Mardi 16 octobre 2018

- Présidence de M. Jean Bizet, président -

La réunion est ouverte à 14 heures 05

Composition du Bureau de la commission spéciale

M. Jean Bizet, président. - Au préalable, j'indique que le groupe LREM m'a fait savoir que c'est en définitive Richard Yung - et non pas André Gattolin - qui sera vice-président au titre de ce groupe. La composition du Bureau sera donc modifiée en conséquence.

Audition sur les conséquences du Brexit en France en matière de transport de biens et de personnes de MM. Jacques Gounon, président-directeur général de GetLink SE (Eurotunnel), Antoine Berbain, directeur général délégué d'HAROPA (Ports de Paris Seine Normandie), Olivier Thouard, président de la Commission Brexit et de Mme Anne Sandretto, déléguée générale TLF Overseas de l'Union des entreprises de Transport et de Logistique de France (TLF)

M. Jean Bizet, président. - Notre ordre du jour appelle des auditions qui vont éclairer notre commission spéciale sur les enjeux et le contenu même du projet de loi d'habilitation qu'elle est chargée d'examiner. Nos premières auditions porteront sur les conséquences du Brexit en France en matière de transport de biens et de personnes.

J'ai le plaisir d'accueillir en votre nom M. Jacques Gounon, président-directeur général de GetLink SE (Eurotunnel), M. Antoine Berbain, directeur général délégué d'HAROPA (Ports de Paris Seine Normandie), ainsi que M. Olivier Thouard, président de la Commission Brexit, et Mme Anne Sandretto, déléguée générale TLF Overseas de l'Union des Transports et Logistiques de France (TLF).

Nous souhaitons recueillir vos analyses sur les conséquences d'une absence d'accord - nous serons peut-être fixés dans quarante-huit heures. Qu'en est-il du coût, avec des aménagements nécessaires à la mise en place des contrôles adéquats, des ressources humaines qui devront être mobilisées et des délais inévitables difficilement compressibles ?

Nous sommes évidemment préoccupés pour la fluidité des échanges transmanche et donc pour l'attractivité des ports français par rapport à leurs voisins néerlandais et belges. Face à ces enjeux, quelles solutions sont-elles envisageables ? J'étais hier à Genève pour réfléchir à l'évolution de l'OMC, et la question du Brexit est sur toutes les lèvres : la crainte est celle d'une fragilisation des Vingt-Huit.

J'ajoute que les ordonnances ne porteront que sur les questions nationales et non pas sur les questions qui relèvent de l'Union européenne.

M. Jacques Gounon, président-directeur général de GetLink SE (Eurotunnel) - Quelques chiffres pour mesurer l'impact de la sortie de la Grande-Bretagne : par le tunnel sous la Manche, inauguré il y a vingt-quatre ans, transitent chaque année 1,6 million de camions, 2,5 millions de voitures, 21 millions de passagers - dont une moitié par Eurostar -, 2 500 trains de marchandises, 25 millions de tonnes de marchandises - plutôt à haute valeur -, pour une valeur marchande de 130 milliards d'euros et qui se répartissent à peu près à parts égales entre chacun des deux sens. La Grande-Bretagne ne produit pas que des services : ainsi, le saumon écossais est en grande partie tranché et fumé à Boulogne-sur-Mer ; par ailleurs, les pièces automobiles des voitures BMW sont montées dans les usines du Kent.

Le tunnel sous la Manche, c'est aussi 2 500 salariés qui travaillent 24 heures sur 24, 2 500 emplois induits et 250 000 emplois créés par l'activité économique qui en découle. Le tunnel sous la Manche voit aujourd'hui passer un quart des flux entre la Grande-Bretagne et l'Irlande et l'Europe des Vingt-Sept.

La première des conséquences du Brexit, quelle que soit sa nature, conséquence, selon moi, insuffisamment perçue, c'est que la Grande-Bretagne deviendra soit le 30 mars, soit après une période de transition très courte, un pays tiers. En termes de contrôle aux frontières et douaniers, ce sont les règles internationales des droits des pays tiers qui s'appliqueront, même si des aménagements sont possibles. Un certain nombre de conditions notamment définies par l'Europe s'appliqueront et influeront sur la nature des contrôles.

Les États, qui sont chargés de ces contrôles policiers et douaniers, devront mettre en place des moyens adaptés à la situation. À cet égard, le tunnel sous la Manche sera la seule liaison terrestre entre la France et un pays tiers, et entre ce pays tiers et l'Europe. Nonobstant la qualité des services qui travaillent sur le dossier, il n'y a plus aujourd'hui de savoir-faire en France dans les services sur ce qu'est la gestion d'une frontière terrestre par laquelle transitent des millions de camions et de voitures avec un pays tiers : tout est à réinventer, alors même que la nature du Brexit reste largement inconnue.

L'ensemble des opérateurs considèrent qu'il faut faire preuve de réalisme compte tenu des très nombreux emplois en jeu. Points essentiels : les moyens logistiques et les moyens humains. En matière logistique, comme dans certains ports ou à Roissy-Charles-de-Gaulle, il faudra des entrepôts, des entrepôts frigorifiques, des quais de chargement-déchargement. La construction de ces installations par les États aura un coût très significatif. Concernant leur exploitation, le ministre du budget et des comptes publics a annoncé le recrutement de 700 douaniers - ce qui prendra du temps -, répartis sur toute la frontière du littoral. Ce sera certainement insuffisant compte tenu des flux - 24 heures sur 24.

Par exemple, le centre de contrôle des matières vivantes de Boulogne-sur-Mer est fermé entre minuit et cinq heures du matin. La concession du tunnel sous la Manche l'oblige à fonctionner 24 heures sur 24, 365 jours par an : les installations d'accueil des marchandises ne peuvent pas fermer la nuit. Pour les services de l'État, c'est un challenge considérable.

Les ports, qui ont l'habitude de recevoir des containers, disposent du Cargo Community System (CCS), système de prédéclaration qui permet de gérer leur réception. Ce système est fait pour des containers pour lesquels vous disposez d'un préavis raisonnable, et non pas pour des camions - par exemple 48 heures pour ceux qui sont en provenance d'Afrique du Nord. Les camions qui ont chargé le matin à Garonor se présentent à l'entrée du tunnel sous la Manche - ou au port de Calais - deux heures et demie ou trois heures après. À ce jour, il n'existe aucun système informatique capable de gérer ces prédéclarations extrêmement courtes, même si les responsables du CCS ont prévu de transformer celui-ci. Toutefois, le produit informatique ne sera pas abouti le 30 mars et on ignore la nature des contrôles que l'Europe demandera à la France de faire respecter.

Les enjeux socio-humains ne sont pas suffisamment apparents : derrière tout cela, ce sont des emplois qui sont en jeu. Ce n'est pas la résolution ou la non-résolution du problème de l'Irlande du Nord qui facilitera la vie du littoral français, qui se retrouve dans une situation qu'il n'a pas connue depuis quarante ans et qui ne dispose pas des moyens informatiques, humains et logistiques pour gérer cette situation. Nous avons signalé à de nombreuses reprises à nos interlocuteurs que toute une série de dispositions devaient être revues urgemment. Ainsi, si rien n'est décidé le 30 mars, en théorie, les Eurostar et nos navettes ne pourront plus traverser la Manche, le saumon écossais ou irlandais n'arrivera plus à Boulogne-sur-Mer, les exportations de pommes de terre picardes seront interrompues, etc.

La disparition soit brutale, soit progressive d'accords intraeuropéens nécessitera la conclusion d'accords bilatéraux. Le secteur aérien maîtrise bien plus ce type de sujet dans la mesure où la France a toujours reçu des vols en provenance de pays tiers. Mais, pour une grande partie des ports et pour le tunnel sous la Manche, cette situation est nouvelle et concerne des sujets très techniques. En théorie, le 30 mars, tout devra avoir été signé avec la Grande-Bretagne. Or la France, ce que je peux comprendre, se refuse à ouvrir des conversations bilatérales tant que le « cadre » général du Brexit défini par l'Europe ne sera pas arrêté.

Enfin, concernant les nombreux entrepôts et quais, ceux-ci ne peuvent pas voir le jour avant deux ou trois ans compte tenu des réglementations auxquelles il faut se conformer. Il paraît souhaitable pour l'opérateur que je suis que les ordonnances, même si le Conseil d'État a indiqué qu'elles étaient peut-être mal définies et un peu larges, permettent de prendre des mesures d'exception, par exemple en matière d'urbanisme, de façon que les entrepôts soient construits dans des délais raisonnables, sans retard excessif, sans contestations inutiles - même si elles sont compréhensibles.

Quelle que soit la nature du Brexit, je le répète, la France va redécouvrir une frontière terrestre qu'elle n'a pas pratiquée depuis quarante ans.

M. Antoine Berbain, directeur général délégué d'HAROPA (Ports de Paris Seine Normandie) - La situation exceptionnelle qui vient d'être décrite est applicable aux ports, les moyens pour traverser la Manche étant assez comparables en termes d'objectifs opérationnels.

Face au Brexit, en l'absence d'accord, nous sommes confrontés à un enjeu économique de très court terme avec le retour des contrôles douaniers à la frontière, des contrôles vétérinaires et phytosanitaires, et à un enjeu de plus long terme, celui du développement de nos échanges commerciaux directs avec l'Irlande - laquelle est aujourd'hui principalement approvisionnée via le Royaume-Uni.

Ce qui nous importe aujourd'hui, c'est principalement l'échéance de très court terme et le retour des contrôles aux frontières à partir du 30 mars en l'absence d'accord. Les contrôles occasionneront nécessairement des ralentissements et auront des impacts assez difficiles à quantifier, mais probablement très importants sur les coûts des transports routiers, maritimes ou ferroviaires jusqu'au payeur final. Pour réaliser ces contrôles, il sera nécessaire d'adapter les infrastructures, les moyens immobiliers et humains.

Il y aura également, potentiellement, un impact à plus ou moins long terme sur les flux et une baisse de nos échanges commerciaux avec le Royaume-Uni du fait du renchérissement du coût des échanges et, probablement, des barrières tarifaires ou non tarifaires, comme les possibles divergences de normes.

Potentiellement, dès le 30 mars, il faudra pouvoir contrôler dans les ports, à destination du Royaume-Uni, 4,5 millions de camions par an, majoritairement depuis les Hauts-de-France - 4,3 millions -, mais aussi depuis la Normandie - entre 200 000 et 300 000.

HAROPA n'est concerné que marginalement par ces flux : la ligne directe de ferries entre Le Havre et Portsmouth traite environ 30 000 camions. En revanche, un port comme celui de Calais, qui traite jusqu'à l'équivalent de 2 millions de camions par an, est concerné au premier chef. Le port de Cherbourg traite l'équivalent de 200 000 camions par an. Citons également le port de Roscoff.

Pour faciliter ces échanges, il faudra réaliser des investissements sur les infrastructures pour permettre la gestion de ces flux, mais aussi sur les systèmes d'information permettant une dématérialisation totale des formalités douanières. Le Cargo Community System, utilisé pour les échanges maritimes avec l'Asie ou l'Amérique du Nord, peut être adapté au trafic transmanche, mais avec des exigences opérationnelles très différentes. Ainsi, le temps d'embarquement et de débarquement est d'environ quarante-cinq minutes, avec de nombreuses rotations. Le système doit être repensé pour pouvoir traiter ces flux transmanche très différents en termes de cadence de ceux que nous traitons à ce jour au Havre - même si nous y traitons chaque année 3 millions de conteneurs.

Nous devons pouvoir anticiper : les déclarations devront être faites avant l'embarquement sur le bateau de façon que la douane ou les services de contrôle puissent décider, avant même qu'ils ne débarquent, quels camions ils souhaitent contrôler physiquement. Dans les échanges avec la Chine ou les États-Unis, le taux de contrôle douanier physique des conteneurs est assez faible : de l'ordre de 1,5 %. Il faudra donc déterminer le niveau de contrôle physique du trafic transmanche.

S'agissant des marchandises soumises à un contrôle vétérinaire ou phytosanitaire, les contrôles des services du ministère de l'agriculture sont beaucoup plus systématiques. Les moyens à mettre en oeuvre seront donc plus importants, notamment en matière de formation.

La situation est assez paradoxale : dans la perspective éventuelle d'un accord, on attend de réagir, mais, en l'absence d'accord, les mesures à mettre en oeuvre seront extrêmement importantes. Il faudra alors adopter des mesures législatives pour accompagner cette situation d'exception.

Mme Anne Sandretto, Déléguée générale TLF Overseas de l'Union des entreprises de Transport et de Logistique de France (TLF). - L'Union TLF (Transport et Logistique de France) est une union professionnelle regroupant tous les métiers du transport - routier, maritime, aérien ainsi que les douanes - et la logistique. Nos adhérents sont tous concernés par les effets du Brexit, et inquiets. Nous représentons 25 % des salariés du secteur et comptons parmi nos adhérents dix-huit des vingt plus grandes entreprises françaises. Cela correspond à 80 % des flux de messagerie express et 95 % des opérations douanières globales en France.

Le Brexit pose des problèmes en termes de sécurité, de sûreté et également de contrôle phytosanitaire. Les transporteurs routiers, jusqu'à présent, n'ont pas d'outil équivalent au Cargo Community System (CCS). Tout est à inventer. La plupart des trafics sont pris en compte par les organisateurs de transport, qui sont commissionnaires de transport. En France, ils ont une responsabilité, souvent élargie, en termes de résultats, dans les relations entre clients importateurs et exportateurs. Avec le Brexit, le Royaume-Uni passera d'État européen à État tiers.

Nous avons créé un groupe de travail transversal sur le Brexit, coordonné au niveau européen, et présidé par Olivier Thouard. Par ailleurs, nous présidons l'institut européen des douanes. Nous avons échangé avec nos homologues britanniques et avec l'administration fiscale et douanière britannique pour bâtir des hypothèses, car, actuellement, nous sommes dans le flou le plus complet.

M. Olivier Thouard, président de la Commission Brexit de TLF Overseas. - Président du groupe de travail sur le Brexit, je suis également Directeur fiscalité et douanes pour le groupe Gefco, qui intervient dans quarante-cinq pays dans le monde, dont la plupart des pays européens. M. Gounon a très bien présenté les enjeux dans son introduction ; j'entrerai dans le concret de nos professions.

Les transporteurs sont des commissionnaires de transport : nous vendons nos activités de transport à des grands groupes et à des PME. Nous avons très peu de chauffeurs, et faisons travailler les PME sur le territoire national ou européen, qui affrètent des camions et des chauffeurs. Elles n'ont parfois que trois camions ; la numérisation pourrait leur poser problème, l'obligation d'acheter une tablette par camion pourrait dissuader certaines d'aller en Angleterre... En septembre dernier, il nous a été dit, lors d'une réunion à Bruxelles, que 40 % des camions qui traversent la Manche sont polonais, car de moins en moins de chauffeurs ouest-européens acceptent de s'y rendre. Demain, nous risquons d'avoir des difficultés à trouver des chauffeurs.

La politique des licences pose également problème ; elle est à double tranchant : côté français et européen, les livreurs britanniques - certes peu nombreux - pourront livrer des marchandises, mais ne plus les ramasser. Et un camion français aura-t-il le droit de traverser, de livrer, puis de faire des ramassages chez dix à quinze équipementiers britanniques avant de revenir de nuit par le tunnel ou les ports ? Actuellement, cela se passe ainsi dans le secteur automobile, et cela doit continuer demain ; la pérennité des entreprises est en jeu. Nous sommes inquiets, et nos clients également. Ils prévoient des stockages pour quatre à cinq jours sur les zones frontalières - c'est déjà le cas pour l'industrie pharmaceutique en Grande-Bretagne.

Autre problème que vous avez soulevé, la façon de gérer les contrats. Actuellement, les contrats européens ne tiennent pas compte de la douane.

Mme Anne Sandretto. - Ni de la sûreté, non plus que de la sécurité !

M. Olivier Thouard. - Demain, les industriels auront peut-être à gérer la douane - beaucoup l'ignorent encore.

L'origine des produits sera source de difficultés. En cas de Brexit, dans le secteur automobile, les droits et taxes s'élèveront à 4 % pour les pièces et à 10 % pour les voitures. Si les échanges sont actuellement équilibrés, le trafic risque d'être remis en cause avec le Brexit : payer 4 % de douane pour acheter ses pièces puis 10 % lorsqu'on livre la voiture, ce n'est plus rentable. Tous les grands groupes britanniques s'interrogent sur le maintien de leur production au Royaume-Uni.

Si le Royaume-Uni devient un pays tiers, il sort du prisme européen de la certification. Ainsi, une aile d'avion quittant ce pays devra de nouveau être certifiée sur le sol français. Nous devons obtenir très rapidement des accords de reconnaissance de toutes ces certifications pour ne pas mettre en péril ces activités. Il en est de même pour les tests de produits, si les organismes européens ne sont plus reconnus au Royaume-Uni et inversement.

Les certificats phytosanitaires sont également un sujet crucial.

Mme Anne Sandretto. - Nous nous plaignions déjà du manque d'effectifs dans tous les ports. Le Brexit amplifiera la situation.

M. Olivier Thouard. - Vous avez mentionné Roscoff, port qui n'a pas de contrôle phytosanitaire, alors que l'agroalimentaire est l'une de ses principales activités. En cas d'importation ou d'exportation, en douane, ce certificat phytosanitaire est un préalable. Or l'Union européenne ne veut pas multiplier les points de contrôle : c'est une impasse pour les transporteurs. Nous n'allons pas envoyer des camions de Roscoff au Havre pour effectuer ce contrôle ! Il est urgent de trouver des solutions.

Mme Anne Sandretto. - Les commissionnaires de transport organisant le trafic - transport, logistique, douane - se retrouveront en complète illégalité. Et l'administration française ne plaisante pas avec cela !

M. Olivier Thouard. - Les délais seront fortement allongés. Nous essayons de trouver des solutions, mais la profession n'est pas prête. Lors d'une réunion à Bruxelles mi-septembre, les trois quarts des représentants des logisticiens des différents pays ont avoué ne pas être prêts ou ne pas avoir commencé à échanger avec leur administration.

L'énorme retard français est dû à l'incertitude : quelle entreprise embauchera si, demain, elle pourrait ne pas en avoir besoin ? Nous avons rencontré un membre de la « Task-force article 50 » de Michel Barnier, qui nous a donné la date du 28 octobre. Certes, mais que se passe-t-il ensuite ? Nous préférerions que cela soit terminé à cette date plutôt que de nous dire : « On en reparlera en décembre. »

Mme Anne Sandretto. - Cela nous pose des problèmes en termes de recrutement et de formation. Certaines entreprises feront face à une augmentation de 30 %, voire de 50 %, de leurs déclarations.

M. Olivier Thouard. - Il est déjà trop tard pour former suffisamment de personnes d'ici au mois de mars. Mon groupe estime qu'il devra recruter 50 % de personnels supplémentaires. Nous allons nous regrouper pour trouver des solutions.

Mme Anne Sandretto. - Nous réfléchissons à l'attractivité de nos métiers et allons mutualiser les efforts.

M. Olivier Thouard. - Déclarant de douane est un métier plutôt bien payé, nous devrions réussir à recruter.

Demain, je ne saurai pas comment faire pour démarrer sur la plateforme de Calais. Nous avons quelques camions partant du Havre vers l'Angleterre. Nous n'avons pas d'équivalent au CCS. Nous devrons nous interfacer, mais sur qui ? Les grands groupes peuvent gérer des données. En cas d'export de la France vers le Royaume-Uni, nous devons valider l'export en sortie, pour des raisons de sécurité, mais aussi pour des raisons fiscales : cela justifie la facture hors taxe transmise à notre collègue britannique. Une telle plateforme électronique existe dans les aéroports, ou dans les ports du Havre ou de Marseille-Fos via le système AP+ . Comment devrons-nous travailler demain avec les ports ?

Depuis le mois de mai, nous échangeons avec Her Majesty's Revenue and Customs (HMRC, l'administration douanière et fiscale britannique) sur les pré-déclarations. Elle autorisera l'import dès que les marchandises quitteront les ports français ; la déclaration de douane sera déposée dès la voie portuaire française passée, et les contrôles nécessaires seront réalisés durant la traversée. Au déchargement, soit les camions partiront directement, soit ils seront mis de côté en cas de problème. Vous êtes les premiers à évoquer ce sujet.

M. Jacques Gounon. - Il n'y a pas de symétrie entre la France et le Royaume-Uni : le Royaume-Uni prévoit de réaliser des contrôles physiques jusqu'à vingt-cinq kilomètres à l'intérieur de ses terres, tandis que la France, en raison des règles communautaires, ne peut contrôler les marchandises en dehors des points d'entrée sur le territoire - ports et terminal du tunnel. Elle ne peut le faire, sinon que par des corridors sécurisés. L'application des règles britanniques est plus pragmatique. Pour le tunnel sous la Manche, l'import et l'export sont également répartis : la France reçoit sur son territoire autant de marchandises que la France, le Benelux et l'Allemagne en envoient en Grande-Bretagne.

Dans le tunnel sous la Manche, une navette camions part toutes les dix minutes - l'équivalent de Ryanair, avec déchargement en dix minutes et rechargement en dix minutes. La traversée ne dure que trente-cinq minutes. Les ports ont plus de chance : le temps d'attente entre deux ferries peut varier entre 1 h 30 et 3 heures, et le temps de traversée est considérablement plus long - 1 h 30 entre Calais et Plymouth et une nuit entre Le Havre et Plymouth. La logique même de conception du tunnel sous la Manche, telle que définie par les États à l'époque du traité de Canterbury, était d'assurer une traversée dans les deux sens d'au plus 90 minutes d'autoroute à autoroute. Cet engagement est tenu à 85 à 90 % près. Nous avons besoin de la dématérialisation, car le temps de traitement des imprimés nécessite soit de ne pas respecter le délai d'une heure et demie, soit de recruter des moyens considérables, ce que le Gouvernement n'envisage pas.

Le sens commun voudrait que la Grande-Bretagne, qui a voulu partir, en paie les conséquences. Mais en termes d'organisation, de transporteurs, de logistique, la France sera exposée autant, voire plus, aux conséquences du Brexit, car elle est prise dans le canevas de la construction européenne.

Mme Anne Sandretto. - Nous avons besoin d'une dématérialisation totale de toutes les procédures, notamment de sûreté et de sécurité. Nous sommes capables de faire très rapidement une analyse des risques ; nous avons des outils pour la procédure douanière et les certificats phytosanitaires. Désormais il nous faut des règles claires et une plateforme électronique. Localement, il n'existe pas, dans les ports, de plateforme de réception des données qui permettrait d'anticiper l'arrivée de certaines marchandises à risques pour les contrôler rapidement. Sur le modèle du CCS, mettons en oeuvre une plateforme nationale neutre, qui permettrait à toute entreprise, quelle que soit son implantation, d'accéder au système de façon sécurisée, quels que soient le type de produit et le point d'entrée.

M. Olivier Thouard. - Nous craignons effectivement un détournement des flux. Via le tunnel sous la Manche ou le transport maritime, nous pouvons actuellement livrer avec un même chauffeur dans une journée. Si le flux est ralenti, le chauffeur dépasse son nombre d'heures de travail. Dans ce cas, autant qu'il aille à Anvers et laisse son camion sur le bateau... Nous suivons la demande de nos clients : si un endroit, comme le tunnel, bloque, nous irons à côté. Il y a donc un risque de concurrence des ports de la Hollande et du nord de l'Europe.

M. Jean Bizet, président. - Or ce ne sont pas les moins habiles en la matière...

M. Ladislas Poniatowski, rapporteur. - Merci de vos interventions. Premières personnes que nous entendons, vous avez été très utiles et très clairs. Le Sénat prend ainsi bien en compte la masse des difficultés auxquelles vos entreprises sont confrontées. Je m'excuse de vous avoir transmis les questionnaires si tardivement, et insisterai sur quelques points, sur lesquels vous pourrez nous transmettre des réponses par écrit.

Pouvez-vous détailler davantage les conséquences de l'allongement des délais pour les entreprises elles-mêmes, qui sont vos clients ?

En raison de la difficulté de circuler sur le sol britannique, nous craignons une concurrence déloyale. Il y a beaucoup plus de poids lourds allant de la France en Grande-Bretagne que l'inverse. Une fois qu'ils ont traversé, ils risquent de faire face à cette concurrence déloyale, aboutissant à un allongement des délais.

Nous avons besoin d'une évaluation des effets possibles des contrôles ainsi que de leurs coûts. Il faudra investir en hangars et en parkings.

Les transporteurs ne sont pas prêts à la dématérialisation des contrôles, faute de formation ?

Quel est le degré de diffusion du CCS ? Est-il au point ?

Où ira le flux, vers les ports d'Europe du Nord ? Dans ce cas, quelles seront les conséquences sur les ports français, tels Roscoff ou Le Havre ? C'est un problème de fond ; les ports français ne vont pas très bien.

M. Jean Bizet, président. - Cette commission spéciale a une durée de vie extrêmement courte. Cependant, les points que vous avez soulevés serviront au groupe de suivi qui perdurera probablement jusqu'au 31 décembre 2020, fin officielle de la transition vers le Brexit.

M. Jean-François Rapin. - La problématique des services vétérinaires est essentielle. Alors qu'il faut entre dix-huit et trente-six mois, en fonction des qualifications, pour former un douanier - le ministre s'est engagé à former près de 700 douaniers -, le temps de formation est bien plus long pour un vétérinaire. Aussi, je crains que nous ne soyons pas à la hauteur de l'enjeu.

Comme vous l'avez évoqué, il convient de mobiliser des ressources humaines, comme jamais peut-être on n'a dû le faire en si peu de temps, ainsi que des ressources mobilières et immobilières. Dans le cas d'un Brexit dur, comment envisage-t-on les nouvelles ressources mobilières ? Certaines entreprises vont rencontrer des difficultés financières et des problèmes de trésorerie au regard des retards structurels que vous évoquez. Il y aura un décalage entre la capacité des entreprises et celle de l'État français à répondre à ces problèmes. Cette question fera peut-être l'objet d'ordonnances en lien direct avec le ministère de l'industrie, voire celui de l'économie.

Concernant les ressources immobilières, dans le Pas-de-Calais, deux sites de transfert existent à Calais. Or, en raison de la différence de structure, il ne sera pas possible de mutualiser les moyens. Se posent donc là encore des questions. Par ailleurs, je crains que les Hauts-de-France, voire Le Havre, ne soient délaissés des opérateurs européens au profit de la Belgique, qui a une réactivité plus forte.

Enfin, la France doit se débrouiller avec un problème européen pur. Comment faire payer la note aux autres pays européens, car les flux étrangers sont nombreux en France ?

M. Jean Bizet, président. - Très bonne question.

M. Bruno Sido. - Toute réforme fait grincer des dents. Le Brexit pose évidemment des problèmes, il va falloir bousculer les coutumes, les routines. Mais je ne mesure pas l'importance des flux de marchandises en millions de camions ou de tonnes. Pouvez-vous nous donner un ordre de grandeur par rapport à l'approvisionnement de la Grande-Bretagne en bombes, en torpilles, durant la Seconde Guerre mondiale ? C'est un membre de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées qui vous parle...

Enfin, je m'interroge sur la capacité des uns et des autres à s'adapter. Le privé s'adaptera, je ne m'inquiète pas.

Mme Anne Sandretto. - On s'adaptera, on sait le faire. On a besoin de délais.

M. Bruno Sido. - Il y a des délais. Vous savez faire, c'est la souplesse du privé. La véritable question est la suivante : les administrations françaises et européennes vont-elles s'adapter très rapidement ?

M. Jean Bizet, président. - Surtout l'administration française.

M. Bruno Sido. - Enfin, pensez-vous que l'on s'achemine vers une diminution des échanges entre la Grande-Bretagne et le reste de l'Europe ?

M. Jean Bizet, président. - Excellente question.

Mme Maryvonne Blondin. - En tant que sénatrice du Finistère, vous comprendrez les raisons de ma présence au sein de cette commission spéciale pour ce qui concerne les questions liées au transport maritime, à la pêche et l'agriculture. Vous le savez, Brest et Roscoff ont été exclues du réseau central des ports européens. Si cela continue, la Bretagne va devenir une île, alors que les trajets entre l'Irlande et la Grande-Bretagne sont les plus courts.

M. Jean Bizet, président. - C'est une question communautaire qui dépasse le cadre de notre mission et de l'habilitation qui nous a été donnée.

Mme Maryvonne Blondin. - Certes, mais cela a des impacts sur le développement de notre région.

M. Jean Bizet, président. - Des impacts importants.

Mme Maryvonne Blondin. - Vous avez évoqué les contrôles douaniers des vétérinaires. C'est une fonction supplémentaire que devront assumer les personnels de douane de Roscoff, qui assurent déjà les missions relatives à l'immigration. Je ne sais pas comment ils vont pouvoir conjuguer toutes ces fonctions. Je suppose que ces questions feront partie de vos réflexions sur les professions et la formation.

M. Jean-Michel Houllegatte. - Je suis originaire de Cherbourg, dont le port a connu, pendant la guerre, un trafic supérieur à celui de New York, mais les formalités douanières étaient différentes à cette époque, et heureusement !

Ma question concerne les fameux points d'entrée. Il est prévu un régime procédural particulier applicable aux travaux en vue de la construction et de l'aménagement en urgence. Où en êtes-vous ? Quelles discussions avez-vous engagées avec les services de l'État ? Avez-vous d'ores et déjà identifié des besoins fonciers ? Existe-t-il actuellement un dialogue avec ces services pour anticiper la construction de locaux ?

Mme Fabienne Keller. - Merci de nous éclairer sur la situation qui, de jour en jour, est plus confuse. Quels secteurs stratégiques pourraient être mis en grande difficulté par l'absence de règles ou des règles que vous pressentez complexes ? Dans quels domaines des infrastructures nouvelles sont-elles nécessaires pour assurer les flux dans de bonnes conditions ?

M. Jean Bizet, président. - Pour rassurer Mme Blondin, nous ferons tout pour revoir la question des corridors bien avant l'échéance de 2023, à cause précisément du Brexit.

M. Ladislas Poniatowski, rapporteur. - J'aimerais que vous distinguiez vos réponses selon qu'il y aura un accord de retrait ou non. On l'a bien compris dans vos interventions, qu'il y ait accord ou non, il faudra prévoir des équipements et des investissements.

M. Jacques Gounon. - Un très beau monument rappelle effectivement le dévouement des Français et des Britanniques, qui avaient fait patrouille commune, dans le détroit du Pas-de-Calais pendant la Grande Guerre pour assurer les transports.

En vingt-cinq ans, le tunnel sous la Manche a créé sa propre activité commerciale, un quart de la totalité des échanges entre la Grande-Bretagne et les Vingt-Sept. Avec le port de Calais et les autres ports, on a su, à l'intérieur de l'Europe, proposer les solutions les plus efficaces et les plus efficientes aux transporteurs et aux chargeurs. Brexit ou non-Brexit, vous dites que le privé s'adaptera. Mais on parle de contrôles aux frontières, qui relèvent uniquement de la responsabilité des États. Or, comme mes collègues, mes préoccupations portent - j'apporterai là une réponse très claire et peut-être volontairement un peu provocatrice -, sur le retard de prise de décision de l'État français en la matière.

M. Bruno Sido. - En effet.

M. Jacques Gounon. - Il y va de la responsabilité de l'État, de nous tous certes, mais aussi de vous en particulier. Que se passera-t-il si nous perdons l'attractivité qui nous a permis de construire des échanges considérables. Comme l'a souligné M. Thouard, les camions, les transporteurs et les chargeurs iront ailleurs. Autrement dit, ce n'est pas tant, comme on le dit à tort, un effondrement de l'économie britannique qui va s'ensuivre - le taux de croissance britannique continuera de se situer autour de 1,5 %, l'équivalent de notre taux de croissance -, mais le départ ou l'arrivée des flux partira de Belgique et des Pays-Bas. Telle est la problématique.

Mme Fabienne Keller. - L'administration belge réagit-elle mieux ?

M. Jacques Gounon. - Bien sûr. Il vous suffit d'aller à Zeebruges pour vous en convaincre.

Mme Anne Sandretto. - En ce qui concerne le transport de marchandises, il est clair que les administrations néerlandaises et belges sont nettement plus souples et travaillent de manière beaucoup plus collaborative avec le privé : ce sont des partenaires et non pas des fraudeurs potentiels. Nous avons besoin de règles claires, qui nous sécurisent juridiquement.

M. Antoine Berbain. - Les ports sont des infrastructures qui sont en concurrence les unes avec les autres. On connaît aujourd'hui cette concurrence pour l'Asie et l'Amérique du Nord entre autres, elle va maintenant exister pour le transmanche, avec des systèmes de contrôle qui vont nous différencier dans notre capacité à faciliter le passage de la marchandise et donc le commerce international. Les ports belges et néerlandais sont réputés plus faciles que les nôtres ; ils le sont moins concernant les questions douanières que les questions vétérinaires et phytosanitaires.

Mme Anne Sandretto. - Je ne suis pas d'accord.

M. Antoine Berbain. - Peut-être pourrez-vous inviter les services de la douane pour en parler. La douane française est, me semble-t-il, performante, car elle réalise un niveau de contrôles très ciblés : 1 % de contrôles physiques pour ce qui concerne l'importation et l'exportation avec une dématérialisation à 100 % des processus douaniers, contre des contrôles physiques quasi systématiques pour les produits phytosanitaires et vétérinaires. On le sait, beaucoup de flux nous échappent, notamment des fruits qui passent par les ports belges.

M. Ladislas Poniatowski, rapporteur. - Ils ne pratiquent pas les normes européennes ?

M. Antoine Berbain. - Si, mais différemment.

Mme Anne Sandretto. - Lorsque les produits destinés à la France entrent par la Belgique ou les Pays-Bas, les contrôles sont pratiquement nuls. Cela explique la perte de flux.

M. Ladislas Poniatowski, rapporteur. - Pouvez-vous nous donner des exemples concrets ?

Mme Anne Sandretto. - Nous avons des études très détaillées sur ce sujet.

M. Olivier Thouard. - En France, on respecte la règle européenne. À ma connaissance, les Belges ont été rappelés à l'ordre il y a quelques mois.

Mme Anne Sandretto. - Parce que nous avons déposé une plainte.

M. Olivier Thouard. - On est dans la norme, pas eux. Il y a beaucoup moins de contrôles quand on passe par la Belgique que par la France.

Mme Anne Sandretto. - C'est clair.

M. Olivier Thouard. - Je ne dis pas qu'il faut suivre la Belgique. Mais les Belges ne respectent pas les règles.

Mme Fabienne Keller. - Et les Pays-Bas ?

M. Olivier Thouard. - Les Pays-Bas n'ont pas été rappelés à l'ordre. On a rarement des problèmes avec ce pays.

Pour répondre aux questions immobilières, deal ou non deal, il y aura déclaration en douane et contrôle aux frontières, la Commission a été très claire. En tant qu'opérateur privé, je me demande pourquoi l'État ne prend pas tout de suite les décisions qui s'imposent. Si l'on a besoin de bâtiments, de routes, qu'on les fasse maintenant et non pas dans deux ans !

Mme Anne Sandretto. - Nous sommes demandeurs de workshops. Nous voulons investir tout de suite à condition d'avoir en face de nous une administration qui prenne ses responsabilités.

M. Olivier Thouard. - Il faut effectivement distinguer ce qui restera demain de ce qui ne restera pas. La déclaration en douane, l'arrêt aux frontières, les contrôles phytosanitaires demeureront. N'attendons pas ! Allons-y !

Mme Anne Sandretto. - La sûreté-sécurité et l'analyse de risque.

M. Olivier Thouard. - Il pourra y avoir désaccord sur la sûreté-sécurité.

Concernant la volumétrie des flux, depuis 1993 et l'ouverture des frontières, les commissionnaires en douane ont supprimé, avec l'aide de l'Europe, de nombreux postes, que l'on est en train de recréer. Les flux ont explosé du fait qu'il n'y avait plus de frontières. Le croisement et le maillage industriels sont tels que l'on est beaucoup plus lié à la Grande-Bretagne qu'en 1993. Vous demandez quels domaines seraient les premiers concernés : le domaine phytosanitaire et l'agriculture en raison des contrôles obligatoires ; l'industrie automobile où tout est lié et imbriqué. L'équipementier qui fabrique des pièces alimente non seulement l'usine Toyota de Grande-Bretagne, mais également l'usine PSA de Sochaux. Si Toyota décide de fermer son usine, cela mettra en péril l'activité économique du fournisseur britannique et aussi, par effet de dominos, celle de l'usine de Sochaux. Les acteurs économiques veulent éviter le hard Brexit. Selon moi, il y aura une baisse de l'activité. BMW a déjà annoncé la fermeture de son usine en Grande-Bretagne au mois d'avril pour travaux, sans annoncer la date de réouverture. Toyota et Nissan se sont aussi prononcés en faveur d'une fermeture. Il y a un effet politique évident. Ce dont on est sûr, c'est que l'industrie automobile va pâtir de la situation, mais on ne connaît pas aujourd'hui les impacts économiques.

Mme Anne Sandretto. - J'attire votre attention sur le fait que de nombreux exportateurs deviennent des primo-exportateurs. Nous sommes face à une population immature. On est capable de faire le travail, mais il faut nous donner les éléments de nature à nous permettre de nous organiser, de nous structurer, ainsi que des délais.

M. Jean Bizet, président. - La France et les Pays-Bas respectent les règles, mais la lecture néerlandaise est beaucoup plus constructive. Les administrations néerlandaises sont partenaires des entreprises - vous me permettrez de ne pas dire comment sont les administrations françaises à l'égard des entreprises. Mais nous sortons là du champ des travaux de la commission spéciale.

M. Bruno Sido. - Je pense que les Britanniques vont tenter de multiplier les accords bilatéraux. Quel est votre point de vue sur ce point ?

M. Olivier Thouard. - Ils l'ont dit, ils sont déjà en train de discuter avec l'Australie par exemple. Ils veulent démultiplier au plus vite des free trade agreements.

Mme Anne Sandretto. - La Grande-Bretagne était déjà en partenariat avec les Pays-Bas, la Belgique et l'Allemagne sur de nombreux nouveaux projets concernant la dématérialisation, les douanes et la sûreté-sécurité. Or la France n'a jamais participé à ces projets, ce que j'ai reproché plusieurs fois à l'administration.

Mme Fabienne Keller. - Il s'agit de coopérations administratives ?

Mme Anne Sandretto. - Tout à fait. Ces coopérations ont eu lieu dans le cadre de projets européens financés par la Commission européenne. Plus de soixante-quinze projets ont été financés ces dernières années.

M. Jean Bizet, président. - Avez-vous des documents précis sur ce point ? L'Union à Vingt-Sept reste unie en la matière ; la Grande-Bretagne ne peut pas négocier avec l'un des membres. Qu'il y ait des approches locales, peut-être, mais nous aimerions avoir des informations sur ce point.

Audition sur les conséquences du Brexit sur les services financiers de M. Robert Ophèle, président de l'Autorité des marchés financiers (AMF), Mme Marie-Anne Barbat-Layani, directrice générale de la Fédération bancaire française (FBF), ainsi que MM. Arnaud de Bresson, délégué général, et Alain Pithon, secrétaire général, de Paris Europlace

M. Jean Bizet, président. - Nous accueillons maintenant M. Robert Ophèle, président de l'Autorité des marchés financiers (AMF), Mme Marie-Anne Barbat-Layani, directrice générale de la Fédération bancaire française (FBF), ainsi que MM. Arnaud de Bresson, délégué général, et Alain Pithon, secrétaire général, de Paris Europlace.

Le Brexit pourrait fondamentalement changer la relation entre le Royaume-Uni et l'Union européenne en matière de services financiers. Les grandes institutions financières des deux côtés de la Manche sont liées par quarante années de régulations complexes. L'incertitude engendre des risques majeurs pour les marchés financiers. Dans ses deux rapports, le groupe de suivi sur le Brexit a signalé que la Grande-Bretagne devra, en quittant l'Union, renoncer à son passeport financier - une série de règles qui permet aux entreprises financières britanniques d'échanger et de vendre leurs services dans le reste de l'Europe -, mais d'autres questions juridiques se posent. Nous souhaitons donc recueillir vos analyses sur les risques pour les services financiers. Quelle est votre évaluation des mesures à prendre en l'absence d'accord avec le Royaume-Uni ? Le projet de loi met en avant l'accès des entités françaises au système de règlement interbancaire et de règlement livraison des pays tiers, la continuité de l'utilisation des conventions-cadres et la sécurisation des conditions d'exécution des contrats. Qu'en pensez-vous ?

M. Robert Ophèle, président de l'Autorité des marchés financiers (AMF). - La plupart des activités financières sont des activités fortement réglementées. Le statut de pays membre de l'Union européenne implique l'accès au marché unique grâce au passeport financier. Cela signifie à la fois la liberté de fournir des prestations de services et la liberté d'établissement. Le passage du statut de pays membre au statut de pays tiers constitue donc une rupture majeure pour le Royaume-Uni, qui risque d'affecter le droit des acteurs financiers britanniques de proposer de nouveaux services dans l'Union européenne, mais qui s'avère également problématique pour le stock de contrats en cours entre les acteurs financiers du Royaume-Uni et ceux de l'Union européenne. Compte tenu de l'importance de la place de Londres et de la densité de ses relations avec l'Union européenne, cette rupture est d'ordre systémique. Vu la diversité des services, des acteurs financiers ainsi que le nombre élevé de réglementations, tant européennes que nationales, la situation appelle une analyse détaillée, afin de mesurer les conséquences effectives du Brexit et de permettre ainsi aux autorités publiques de prendre les bonnes décisions pour en assumer ou en réduire la portée. En cas d'absence de période transitoire, de no deal Brexit, ces décisions devront être prises avant mars 2019 et elles devront être annoncées suffisamment tôt, voire dans les jours qui viennent pour certaines d'entre elles, pour que les acteurs privés puissent les prendre en compte. Avec la transformation du Royaume-Uni en pays tiers, les établissements installés au Royaume-Uni perdront leur passeport financier et bénéficieront donc, au mieux, d'un accès aux marchés nationaux en fonction des réglementations nationales. La plupart des contrats en cours pourront se poursuivre, mais les nouveaux contrats sont prohibés. Dans certains cas, les établissements pourraient récupérer un accès au marché unique grâce à une équivalence du régime de pays tiers, reconnue par la Commission européenne, avec un enregistrement de l'établissement auprès de l'European Securities and Markets Authority (ESMA) - l'Autorité européenne des marchés financiers. Il pourrait aussi être possible de garder une clientèle dans l'Union européenne dans le cadre d'une reverse solicitation, la commercialisation passive, lorsque c'est non pas l'établissement qui démarche le client, mais celui-ci qui lui demande un service.

Le Brexit aura tout d'abord des conséquences pour la gestion collective, qui est constituée des organismes de placement collectif en valeurs mobilières (OPCVM) et des fonds d'investissement alternatifs (FIA). Les premiers sont des produits ouverts, alors que les seconds sont beaucoup plus spécialisés. Les OPCVM sont régis par une directive d'harmonisation minimale, et les régimes nationaux sont, par construction, assez différents les uns des autres. Si une entreprise du Royaume-Uni veut continuer à proposer un OPCVM dans l'Union européenne, elle devra le transférer dans un pays de l'Union et y installer une société de gestion, quitte à déléguer la gestion du fonds à une entité au Royaume-Uni. On assiste d'ailleurs actuellement à ce mouvement : un certain nombre de sociétés de gestion britanniques se sont installées dans l'Union, par exemple au Luxembourg, tout en déléguant l'essentiel de la gestion des fonds à l'entité installée au Royaume-Uni. Naturellement cela pose la question de la substance de l'entité installée dans l'Union. En tout cas, cela n'est possible que si un accord de coopération est signé entre l'autorité des marchés financiers de l'État membre, l'AMF en France, et l'autorité britannique, la Financial Conduct Authority (FCA). Un accord de coopération sera également nécessaire pour permettre aux sociétés de gestion de l'Union européenne qui ont, de longue date, délégué tout ou partie de leur gestion à une entité au Royaume-Uni de continuer à le faire. Tous les fonds britanniques qui ne seront pas transférés dans l'Union européenne, qu'ils soient OPCVM ou FIA, deviendront des FIA de pays tiers. Pour être commercialisés dans l'Union, ils pourront utiliser le régime national qui existe dans chaque pays pour une commercialisation de fonds de pays tiers. Ainsi, en France, le règlement général de l'AMF prévoit un régime national de placement privé qui est assez restrictif et requiert, lui aussi, un accord de coopération avec la FCA. Ils pourront aussi être commercialisés au travers de la reverse solicitation, si c'est le client qui fait la démarche. La dernière possibilité sera d'obtenir un passeport européen, dit AIFM, qui ouvre la commercialisation de ces fonds à des investisseurs professionnels uniquement : cela suppose une décision d'équivalence prise par la Commission européenne, un agrément de la société de gestion au Royaume-Uni par une autorité compétente d'un pays de l'Union, l'autorité de référence, celle du pays où la principale commercialisation est censée intervenir, puis, enfin, un enregistrement auprès de l'ESMA. Ces régimes sont donc très restrictifs. Aucune équivalence n'a ainsi été donnée à ce jour par la Commission européenne dans le cadre du régime AIFM. De fait, cela constitue une incitation très forte pour les établissements du Royaume-Uni à se réinstaller ou à installer une activité dans l'Union à 27. S'agissant des fonds déjà existants, en particulier les fonds français, il faudra ajuster les réglementations nationales parce que beaucoup de ces réglementations prévoient des limites d'emprise ou des répartitions de risques entre l'Union européenne et les pays tiers. Lorsqu'un pays de l'Union devient un pays tiers, les pondérations ou les limites d'exposition doivent être revues, ce qui entraîne des ajustements de portefeuille. Par exemple, si l'on ne change pas les règles, un dépôt dans un établissement de crédit du Royaume-Uni par un fonds français ne sera pas possible. Un contrat de dérivés avec une entreprise d'investissement au Royaume-Uni ne sera plus autorisé non plus. Les fonds nourriciers ne pourront plus être au Royaume-Uni. Certains actifs qui sont éligibles dans les fonds aujourd'hui parce qu'ils sont des actifs de l'Union ne seront plus éligibles. Ainsi, les titres émis au Royaume-Uni ne seront plus éligibles au PEA français : un fonds commun pour être éligible au PEA ne devra plus avoir d'exposition au Royaume-Uni, même si elle est minime. Il conviendra donc d'apprécier la portée de ce mini-choc et décider éventuellement des mesures de transition ou des mesures pour en atténuer les conséquences : il serait, par exemple, envisageable d'autoriser le maintien des expositions en cours jusqu'à leur terme, tout en interdisant de nouvelles prises de position. Cela relève de la réglementation nationale, législative ou réglementaire. En tout cas, il sera nécessaire d'agir rapidement pour éviter des chocs sur les marchés.

En ce qui concerne les autres services d'investissement, les mandats de gestion ou les conseils financiers pour la clientèle de détail et la clientèle professionnelle sur option, il n'y aura pas, en tout état de cause, de passeport financier, mais il sera possible de proposer ses services, pays par pays, conformément à la manière dont la directive concernant les marchés d'instruments financiers MiFID (Markets in Financial Instruments Directive) a été transposée. En général, comme c'est le cas en France, les sociétés de pays tiers doivent installer une succursale dans le pays visé pour distribuer des services d'investissement. Cette succursale ne pourra toutefois intervenir que sur le territoire du pays concerné ; si la société veut commercialiser ses produits dans toute l'Union, elle devra ouvrir des succursales dans chacun des pays.

Pour la clientèle professionnelle par nature, en l'absence de décision d'équivalence, c'est le régime national qui s'appliquera. En France, ce régime n'existe pas encore. L'article 23 du projet de loi relatif à la croissance et la transformation des entreprises (Pacte) tel qu'il a été adopté par l'Assemblée nationale impose l'établissement d'une succursale agréée. Je ne sais pas exactement quand vous examinerez ce texte, mais il est possible que l'on ait besoin de ce régime avant l'entrée en vigueur de cette loi, ce qui pourrait justifier de recourir aux ordonnances. Dans certains pays, comme aux Pays-Bas, on agrée le prestataire sans exiger une implantation nationale. Comme dans beaucoup de cas, la reverse solicitation est aussi prévue, à la demande du client. La Commission européenne pourrait prendre une décision d'équivalence ; dans ce cas, il y aura un accord entre l'ESMA et la FCA et l'inscription sur le registre de l'ESMA permettra de proposer les services dans l'Union, sans présence locale. Aujourd'hui, nous considérons que l'équivalence prévue par le règlement européen MiFIR est trop favorable aux institutions qui en bénéficieraient. Ce texte est en cours de révision au niveau du Parlement européen. À ce stade toutefois, l'équivalence prévue dans ce cadre n'a jamais été mise en oeuvre au niveau européen. Il faudra donc s'en remettre aux régimes nationaux.

Autre point, les infrastructures de marché et les plateformes de négociation. Certains instruments financiers font l'objet d'une obligation de négociation sur une plateforme de négociation. C'est ce qu'on appelle la trading obligation qui, dans le cadre de la réglementation européenne, s'impose à la plupart des actions et à certains dérivés - taux d'intérêt (IRS, interest rate swaps), et crédits (CDS, credit default swaps). En l'absence d'équivalence, cette obligation ne pourra plus être remplie sur les plateformes du Royaume-Uni. La décision d'équivalence est une question qui devra être mûrement réfléchie. À l'heure actuelle, des équivalences existent à l'égard de plateformes américaines ou suisses : comment expliquer, en effet, qu'une action Google doive être obligatoirement traitée sur une plateforme de l'Union européenne, alors que la liquidité est sur le marché natif aux États-Unis ?

J'en viens aux chambres de compensation - c'est le coeur du débat ! Le règlement EMIR (European Market Infrastructure Regulation) prévoit une possibilité d'équivalence. Nous l'avons accordée aux États-Unis. Une réforme de ce régime est en cours. En l'absence de décision d'équivalence, l'obligation de compensation centrale qui vise certains produits, notamment les IRS et les CDS, et certains acteurs, comme les établissements de crédit et les grosses sociétés non financières très actives sur le marché des dérivés, ne pourra plus être réalisée sur les chambres de compensation du Royaume-Uni. Cela peut avoir des effets pervers, en particulier pour les transactions intragroupe, actuellement exemptées de l'exigence de compensation centrale, mais qui ne le seront plus si une partie du groupe est installée au Royaume-Uni. Si l'obligation de compensation centrale ne peut plus être réalisée sur les chambres de compensation du Royaume-Uni, les établissements de l'Union ne pourront plus être clearing members de ces chambres de compensation et celles-ci ne pourront plus être utilisées par les plateformes de négociation de l'Union, car l'article 25 du règlement EMIR l'interdit. En Allemagne et en Italie, des poursuites pénales peuvent même être engagées en cas de violation de cette règle.

M. Ladislas Poniatowski, rapporteur. - Serait-il alors dans notre intérêt de laisser au Royaume-Uni les chambres de compensation ?

M. Robert Ophèle. - J'y reviendrai.

Un autre sujet, qui fait l'objet d'une possible mesure dans l'ordonnance que vous avez mentionnée, est la problématique de gestion des défauts. La directive « Finalité » (directive 98/26/CE concernant le caractère définitif du règlement dans les systèmes de paiement et de règlement des opérations sur titres) protège les opérations introduites dans un système de paiement contre la faillite d'un des participants : elle permet la poursuite de l'exécution de paiements engagés avant une faillite et empêche leur annulation rétroactive en cas de défaut d'un membre de la chaîne. C'est un gage de sécurité pour un certain nombre de systèmes d'importance systémique, et cela évite la propagation des chocs. Il s'agit de systèmes désignés dans l'Union européenne. Il y en a trois en France : le système Target2-Securities, géré par la Banque de France, le système CORE pour les paiements de détails et les systèmes gérés par LCH.Clearnet SA. Si l'on n'étend pas le périmètre de la directive précitée à des établissements situés en dehors de l'Union, ces systèmes ne pourront plus accepter les clearing members de l'Union à cause des risques. Un article du projet de loi Pacte vise ainsi le système CLS par lequel on paie toutes les opérations de change et qui est situé au Royaume-Uni. La question se posera aussi pour les chambres de compensation du Royaume-Uni.

Je terminerai par votre question sur l'intérêt pour nous de participer à ce type de chambres. Il faut distinguer le court terme et le moyen et long terme. Je ne crois pas que, le 29 mars prochain, d'un coup de baguette magique, toutes les expositions ou opérations qui font aujourd'hui l'objet de compensations au Royaume-Uni pourront disparaître et être relocalisées dans l'Union européenne, que ce soit pour des raisons de liquidité ou de disponibilité des produits, voire aux États-Unis. Il peut donc y avoir un problème de cliff effect, mais je vous rassure, c'est un problème qui doit être réglé au niveau européen.

M. Jean Bizet, président. - Madame Barbat-Layani, quel rôle joueront, selon vous, les différentes instances compétentes - Financial Stability Board, comité de Bâle... - dans la nouvelle architecture qui se mettra en place dans les prochains mois ?

Mme Marie-Anne Barbat-Layani, directrice générale de la Fédération bancaire française (FBF). - Je voudrais tout d'abord évoquer les dispositions qui figurent dans le projet de loi que vous examinez, notamment le 4° de son article 2, qui permet la continuité de l'accès des opérateurs français à trois systèmes de règlement, de change et de compensation de titres, qui sont établis à Londres ou portent sur des opérations en livres sterling ou sur des titres financiers britanniques.

Ces dispositions très techniques concernent CLS, comme cela vient d'être évoqué, et deux systèmes moins connus établis au Royaume-Uni : CREST et CHAPS. Il est important, pour les établissements français, de pouvoir continuer à opérer dans ces systèmes, c'est-à-dire à y faire des opérations de change ou de règlement-livraison de titres britanniques. C'est pour cela que nous avons besoin d'étendre au système de règlement-livraison d'un pays tiers, en l'occurrence le Royaume-Uni, les dispositions de la directive sur la finalité des paiements qui assure ces systèmes.

D'autres dispositions concernent la continuité des contrats. Un groupe de travail piloté par le Haut Comité juridique de la place financière de Paris a travaillé sur cette question, certes importante, mais pas gigantesque. Constatant que certains contrats ou conventions-cadres, notamment les conventions-cadres FBF, sont importants pour les opérateurs, le Gouvernement a prévu la continuité de ces documents, notamment lorsque les contreparties des banques françaises sont britanniques.

Ces mesures, qui s'inscrivent naturellement dans un contexte de hard Brexit, devront, à mon sens, être insérées dans le véhicule législatif le plus adapté au regard des différents calendriers. Elles sont prévues dans le projet de loi Pacte, mais, compte tenu de l'incertitude générale actuelle, elles pourraient éventuellement être intégrées dans le projet de loi d'habilitation que vous examinez.

M. Jean Bizet, président. - Réponse le 6 novembre !

Mme Marie-Anne Barbat-Layani. - En ce qui concerne le comité de Bâle et le Conseil de stabilité financière, le Brexit ne va pas apporter beaucoup de changements. À l'heure actuelle, la représentation européenne n'y est pas unique ou « communautarisée », les institutions européennes étant parfois simples observatrices. Par exemple, les institutions de la zone euro font bien partie du comité de Bâle, mais aux côtés des représentants de plusieurs États membres.

L'Europe a déjà beaucoup de mal à faire entendre sa voix dans ces instances. Dans ce contexte, le fait que le Royaume-Uni ne se coordonne plus en amont au sein des institutions européennes avec les autres États membres peut laisser craindre une unité moindre. Je prends un exemple. Dans le cadre d'un mandat qui lui avait été confié, notamment par le G20, le comité de Bâle a abouti en décembre 2017 à un accord sur la stabilité financière, en particulier en termes de prescriptions faites aux banques. C'est la finalisation du processus de Bâle III. Cet accord, qui fait l'objet d'un récent rapport de l'Autorité bancaire européenne, respecte globalement, au niveau mondial, le mandat qui avait été fixé au comité de ne pas augmenter les contraintes générales pesant sur les banques : ces contraintes n'augmenteront que d'environ 3,6 % au total, mais la progression sera de l'ordre de 20 % pour les banques européennes, tandis que les exigences réclamées aux banques américaines baisseront ! On le voit, le mandat qui avait été fixé est loin d'être respecté pour les banques européennes.

M. Jean Bizet, président. - Mais est-ce que les banques américaines se soumettent vraiment à ces contraintes ?

Mme Marie-Anne Barbat-Layani. - Ce type d'accord doit être transposé par les juridictions qui sont membres du comité de Bâle, les mesures ne s'appliquent pas directement. Dans l'Union européenne, ce sont des directives ou des règlements européens qui devront opérer cette mise en oeuvre ; cela constituera d'ailleurs un travail important pour la future Commission européenne. Les autorités américaines décideront, pour leur part, de transposer ou non cet accord. Elles avaient pris l'engagement de le faire, mais, de toute manière, il correspond aux prescriptions faites en juin 2016 par le ministère du Trésor...

Cet exemple montre que le modèle financier européen n'est pas sorti spécialement favorisé de ces discussions, mais, pour revenir au point qui nous occupe, et même si ce ne sont pas les banques elles-mêmes qui participent aux discussions - ce sont les banques centrales -, il faut noter que l'ensemble des parties européennes présentes au comité de Bâle a défendu une position commune, parfois avec quelques nuances. On ne peut pas anticiper ce qu'il en sera demain quand de telles discussions se produiront à nouveau, mais il est probable que l'alignement des positions avec les autorités britanniques ne sera pas aussi spontané.

Je rappelle que ces instances internationales ont plutôt en tête des modèles de type anglo-saxon et il est déjà difficile, comme je le disais, de faire entendre la voix européenne. Défendre le modèle bancaire continental était une question très importante pour la zone euro, ce le sera encore plus demain.

Un récent article du journal Le Monde mettait en avant le fait que certains avaient su mieux faire entendre leur voix que d'autres dans ces discussions, mais cela relève en tout état de cause de la responsabilité des Européens de bien choisir leurs représentants. Je rappelle que les systèmes européens n'ont pas failli durant la crise - bien au contraire ! - et ont montré une extraordinaire résilience ; pourtant, ils sont parfois considérés aujourd'hui comme plus risqués.

M. Arnaud de Bresson, délégué général de Paris Europlace. - Comme Robert Ophèle a déjà évoqué de manière extrêmement précise et pédagogique plusieurs sujets, je me contenterai de n'évoquer que quelques points.

Je voudrais rappeler en préambule que, du point de vue de la place financière de Paris, le Brexit n'est pas une bonne nouvelle, en particulier sur le long terme. Nous sommes des Européens convaincus et, selon nous, la véritable question est celle de la compétitivité de l'Europe dans son ensemble par rapport au reste du monde. D'ailleurs, nous nous étions prononcés contre le Brexit, et nous regrettons le choix du peuple britannique. Bien évidemment, à partir du moment où le peuple britannique a pris sa décision, nous ne pouvons que l'accepter et promouvoir notre offre globale.

Sur les conditions générales de la négociation en cours entre l'Europe et le Royaume-Uni, trois sujets apparaissent importants du point de vue de la place financière et des industriels concernés. Tout d'abord, la période de transition. Nous sommes favorables à son principe, elle ne doit pas excéder le calendrier prévu, c'est-à-dire 2020. Nous avons certes besoin de nous préparer, mais nous avons surtout besoin de visibilité et de clarté. Il faut éviter de longues périodes de doutes et d'incertitudes. Ensuite, la notion de substance, notamment les questions liées au passeport ou à la délégation ; pour la place financière européenne, il est essentiel que les décisions qui seront prises prennent en compte cette notion, en particulier en termes de localisation et de contenu des activités. Enfin, la question du régime d'équivalence. C'est, selon nous, la bonne solution pour préserver les conditions d'un level playing field, pour parler en bon français...

En ce qui concerne l'impact d'un hard Brexit sur les acteurs professionnels, je voudrais simplement mettre en évidence deux points.

Tout d'abord, les travaux du Haut Comité juridique de la place financière de Paris, auxquels Paris Europlace est fortement associé, ont conclu à l'absence de cliff edge pour les contrats en cours, c'est-à-dire un effet de falaise ou de rupture brutale. Cette conclusion n'était pas évidente au début de nos travaux. Le secteur assurantiel a déjà beaucoup oeuvré pour préparer les prochaines échéances et les conditions des trois quarts des contrats en cours ont été renouvelées pour que ces contrats puissent continuer d'être exploités. Ainsi, s'agissant des contrats conclus avant le Brexit, le Haut Comité juridique considère que les risques de rupture dans l'exécution des contrats sont limités, tout en recommandant, bien entendu, de lever rapidement les incertitudes juridiques. S'agissant des nouveaux contrats, le Haut Comité recommande d'engager des travaux en vue d'une plus grande harmonisation des textes applicables au sein de l'Union européenne et d'une plus forte cohérence dans leur mise en oeuvre par les vingt-sept États membres, notamment au sujet de l'équivalence et de la reverse solicitation.

En ce qui concerne les entreprises françaises qui exercent des activités au Royaume-Uni et que le projet de loi vise à prendre en compte, la place de Paris et les fédérations professionnelles soutiennent les mesures proposées, notamment celle qui est prévue au 4° de l'article 2, visant à permettre l'accès des entreprises françaises au système de règlements interbancaires et de règlement-livraison de pays tiers et à permettre la continuité de l'utilisation des conventions-cadres en matière de services financiers et la mise en place de conventions ISDA en droit français. Cela est prévu dans le projet de loi Pacte. Nous soutenons ces mesures, qui nous paraissent constituer un accompagnement indispensable pour les entreprises exerçant des activités au Royaume-Uni ; elles ne nous semblent pas en contradiction avec ce qui pourrait être fait pour, à l'inverse, accueillir des entreprises internationales sur la place de Paris dans le contexte du Brexit.

En revanche, nous voulons attirer votre attention sur un sujet de préoccupation, évoqué par Robert Ophèle, celui de la gestion d'actifs. Les investisseurs institutionnels de la place regrettent que le projet de loi ne traite pas de manière explicite le sujet de la perte du statut d'actifs de l'Union européenne pour les actions, les OPCVM et les FIA. Dans les PEA par exemple, la limite de 30 % d'actifs hors Union européenne va devenir une contrainte forte, qui devra être prise en compte. Sur l'exonération de la taxation des plus-values latentes des OPCVM en actions européennes et sur le régime fiscal des fusions-absorptions d'OPCVM, il faut travailler sur les mesures transitoires, le calendrier et le séquencement des décisions. C'est notamment une préoccupation pour la période de transition.

En conclusion, je souhaite rappeler que la place de Paris poursuit ses contacts au niveau international pour présenter son offre de services. Des réformes ont été mises en oeuvre pour renforcer notre attractivité, elles ont changé la perception de la France dans le monde et nous permettent d'avoir une position de leader dans les projets de relocalisation qui s'annoncent.

M. Ladislas Poniatowski, rapporteur. - En ce qui concerne les PEA, les OPCVM ou les FIA, disposez-vous d'ores et déjà d'évaluations économiques sur les mouvements à venir ?

M. Robert Ophèle. - Depuis trois ou quatre mois, un flux continu de sociétés de gestion s'installe en France, au Luxembourg ou en Irlande. Les choses sont très progressives : les entreprises créent d'abord une structure, qui n'emploie qu'un nombre limité de personnes, puis elles attendent de voir ce qui se passe. Tout dépendra finalement de la manière dont les négociations évolueront, mais, une fois la structure installée, même si elle est petite, tout peut aller vite.

D'autres entreprises, plus petites, n'ont encore rien organisé à ce stade, mais ce n'est pas parce qu'une entreprise de services financiers dispose du passeport dans le cadre de la libre prestation qu'elle est effectivement active. Il y a une incertitude sur le volume d'activité de ce type d'entreprises. Beaucoup d'entre elles vont simplement arrêter leurs activités sur le continent, quand elles en avaient.

L'Autorité des marchés financiers est prête pour accueillir l'ensemble des entreprises qui voudront continuer leurs activités. En tout cas, tous les établissements de taille significative ont pris leurs dispositions pour être prêts le moment venu, mais nous ne pouvons pas connaître le montant qu'ils vont basculer exactement et celui qu'ils vont effectivement gérer de France. Il existe, j'en ai parlé, une possibilité de délégation de gestion ; elle est acceptée à partir du moment où des dirigeants sont établis en Europe et que l'entreprise dispose de la capacité de la contrôler. Cela signifie un minimum de deux personnes. La question de la commercialisation des produits vient ensuite.

M. Ladislas Poniatowski, rapporteur. - Avez-vous une idée des montants en jeu pour les PEA ?

M. Alain Pithon, secrétaire général de Paris Europlace. - De telles estimations sont très difficiles à réaliser, il faut donc être particulièrement prudent. L'association française des gérants d'actifs a fait un premier travail d'analyse, dont il ressort que la valeur des actions britanniques figurant à l'actif des fonds français s'élèverait à environ 20 milliards d'euros. Ce n'est pas une somme significative par rapport à l'ensemble des encours, mais elle peut avoir un impact, surtout en cas d'absence d'accord.

Mme Marie-Anne Barbat-Layani. - Ce montant ne représente pas que des PEA.

M. Alain Pithon. - Il s'agit, en effet, de la valeur des actions britanniques dans l'ensemble de la gestion d'actifs en France. Pour le PEA, nous serions proches de 10 milliards d'euros.

Mme Marie-Anne Barbat-Layani. - Selon les scénarios, les choses vont se dérouler sur une période plus ou moins longue. Comme Arnaud de Bresson, je rappelle qu'aucun acteur de la place financière n'était demandeur du Brexit. Et dans l'immédiat, nous devons traiter les questions liées à un scénario que personne ne souhaite, une sortie sans accord. Tel est l'objet du projet de loi dont vous êtes saisis.

Les questions posées, y compris en termes de continuité, sont finalement assez limitées pour le secteur bancaire, contrairement à ce qu'on a pu croire à un moment. Les travaux du Haut Comité juridique sont très utiles pour identifier précisément ces cas et cibler les mesures destinées à leur apporter des réponses. Nous pourrions aussi avoir besoin des mesures au niveau européen, notamment en cas de hard Brexit pour la continuité de l'activité dans certaines chambres de compensation.

Pour le secteur bancaire, les différents superviseurs, qu'ils soient britanniques ou européens, travaillent sur ces questions depuis des mois et se préparent au Brexit. Par exemple, les banques françaises, qui sont, pour la plupart d'entre elles, sous la supervision directe de la Banque centrale européenne, ont dû présenter des plans de continuité, y compris en cas de scénario du pire.

Ensuite, beaucoup de choses dépendront de la nature des accords qui seront conclus entre l'Union européenne et le Royaume-Uni. Nous aurons alors à étudier des sujets très précis : les régimes d'équivalence, les exigences posées par les régulateurs pour constater la réalité de la présence dans l'Union européenne, qui est consubstantielle à la perte du passeport, la possibilité de continuer d'opérer ou non avec des chambres de compensation situées hors de la juridiction européenne... Il est difficile d'anticiper toutes ces questions de manière précise aujourd'hui.

Quel sera le niveau des relocalisations ? Tout dépendra du nouvel environnement qui s'ouvrira en avril prochain. Les acteurs financiers, comme tous les acteurs économiques, ont très peur de l'incertitude, si bien qu'ils prennent des garanties. Par conséquent, les entreprises implantées au Royaume-Uni s'implantent sur le territoire de l'Union européenne, mais de manière souvent assez limitée à ce stade - certaines grandes banques ont toutefois racheté de grands bâtiments à Paris... Encore une fois, tout dépendra des différents régimes juridiques. La perte du passeport aura certainement un impact assez important, mais il ne se matérialisera que progressivement.

M. Richard Yung. - Comme Mme Barbat-Layani, j'ai lu l'article du journal Le Monde, dans lequel un sous-gouverneur de la Banque d'Angleterre, dans mon souvenir, explique que les choses les plus importantes se négocient non pas au sein de l'Union européenne, mais dans les comités internationaux supérieurs comme le Conseil de stabilité financière ou le comité de Bâle. Et cette personne semblait estimer que les Britanniques étaient très influents dans ces instances, ce qui rendait le processus actuel pas si grave que cela... Est-ce de la vantardise ou la réalité ?

Au sujet des chambres de compensation, je ne suis pas très au clair sur ce que nous allons faire ! Elles sont essentiellement situées à Londres - entre 80 % et 90 % de l'activité y a son siège -, mais elles utilisent beaucoup l'euro. De ce fait, nous avons un intérêt certain à contrôler ce que les Britanniques y font, car la responsabilité de notre devise repose sur la Banque centrale européenne et plus largement sur les peuples européens. Dans ce contexte, que faire ? Doit-on obliger les chambres de compensation britanniques à s'installer sur le continent, ce qui paraît difficile ? Quelle autre solution serait possible ? Est-il envisageable d'installer un superviseur de la Banque centrale européenne à Londres ? Pouvez-vous, enfin, nous parler du mouvement dans le bon sens, c'est-à-dire vers Paris ?

M. Robert Ophèle. - Il n'existe pas de règlementation internationale sur les assurances ou les marchés financiers, mais il y a un consensus sur le système bancaire ou la manière de traiter les chambres de compensation. Pour l'heure, il n'y a pas de nouvelle vague de règlementations en vue.

M. Richard Yung. - Pas de Bâle 4...

M. Robert Ophèle. - Les discussions sur les assurances ne vont rien produire à moyen terme et, sur les marchés, il n'y a rien dans les tuyaux. L'espace européen existe donc, et a une grande autonomie, même dans son système bancaire, comme le montre par exemple le forfait PME.

Il y a des chambres de compensation dans l'Union européenne : Eurex en Allemagne, Clearnet en France... En tout, nous en avons une dizaine. Certains produits sont davantage traités à Londres que sur le continent, et certains ne sont traités que là. C'est le cas, notamment, des swaps de taux d'intérêt : SwapClear a une position dominante sur ce marché, renforcée par sa capacité à travailler en plusieurs devises, mais Eurex développe une offre concurrente. Même en euros, les banques européennes ne représentent que le quart du trafic. Mais les swaps de taux d'intérêt sont essentiels à la stabilité de la zone euro. Déléguer leur contrôle et leur recovery hors de la zone euro pose donc un problème de souveraineté, que le projet EMIR 2.2 vise à obvier. Il s'agit, en particulier, de réfléchir aux obligations à imposer aux chambres de compensation situées dans un pays tiers. La réponse passera certainement par une catégorisation des chambres par types et, si l'on décide qu'une chambre ne peut pas être localisée en dehors du territoire de l'Union européenne, par un retrait de son équivalence pour cette activité. Ce sera de toute façon un processus long et lourd, si l'on ne veut pas qu'il porte préjudice aux Européens. Ce ne sont pas des institutions que l'on peut déplacer du jour au lendemain : il faut un cadre maîtrisé, des règles du jeu, des délais précis et des contrôles. À cet égard, l'effet de falaise d'un Brexit sans accord créerait un vrai problème.

M. Jean Bizet, président. - Quel est le point de vue de la FBF ?

Mme Marie-Anne Barbat-Layani. - Aurons-nous un Bâle 3 ou un Bâle 4 ? Il y a toujours une petite controverse entre les autorités et les banques. En tout cas, l'agenda de stabilité financière mis en place par les instances internationales après la crise a été, selon ces mêmes autorités, largement rempli, si l'on excepte quelques raffinements encore en discussion au comité de Bâle. L'accord de Bâle est, comme aurait dit le Pangloss de Voltaire, le meilleur accord possible entre représentants de différentes juridictions. Son impact sur les banques européennes est lourd. Il faut à présent se tourner vers l'avenir, et j'espère que les pouvoirs publics nous y aideront. En particulier, la transposition de cet accord dans l'Union européenne doit tenir compte des spécificités du système bancaire européen. Vous savez que le financement, chez nous, repose à 75 % sur le crédit bancaire et à 25 % sur les marchés. C'est la proportion inverse aux États-Unis. Il faudra donc veiller au financement des PME. L'Europe a su déjà traiter cette question, avec le facteur de réfaction.

Il serait bon aussi de relancer le projet d'union des marchés de capitaux, qui est le pendant de l'union bancaire. C'était le grand projet du commissaire britannique M. Hill, et ce fut donc la première victime du Brexit. Il est nécessaire en effet que le marché prenne le relais du crédit bancaire, même si je suis ici pour vous assurer que celui-ci ne va pas faiblir. Ce sera un véritable défi que de relancer ce projet sans l'expertise et le savoir-faire des Britanniques. Il est essentiel de le relever, car la pression réglementaire sur les bilans bancaires se fait déjà sentir. Sans doute, du reste, le marché continental des capitaux présentera-t-il des caractéristiques moins anglo-saxonnes, avec une attention plus forte à la finance verte, à la protection des clients - ce sera un marché européen, et nous sommes prêts à revenir en discuter avec vous.

M. Arnaud de Bresson. - La construction d'un marché européen des capitaux est la priorité. Comme nous l'avions dit, la place de Paris dispose d'atouts majeurs - présence des clients, des talents et des infrastructures de place - auxquels s'ajoute un écosystème favorable, notamment grâce aux réformes de M. Macron. Les annonces de relocalisation nous placent en tête de peloton : 4 500 à 5 000 emplois directs, c'est-à-dire déjà la moitié de l'objectif de 10 000 que nous avions fixé, qu'il faut doubler si l'on compte les emplois indirects induits.

M. Jean Bizet, président. - Merci.

La réunion est close à 16 h 45.

Ces points de l'ordre du jour ont fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.