Mercredi 21 novembre 2018

- Présidence de Mme Catherine Deroche, présidente -

La réunion est ouverte à 17 heures.

Audition de M. Jean-Marie Delarue, conseiller d'État, ancien contrôleur général des lieux de privation de liberté, président de la commission d'audition sur les auteurs de violences sexuelles (prévention, évaluation, prise en charge) et du docteur Sabine Mouchet-Mages, présidente du comité d'organisation de celle-ci

Mme Catherine Deroche, présidente. - Nous recevons aujourd'hui M. Jean-Marie Delarue et le Dr Sabine Mouchet-Mages, qui vont nous présenter les travaux qu'ils ont conduits pour la Fédération française des centres ressources pour les intervenants auprès des auteurs de violences sexuelles (FFCRIAVS). Ces travaux ont débouché sur la publication d'un rapport en juin dernier, qui s'intitule Auteurs de violences sexuelles : prévention, évaluation, prise en charge.

Le champ d'investigation de notre mission d'information est plus ciblé que celui de votre étude, puisque nous nous intéressons uniquement aux violences sexuelles sur mineurs commises par ceux qui les encadrent en raison de leurs fonctions ou de leur métier. Je ne doute pas cependant que les réflexions que vous partagerez avec nous nous seront d'une grand utilité pour mieux cerner le profil des auteurs de violences sexuelles et mieux comprendre les modalités de leur prise en charge.

Je rappelle que vous êtes, M. Delarue, conseiller d'État, ancien contrôleur général des lieux de privation de liberté, et un spécialiste reconnu de notre système carcéral. Le Dr Mouchet-Mages est chef du service de psychiatrie légale à l'hôpital Le Vinatier, près de Lyon, et responsable, depuis 2016, du CRIAVS Rhône-Alpes ; vous travaillez régulièrement avec des auteurs de violences sexuelles et vous pourrez donc nous faire partager votre expérience de terrain.

Nos rapporteures sont issues des commissions des lois, de la culture et des affaires sociales car le champ de nos investigations est très large. Elles vous ont fait parvenir quelques questions qui peuvent vous servir de fil conducteur pour votre intervention liminaire. Je pense que vous pourriez nous préciser, tout d'abord, dans quel cadre et selon quelles modalités vous avez réalisé votre rapport. Puis il nous serait utile de savoir quelle est votre évaluation de l'ampleur du phénomène, avant que vous nous apportiez votre éclairage sur les trois thèmes - prévention, évaluation et prise en charge - que vous avez choisi de mettre en exergue.

M. Jean-Marie Delarue, président de la commission d'audition sur les auteurs de violences sexuelles. - Merci de nous recevoir. Votre mission réunit les compétences de plusieurs commissions permanentes du Sénat. C'est important car le sujet est pluridisciplinaire et multifactoriel. Le Dr Mouchet-Mages a présidé le comité d'organisation de l'audition publique à laquelle nous avons procédé. Je vous présenterai les principales conclusions de notre rapport, tandis que Mme Mouchet-Mages complètera mon propos plus particulièrement sur les questions médicales et vous présentera l'origine de l'audition publique et la méthode de travail retenue.

Dr Sabine Mouchet-Mages, présidente du comité d'organisation de la commission d'audition sur les auteurs de violences sexuelles. - Les centres ressources pour les intervenants auprès des auteurs de violences sexuelles (CRIAVS) sont des structures de service public. Ils ont été créés par la circulaire du 13 avril 2006 relative àÌ la prise en charge des auteurs de violences sexuelles. Ils ont pour mission générale d'améliorer la prévention, la compréhension et la prise en charge des violences sexuelles sur les bases d'une réflexion éthique et pratique. On compte vingt-quatre CRIAVS en France, y compris en outre-mer. Ils remplissent six missions. Tout d'abord ils organisent des formations initiales pour les futurs professionnels de santé (médecins, psychologues, infirmiers) ou du champ social (travailleurs sociaux, éducateurs) afin de constituer un vivier de professionnels compétents au niveau local. Ils interviennent ensuite en matière de formation continue, dans le cadre notamment de diplômes universitaires ouverts à des professionnels des champs sanitaire, social ou judiciaire. Ils proposent aussi des catalogues de formation aux professionnels. Ils animent des réseaux locaux interdisciplinaires santé-justice pour garantir la coopération entre les champs judiciaires et sanitaires. L'interdisciplinarité, en effet, est fondamentale. Ils accompagnent aussi les équipes de terrain qui assurent la prise en charge soignante ou éducative des auteurs de violence, par le biais d'une supervision et d'une analyse de la pratique de prise en charge ; beaucoup de professionnels de la protection judiciaire de la jeunesse en bénéficient. Ils assurent également une mission de prévention, tant primaire que secondaire ou tertiaire. Ils abritent des centres de documentation et un réseau documentaire national permet à tous les professionnels de disposer d'informations sur les violences sexuelles et leurs auteurs. Ils assument enfin une activité de recherche.

Les vingt-quatre CRIAVS sont regroupés au sein de la Fédération française des CRIAVS (FFCRIAVS). En 2016, celle-ci a souhaité élaborer des recommandations professionnelles qui tiennent compte des connaissances les plus récentes concernant la prise en charge des auteurs. Ainsi est née l'idée de l'audition publique. Il s'agissait de parvenir à un consensus professionnel large. En médecine, on a l'habitude d'utiliser les référentiels de la Haute Autorité de santé (HAS) lorsqu'il s'agit de définir une méthodologie. On s'est donc tourné vers la HAS, qui a mis à notre disposition un méthodologiste pour nous accompagner dans toutes les étapes du processus afin de vérifier que celui-ci était correctement mené, notamment en ce qui concerne la qualité de la littérature qui a été analysée, la manière dont les débats ont été menés et le caractère impartial des membres des commissions, notamment ceux de la commission d'audition, pour éviter les conflits d'intérêts. La Fédération a contacté quatorze associations et structures professionnelles assurant la prise en charge des auteurs de violence parmi lesquels Santé publique France, la direction générale de la santé, la direction générale de l'offre de soins, l'association nationale des juges d'application des peines et des associations à vocation soignante, car nous avons voulu mener une réflexion pluridisciplinaire. Nous avons suivi les recommandations de la Haute Autorité de santé pour constituer un comité d'organisation, dont j'ai été élue présidente, composé d'un représentant de chacune des quatorze structures qui ont accepté de participer à ce comité.

La loi du 17 juin 1998 a été une loi majeure en France dans le champ de la prise en charge des auteurs de violences sexuelles, puisqu'elle a mis en place le suivi socio-judiciaire dans lequel s'inscrit la possibilité d'une mesure d'injonction de soins. Il s'agit d'un suivi obligatoire qui prend effet à la sortie de la détention et qui impose à la personne de se soumettre, sous le contrôle du juge d'application des peines, à différentes mesures de surveillance et à une obligation de soins, sous réserve qu'un expert psychiatre ait conclu, préalablement au prononcé de la peine, à l'opportunité du dispositif. Cette loi se fonde donc sur l'articulation entre la justice et la santé.

Vingt ans après la loi du 17 juin 1998, nous avons le recul permettant d'évaluer la pertinence et la mise en oeuvre de ce dispositif novateur sur le plan national, mais également sur le plan international. En effet, en droit comparé, je ne connais pas d'équivalent à l'injonction de soins dans d'autres pays. Il s'agit d'un dispositif particulièrement original, notamment en raison de l'articulation entre le soin et la justice.

Outre cette perspective, nous devions aussi tenir compte de la conférence de consensus de 2001, qui s'intitulait Psychopathologie et traitements actuels des auteurs de violences sexuelles. En 2006, les CRIAVS ont été créés. En 2009, des recommandations de bonnes pratiques de la Haute Autorité de santé sont parues mais elles étaient circonscrites au traitement des auteurs d'infractions sexuelles sur mineur de quinze ans et ne couvraient pas tout le champ des auteurs de violences sexuelles. C'est pourquoi le comité d'organisation a choisi de ne pas revenir sur la question de la psychopathologie, considérant que la question avait été traitée en 2001, mais a mis l'accent sur la prévention, l'évaluation et la prise en charge, vingt ans après la loi. Le comité d'organisation a rédigé les questions, a sélectionné des experts - il existe une communauté de recherche francophone très dynamique sur le sujet. Nous avons fait appel aussi à des experts internationaux en Suisse et en Belgique. Nous avons constitué des commissions, dont une commission d'audition, présidée par M. Delarue et le Docteur Alezrah afin de tenir compte de l'imbrication entre les soins et la justice. Au total, trente-trois experts ont présenté un rapport qu'ils ont débattu au cours d'une séance publique les 14 et 15 juin 2018. La commission d'audition a ensuite rédigé le rapport que vous connaissez.

M. Jean-Marie Delarue. - J'évoquerai tout d'abord les statistiques. Il est vain d'espérer tirer quelque enseignement des statistiques pénales. Les dépôts de plainte et a fortiori les condamnations ne reflètent en effet qu'une petite partie de la réalité. On peut approcher celle-ci par le biais des enquêtes de victimation. Trois ont été menées ces dernières années. La première est l'enquête sur les violences faites aux femmes de 2000 dans la foulée de la conférence mondiale de Pékin de l'ONU qui recommandait aux États d'enquêter sur ces violences. Cette enquête a concerné 7 000 femmes en métropole, 1 400 à la Réunion, 1 000 en Nouvelle-Calédonie et 1 000 en Polynésie. Ainsi 3,3 % des femmes interrogées déclaraient avoir subi des attouchements avant l'âge de quinze ans, seuil d'âge retenu en droit pénal, 0,9 % des tentatives de viol et 0,5 % des viols. Au total, 4,7 % des femmes ont donc subi une agression sexuelle avant quinze ans. À la Réunion, 2 % des femmes déclaraient avoir subi des attouchements avant l'âge de quinze ans, 0,8 % des tentatives de viol et 0,7 % des viols, soit un total de 3,5 %. En Nouvelle-Calédonie, 11,6 % des femmes déclaraient avoir subi des attouchements avant l'âge de quinze ans, et 2,6 % des viols, soit un total de 14,2 %, le chiffre des tentatives de viol n'étant pas connu. En Polynésie, 5,1 % des femmes déclaraient avoir subi des attouchements avant l'âge de quinze ans, 1,7 % des tentatives de viol et 1,3 % des viols, soit un total de 8,1 %. Ces chiffres sont effrayants et la différence entre la métropole et l'outre-mer considérable.

Il y a aussi eu l'enquête de l'Inserm et de l'Observatoire national de la délinquance en 2007, et l'enquête « Virage » de l'Institut national d'études démographiques (INED) de 2015 menée suite à la convention du Conseil de l'Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique de 2011. Pour ces deux enquêtes on a interrogé des ménages en face à face, et non seulement des femmes par téléphone. D'après ces deux enquêtes, une femme sur 26 serait victime d'un viol au cours de sa vie, et une sur sept subirait une agression sexuelle. Parmi les femmes victimes de tentatives de viol, 40 % ont été agressées avant l'âge de quinze ans, et 16 % entre quinze et dix-sept ans. Au total, 56 % des femmes ayant subi une tentative de viol l'ont donc été alors qu'elles étaient mineures. Les données montrent que les agressions proviennent souvent du cercle familial. Ces enquêtes ont été critiquées car elles sont fondées sur l'interrogatoire d'adultes sur leur passé. Il serait toutefois périlleux d'interroger les enfants : les enquêteurs de police savent que les déclarations des enfants sont sujettes à caution, car les enfants ne comprennent pas nécessairement ce qui leur arrive. Il faut donc interroger les adultes sur la base de leurs souvenirs. Il y a donc un risque d'erreur. Les auteurs des enquêtes ont eu le sentiment que la parole se libérait. Mais nul ne connaît la marge d'erreur liée à la reconstruction de son passé.

La prévention est moins développée en matière de violences sexuelles qu'elle ne l'est dans d'autres domaines, dans le champ sanitaire, je pense à la lutte contre le sida par exemple, ou social. Je ne puis vous livrer d'explication simple à ce constat. Il est probablement plus difficile de recueillir la parole des agressés. En outre, il n'existe pas de public facile à cibler pour ce type de campagnes, rendues plus délicates par le fait qu'elles touchent à l'intime. La France est donc mal outillée en la matière malgré l'établissement, encore embryonnaire, d'un réseau de professionnels de santé - la fédération française des centres ressources pour les intervenants auprès des auteurs de violences sexuelles (CRIAVS) - auquel il conviendrait d'adjoindre des professionnels de l'éducation et de la justice.

L'Organisation mondiale de la santé (OMS), rapprochant la santé sexuelle de la santé physique, distingue la prévention primaire, secondaire et tertiaire selon qu'elle porte sur la prévention du passage à l'acte, sur ses conséquences ou sur le risque de récidive. La loi du 17 juin 1998 relative à la prévention et à la répression des infractions sexuelles ainsi qu'à la protection des mineurs s'attache principalement à la prévention tertiaire concernant les auteurs de violences sexuelles. Les autres formes de prévention demeurent à défricher, même si quelques associations se risquent à diffuser une information sur la pédophilie, comme l'association « Une Vie » et son projet PédoHelp, l'association « Colosse aux pieds d'argile », qui oeuvre dans le milieu sportif, ou « L'Ange bleu » et son système d'écoute proposé aux auteurs de violences sexuelles sur mineurs. La fédération des CRIAVS, avec son réseau d'écoute et d'orientation ouvert en 2016, permet également aux paraphiles de trouver une solution adaptée. Cette action nous est apparue utile et nous a inspiré l'idée d'installer une permanence téléphonique à destination des pédophiles qui ne seraient pas passés à l'acte pour leur offrir un point d'accroche anonyme. Un tel système existe déjà aux États-Unis avec Stop it now, en Irlande, en Grande-Bretagne et en Pologne. Sa mise en oeuvre nécessite le recrutement d'écoutants, la mise à disposition de moyens financiers et, surtout, l'existence d'un réseau d'orientation. À titre personnel, je crois fermement à la nécessité de développer la prévention en milieu familial, pour venir en aide aux familles confrontées à cette situation qui, comme les familles de schizophrènes, se trouvent démunies face à la douleur.

Il paraît, en outre, indispensable de dissocier l'injonction de soins du suivi socio-judiciaire des auteurs de violences sexuelles. La loi précitée du 17 juin 1998, qui a créé l'injonction de soins, doit certes être préservée, car elle permet d'apporter un traitement, même sans demande de l'intéressé. Mais l'injonction de soins apparaît trop liée à la durée du suivi socio-judiciaire décidée par le juge. Or, les pratiques en la matière ont évolué depuis 1998 : le suivi socio-judiciaire a été étendu à d'autres délits que la délinquance sexuelle et peut désormais être perpétuel, ce qui ne peut raisonnablement pas être le cas des soins. Il devrait donc être possible de demander au juge, le moment venu, de mettre fin à l'injonction de soins : la surveillance d'un individu ne poursuit pas la même finalité qu'une mesure thérapeutique.

Le sujet du secret professionnel et du secret partagé est délicat, compte tenu de sa dimension pluridisciplinaire, qui touche au secret médical et à celui de l'instruction. Trois dispositifs l'encadrent en droit français : l'article L. 3711-2 du code de la santé publique impose, dans le cadre d'une injonction de soins, au médecin intervenant en prison de transmettre ses informations au médecin coordonnateur ; la loi du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé a élargi la notion de secret partagé à des professionnels hors du milieu sanitaire ; enfin, l'article L. 6141-5 du code de la santé publique impose, en cas de risque sérieux en matière de sécurité, de partager les informations sur un détenu avec l'administration pénitentiaire. Ces différents dispositifs, bien qu'insuffisants, sont nécessaires. Ils pourraient utilement être complétés par l'application de principes simples : le maintien du secret médical sans qu'il ne constitue un obstacle à la circulation de l'information lorsque plusieurs médecins sont concernés par un dossier, la transmission des informations qui ne sont couvertes par aucun secret, ce que l'administration pénitentiaire se refuse hélas souvent à faire pour des motifs de sécurité, et l'établissement d'une circulation efficace et rapide des données entre les différents professionnels. La prise en charge des auteurs s'en trouverait notablement améliorée. À cet effet, le législateur devrait s'interroger sur les modalités de partage du secret, notamment médical.

Il nous semble enfin nécessaire de mieux préparer les sorties de prison. Il ne vous aura pas échappé que les pédophiles sont, en règle générale, condamnés à de plus lourdes peines que les agresseurs sexuels de victimes majeures. Ainsi, à la prison de Mauzac, l'un des vingt-deux établissements pénitentiaires spécialisés dans l'incarcération des auteurs d'infractions à caractère sexuels (AICS), 338 personnes étaient détenues en 2012, dont 245 AICS, soit 73 % de l'effectif, parmi lesquels 78 % avaient commis des actes sur des mineurs. Les établissements spécialisés bénéficient de moyens supplémentaires, mais encore insuffisants au regard des besoins, en psychiatrie. Il existe hélas un divorce redoutable entre les soins dispensés en prison et ce qui suit après la libération, souvent mal préparée, du détenu. Dans le meilleur des cas, la personne libérée attend plusieurs mois pour un simple entretien en centre médico-psychologique. Certains thérapeutes exerçant en prison avaient développé des consultations externes dans l'attente d'une prise en charge classique, offrant ainsi au patient une continuité des soins. Leur initiative, pourtant bienvenue, n'a pas hélas eu l'heur de plaire aux inspections qui s'y sont penchées en 2011. Il apparaît indispensable d'inventer de nouvelles mesures, éventuellement inspirées de celle-ci.

Dr Sabine Mouchet-Mages. - Du point de vue des professionnels, plusieurs propositions du rapport paraissent essentielles : la mise en oeuvre d'actions de prévention fondées sur des programmes validés et à destination de publics variés, le développement des structures pour mineurs auteurs de violences sexuelles, la recherche de facteurs de protection des AICS face au risque de récidive, l'augmentation des moyens d'expertise psychiatrique judiciaire à l'heure où la disparition du statut de collaborateur occasionnel du service public inquiète les professionnels - une expertise collégiale représente une condition nécessaire pour assurer une évaluation juste du risque de récidive et du niveau de dangerosité - et le renforcement des soins intersectoriels en appui de l'offre de soins de droit commun.

Mme Michelle Meunier, rapporteure. - Nous menons avec vous la première audition de notre mission commune d'information. Quel conseil pourriez-vous nous donner concernant les orientations à donner à nos travaux ? Votre expertise sur cette question, comme sur celle des mineurs incarcérés que nous avons récemment évoquée au Sénat, est reconnue.

M. Jean-Marie Delarue. - Je vous conseillerais d'inventorier les expériences étrangères, quoique peu nombreuses, en matière de prévention primaire. Nous avons réalisé un travail similaire : quelques exemples existent, notamment aux États-Unis, mais ils sont ciblés sur les étudiants afin d'éviter les débordements dans les universités. De fait, peu d'expériences ont fait l'objet d'une évaluation scientifique. J'entendrais, en outre, les associations qui oeuvrent dans ce domaine sur les obstacles qu'elles rencontrent.

Dans notre société, les problèmes sont multifactoriels et nous y sommes, hélas, mal préparés. Réfléchissez aux moyens de mieux coordonner les professionnels et de les former aux modalités de cette coordination. Nous ne prêtons pas suffisamment attention à la prise en charge de la pédophilie, qui nécessite un travail interdisciplinaire approfondi.

Dr Sabine Mouchet-Mages. - La pédophilie, terme clinique, ressort de la maladie psychiatrique. Le pédophile ne passe pas obligatoirement à l'acte. A contrario, les auteurs d'agressions sexuelles sur mineur ne sont pas tous pédophiles. Ne confondons pas une catégorie pénale avec une définition clinique, d'autant que les prises en charge diffèrent.

Mme Dominique Vérien, rapporteure. - Dans votre exposé, vous estimiez, monsieur Delarue, que les soins ne pouvaient être dispensés indéfiniment et que certains agresseurs n'étaient d'ailleurs pas malades. Existe-t-il des traitements efficaces ?

Dr Sabine Mouchet-Mages. - La pédophilie est une maladie mentale, une pathologie appartenant, comme le sadomasochisme et l'exhibitionnisme, à la catégorie des paraphilies. Les pédophiles ressentent de façon récurrente des besoins sexuels et des fantasmes impliquant des enfants, sans toujours passer à l'acte. Il existe, par exemple, une association des pédophiles abstinents. Certains auteurs de violences sexuelles à l'encontre de mineurs ne sont pas pédophiles, comme souvent dans les cas d'inceste, où une relation privilégiée avec un enfant couplée à une attirance physique conduit, dans des circonstances particulières, à une abolition des barrières entre l'adulte et l'enfant.

En matière de prise en charge médicale, je préfère parler de traitement antihormonal plutôt que d'employer le terme de « castration chimique », que j'estime stigmatisant. Il faut savoir, par ailleurs, que ce traitement n'est indiqué que pour les populations qui présentent des paraphilies avec contact, dont la pédophilie, ou sans contact. J'ai pris tout à l'heure l'exemple des pères incestueux ; s'il n'y a pas de paraphilie associée, ce traitement n'est pas utile.

La prise en charge doit avant tout relever de la psychothérapie ; comme l'a montré l'audition publique, elle doit être axée sur des cibles thérapeutiques discriminantes. Ainsi, s'agissant des auteurs de violences sexuelles, le bien-être et la qualité de vie sont des facteurs moins pertinents que les difficultés de régulation émotionnelle, de gestion du comportement ou de lien à l'autre. Il faut faire varier les types de prise en charge ; aucune approche n'est supérieure aux autres.

La famille, en outre, doit elle aussi être prise en charge, et le traitement doit s'articuler en différentes séquences périodisées de façon opportune, avec la possibilité que, le moment venu, le sujet soit considéré comme guéri.

M. Jean-Marie Delarue. - En psychiatrie, il y a différentes écoles. Or, justement, une thérapeutique efficace mêle différentes approches ; elle impose donc aux psychiatres de rompre avec des barrières qu'ils connaissent eux-mêmes dans leurs pratiques professionnelles.

Mme Marie Mercier, rapporteur. - Dans votre rapport, vous mentionnez que les agresseurs sexuels d'enfants ont un taux de récidive globalement inférieur à celui des agresseurs sexuels de femmes. Une spécificité psychologique explique-t-elle cette différence, qui requerrait une prise en charge particulière ? Par ailleurs, pourriez-vous définir un profil type des auteurs d'infractions sexuelles commises à l'encontre d'enfants dans un contexte institutionnel ?

Dr Sabine Mouchet-Mages. - Schématiquement, les auteurs d'agressions sexuelles sur des femmes adultes ont un profil marqué par la violence, la puissance et la recherche de domination. Il s'agit, pour certains, de personnes qui présentent un profil sociopathique et des distorsions cognitives en lien avec les stéréotypes masculins et une image dégradée de la femme. Les sujets concernés abusent également fréquemment de substances psychoactives, avec des troubles de l'humeur. Si l'on doit les classer dans un profil criminologique, ils correspondraient plutôt à une criminalité d'ordre général : ce sont des sujets qui peuvent aussi être amenés à commettre des infractions d'autres types.

Quant aux auteurs de violences sexuelles sur mineurs, il s'agit plutôt de personnes dont les habiletés sociales et l'estime de soi sont faibles, avec un sentiment d'impuissance ou d'incapacité, des problèmes d'attachement, des difficultés dans la relation avec les adultes, des problèmes sexuels et d'autres distorsions cognitives identifiées - par exemple, « l'enfant n'a pas dit non, donc il est consentant », ou « je contribue à son éducation sexuelle ».

S'agissant du passage à l'acte institutionnel, il est extrafamilial, mais se fait en même temps dans un cercle proche. Il a pu être décrit que les enfants victimes étaient parfois un peu plus vulnérables que d'autres ; il a pu être décrit également un lien particulier d'autorité, dans un contexte de solitude de l'enfant.

Concernant la typologie du passage à l'acte, on distingue souvent une préméditation, avec un contexte de confiance progressive et de manipulation émotive, des comportements de séduction de la part de l'adulte, des jeux, des cadeaux, des privilèges, des menaces, une coercition physique, parfois, mais, le plus souvent, essentiellement morale.

Mme Dominique Vérien, rapporteure. - D'où vient le financement des CRIAVS ?

Dr Sabine Mouchet-Mages. - Du ministère de la santé.

Mme Marie-Pierre de la Gontrie. - En vous lisant et en vous écoutant, j'ai l'impression qu'on s'est beaucoup penché sur le traitement de la personne identifiée, condamnée, sanctionnée, qu'on a identifié un processus, mais qu'on ne sait pas grand-chose sur le passage d'une étape à une autre de ce processus. Pourquoi les victimes ne savent-elles pas qu'elles sont des victimes ? Pourquoi, lorsqu'elles le savent, ne parlent-elles pas ? Pourquoi, lorsqu'elles parlent, ne les croit-on pas ? Les auteurs ne sont pas dénoncés, donc ne sont pas sanctionnés. Collectivement, ce qui domine, c'est le sentiment d'impuissance - c'est pourquoi nous avons souhaité travailler sur ce sujet.

Vous avez très bien noté l'absence de campagne de prévention nationale, alors qu'on en fait sur tous les sujets. Mettons de côté les raisons de cette absence ; la clé consiste-t-elle à faire en sorte que ces sujets soient identifiés et « appris », que ce soit aux enfants, aux parents, aux enseignants, aux prêtres ? Quelle serait votre préconisation ? Quel est selon vous le maillon manquant, la mesure qu'il faudrait mettre en place pour que la situation se débloque et pour que tout ce qui existe déjà puisse être mobilisé efficacement ?

M. Jean-Marie Delarue. - Il faut mesurer le chemin parcouru en quelques décennies. Quand j'étais enfant, dans les campagnes que je connais, l'inceste était monnaie courante et n'était nullement inquiété - il ne fallait pas toucher à la vie familiale.

On a cru trouver ensuite une réponse pénale à ces problèmes. C'est si vrai que, pendant des années, le « prédateur » sexuel a été l'archétype du criminel.

Ce faisant - c'est heureux -, on s'est préoccupé des victimes, et les associations d'aides aux victimes fleurissent. Mais les associations qui s'intéressent aux auteurs et aux familles sont beaucoup moins nombreuses.

Nous ne sommes pas impuissants : le docteur Mouchet-Mages vient de montrer que des thérapeutiques sont possibles. Il faut, au-delà et en-deçà de la condamnation pénale, trouver les interlocuteurs qui vont pouvoir accompagner l'auteur, la victime et la famille. Nous en sommes à un point où ce « joint » n'est pas fait ; votre commission doit contribuer à rétablir le chaînon manquant entre les choses qu'on ne sait pas encore et la pure solution pénale.

Les personnes compétentes existent. Mais travailler en réseau, dans ce pays, est extrêmement compliqué. On a l'impression que, une fois la personne condamnée, le problème est réglé, alors qu'on n'a rien réglé du tout. La loi de 1998 a ouvert la voie ; il faut maintenant aller plus loin en matière de prise en charge.

Dr Sabine Mouchet-Mages. - Les politiques publiques se sont beaucoup penchées sur la question de la prise en charge des victimes - c'est capital. L'impact traumatique explique en partie le manque de déclarations : les victimes ne sont pas capables de se reconnaître victimes et de parler.

Mais, dès lors qu'on a affaire à des victimes, c'est déjà trop tard. Pour qu'il n'y ait pas de victimes, il faut prévenir la survenue des auteurs. C'est ce qu'il faut entendre sous l'exigence de prise en charge des auteurs.

M. Jean-Marie Delarue. - Pour prendre en charge les auteurs, il va falloir s'intéresser à la vie familiale, celle où l'on n'osait pas aller dans les années 1950, et celle où l'on va désormais, mais seulement pour punir, alors qu'il faudrait aussi prévenir.

Ce que les Américains appellent la prévention « bystander », qui s'adresse au témoin, est donc absolument essentielle : il s'agit d'apprendre aux familles à discerner les signes extérieurs de ce que le docteur Mouchet-Mages décrivait à l'instant en termes cliniques.

Mme Esther Benbassa. - Docteur Mouchet-Mages, concernant le profil des pédophiles, vous avez donné des indications assez claires. Le profil du prêtre pédophile entre-t-il dans cette description que vous avez donnée du pédophile « type » ?

Dr Sabine Mouchet-Mages. - Oui, à peu près. Je ne vois pas de caractéristiques spécifiques.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Notre mission d'information est orientée sur les actes commis dans l'exercice des métiers de ces « prédateurs ». Vous nous avez donné des statistiques intéressantes sur le nombre de personnes incarcérées ; existe-t-il des statistiques qui permettraient de savoir si ces actes, lorsqu'ils ont lieu hors de la famille, ont lieu plutôt dans le cadre du milieu sportif, du milieu éducatif, ou ailleurs ?

M. Jean-Marie Delarue. - Pour les personnes incarcérées, vous ne trouverez aucune statistique détaillant l'origine de l'infraction pour laquelle la personne est emprisonnée. Cela n'intéresse pas du tout l'administration pénitentiaire, et c'est bien dommage.

Les seules statistiques disponibles sont celles des enquêtes que j'ai citées. L'Institut national des études démographiques (INED) donne une répartition des lieux dans lesquels les faits se sont produits - ils ont massivement lieu dans la famille ou parmi les proches. Il faut chercher dans les enquêtes de victimation.

Mme Catherine Deroche, présidente. - Nous vous remercions tous les deux pour la qualité de nos échanges et les pistes de réflexion que vous avez ouvertes.

La réunion est close à 18 h 20.