avec le Benelux. L'harmonisation du matériel et surtout des munitions est également une perspective bienvenue, après les problèmes de compatibilités que nous avons rencontrés avec l'armée allemande. Cela préfigure-t-il l'amorce d'un commandement militaire coordonné alternatif au commandement américain dans le cadre de l'OTAN, qui peut engendrer des pressions dans le choix du matériel notamment aéronautique ?

M. Olivier Cigolotti, rapporteur. - Nos amis belges ont une longue tradition de coopération opérationnelle : ils étaient présents à nos côtés au Kosovo et en Afghanistan, ainsi qu'en République centrafricaine. Cette collaboration industrielle la prolonge en l'amplifiant. La Belgique s'est dotée en 2016 de l'équivalent de notre LPM, la Vision stratégique pour la défense belge, qui détaille les caractéristiques des matériels les plus performants pour leur armée. Dans un second temps, elle a recherché des partenariats pour se procurer ces matériels, arrêtant son choix sur le Griffon et le Jaguar, jugés les plus adaptés aux besoins de son armée de terre.

Son choix est d'autant plus remarquable que la Belgique dispose d'industriels ayant des compétences dans le domaine terrestre, comme CMI Group ou FN Herstal. Le partenariat profitera à l'industrie belge. Il y aura ensuite l'importante question de la maintenance à l'industrie belge, enjeu économique majeur, même s'il peut difficilement être quantifié pour l'instant. Enfin, il y aura une mutualisation des stocks et des pièces de rechange, ce qui bénéficiera également à l'armée française, à des coûts inférieurs à ceux que prévoit la LPM. Je rappelle que les principaux industriels associés au programme Scorpion sont Nexter, maître d'oeuvre opérationnel, Arquus et Thalès.

Les Belges ont pris une décision courageuse. Sans les éloigner de l'OTAN, le programme CaMo les rapproche significativement de l'armée française en matière de matériels, de doctrine d'emploi, et de formation d'entraînement. C'est aussi un engagement de long terme qui suppose des revoyures. Je rappelle que le budget de la défense belge est de 9 milliards d'euros, pour 9 millions d'habitants, ce qui montre l'importance de l'effort de ce pays.

M. Christian Cambon, président. - Il faut se féliciter que les livraisons dans le cadre de ce contrat ne soient pas prélevées sur celles que nos armées attendent avec impatience.

Lors de notre déplacement aux Pays-Bas, la présidente du Sénat de ce pays nous avait indiqué que dans le domaine militaire, les Pays-Bas travaillent main dans la main avec les Allemands pour ce qui est des forces terrestres, et avec les États-Unis dans le domaine aérien. Pour la marine, ils recherchaient un partenariat de long terme. Ce contrat avec la Belgique pourrait aussi avoir un impact positif sur notre coopération avec les Pays-Bas ; c'est un élément important de la construction de l'Europe de la défense.

Je propose que notre commission solennise ce moment en invitant le président de la commission de la défense du Sénat belge. Comme Jean-Marie Bockel l'a souligné, nous avons souvent des aigreurs lorsque nous perdons des contrats ; il est d'autant plus opportun de souligner les réussites, et de ne pas se limiter à l'aspect économique de ces contrats.

M. Olivier Cigolotti, rapporteur. - Les officiers supérieurs de l'armée de terre qu'Hélène Conway-Mouret, Ronan Le Gleut et moi-même avons rencontrés ont une vision très positive de ce partenariat et du travail en commun qu'il permettra.

Mme Hélène Conway-Mouret. - Au-delà de la dimension politique du partenariat, les militaires sont en effet très allants sur cette coopération, comme nous l'avons entendu aussi à Bruxelles. Je propose donc que nous recevions également des représentants de l'armée belge.

M. Pierre Laurent. - J'entends les arguments sur l'intérêt industriel du contrat et l'interopérabilité. Cependant, le flou demeure sur l'articulation entre l'OTAN et ce qui se construit dans le cadre de cette coopération européenne embryonnaire. Quels sont les objectifs stratégiques opérationnels de la construction de cette force commune ? Le groupe CRCE s'abstiendra donc.

Le projet de loi est adopté.

Nomination de rapporteurs

La commission nomme rapporteurs :

- M. Gilbert Bouchet sur le projet de loi n° 340 (2018-2019) autorisant l'approbation de l'accord-cadre relatif à la coopération en matière de sécurité sanitaire entre le Gouvernement de la République française et la Principauté de Monaco et de l'accord relatif à la coopération en matière de transfusion sanguine entre le Gouvernement de la République française et la Principauté de Monaco ;

- M. Gilbert-Luc Devinaz sur le projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de l'Arménie relatif à l'emploi des membres de la famille des agents des missions officielles de chaque État dans l'autre (sous réserve de son dépôt).

Colombie - Audition de M. Daniel Pécaut, directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS)

M. Christian Cambon, président. - Nous sommes honorés de recevoir aujourd'hui le professeur Daniel Pécaut, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), éminent spécialiste de la Colombie. Je signale que cette audition est filmée et retransmise en direct.

Après cinquante ans d'un conflit armé qui a causé environ 250 000 morts et 7 millions de déplacés, le gouvernement du Président Santos a signé à l'issue de difficiles négociations un accord de paix avec les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) le 26 septembre 2016. Cet accord a eu des effets positifs puisqu'il s'est traduit par une baisse sensible du niveau de violence dans le pays et une stabilisation qui a renforcé son développement économique.

Pour autant, le processus de paix reste très fragile. D'abord, il n'inclut pas la seconde guérilla colombienne, l'Armée de libération nationale (ELN), qui a rappelé en janvier dernier, par un attentat à la voiture piégée devant une école de police de Bogota qui a fait une vingtaine de morts, qu'elle pouvait encore se faire entendre. Ensuite, l'accord de paix avec les FARC bat de l'aile. En effet, le tribunal spécial pour la paix tarde à se mettre en place, la reconversion économique et sociale des anciens guérilleros est à la peine, et un certain nombre de dissidents prennent leur distance avec le processus de paix. Mais surtout, le président Duque, proche de la droite sécuritaire de l'ex-président Uribe, opposé à l'accord, ne le soutient qu'à moitié, n'allouant pas les moyens financiers promis et mettant en danger sa mise en oeuvre.

Nous sommes à un point de bascule. Quels sont les paramètres déterminants pour que le processus de paix reparte ou, au contraire, déraille ? La France, qui soutient pleinement l'accord de paix, a-t-elle un rôle à jouer ?

Quel peut être l'impact de la crise au Venezuela sur la Colombie, qui a déjà accueilli près de 1,5 million de réfugiés vénézuéliens et se trouve en première ligne pour l'acheminement de l'aide humanitaire dans ce pays ?

M. Daniel Pécaut, directeur d'études à l'EHESS. - L'accord de paix, qui a été un véritable succès international, est en grand péril. Les violences peuvent reprendre à tout moment - et la situation du Venezuela n'arrange rien. Le conflit armé et les disputes entre les groupes de narcotrafiquants ont fait des dégâts considérables : 7 millions de déplacés, 40 000 enlèvements, 60 000 disparitions... C'est plus qu'en Argentine ou au Chili. Pourtant, au cours de ces décennies, la Colombie a joui d'une stabilité institutionnelle et économique rare. Elle s'est toujours réclamée de l'État de droit, y compris lors de la révision constitutionnelle de 1991, qui a considérablement élargi les droits des minorités et des individus. Elle est aussi le seul pays d'Amérique latine à n'avoir jamais connu, en 50 ans, de vrai dérapage économique. Tout au plus a-t-on observé une récession provisoire en 1999 et 2000. Le reste du temps, le pays a eu un taux de croissance satisfaisant, et l'année prochaine, après trois années difficiles à cause de la chute des cours de pétrole, il devrait atteindre 3 %.

Quand je parle de stabilité institutionnelle, cela ne signifie pas que les représentants de l'État et les forces armées ne se soient pas rendus coupable d'innombrables abus, y compris en contact avec les multiples groupes paramilitaires... Mais la Colombie, malgré le conflit, a offert aux investisseurs une grande stabilité sociale, puisque les revendications sociales ont été impossibles - ou étaient traitées par les groupes paramilitaires avec des mesures très expéditives. Résultat : c'est un des pays où les inégalités sont parmi les plus importantes.

Les accords de La Havane ont été salués unanimement par la communauté internationale car ils donnaient la priorité aux victimes et à la réparation en mettant en place une justice transitionnelle. Il s'agissait aussi de lancer un programme de développement rural intégré de longue durée. Une des conditions pour que les guérilleros l'acceptent était que cette justice transitionnelle leur permît d'échapper à toute peine d'emprisonnement, dès lors qu'ils purgeraient des peines substitutives de cinq à huit ans. Bien sûr, s'ils ne disaient pas la vérité, les peines pourraient aller jusqu'à vingt ans de prison. Mais, à la surprise générale, l'accord a été refusé lors du référendum, qui s'appelle en Colombie un plébiscite, par 51 % contre 49 % des voix. L'abstention a été considérable, et le Gouvernement du président Santos a été pris par surprise.

Ce rejet a plusieurs causes. D'abord, la haine, la rancoeur envers les FARC est immense en Colombie. Les paramilitaires, les multiples groupes de narcotrafiquants alliés aux forces de l'ordre sont responsables de beaucoup plus de crimes que les guérillas, mais ces crimes sont omis. Tel n'est pas le cas de ceux des guérillas, qui ont marqué toute la population, y compris urbaine. De fait, lors du référendum, l'accord a été accepté plus facilement en zones rurales que dans les villes, qui pourtant avaient été souvent épargnées par le conflit. Il faut ajouter une propagande forte des parties évangélistes et conservatrices de l'Église, sous prétexte que l'accord comprendrait des mesures sur les questions de genre.

L'échec du plébiscite n'a pas empêché la reprise des négociations. Les FARC ont fait des concessions. Les clauses de l'accord ont été discutées par le Congrès, selon une procédure accélérée. Certaines n'ont pas été retenues. Après quelques mois, on constate que les mesures de transformation qui avaient été promises, et notamment les mesures de réforme agraire, sont restées lettre morte. Il avait été prévu d'envoyer des représentants spéciaux dans les régions qui avaient été le plus touchées par le conflit. Cela n'a pas été voté.

Et le problème majeur des cultures de drogue n'a pas trouvé de solution. Leur volume est passé de 70 000 hectares à 200 000 hectares environ. Résultat : la violence subsiste dans des régions entières. Les accords de la Havane prévoyaient en effet l'éradication manuelle des cultures, les paysans qui acceptaient de détruire les plants recevant une compensation. Environ 50 000 paysans ont joué le jeu. Les groupes illégaux qui contrôlent la production - qui sont de tailles et de natures variées - ont assassiné des paysans ayant participé au programme d'éradication volontaire, notamment dans les régions frontalières avec l'Équateur et le Venezuela. Environ 2 000 membres des FARC, dissidents, se sont implantés dans les régions de culture de drogue, toutes périphériques, en particulier le long du Pacifique : la ville de Buenaventura est aux mains de groupes illégaux, par exemple.

La mise en place de la justice transitionnelle a beaucoup traîné. La loi organique vient d'être adoptée, mais le président a objecté à plusieurs clauses, ce qui jette une grande incertitude sur l'avenir du dispositif, puisqu'il faudra de nouveau plusieurs mois de débat devant le Congrès. L'objection élevée par le président va d'ailleurs à l'encontre de la décision de la cour constitutionnelle, ce qui engendre un conflit de compétences.

La Colombie a accueilli plus d'un million de réfugiés du Venezuela. Le président Duque s'est aligné sur M. Trump pour définir une politique migratoire relativement dure. Le problème majeur réside dans les contacts entre l'armée de libération nationale (ALN) et le Venezuela. Plusieurs dirigeants de l'ALN vivent depuis longtemps au Venezuela, ce qui accrédite le soupçon que les actions terroristes menées au cours des dernières années ne sont pas sans rapport avec le président Maduro.

M. Christian Cambon, président. - Merci, monsieur le professeur, pour cette présentation. La France est beaucoup intervenue dans ce pays, notamment à travers l'Agence française de développement (AFD), qui a par exemple aidé Medellin à retrouver une image positive. Parmi la dizaine de collègues qui souhaitent vous interroger, quatre s'apprêtent à effectuer un déplacement en Colombie, dont deux sont co-rapporteurs.

M. Hugues Saury, co-rapporteur. - Nous nous apprêtons en effet à découvrir ce pays complexe. L'image internationale de la Colombie est très associée à celle du narcotrafic et des FARC. Après l'accord de paix, celles-ci ont évolué vers une représentation démocratique et leurs membres se sont présentés aux différentes élections. Quel est leur devenir ? Assiste-t-on à un processus de disparition de ce mouvement créé il y a 55 ans, qui n'existe plus comme force armée et n'a pas trouvé sa place comme force démocratique ?

Le niveau de violence est très important dans ce pays depuis toujours. Il avait tendance à décroître depuis 2012, mais on a vu en 2018 une forte augmentation du nombre d'homicides. Pourquoi ce sursaut ?

M. Gilbert-Luc Devinaz, co-rapporteur. - La complexité de ce pays est surprenante pour un Français et un Européen. Les FARC ont perpétré beaucoup de violences mais ils n'étaient pas les seuls. Cela a nécessairement provoqué des traumatismes dans la population colombienne. Le processus de paix est-il accompagné d'un travail de réparation et de mémoire ? Si oui, quelle forme prend-il ? Plus généralement, comment décririez-vous la société colombienne ?

M. Jean-Marie Bockel. - Je connais l'Équateur, mais pas la Colombie. Depuis plusieurs semaines, nous préparons ce déplacement par de nombreuses auditions. Vous avez évoqué l'attitude inquiétante du président ; pensez-vous que les pays qui sont intéressés à cette démarche de paix, et notamment la France, disposent de leviers diplomatiques bilatéraux ou multilatéraux suffisants pour le pousser à ne pas abandonner le processus ?

Quelle est l'image de la France en Colombie ? Nous avons des liens anciens, y compris dans la période récente, avec l'enlèvement et la libération de Mme Betancourt, qui avait défrayé la chronique chez nous.

M. Joël Guerriau. - Il y a une politique de redistribution des terres, qui peut paraître insuffisante mais a le mérite d'exister. Quelles sont ses répercussions ? Entre 2016 et 2017, la production de coca a augmenté de 17 %. Inquiétant. Quelles sont les perspectives pour inverser la tendance ?

M. Christian Cambon, président. - Nous passons aux questions des sénateurs qui ne participeront pas au déplacement en Colombie.

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - La Colombie traverse une période charnière. Tout peut basculer très vite, et le processus de paix est très ébranlé. L'attentat récent n'était que la partie visible de l'iceberg que constituent les violences et les meurtres. Alors qu'au début les Colombiens ont accueilli de façon positive la vague d'immigration vénézuélienne, ils sont de plus en plus inquiets, car ils y voient un vivier pour les guérilleros, dans la mesure où les immigrants vénézuéliens sont souvent très démunis. Certains observateurs s'inquiètent de l'éventualité d'une utilisation de l'armée colombienne par les Américains pour intervenir au Venezuela. Cela vous paraît-il plausible ?

Nous allons débattre très prochainement de la loi d'orientation et de programmation de notre aide publique au développement (APD). En Colombie, nous conduisons depuis de nombreuses années une action extrêmement offensive et nous obtenons de réels succès. Le nouveau contexte y appelle-t-il une réorientation de notre action ? Si oui, sous quelle forme ?

M. André Vallini. - J'ai représenté le Gouvernement français à la signature des accords de paix en 2016. J'avais été frappé par la perplexité, pour ne pas dire l'hostilité, de la population dans la ville de Carthagène, où de grandes cérémonies ont eu lieu, au cours desquelles tous étaient vêtus de blanc - sauf le représentant du Vatican ! La population, dans les rues, était passive et ne semblait pas adhérer au processus. Personne n'applaudissait. Est-ce que l'opinion publique a changé, sous l'effet de la lassitude ? Est-elle davantage favorable à la cessation des hostilités ?

M. Olivier Cigolotti. - Existe-t-il une convergence politique entre les groupes de narcotrafiquants ?

M. Jacques Le Nay. - Vous évoquez la difficulté, dans certaines régions frontalières, à éradiquer les cultures de drogue. Peut-on cependant affirmer que, malgré cette situation, le Gouvernement, selon l'accord de paix du 30 novembre 2016, est en passe de gagner son pari de lutte contre la drogue ? Avons-nous encore l'espoir de voir tenir la promesse d'une mort annoncée des champs de coca ?

Mme Hélène Conway-Mouret. - Vous avez bien décrit la complexité du pays, avec les signaux contradictoires émis par une économie résiliente d'un côté, et une certaine instabilité au niveau régional de l'autre, sans parler des cartels de la drogue et des trafics d'armes. Quel rôle la France peut-elle jouer aujourd'hui, au-delà des investissements importants de l'AFD ?

M. Yannick Vaugrenard. - La Colombie est le premier producteur de cocaïne au monde, avec une surface de culture qui est passée de 70 000 à 200 000 hectares. Cette donnée peut-elle peser fortement sur le processus de paix engagé ? Vers quel pays cette cocaïne est-elle exportée ? C'est aussi un problème international.

Mme Gisèle Jourda. - Que sont devenus les particuliers qui avaient participé au mouvement des Autodéfenses unies de Colombie (AUC) ? Ces groupes paramilitaires s'étaient constitués en brigades autonomes, surtout dans le monde agricole, en réaction aux actions des guérilleros et des FARC. Après la loi Justice et Paix de 2005, les miliciens de l'AUC se sont-ils reconvertis en ces bandes criminelles qu'on appelle les Bacrim ? Peut-on établir l'existence de convergences entre ces Bacrim et les forces armées ?

Mme Christine Prunaud. - Vous n'avez pas évoqué la contribution française à l'APD en Colombie. Cette aide est-elle pertinente ? Vous avez parlé des évangélistes et des conservateurs de l'Église catholique. Quelle est leur influence politique réelle en Colombie ?

M. Ladislas Poniatowski. - Tous ceux qui connaissent bien la Colombie et ses zones rurales disent très clairement qu'il faut légaliser la drogue, pour défendre les populations rurales qui ne vivent que de ça. Les paysans qui ont voulu abandonner cette culture n'ont jamais reçu les compensations promises et sont devenus les plus pauvres de leur zone. Les États-Unis étaient le pays le plus actif pour lutter contre la drogue en Colombie. Ils fournissaient des moyens armés, de l'argent et étaient omniprésents. Ils ont désormais légalisé la consommation de drogue dans dix États ! Qu'en pensez-vous ?

M. Olivier Cadic. - Je suis allé deux fois en Colombie, dont une fois récemment. La France y est le premier employeur étranger, avec 120 000 emplois directs. Je souhaite saluer la qualité de notre ambassadeur à Bogota, M. Gautier Mignot. La situation du Venezuela se ressent aussi en Colombie, avec un trafic de pétrole à la frontière, qui finance l'armée vénézuélienne.

Les stocks de drogue atteignent un niveau record. Le fait d'avoir donné la priorité au terrorisme nous a fait baisser la garde dans la lutte contre le trafic de drogue. Du coup, ces substances entrent sur nos territoires. Un bon indicateur est le prix du gramme dans les rues, beaucoup plus faible en Europe qu'au Japon. Légaliser ? Même dans nos services de sécurité, après des décennies de lutte contre la drogue, on se pose la question de savoir si cela a du sens de continuer la politique actuelle.

J'ai rencontré à Medellin, il y a trois semaines, Gonzalo Restrepo, qui est coprésident du comité stratégique franco-colombien et fut membre de la délégation gouvernementale aux négociations de paix à La Havane. Le résultat du plébiscite en Colombie devrait nous faire réfléchir lorsqu'on évoque chez nous la possibilité de mettre en place un référendum : comme pour le Brexit, il a été utilisé pour des questions de politique politicienne, en interne, et l'abstention a conduit à un résultat très serré, avec une division profonde du pays. Comment va-t-on réunifier ce pays ?

M. Daniel Pécaut. - J'ai parlé de problèmes institutionnels, dans ce pays qui a longtemps joui d'une grande stabilité et qui s'est réclamé de l'État de droit, même dans les moments où ses dirigeants commettaient les pires abus. C'est un pays de tradition libérale, par opposition à tous les autres pays d'Amérique latine. Il n'a jamais connu une forte centralisation autour d'un pouvoir fort. L'exception fut M. Uribe. Encore celui-ci n'a-t-il réussi à se faire réélire qu'une seule fois. Et même pendant ses mandats, il y a eu des limites à l'arbitraire. Il est accusé d'avoir participé à beaucoup d'opérations douteuses, et de s'être appuyé sur des forces illégales d'extrême droite. Malgré tout, la stabilité du pays suscite la confiance des investisseurs.

Mais la Colombie est en train de devenir un pays comme les autres, avec des crises politiques, les partis traditionnels étant quasiment en voie d'extinction. M. Duque a été élu grâce à l'appui de M. Uribe, de l'extrême droite, de la droite, des évangéliques et de la droite catholique. Il vient d'opposer des objections à la justice transitionnelle. Aura-t-il une majorité pour appuyer ces objections ? Rien n'est moins sûr, car il n'a pas de majorité solide au Congrès, y compris pour son propre programme de développement formulé il y a quelques mois, et qui a suscité beaucoup de réticences. Pour la première fois, dans ce pays dont les habitants raffolent du droit, des avocats et des cours constitutionnelles, on arrive à un moment de crise entre les différentes institutions. La Cour constitutionnelle a validé la justice transitionnelle, mais le président la refuse : c'est un conflit frontal et exceptionnel.

Il y a aussi un conflit avec le « fiscal ». Ce dernier est l'équivalent de notre procureur général et contrôle une administration puissante de 10 000 personnes. Il s'oppose au mécanisme de Justice pour la paix, qui s'est constitué depuis quelques mois, et fait tout pour le saboter. Or il est lui-même mis en accusation pour des affaires de corruption car, avant d'être nommé fiscal, il était l'avocat d'une affaire liée au scandale Odebrecht. On a donc un conflit entre la Fiscalia et la Justice pour la paix. Et le procureur a critiqué les décisions du président ! Bref, les problèmes de droit occupent une place majeure en ce moment, et occultent les oppositions politiques. Et la corruption pénètre dans toutes les institutions. Même dans la justice transitionnelle, un juge enquêteur aurait reçu des pots-de-vin.

M. Duque a affiché pendant quatre mois la volonté de définir une ligne relativement ouverte. En refusant d'accepter la loi organique, il sort de cette voie. Qui est la personne susceptible d'être le plus inquiétée par la justice transitionnelle ? L'ancien président Uribe, qui jouit d'un prestige considérable car c'est lui qui a mené une action efficace pour réduire les FARC. Or il s'est appuyé sur les groupes paramilitaires, a corrompu des témoins... Bref, il se sent vulnérable face à cette nouvelle justice. Le président Duque, depuis quelques mois, prend des orientations conservatrices qui ressemblent à celles de M. Bolsonaro, allant jusqu'à intervenir sur le contenu des enseignements !

Si l'on parle de narcotrafic, il faut énumérer l'ensemble des ressources de la Colombie, qui contribuent à sa balance des paiements : le pétrole, les minerais précieux, le charbon, le coltan, et la cocaïne. Beaucoup de ces ressources sont situées dans les régions périphériques, sur lesquelles l'État central n'a que peu de contrôle. La zone d'exploitation pétrolière, notamment, est limitrophe avec le Venezuela. L'ALN y est solidement implantée, et une dissidence des FARC s'y est aussi installée, et s'y est alliée à l'ALN. Cette dernière a commis un attentat terroriste extrêmement grave contre l'école militaire et multiplié les sabotages d'oléoducs, qui affectent des milliers de paysans.

Le Gouvernement de M. Duque vient de décider de revenir aux méthodes d'aspersion aérienne pour détruire les plantations, avec du glyphosate.

M. Duque en avait discuté avec M. Trump, qui a mis en garde la Colombie contre l'expansion de la culture de cocaïne. Il n'a d'ailleurs jamais été question de légaliser la cocaïne, mais uniquement la marijuana et le cannabis. Au cours des dernières années, les FARC se finançaient largement à partir de cultures de cocaïne. Les paramilitaires étaient, à bien des égards, l'expression des narcotrafiquants. Les narcotrafiquants et les paramilitaires n'ont jamais été une force cohérente, et si beaucoup d'entre eux ont péri, c'est surtout le fait de querelles internes aux différents groupes et entre ceux-ci ! L'unité n'a jamais été que de surface. En réalité, il y a toujours eu une multitude de groupes se disputant le contrôle du trafic.

De fait, l'éradication manuelle de la cocaïne - le Gouvernement parle de 50 000 hectares détruits en quelques années - ne peut être que renforcée par les aspersions aériennes, mais celles-ci hérissent les paysans. Pour la communauté internationale, encore faut-il trouver comment financer le remplacement des cultures. En effet, celles-ci sont installées dans des régions isolées, sur des micro-exploitations, et il n'est pas évident de trouver des produits de remplacement. Le cacao ? Mais comment l'écouler ? Beaucoup de plans de substitution ont donc tourné court. Pour autant, il faut que la communauté internationale continue de s'impliquer - et l'action de la France pour la réduction des violences à Medellin a été fondamentale, en effet.

Le travail de mémoire effectué au cours de ces dernières années est remarquable : aucun pays d'Amérique latine n'a connu autant de travaux sur ce qui s'est passé au cours des décennies précédentes. C'est même un des problèmes de la Colombie : on sait tout, ou presque ! Ce n'est pas un pays qui sort d'un système totalitaire, où l'on découvrirait après coup les atrocités qui ont été commises. Les paramilitaires qui ont bénéficié d'un premier régime d'amnistie ont déposé les armes en 2005, et ils ont dû reconnaître les actes qu'ils avaient commis. On sait beaucoup moins de choses sur les guérillas, qui commencent seulement à parler.

Le grand risque, pour la Colombie, serait que la justice internationale s'en mêle. Celle-ci avait reconnu que l'accord était valable, puisque les responsables de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité seraient poursuivis. Elle était très attentive au fait que ce ne soient pas simplement les simples soldats ou les sergents qui soient incriminés pour les 3 000 assassinats commis. Le tribunal international de La Haye a fait savoir qu'au cas où la responsabilité des dirigeants et hauts gradés ne serait pas sanctionnée, il se réservait d'intervenir.

Le rôle de la France en Colombie est fondamental - comme celui de l'Allemagne, d'ailleurs. L'ambassadeur allemand est intervenu au Venezuela. La France peut contribuer au financement des programmes de mémoire et de réparation aux victimes. Ces programmes sont bien entamés, mais réclament des moyens que la Colombie n'a pas. La France jouit d'un prestige certain, comme d'autres pays européens : la Norvège a été pays garant alors lors des négociations de La Havane, par exemple. Il est fondamental que la France continue à appuyer tout ce qui relève de la dynamique de la pacification. Elle peut aider à réformer l'administration, aussi, à un moment où la Justice elle-même se trouve impliquée dans des affaires de corruption. Notre Conseil d'État, notamment, est intervenu en Colombie, et sa participation a été très bien reçue.

M. Christian Cambon, président. - Merci.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Questions diverses

M. Christian Cambon, président. - Mes chers collègues, à la suite du désistement de René Danesi, c'est finalement Isabelle Raimond-Pavero qui se rendra en Jordanie pour la mission de la commission début avril.

Pour la mission Turquie, Claude Haut est remplacé par notre collègue Bernard Cazeau.

Et enfin, Pierre Laurent remplace Thierry Foucaud au sein du groupe de suivi sur les négociations commerciales.

La réunion est close à 11 h 30