Mardi 22 janvier 2019

- Présidence de M. Vincent Éblé, président -

La réunion est ouverte à 09 h 20.

Audition de M. Bruno Dalles, directeur du service de traitement du renseignement et d'action contre les circuits financiers clandestins (TRACFIN)

M. Vincent Éblé, président. - Nous avons le plaisir de recevoir ce matin M. Bruno Dalles - que j'ai connu jadis procureur de la République près le tribunal de grande instance de Melun -, directeur du service de traitement du renseignement et d'action contre les circuits financiers clandestins (Tracfin), placé sous l'autorité du ministre de l'action et des comptes publics.

Votre dernière audition devant notre commission, monsieur Dalles, remonte à 2016, en pleine affaire des « Panama Papers », et quelques jours après la promulgation de la loi renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, qui comprenait certaines dispositions renforçant votre action.

Nous sommes heureux de vous retrouver aujourd'hui pour faire le point sur vos activités et sur les avancées en matière de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme depuis la promulgation de cette loi. Vous nous direz quels sont vos moyens aujourd'hui et s'ils sont satisfaisants.

Outre votre rapport annuel, vous avez publié en novembre dernier un rapport sur les tendances et risques de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme. Vous avez en outre un rôle quasiment pédagogique, puisque vous mettez en ligne régulièrement des lettres d'information à destination des professionnels qui peuvent vous adresser des déclarations de soupçon. Vous nous direz si ces déclarations et vos activités se développent au moins à la même vitesse que les risques contre lesquels vous luttez.

Enfin, le projet de loi Pacte, qui sera très prochainement examiné en séance publique dans notre assemblée et fait l'objet d'une commission spéciale, comprend un certain nombre de dispositions sur les crypto-actifs, sujet auquel notre commission des finances a consacré une table ronde en février 2018. Vous nous direz ce que vous pensez des risques et enjeux liés à l'essor des crypto-actifs et des moyens à mettre en oeuvre pour les réguler. Nous aimerions enfin mieux comprendre, dans la perspective ouverte par la privatisation de la Française des jeux (FDJ), comment vous intervenez dans la régulation des jeux.

M. Bruno Dalles, directeur du service de traitement du renseignement et d'action contre les circuits financiers clandestins (Tracfin). - Je vous remercie, monsieur le président, pour votre invitation.

Le rapport que nous avons diffusé le 28 novembre a en effet d'abord une visée pédagogique, mais il veut aussi faire office d'alerte pour les décideurs. Nous y avons en effet, pour la première fois, formulé dix propositions en vue d'améliorer le dispositif de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Ce quatrième rapport typologique intervient en outre à un moment stratégique puisque la France va faire l'objet, de la fin 2019 au printemps 2020, d'une évaluation menée par le Groupe d'action financière (Gafi) - et nous espérons afficher un meilleur résultat qu'en 2011 et 2013.

Notre activité a explosé ces dernières années. Entre 2015 et 2016, le volume des déclarations de soupçon et des informations reçues par Tracfin avait déjà augmenté de 50 %. Cette hausse s'est poursuivie depuis, quoique à un rythme moindre, de 15 % entre 2016 et 2017, entre 11 % et 12 % entre 2017 et 2018, portant le nombre de déclarations de soupçon annuel de 10 000 en 2010 à environ 80 000 en 2018. Bref, notre activité a été multipliée par 8, quand nos effectifs étaient multipliés par deux... Il a fallu dégager des gains de productivité, non seulement pour traiter cette information, mais encore pour en faire quelque chose - car rien ne sert de mobiliser des professionnels sur l'analyse de risques ou sur la rédaction de déclarations de soupçon si le nombre et la qualité de leur traitement ne progressent pas.

Entre 2015 et 2016, année où le volume de données reçues augmentait de 50 %, les informations n'étaient pas toutes de qualité ; les banques, qui faisaient l'objet de contrôles lancés par l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), nous ont transmis un peu tout et n'importe quoi, si je puis dire ! Pour améliorer la qualité des dossiers, nous organisons depuis deux ans des réunions de place avec tous les services conformité ainsi que, depuis 2015, des réunions bilatérales avec les grandes banques pour leur dire ce qui nous est utile et ce qui l'est moins.

La machine fonctionne globalement bien, et nous avons amélioré nos sorties en termes qualitatifs et quantitatifs : en 2017, nous avons transmis à nos destinataires 38 % de notes en plus, soit 2 600 à 2 700 notes en tout. Leur destinataire principal est bien sûr l'institution judiciaire, à laquelle nous envoyons annuellement environ 500 dossiers de suspicion d'infraction suffisamment caractérisée - 40 % à Paris, 60 % en province. Depuis trois ans, nous avons augmenté également les notes complémentaires sur les dossiers initiés non par Tracfin mais par une autre administration ou un service de police judiciaire. Depuis la loi de juin 2016, qui nous a permis d'accéder au traitement des antécédents judiciaires, les officiers de liaison ont en effet été remobilisés : plutôt que de consulter les fichiers, ils opèrent un travail de liaison avec les services de police, de gendarmerie et de douane judiciaire. Cela nous permet de mieux savoir sur quoi travaillent les services d'enquête et de mieux utiliser les masses d'informations dont nous disposons pour faire des transmissions utiles aux enquêtes. Sur les 900 dossiers transmis en 2017 à la justice, 500 ont permis d'engager une enquête, 400 d'accompagner une enquête déjà en cours (y compris les réponses aux réquisitions judiciaires).

Autre évolution juridique importante : nous avons levé les entraves à la coopération internationale. Jusqu'au 1er janvier 2017, Tracfin ne pouvait échanger avec ses homologues étrangers sur tels faits si une enquête judiciaire en cours portait sur les mêmes faits - même si ceux-ci étaient interprétés souplement. À présent, 157 cellules de renseignement financier sont connectées et travaillent ensemble dans le cadre du groupe Egmont, en temps réel et de manière sécurisée et dématérialisée, travail qui peut - autre nouveauté depuis 2017 - être utilisé par l'autorité judiciaire.

La part de notre activité qui alimente celle de l'administration fiscale a également augmenté de façon exponentielle : nous sommes passés de 350 dossiers par an en 2016 à presque 625 en 2017, en particulier grâce à ce que nous appelons le flash fiscal, qui nous permet de synthétiser les éléments financiers du fraudeur en repêchant dans notre base des données qui n'avaient pas été approfondies selon les logiques de détection d'infractions ou de renseignement. Près de 30 % des déclarations de soupçon que nous recevons ont l'odeur, la couleur et la saveur de fraudes fiscales graves. L'enjeu moyen par dossier transmis s'élève à 1 million d'euros, ce qui assure à l'administration fiscale la quasi-certitude de redresser 200 millions d'euros par an en termes de droit, taxes et pénalités - cela donne une idée de la rentabilité des investissements dans les effectifs de Tracfin. Depuis 2012, nous sommes aussi compétents en matière de détection de fraude sociale, domaine dans lequel le nombre de dossiers augmente de 30 % à 50 % par an, pour atteindre 220 dossiers en 2017. L'enjeu financier moyen par dossier est, en la matière, d'environ 900 000 euros. (avec 450 000 euros de droits et pénalités notifiées en moyenne par exemple par dossier pour l'ACOSS).

Dernier domaine d'activité croissante : le renseignement en matière de lutte contre le financement du terrorisme. Notre dernier rapport indique que nous avons transmis 700 notes aux services de renseignement et 200 aux services judiciaires. L'ancien procureur de la République de Paris, François Molins, indiquait en quittant ses fonctions que dans 25 % des enquêtes antiterroristes il y avait une note de Tracfin, contre zéro en 2015.

Notre rapport de 2018 s'achève sur un quadruple message. Premièrement, nous appelons à maintenir la vigilance sur les signaux financiers faibles mais fiables, au moyen de trois actions. D'abord, la détection des départs - il y en a certes de moins en moins -, des retours des zones de combat et de la radicalisation. Ensuite, l'identification des banquiers de Daesh, localisés principalement en Turquie et au Liban - la justice exploite en ce moment de telles informations. Enfin, le soutien logistique à la radicalisation et au terrorisme, notamment dans le secteur associatif. Nos propositions d'amélioration de la transparence des associations et ONG font écho à celles de la conférence internationale close par le président de la République en avril dernier, qui a réuni pour la première fois dans l'histoire des services de renseignements financiers, des procureurs antiterroristes, des services de police judiciaires et des ministres, et a donné lieu aux dix points formant l'Agenda de Paris.

Deuxième message : les modes classiques de blanchiment ou d'escroquerie - je pense aux encarts publicitaires, au Forex ou au diamant - existent toujours. La saison 2018-2019 est celle de l'escroquerie au bitcoin, qui consiste à promettre des rendements faramineux aux particuliers qui investiraient en bitcoin... qui finissent par perdre leur argent. Ce sont généralement les mêmes, décidément polyvalents, qui montent toutes ces arnaques, des options binaires au bitcoin. Dans l'une d'elles, une société était même chargée de rassurer les clients, et les victimes regroupées en une association de défense de leurs droits ont même été démarchées à nouveau par l'auteur de la fraude et lui ont redonné de l'argent ! Nous craignons que ce genre de scenario ne se répète avec le bitcoin. Sur ces questions et celle des sociétés éphémères, nous avons fait un certain nombre de propositions.

Notre troisième point de vigilance concerne les nouveaux outils de paiement, telles les cartes prépayées, les services de paiement et les crypto-monnaies transformées en crypto-actifs - il ne s'agit plus là d'escroqueries au bitcoin mais d'escroqueries avec bitcoins. Nous avons fait des propositions, dont certaines nourrissent la loi Pacte. Comme nous suivons avec attention les débats au Sénat, je peux dire que les six amendements de fond déposés par le rapporteur Jean-François Husson vont dans le bon sens. J'ai vu que l'objet de l'un des amendements citait notre rapport et je ne peux que souligner la pertinence non seulement de la citation mais aussi du renforcement de la régulation.

Dernier point important dans la perspective de l'évaluation de la France par le Gafi : nous tirons l'alarme sur la mobilisation insuffisante des professionnels du marché de l'art. Le secteur de l'assurance étant principalement préoccupé par le risque de perte d'actifs dans l'assurance-vie, nous diffusons également un message sur l'assurance non-vie, assujettie au dispositif de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme (LCB/FT), compte tenu des risques. L'actualité fait état de pressions fortes de certains groupes pour faire des pas en arrière, en restaurant par exemple les seuils de paiement en liquide, pour faire plaisir aux organismes localisés dans les aéroports, alors qu'il y a d'autres solutions pour garantir la possibilité de payer en liquide... Soyons vigilants sur ces sujets.

Les dix propositions que nous faisons vont dans le bon sens, plus globalement, d'une meilleure régulation du système financier et promeuvent une réflexion collective sur une transparence élargie des associations en termes d'obligation de déclaration, de centralisation d'informations, de publication et de contrôle comptables lorsque des fonds publics sont en jeu.

M. Vincent Éblé, président. - Merci pour ces propos introductifs. Je laisse à présent la parole aux membres de notre commission, à commencer par notre rapporteur général, Albéric de Montgolfier.

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - Concernant les cartes prépayées, qui sont un moyen de fraude fiscale sur les plateformes de vente en ligne, le Sénat a souhaité l'interdiction de ce mode de paiement ou à tout le moins une obligation de déclaration. En Asie, le montant maximal autorisé pour leur utilisation n'est pas aussi bas qu'en France. Est-ce un sujet de préoccupation pour vous, au même titre que le bitcoin ?

La fraude fiscale représente un tiers des déclarations. N'intervenez-vous que dans les dossiers faisant apparaître des faits de blanchiment, ou traitez-vous également des dossiers de fraude fiscale « pure » ? Avez-vous des seuils de transmission des dossiers à la DGFiP, ou celle-ci se charge-t-elle du tri ?

L'augmentation considérable des déclarations de soupçon que vous avez notée risque d'engorger les services de Tracfin. Avez-vous un retour de vos transmissions à la justice, aux services fiscaux et aux services de renseignements ? Cela pourrait vous aider dans le tri des déclarations.

J'ai consulté les services de contrôles fiscaux dans le cadre de l'examen du projet de loi de lutte contre la fraude, et il apparaît qu'ils sont encore insuffisamment armés contre l'escroquerie à la TVA, qui représente des volumes très importants. Après l'arnaque à la taxe carbone, la fraude à la TVA, par exemple de type « carrousel », notamment sur les ventes de véhicules, n'a pas été éradiquée. Les systèmes déclaratifs en place permettent-ils de détecter ce type de fraude et, dans le cas contraire, que faut-il faire pour y remédier ?

La privatisation envisagée de la Française des jeux suscite enfin des inquiétudes, les opérateurs de jeux en ligne étant généralement peu performants dans la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Avez-vous un avis sur le sujet ?

M. Vincent Éblé, président. - Vous avez évoqué, dans une lettre d'information de juin 2018, les difficultés de la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme dans le secteur de l'art. En effet, « le régime des cotes, soumis à des critères très disparates, est de nature à masquer certaines opérations de blanchiment » en empêchant d'établir un lien entre le prix de vente initial et le prix final de l'achat. Or, indiquez-vous, malgré une hausse des déclarations de soupçon des commissaires-priseurs et des opérateurs de ventes volontaires - 67 déclarations de soupçon en 2017, contre 51 en 2016 et 33 en 2015 -, cela reste très modeste au regard des 80 000 alertes reçues par Tracfin et du chiffre d'affaires global de 3 milliards d'euros en France dans ce secteur. Votre lettre d'information déplore une implication insuffisante des maisons de vente. À quoi l'attribuez-vous et comment y remédier ?

M. Marc Laménie. - Tracfin a-t-il des antennes régionales et un lien, à ce niveau, avec les juridictions inter-régionales spécialisées (JIRS) ? Quels sont les domaines d'activité dans lesquels vous intervenez le plus ? Enfin, quels sont vos pouvoirs d'intervention contre la contrefaçon ?

M. Roger Karoutchi. - Un nouveau type de fraude est apparu sur les cagnottes en ligne, pour des sommes en jeu qui semblent minimes. Le potentiel de fraude est-il important ?

Mme Christine Lavarde. - Votre première proposition sur la régulation des associations - un registre unique numérisé - semble tomber sous le sens. En revanche, je m'interroge sur les autres : les fraudeurs trouveront toujours un moyen de remplir leurs obligations, alors que les plus petites associations seront pénalisées par les nouvelles contraintes administratives.

Le commerce en ligne est en pleine expansion, et avec lui les fraudes à la carte bancaire. Quels dispositifs avez-vous mis en place pour surveiller ce secteur, et pour informer les usagers et conseiller les entreprises en matière de protection ?

M. Bruno Dalles. - Tracfin est une agence à compétence nationale, sans antennes locales puisque toute l'information reçue est numérisée, enrichie et analysée sur notre site au siège du service. En revanche, nos agents assurent des prestations d'information et de formation en province, au contact des professionnels qui ont besoin de connaître le cadre légal. Nous organisons surtout des formations en commun avec les régulateurs.

Tracfin emploie au total 160 personnes, dont 30 % d'agents issus des douanes, 25 % d'inspecteurs des finances publiques, 15 % de fonctionnaires de Bercy toutes directions confondues, et 20 % de contractuels, ce qui nous donne une souplesse dans le recrutement de spécialistes, en particulier d'informaticiens et de data scientists. La capacité de recrutement est à la hauteur des enjeux : j'ai coutume de dire que Tracfin est une start-up administrative à forte croissance !

Nous n'avons pas de domaine de prédilection puisque nous agissons sur signalement. Notre mission consiste donc à savoir lire ce que nous recevons et à faire parler les chiffres. Nous devons nous montrer plus efficaces dans la lutte contre le crime organisé ; dans la lutte contre le terrorisme, nous y sommes parvenus en créant des liens avec les services de renseignement et grâce à un cadre légal nous donnant accès à toutes les cibles de ces derniers. Quant à la lutte contre la contrefaçon, même si nous traitons quatre à cinq dossiers importants par an, la douane est le chef de file à travers trois services : cyberdouane, chargé de la veille internet ; la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED), pour les actions de renseignement ; la douane judiciaire, pour les enquêtes judiciaires.

Nous avons donné l'alerte dès les débuts des cagnottes en ligne. Le financement participatif a été régulé par une ordonnance de 2014, aux termes de laquelle l'assujettissement aux obligations anti-blanchiment, via l'enregistrement à l'Organisme pour le registre unique des intermédiaires en assurance, banque et finance (Orias), est optionnel. Or l'enquête sur l'assassinat du père Hamel, à Rouen, a montré que les terroristes s'étaient connus sur les réseaux sociaux et avaient participé à des cagnottes en ligne pour les « frères » et « soeurs » en Syrie. L'un d'eux, sous contrôle judiciaire, en avait lui-même organisé une pour partir là-bas. C'est pourquoi nous avons obtenu un assujettissement quasi-général des cagnottes aux obligations anti-blanchiment depuis 2017.

De plus, la définition d'une cagnotte en ligne étant insuffisamment précise, nous avons ajouté dans la loi de transposition de la quatrième directive anti-blanchiment un droit de communication de Tracfin auprès des cagnottes non assujetties. L'un des principaux acteurs du secteur, d'abord très réticent, s'est montré très coopératif.

Les soupçons d'origine ou de destination illicite des fonds donneront ainsi lieu à une déclaration, ce qui peut s'avérer très utile aux services de renseignement : pour les cagnottes manifestement destinées à la mouvance salafiste, on repère les adresses IP et numéros de téléphone des individus concernés. Cet exemple, qui montre l'insuffisance d'un système optionnel, doit aussi nous éclairer dans la réflexion sur les crypto-actifs.

La lutte contre le blanchiment ciblant les fonds dont l'origine ou la destination sont illicites, la régulation du commerce en ligne ne fait pas partie de nos missions. Les principaux payeurs du commerce en ligne, comme Amazon ou PayPal, ne sont pas localisés sur le territoire national mais au Luxembourg ou ailleurs. En revanche, si ces plateformes sont utilisées pour des activités de financement du terrorisme, nous coopérons avec leurs services de conformité via nos homologues de la cellule de renseignement financier luxembourgeoise.

Madame Lavarde, je comprends que les efforts de transparence demandés aux associations soient perçus comme une atteinte à la liberté de ce secteur foisonnant. Nous ne souhaitons pas contrôler les associations, mais les sécuriser. Il existe bien un répertoire des associations, mais sans aucune centralisation de l'information. Or certaines structures associatives ou ONG servent souvent d'interface, dans des activités de contournement des règles de financement de la vie politique ou de propagande salafiste par exemple, entre une origine illicite et une destination qui l'est parfois aussi.

La loi Pacte crée un registre unique, mais en l'état du texte, il ne verra pas le jour avant quatre ou cinq ans. Tracfin s'efforce également de convaincre les greffiers de commerce d'offrir aux associations, pour un tarif équivalent à celui de la déclaration en préfecture, la possibilité de s'inscrire au registre du commerce et des sociétés en renseignant les noms du président, du trésorier et des membres. Dans le système en vigueur, identifier le responsable d'une structure peut être extrêmement difficile.

Enfin, je connais la sensibilité du Sénat à la défense des PME ; or des associations qui ne sont pas soumises aux mêmes obligations leur font parfois une concurrence indue. L'obligation de déclaration est donc une première étape indispensable.

En revanche, le seuil de l'obligation de publication comptable peut se discuter ; elle ne s'impose peut-être pas pour les amicales de boulistes, par exemple. Cependant, il me semble dans l'intérêt de toute association de tenir une comptabilité sérieuse, ne serait-ce que pour obtenir des financements auprès des banques. Une transparence comptable élargie présente un intérêt en termes de développement économique et de soutien au secteur associatif.

Enfin, lorsque de l'argent public est en jeu, la moindre des choses est de prévoir des obligations. Un contrôle théorique de la Cour des comptes ou de la chambre régionale des comptes est d'ores et déjà prévu. Il faudrait abaisser le seuil d'intervention du commissaire aux comptes, qui est actuellement de 153 000 euros de fonds publics, pour les associations.

Si l'on considère que le recours à un commissaire aux comptes est trop coûteux, il y a d'autres solutions. On pourrait imaginer un audit légal simplifié, ou une certification des comptes par un expert-comptable.

Le sujet des associations est donc stratégique pour les années à venir.

Pour ce qui concerne le secteur de l'art, on est confronté, y compris dans les grandes maisons de vente, à un problème d'insuffisance de l'efficacité et de la participation, et à un manque de volonté de mettre en place les bases de la lutte contre le blanchiment, l'analyse de risque, la connaissance client et la détection des opérations anormales. Et je ne parle ni des ventes en ligne, ni du secteur des antiquaires et des brocanteurs...

Nous travaillons avec les professionnels et les syndicats pour expliquer que le marché de l'art a tout intérêt à se réguler. Nous proposons ainsi de mettre en place un livret de police numérisé afin de disposer d'une traçabilité des opérations de vente.

S'agissant des cartes prépayées anonymes, la règlementation française est en phase avec les objectifs de prévention du blanchiment et du financement du terrorisme, l'enjeu étant que la France ne présente pas un désavantage comparatif par rapport aux autres pays européens.

Les quatrième et cinquième directives européennes sur le sujet prévoient un renforcement des règles de transparence applicables à ces cartes, s'inspirant ainsi de la législation et de la règlementation françaises. Il faudra vérifier que chaque pays de l'Union européenne mette en place ce dispositif. Un bémol : avec le Brexit se pose la question des nombreux établissements localisés au Royaume-Uni qui commercialisent des cartes prépayées. Le Gafi recommande d'encadrer beaucoup plus strictement les cartes anonymes.

Notre stratégie, lorsque nous détectons des cartes prépayées anonymes avec des montants élevés, est d'empêcher leur utilisation sur le territoire national.

J'en viens au verrou de Bercy. En cas de blanchiment de fraude fiscale, nous transmettons les dossiers à l'autorité judiciaire. Nous le faisons souvent lorsque cette fraude est adossée à d'autres infractions, par exemple le travail dissimulé et la fraude sociale. Pour la fraude fiscale pure, en revanche, nous ne sommes pas autorisés à transmettre les dossiers directement à l'autorité judiciaire ; nous les envoyons donc à l'administration fiscale, à charge pour elle d'investiguer, puis de transmettre éventuellement à l'autorité judiciaire.

Environ 10 % des dossiers traités chaque année par la Direction nationale des vérifications de situations fiscales (DNVSF) ont été envoyés par Tracfin.

Tous les services de contrôle de l'administration fiscale reçoivent des notes de la part de Tracfin. En retour, toutes les administrations lui font part de leurs actions, sauf celle de la justice. Une loi de 2010 prévoit l'obligation pour les Parquets d'assurer un retour d'information vers Tracfin. Cette obligation n'est pas complètement satisfaisante.

Nous travaillons depuis cinq ans avec le ministère de la justice sur un projet dont j'ai bon espoir qu'il aboutisse prochainement, d'autant plus que ce ministère a été doté de 500 millions d'euros en faveur de la numérisation, et qui favorisera la transmission de documents à Tracfin. Nous n'avons pas le choix : à la fin de 2019, il faudra faire un retour aux évaluateurs du Gafi.

Pour ce qui est des escroqueries à la TVA, Tracfin n'en détecte pas énormément, mais elle a tout de même soulevé l'affaire de la taxe carbone.

Nous faisons un travail de détection des carrousels de TVA. Je vous renvoie à la partie de notre rapport relative aux sociétés éphémères. Nous participons aussi, à Bercy, à la task force « escroquerie à la TVA ». Nous avons enfin mis en place des moyens de détection précoce des sociétés éphémères.

L'apport le plus important à la lutte contre les carrousels de TVA fut la décision de l'administration fiscale française de supprimer le numéro intracommunautaire à chaque fois que la task force précitée détecte une escroquerie. La détection se fait de manière plus rapide, sous forme d'information de soupçon et non pas de déclaration de soupçon, en lien avec les greffiers de commerce.

En matière de jeux, la FDJ est très rentable, avec 12 à 14 milliards d'euros de chiffre d'affaires et 4 milliards d'euros qui entrent dans les caisses de l'État. Nous sommes associés aux travaux relatifs aux à-côtés de la privatisation. Notre préoccupation est que le département de la FDJ chargé de la conformité ne se retrouve pas démuni.

La privatisation ne changera ni la loi sur les jeux, ni la politique de prévention des addictions, pas plus que l'assujettissement de la FDJ aux obligations anti-blanchiment. Son accompagnement se fera via une autorité indépendante, aux compétences plus larges que celles de l'Autorité de régulation des jeux en ligne (Arjel). Cette évolution peut être intéressante, à condition que l'on ait une vision claire de ses nouvelles compétences, notamment dans le domaine du blanchiment et du financement du terrorisme. On ne sait pas si cette autorité, aura tous les pouvoirs d'une autorité administrative indépendante, sera chargée d'assurer la régulation administrative. Vous pouvez compter sur notre vigilance quant à l'efficacité de son action en matière de LAB-FT.

Pour conclure, j'évoquerai le service central des courses et jeux. Revisiter le secteur des jeux est l'occasion de revoir les compétences de chacun des acteurs concernés. La vision doit être large, car ce secteur connaît une forte concurrence. En termes de contrôle, le PMU a fait des progrès, mais il est encore loin du compte. La FDJ est plutôt performante dans la transmission d'informations. Sans oublier les casinos... La nouvelle autorité régulera-t-elle l'ensemble du secteur des jeux et quelle sera la part du contrôle anti-blanchiment ?

Mme Sophie Taillé-Polian. - Après la montée en puissance de Tracfin, créée en 1990, je m'étonne que le nombre de dossiers ne tarisse pas. Quand ce dispositif aura-t-il un effet dissuasif ?

M. Jean-François Husson. - Sur la FDJ, nous partageons vos propos. Ce n'est pas le rôle du Parlement de donner un chèque en blanc pour un projet de privatisation qui manque singulièrement de clarté, alors même que les enjeux y afférents sont nombreux, notamment en termes de lutte contre le blanchiment, d'addiction au jeu et d'aménagement du territoire.

S'agissant des crypto-actifs, au sein de la commission, nous avons essayé d'interdire le démarchage et la publicité en ligne pour les offres non régulées pour lutter contre les fraudes, et d'élargir à tous les prestataires la procédure d'enregistrement obligatoire afin de lutter contre le blanchiment et le financement du terrorisme,. Nous avons déposé d'autres amendements, et le débat en séance publique aura lieu la semaine prochaine. Nous restons ouverts à toute proposition visant à améliorer le cadre de régulation et nous vous remercions de votre soutien.

La lutte contre la fraude et le blanchiment est en effet un impératif qui doit tous nous réunir. Cela permettra d'envoyer un signe fort aux Français, surtout en ce début d'année.

Mme Fabienne Keller. - À propos des virements à l'étranger, il existe Western Union, mais il y a bien d'autres acteurs. Aujourd'hui, des virements se font par téléphone. Comment vérifier l'identité des bénéficiaires ?

Qu'en est-il de la coopération avec vos homologues européens et autres ?

M. Gérard Longuet. - Vous avez évoqué les chiffres de 80 000 signalements en 2018 et de 500 transferts au Parquet. Comment expliquez-vous cet écart ? N'y a-t-il pas de la part de certains de vos correspondants une volonté de sur-signaler, et ainsi de « noyer » vos services ?

L'Allemagne a une tradition de règlement en espèces. Y a-t-il dans ce pays, première économie européenne, davantage de corruption, de financement du terrorisme et de blanchiment ?

Les parlementaires font partie des personnes politiquement exposées (PPE), ce qui n'est pas très positif en termes d'image. Constate-t-on une sur-délinquance dans cette catégorie cible ?

M. Vincent Capo-Canellas. - Des élus locaux ne comprennent pas pourquoi des mouvements financiers intrafamiliaux de faible montant ou des virements à l'étranger qu'ils effectuent font l'objet de contrôles. Il arrive même que les banques les menacent d'un signalement auprès de Tracfin. Quels sont les seuils et les obligations à prendre en compte ?

Les banques n'ont-elles pas tendance à surinterpréter les règles ? Nous, parlementaires, sommes tout de même obligés de faire une déclaration de patrimoine et d'intérêts... Quelle doctrine tenir en la matière ? Des contrôles s'exercent même sur le remboursement des frais de campagne par l'État ! Cela confine à l'absurde.

M. Patrice Joly. - Quelles sont les origines géographiques des fonds qui font l'objet d'un blanchiment, et quelles sont leurs destinations ?

Quels sont les principaux vecteurs de blanchiment ?

M. Bruno Dalles. - L'effet dissuasif de l'action de Tracfin existe bien puisqu'il y a une évolution des typologies : les dispositifs préventifs mis en place chassent du secteur bancaire classique des personnes ayant fait l'objet d'une détection. D'où ma frustration en matière de criminalité organisée...

Les banques font du de-risking : elles envoient des déclarations de soupçon, ferment des comptes et s'arrangent pour envoyer chez leurs collègues la mauvaise clientèle, laquelle utilisera les nouveaux moyens de paiement dématérialisés anonymes. Les grands réseaux ayant mis en place des outils efficaces de prévention, il faut une régulation portant sur les nouveaux acteurs de la finance.

Les crypto-actifs sont désormais davantage un produit de spéculation qu'un instrument de paiement. Les enregistrements ou agréments coordonnés, entre l'Autorité de régulation des marchés (AMF) et l'ACPR, sont une bonne solution. Je pense notamment à l'enregistrement par l'AMF sur avis conforme de l'ACPR.

En revanche, l'aspect technique de la lutte contre le blanchiment - analyse des risques, connaissance client, déclaration de soupçon... - doit rester de la compétence de l'ACPR. L'AMF n'est pas assez équipée pour mener un véritable travail de contrôle. Des améliorations organisationnelles et textuelles sont donc à apporter, notamment pour ce qui concerne les plateformes de conversion crypto-à-crypto, pour lesquelles le contrôle continu au titre de la lutte contre le blanchiment devrait à mon sens relever de l'ACPR.

S'agissant des virements, chaque banque est responsable de sa connaissance client, met en place ses niveaux de vigilance et de contrôle, et pose ses exigences en termes d'information sur le bien-fondé de la destination des fonds. Elle est aussi censée connaître l'origine des fonds. Or les réseaux bancaires français sont sous le contrôle, non de Tracfin, mais des autorités américaines. Les banques surréagissent donc aux facteurs de risques que ces autorités ont analysés.

Dans notre précédent rapport, nous avions insisté sur la nécessité de réguler les transferts par téléphonie mobile. En effet, il n'y a pas encore de croisement d'informations entre l'organisme de téléphonie qui a la connaissance client et l'organisme bancaire qui gère les flux. Si une telle offre de transfert est possible dans la zone africaine, en local, le marché n'a pas fonctionné. Le risque existe, mais il n'y a pas encore sur le territoire national, d'utilisation de la téléphonie mobile pour assurer des transferts de fonds.

Nous avons une excellente coopération avec la Belgique, le Luxembourg, la Suisse, l'Espagne et la plupart des pays européens, sauf l'Italie dont la cellule de renseignement financier est sous-dimensionnée. Nous coopérons aussi avec la cellule polonaise, et sommes parvenus à bloquer des fonds en Estonie. La coopération est bonne avec les Etats-Unis, s'est améliorée avec le Royaume Uni. Elle reste insuffisante avec la Chine ou Dubaï.

Globalement, le réseau des cellules de renseignement financier est efficace et opérationnel.

Monsieur Longuet, le chiffre de 500 transferts au Parquet ne correspond pas au nombre de déclarations de soupçon, que Tracfin ne transmet d'ailleurs jamais. De l'analyse de 3 000 dossiers peuvent sortir deux, trois ou dix déclarations de soupçon qui seront traitées. L'important est l'exploitation que l'on fait de ces déclarations ainsi que les actes d'investigation, lesquels sont au nombre de 30 000 par an. Tracfin reçoit une masse d'informations, qu'il analyse toutes, y compris celles qui ne sont pas pertinentes. Le temps de l'investigation est assez court.

Nous approfondissons donc l'analyse de 12 000 à 15 000 déclarations de soupçon sur les 80 000 dont nous avons connaissance mais toutes restent utiles à nos missions.

Je ne suis pas capable de dire quels sont les pays les plus exposés aux risques. Dans les classements relatifs à l'atteinte à la probité et à la corruption, la France figure près du Kazakhstan, ce qui n'est pas réjouissant. L'Allemagne n'en est pas là, même si la méthodologie de ces études peut interroger.

J'en viens à l'utilisation de l'argent liquide. Nous constatons que le risque en termes de financement du terrorisme est au moins aussi élevé, sinon davantage, en Allemagne qu'en France. Ce pays n'est donc pas un modèle à cet égard. Sa cellule de renseignement financier est d'ailleurs en grande difficulté et certaines banques allemandes ont été condamnées pour défaut de régulation. Cette comparaison ne suffit donc pas à invalider les actions menées en France au titre de la lutte contre les atteintes à la probité, le blanchiment et le financement du terrorisme.

Le point relatif aux PPE est le seul point sur lequel Tracfin n'a pas bénéficié d'une écoute favorable lors des discussions de transposition de la quatrième directive. Nous souhaitions une définition de la liste de ces personnes qui soit adaptée à la situation nationale et à la notion de risque. Or la liste retenue, celle de la directive, est le fruit d'un compromis entre les différents États de l'Union européenne. Ainsi, les présidents d'exécutifs locaux n'y figurent pas - nous aurions souhaité qu'ils y soient, comme les présidents de société d'économie mixte -, tandis que les parlementaires en font partie, ce qui est normal comme les hauts magistrats du Conseil d'Etat, de la Cour de Cassation ou de la Cour des Comptes, ce qui est plus surprenant.

Nous avions proposé de revisiter cette liste « harmonisée ». Il aurait fallu, en fait, laisser aux États une marge de manoeuvre. Cela n'empêchera pas les banques de surréagir. Nous demandons aux banquiers de ne pas nous envoyer de déclarations de soupçon fondées sur le seul motif que la personne concernée est politiquement exposée, il faut un vrai soupçon sur l'origine des fonds.

La France est un pays attractif pour les fonds étrangers d'origine illicite. La notion de PPE a d'ailleurs été inventée, d'abord, pour désigner des personnes étrangères. La définition de PPE nationales a été donnée au seul niveau européen.

Il n'existe pas de géographie des flux et des vecteurs à proprement parler. Nos préoccupations concernent le Moyen-Orient, Dubaï et les Émirats arabes unis, et la Chine ou Hong Kong où les mouvements financiers se développent de façon importante, en même temps que toutes les activités criminelles plus ou moins organisées, y compris des flux d'origine illicite investis dans le financement du terrorisme. Nous devons donc faire des efforts pour améliorer la coopération avec ces pays.

M. Vincent Éblé, président. - Nous vous remercions, monsieur Dalles, pour votre disponibilité et la précision de vos réponses.

La réunion est close à 10 h 45.