Jeudi 19 avril 2018

- Présidence de M. Jean Bizet, président -

La réunion est ouverte à 8h30.

Institutions européennes - Travaux de la Task force « subsidiarité et proportionnalité » : rapport d'information de MM. Jean Bizet, Philippe Bonnecarrère et Simon Sutour

M. Jean Bizet, président. - La Commission européenne a présenté, le 1er mars 2017, son livre blanc sur l'avenir de l'Europe à l'horizon 2025. Ce document envisage différentes pistes pour l'avenir de l'Union européenne après la sortie du Royaume-Uni. Il sert de base à la contribution politique que la Commission devrait transmettre au Conseil européen consacré à l'avenir de l'Union européenne, qui se réunira à Sibiu, sous présidence roumaine, le 9 mai 2019. Selon le scénario n° 4, « Faire moins, mais de manière plus efficace », l'Union devrait accroître ses efforts dans certains domaines et, parallèlement, cesser d'agir ou intervenir moins dans d'autres.

C'est dans cette optique que la Commission européenne a mis en place, le 18 janvier 2018, une Task force « Subsidiarité et proportionnalité ». Ce groupe de travail est composé de six membres : trois représentants des parlements nationaux désignés par la Conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires (COSAC) et trois représentants du Comité des régions. Il est présidé par M. Frans Timmermans, premier vice-président de la Commission européenne.

Les représentants des parlements nationaux sont issus des pays de la troïka, c'est-à-dire l'État qui préside l'Union, celui qui l'a présidée avant lui et celui qui la présidera après. Il arrivera donc parfois qu'aucun pays fondateur ne soit représenté.

Trois missions lui ont été assignées : déterminer si les procédures mises en place en matière de subsidiarité fonctionnent et envisager d'éventuels aménagements ; définir les domaines où l'Union doit intervenir et ceux où elle doit laisser la place à l'échelon national et régional ; mieux associer les autorités régionales et locales au processus législatif européen.

La Task force devrait présenter ses conclusions d'ici à l'été prochain, lesquelles seront intégrées dans la contribution de la Commission au Conseil européen de Sibiu.

Les parlements nationaux ont pu développer, depuis l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne, une certaine expertise en matière de subsidiarité. Le protocole n° 2 annexé au traité nous accorde un droit de regard sur les projets d'actes législatifs afin de vérifier leur compatibilité avec le principe de subsidiarité. La pratique régulière de ce contrôle a permis à notre commission d'évaluer la procédure en tant que telle et de préconiser aujourd'hui certains aménagements que Simon Sutour présentera dans quelques instants.

Plus largement, le referendum britannique sur la sortie du Royaume-Uni nous conduit aujourd'hui à réfléchir au périmètre d'action de l'Union européenne. Si le Brexit renforce l'exigence d'unité et de cohésion, il ne doit pas occulter les difficultés de fonctionnement de l'Union, notamment son manque de lisibilité et de proximité avec les citoyens. Celui-ci est lié pour partie à une forme de dérive bureaucratique et à l'inflation normative qui a pu en découler. Un certain scepticisme a gagné l'opinion publique, le projet politique européen n'ayant pas, par ailleurs, suscité de véritable appropriation de la part des États membres. À ce manque s'est ajoutée une certaine propension à la « bruxellisation » des échecs nationaux. L'image de l'Union européenne en ressort inévitablement brouillée, posant en creux la question de la plus-value de son action. Le partage plus clair des compétences et le respect du principe de subsidiarité apparaissent donc plus que jamais au coeur des réflexions à mener sur la relance du projet européen. Nous avions abordé cette question, l'an dernier, avec le groupe de suivi du Sénat sur le retrait du Royaume-Uni et la refondation de l'Union européenne.

Tout partage de l'exercice de la souveraineté doit être opéré pour répondre de manière pratique à des besoins spécifiques. Ces partages ne sauraient s'imposer aux États et doivent reposer sur les traités et non sur une lecture fédéraliste de ceux-ci. L'Union demeure avant tout une fédération d'États-nations et non un État fédéral au sens classique du terme. L'objectif de la construction européenne ne peut être réduit à celui d'une uniformisation. L'harmonisation et la convergence peuvent laisser une marge d'appréciation aux États membres. La notion de subsidiarité ne saurait, pour autant, se confondre avec une vision crispée de la souveraineté. La subsidiarité est devenue, à juste raison, un moyen d'action politique. Elle ne doit pas, pour autant, être détournée de son objectif initial : faciliter l'action de l'Union européenne lorsque les circonstances l'exigent et faire en sorte que l'action publique ne soit pas mise en oeuvre isolément au sein de chaque État membre. Philippe Bonnecarrère va détailler dans un instant les domaines dans lesquels l'action de l'Union européenne doit être renforcée et ceux dans lesquels elle ne doit agir qu'en appui des États membres.

L'ensemble de nos observations sont précisées dans le rapport qui vous a été transmis. Celui-ci servira, si vous en êtes d'accord, de contribution du Sénat au groupe de travail qu'a mis en place la COSAC pour alimenter les réflexions de la Task force.

M. Simon Sutour. - Monsieur le Président, je regrette comme vous que nous ne soyons pas représentés dans le groupe de travail.

M. Jean Bizet, président, président. - Le président du Sénat a écrit à Jean-Claude Juncker et Frans Timmermans, sans parvenir pour autant à faire bouger les lignes.

M. Simon Sutour. - Depuis 2010, notre commission a examiné près de 740 textes au titre de la subsidiarité et adopté 28 avis motivés à l'intention de la Commission. La plupart des secteurs ont fait l'objet d'une intervention de notre part : justice et affaires intérieures, énergie, agriculture, santé, affaires sociales, services financiers, Union économique et monétaire, marché unique, environnement, culture, transports ou fiscalité. Il s'agit donc bien d'une analyse poussée des justifications liées à la présence de compétences exclusives, de référence au marché unique ou au caractère transfrontalier de l'action envisagée.

Le contrôle de subsidiarité ne doit pas pour autant se transformer en un intégrisme juridique où la forme l'emporterait totalement sur le fond. Nous jugeons toujours plus pertinent de ne pas émettre d'emblée un avis motivé dès lors que sa portée, fût-elle juridiquement plaidable, pourrait constituer un signal politique négatif au regard d'un objectif de l'Union européenne faisant par ailleurs consensus. Nous privilégions alors l'avis politique.

Cette pratique régulière de la subsidiarité a, en tout état de cause, contribué à forger un constat sur la procédure en tant que telle. Elle semble largement perfectible.

La Commission européenne devrait, au préalable, mieux justifier le recours à une proposition législative et ne saurait limiter la justification de son intervention à l'approfondissement du marché intérieur. L'argument de la Commission jugeant que le contrôle exercé concerne plus la proportionnalité que la subsidiarité doit également être écarté. Au contraire, les deux principes participent d'un même « bloc de constitutionnalité » européen, pour reprendre l'expression de Philippe Bonnecarrère, et sont intrinsèquement liés. C'est également à la lumière de ce constat que la Commission doit engager une véritable réflexion sur l'impact de toute nouvelle législation.

Les parlements nationaux disposent aujourd'hui de 8 semaines à compter de la transmission du projet de texte par la Commission européenne pour évaluer le respect du principe de subsidiarité. Ce délai peut apparaître court et devrait être porté à 10 semaines. En cas d'avis motivé, la Commission doit également s'attacher à répondre plus rapidement : un délai de 12 semaines devrait être fixé. Elle devrait également insister précisément sur les arguments soulevés par les parlements nationaux.

Les actes délégués ou d'exécution, auxquels la Commission a trop fréquemment recours, devraient être transmis aux parlements nationaux aux fins de contrôle du respect de principe de subsidiarité, ces actes ayant vocation à compléter les actes législatifs.

L'arrangement trouvé le 19 mars 2016 avec le Royaume-Uni, rendu caduc par le résultat du referendum, pourrait également être repris en ce qui concerne la subsidiarité. Ainsi, dans le cas où les avis motivés sur le non-respect du principe de subsidiarité par un projet d'acte législatif de l'Union représentent plus de 55 % des voix attribuées aux parlements nationaux, la présidence du Conseil devrait inscrire la question à l'ordre du jour du Conseil afin que ces avis motivés et les conséquences à en tirer fassent l'objet d'une délibération approfondie. À la suite de cette délibération, les représentants des États membres pourraient mettre fin à l'examen du projet d'acte en question ou le modifier pour prendre en compte les préoccupations exprimées.

Les premiers échanges au sein de la Task force font également état de pistes de travail qui peuvent apparaître pertinentes.

La première concerne les seuils retenus pour émettre un « carton jaune ». Il est en effet possible de s'interroger sur l'efficacité d'un dispositif qui nécessite un tiers des parlements nationaux pour généralement aboutir à un simple réexamen du texte. Dans ces conditions, ce seuil pourrait être abaissé.

La seconde permettrait aux parlements nationaux de réexaminer le texte au titre de la subsidiarité dès lors que celui-ci a connu des modifications substantielles au cours des négociations au Conseil et au Parlement européen.

Nous ne pouvons qu'accueillir favorablement de telles options. Nous nous interrogeons néanmoins sur la possibilité de les mettre en oeuvre effectivement, puisqu'elles impliquent une révision des traités. On pourrait encourager l'élaboration d'une déclaration commune dans le cadre de la COSAC, aux termes de laquelle la Commission européenne s'engagerait à réexaminer les textes dès qu'un seuil minimal, plus réduit que celui fixé par le protocole n° 2, est atteint. On pourrait prévoir également une nouvelle transmission des textes ayant fait l'objet de modifications substantielles lors des négociations. Ce type de procédure informelle n'est pas une nouveauté.

M. Philippe Bonnecarrère. - Le scénario n° 4 du livre blanc de la Commission sur l'avenir de l'Europe prévoit de « faire moins, mais de manière plus efficace ». Cette ambition mérite d'être saluée tant elle doit permettre de renforcer la visibilité de l'Union européenne et d'améliorer la lisibilité de ses interventions. Le débat sur la plus-value européenne doit être replacé dans le cadre d'une réflexion plus générale sur les ambitions assignées à l'Union européenne. Si nos concitoyens récusent une Union trop interventionniste au quotidien, ils privilégient une Europe qui s'affirme sur la scène internationale afin, notamment, de faire face aux défis sécuritaires. L'Europe-puissance ou « l'Europe qui protège » se décline dans plusieurs domaines : défense, sécurité, gestion de la crise migratoire avec l'émergence d'un véritable droit d'asile européen ou négociations commerciales. Parvenir à son accomplissement doit être l'un des fils rouges de notre réflexion sur une meilleure répartition des compétences entre l'UE et les États membres.

Créée à partir du marché intérieur, l'Union européenne ne doit pas, non plus, négliger ses fondamentaux. Dans le scénario n° 4, la Commission européenne préconise aujourd'hui de mieux cibler son intervention dans le domaine économique en la concentrant sur l'aide à l'innovation, la défense des consommateurs et l'approfondissement de l'Union économique et monétaire. Cette approche recueille notre appui, à condition qu'elle soit précisée.

La Commission entend désormais privilégier l'excellence dans la recherche et l'investissement dans de nouveaux projets d'envergure européenne. Reste à déterminer dans quelle mesure l'action de l'Union européenne doit représenter une réelle plus-value, et non se substituer à celle des États membres, ce à quoi nous assistons trop fréquemment, notamment dans le domaine de l'énergie.

Plus largement, l'intervention de l'Union européenne apparaît à la fois justifiée et indispensable dès lors qu'elle concourt à l'amélioration de la compétitivité des entreprises européennes et qu'elle favorise l'investissement. Elle doit accompagner les évolutions et non les freiner, en laissant toute leur place aux dynamiques nationales. La politique de la concurrence doit ainsi être au service de la politique industrielle européenne et faciliter l'émergence de champions européens.

La Commission envisage, par ailleurs, de moins intervenir sur des volets de la politique sociale et de l'emploi et de maintenir des niveaux de taxation variable de part et d'autre de l'Union européenne. Nous pensons à l'inverse que l'Union doit progresser sur la voie de la convergence fiscale et sociale.

La Commission indique d'autres domaines dans lesquels l'Union européenne ne devrait intervenir qu'à l'appui des États membres, à l'image de la santé publique ou du développement régional. Les États bénéficieraient également d'une marge d'expérimentation plus grande dans certains secteurs comme la protection des consommateurs, l'hygiène ou la sécurité au travail. Nous souscrivons à l'idée d'un meilleur partage de compétences. Nous devons néanmoins adopter une approche pragmatique, et non déterminer à l'avance les domaines dans lesquels l'Union européenne ne devrait plus intervenir.

Toute réglementation européenne doit démontrer une réelle plus-value, être compréhensible et ne pas concourir à alourdir la charge administrative pesant sur l'activité. Nous devons également refuser toute harmonisation dès lors que celle-ci conduit à uniformiser par le bas les droits des citoyens européens.

Nous devons en outre être vigilants sur la nature même des textes juridiques proposés par la Commission. La pratique a fait apparaître une application nouvelle de ces instruments, avec un paradoxe : certains règlements ouvrent assez largement la voie à des mesures nationales d'adaptation quand d'autres directives d'harmonisation maximale interdisent toute liberté au législateur national...

L'intention affichée par la Commission de limiter son intervention en matière régionale peut susciter des craintes légitimes tant la politique européenne dans ce domaine contribue financièrement au développement de nos régions. Plus qu'un retrait, vos rapporteurs estiment que la simplification de la politique de cohésion apparaît indispensable si l'on entend mettre en avant la plus-value européenne dans le domaine régional. Il s'agit, ainsi, de garantir son appropriation par nos concitoyens.

Le cas de la politique régionale met en lumière la question de la simplification. Nous estimons que toute interrogation sur le périmètre et les modalités d'intervention de l'Union européenne doit s'accompagner préalablement d'une réflexion sur la simplification des procédures et des normes qu'elle a élaborées. La Commission doit poursuivre son travail en faveur de la lutte contre l'inflation normative et l'allègement de la charge réglementaire, ce qui irait dans le sens d'une meilleure application du principe de subsidiarité. Il s'agit aujourd'hui de moins légiférer et de mieux légiférer. La visibilité et la compréhension de l'action de l'Union européenne par les citoyens européens passent par une telle rationalisation.

M. Jean Bizet, président. - Mes chers collègues, je vous précise que ce rapport d'information sera transmis aux différents États membres et je vous laisse à présent la parole.

M. Benoît Huré. - Ce document doit s'inviter dans le débat des futures élections européennes. Nous devons être proactifs et, face à l'euroscepticisme, montrer que les élus portent une vision de l'Europe. Bravo !

M. Pierre Ouzoulias. - Je partage beaucoup des opinions émises dans ce rapport très complet. Il est important d'engager une réflexion théorique large sur ce qu'est l'Union européenne et ce qu'elle pourrait devenir.

Le Brexit remet en question les rapports de certains États membres entre eux. Ce serait une terrible régression si l'Union se réduisait demain à un marché commun.

M. André Reichardt. - Je vous félicite pour votre rapport, mes chers collègues. Le paradoxe que vous avez relevé entre Europe-puissance et Europe-croissance m'interpelle. D'un côté, la volonté de mieux gérer les flux migratoires et de donner une vraie réalité à Schengen est plébiscitée par les Français. De l'autre, en matière économique et sociale, ils souhaitent que l'Europe s'occupe de ce qui la regarde.

Nous devons engager un travail en profondeur pour que les élections à venir fassent sens.

Le nouveau partage de compétences que vous appelez de vos voeux me semble très intéressant. Il s'agit d'apprécier de façon pragmatique la plus-value européenne plutôt que de rester prisonnier de compétences strictement définies. Mais encore faut-il s'entendre sur la définition du pragmatisme...

En effet, comme vous l'avez souligné, il aurait été préférable que la représentation des États membres au sein de la Task force soit plus équilibrée, afin que la réflexion sur ce dossier essentiel pour l'avenir de l'Europe soit meilleure encore.

Mme Pascale Gruny. - Je remercie à mon tour nos collègues pour leur travail, très important à la veille des élections européennes.

On dit souvent que nos concitoyens sont eurosceptiques, mais ils connaissent surtout très mal l'Europe et ne la comprennent pas. Nous-mêmes oublions trop souvent d'en parler, et je vais me servir de ce rapport pour faire de la pédagogie.

M. Pascal Allizard. - Je joins mes félicitations à celles de mes collègues sur la qualité et la nécessité de ce rapport.

L'Europe me semble aujourd'hui dans une impasse.

J'ai eu l'occasion de représenter le Sénat dans une conférence sur l'énergie à La Haye et je me souviens d'une forme d'intrusion européenne dans les choix souverains de certains États. C'est un vrai sujet quand on parle de subsidiarité.

Je vous livrerai également quelques exemples récents de réunions de travail à Bruxelles sur le sujet brulant des migrations.

Un haut fonctionnaire européen a refusé de répondre à ma question sur l'opportunité du déplacement des hotspots des côtes européennes vers les rives sud de la Méditerranée au motif qu'elle ne correspondait pas à ses convictions !

Un directeur général adjoint des services de la Commission m'a expliqué que mon travail de parlementaire était d'expliquer à mes concitoyens que la politique menée à Bruxelles était la bonne !

Enfin, comble du cynisme, un directeur général anglais a jugé que le round de négociations à venir sur les fonds européens serait l'occasion de mettre « au pain sec et à l'eau » les États réticents pour accueillir des migrants... C'est une erreur profonde de croire que la Hongrie, l'Autriche, la République tchèque ou la Pologne accepteront de vendre leur identité pour quelques millions d'euros.

Ce genre de messages véhiculés par des dirigeants non élus est inacceptable et, si on les laisse faire, c'est la mort assurée du projet européen. Si nous devions organiser aujourd'hui un referendum sur la sortie de l'Union dans notre pays, on aurait les mêmes résultats qu'au Royaume-Uni, voire pire encore.

Il faut remettre la politique au coeur de l'Europe et avancer sur des sujets choisis par les nations, et non par les fonctionnaires européens.

M. Didier Marie. - Je suis très réservé sur cette idée d'Europe des nations. Les difficultés de l'Union européenne résident dans un déséquilibre des pouvoirs entre le Conseil, la Commission et le Parlement. Le traité de Lisbonne a amélioré la représentativité du Parlement, mais nous devons encore renforcer ses pouvoirs.

Le projet européen a un avenir s'il s'attache à répondre aux préoccupations des populations. L'Union européenne a embrassé de longue date le modèle économique libéral que nos concitoyens rejettent en grande partie. On manque d'un vrai débat politique au sein de l'Union européenne, et le projet européen pâtit des négociations de marchands de tapis qui se tiennent entre États au Conseil.

Plutôt que de se replier sur l'idée de nation, il faut relancer une dynamique européenne en légitimant les politiques européennes, en particulier celles qui émanent du Parlement. À cet égard, la proposition du Président de la République de listes transnationales pour les élections européennes me semble intéressante. Il faut remettre de la politique dans le débat européen et en finir avec les compromis de façade. L'Europe manque de prises de position fortes sur certains sujets.

M. Jean Bizet, président. - Philippe Bonnecarrère, Simon Sutour et moi-même irons remettre ce rapport d'information à Frans Timmermans. Je fais moi-même partie du groupe d'appui à la Task force.

On critique souvent l'Europe pour son manque de réactivité. Il est vrai que nombre de politiques requièrent l'unanimité, et la majorité qualifiée n'est pas toujours facile à atteindre.

Le retrait britannique illustre la crispation des peuples à l'égard d'une structure dans laquelle ils ne se reconnaissent plus.

Je souhaite que le « paquet Tusk », élaboré avant le Brexit, soit mis en oeuvre dans les prochaines années en ce qui concerne la subsidiarité, car il répondait en partie à nos interrogations.

Il me semble enfin que le concept des coopérations renforcées a été insuffisamment utilisé : seulement 3 fois en 20 ans. On a pu ainsi passer outre le blocage de l'Italie et de l'Espagne sur le brevet communautaire, ce qui a permis de diviser par dix le coût de nos brevets. Europe à géométrie variable, cercles concentriques : cette voie est intéressante, même s'il est difficile de trouver une sémantique satisfaisante.

M. Simon Sutour. - Ne soyons pas trop pessimistes. Deux pas en avant, un pas en arrière, mais l'Europe avance quand même !

Voilà quelques années, j'étais chargé d'un rapport sur la réforme de l'OCM vitivinicole. Quand j'ai annoncé au directeur général de l'agriculture à la Commission que je comptais rencontrer le rapporteur du projet au Parlement européen, il m'a dit que je perdais mon temps car le Parlement n'émettait qu'un simple avis. Aujourd'hui, les procédures de codécision se sont multipliées.

Je me souviens aussi d'une réunion des présidents de commissions des affaires européennes avec comme point à l'ordre du jour l'avenir énergétique de l'Union européenne. Le commissaire à l'énergie de l'époque, M. Oettinger, parla pendant une heure sans prononcer une seule fois le mot « nucléaire ». Il était très mécontent que je lui fasse remarquer cette omission, mais n'hésitait pas en revanche à nous dire comment faire à l'avenir.

La conditionnalité des aides est très à la mode, notamment dans la bouche de Mme Loiseau : si vous ne marchez pas droit, vous vous exposez à recevoir des coups de bâtons ! J'ai été l'un des premiers à m'opposer à cette conception, notamment lors d'un débat en séance publique. Il semblerait que l'on fasse un peu marche arrière, le Président de la République parlant plutôt de convergence sociale et fiscale, ce qui est plus acceptable. Nul n'est parfait en ce bas monde !

Pour conclure, je défends les langues régionales et toutes les langues européennes, mais, pour plus d'efficacité, je suggère que ce rapport soit traduit en anglais.

M. Jean Bizet, président. - C'est prévu !

M. Philippe Bonnecarrère. - J'abonde dans le sens de la proposition de notre collègue Simon Sutour s'agissant de la traduction du présent rapport. Je crois toutefois qu'il convient de relativiser les conséquences de ce travail sur le suivi de la proportionnalité et de la subsidiarité, contreparties présentées à nos concitoyens lorsque l'Europe franchit une nouvelle étape. En réalité, pour un cas où la subsidiarité est utilisée, nous comptons a minima cinquante recours à l'action européenne. Là réside le paradoxe d'une société qui réagit mal à la dévolution européenne tout en ayant toujours davantage besoin d'Europe. En matière sociale, par exemple, nous souhaitons une politique nationale tout en considérant que le processus de Göteborg et la proclamation du socle européen des droits sociaux avaient du sens. Il nous revient d'expliquer à nos concitoyens comment gérer la complexité européenne et le fait qu'une question n'a pas de réponse unique : les sujets et les instances de décisions sont si interpénétrés que les réponses, multiples, sont connues dans un délai relativement long. Nous devons améliorer notre capacité à exprimer cette réalité. Les Français comprennent généralement l'importance géopolitique de l'Union européenne face aux États-Unis et à la Chine, mais leurs connaissances demeurent limitées concernant les actions qu'elle mène dans les autres domaines. Je propose, à cet égard, que nous éditions un guide des apports de l'Union européenne, qui rappellerait, par exemple, les bénéfices de la liberté de circulation, du droit de vote ou de l'harmonisation des pratiques en matière de télécoms. Quelles que puissent être leurs lacunes, la proportionnalité et la subsidiarité demeurent néanmoins des principes incontournables de l'Union européenne.

M. Pascal Allizard. - Je partage l'analyse de Simon Sutour s'agissant de la conditionnalité des aides. Je travaille, avec Gisèle Jourda, sur les routes de la soie et puis vous assurer que les États aux frontières de l'Union européenne n'auront que faire de ce principe tant la Chine sera à leur égard plus généreuse que l'Europe.

Mme Gisèle Jourda. - Absolument !

M. Jean Bizet, président. - Votre remarque est extrêmement pertinente.

M. René Danesi. - Je vous rappelle qu'au mois de novembre 2017, le premier ministre chinois a réuni seize pays d'Europe centrale et orientale au sein du « club 16+1 ». Certes, les promesses chinoises n'ont pas alors été mirifiques, mais la Chine s'est engagée à moderniser la ligne de chemin de fer entre le Pirée et Budapest : geste ô combien apprécié à l'heure où l'Europe, au contraire, oblige la Grèce à se séparer de ses joyaux ! La Chine ne donne, en outre, aucune leçon en matière de respect de l'État de droit ou d'accueil des immigrés...

M. Jean Bizet, président. - Je vous remercie pour ce débat fort riche. Monsieur Bonnecarrère, nous envisageons effectivement, dans la perspective des élections européennes en 2019, la publication d'un guide des résultats et des perspectives de l'Union européenne à destination de nos concitoyens. Comme le rappelait Simon Sutour, l'Europe, à son rythme, avance ! Prenez le droit de la concurrence, que nous jugions inadapté il y a déjà cinq ans, le règlement dit Omnibus l'améliore. Nous cherchons désormais comment dépeindre, sans heurter, une Europe à temporalité différenciée, en cercles concentriques : tous les États membres ne peuvent progresser concomitamment. Je confirme que le rapport sera traduit en anglais.

*

À l'issue de ce débat, la commission autorise, à l'unanimité, la publication du rapport d'information.

Questions sociales et santé - Convergence sociale dans l'Union européenne : proposition de résolution européenne, avis politique et rapport d'information de Mmes Pascale Gruny et Laurence Harribey

M. Jean Bizet, président. - Nous entendons nos collègues Pascale Gruny et Laurence Harribey sur leur rapport d'information et sur la proposition de résolution européenne relative à la convergence sociale dans l'Union européenne. Le sujet est majeur et notre commission a souvent souligné les conséquences néfastes des distorsions dans le domaine social ; je pense en particulier au dossier des travailleurs détachés. Pour être mieux comprise, l'Union européenne doit contribuer à la cohésion sociale, mais elle ne peut le faire que dans la limite des compétences que les traités lui ont confiées. En outre, l'harmonisation ne doit pas être réalisée au prix d'un recul des standards sociaux les plus élevés.

Mme Laurence Harribey. - Le socle européen des droits sociaux a été proclamé par le Parlement européen, le Conseil et la Commission européenne au sommet social de Göteborg du 17 novembre 2017. Annoncé par la Commission depuis la fin 2015, il doit participer d'une action en faveur d'un marché du travail équitable et paneuropéen, formulation qui indique que les avancées sociales se feront davantage par un rapprochement des politiques menées par les États membres que par l'obligation d'appliquer un modèle unique. Il s'agit, en quelque sorte, de redonner corps à la métaphore des deux jambes, l'une économique et l'autre sociale, sur lesquelles marcherait l'Union européenne, utilisée par Jacques Delors en 1989 et déjà inscrite dans le traité de Rome s'agissant du développement harmonieux des territoires.

Le socle détaille vingt principes, répartis en trois chapitres : égalité des chances et accès au marché du travail, équité des conditions de travail et protection sociale. Il s'apparente davantage à une grille de lecture qu'à un texte contraignant, ce qui interroge sur sa portée réelle, qui ne pourra être évaluée qu'à la lumière des suites législatives qui lui seront données. La Commission entend en effet dérouler un agenda social - j'y reviendrai - et prendre en compte le socle et ses objectifs sociaux dans l'élaboration des recommandations adressées aux États membres dans le cadre du semestre européen.

Reste l'inconnue du Conseil, même s'il convient de se garder d'une vision manichéenne des équilibres en son sein. Les minorités de blocage varient en effet fonction des sujets. Si les pays d'Europe centrale et orientale tendent à s'opposer à toute disposition susceptible d'affaiblir leurs avantages comparatifs, ils ne forment pas pour autant un bloc homogène comme l'ont montré les votes sur la révision de la directive sur le détachement des travailleurs, où la République tchèque et la Slovaquie se sont opposées au rejet du texte formulé par la Pologne. La prudence des pays du Nord de l'Europe est connue, considérant que les initiatives européennes pourraient remettre en cause leurs modèles sociaux, jugés plus protecteurs. On observera, en outre, une réserve de l'Allemagne sur les questions familiales. La France n'est pas, elle-même, toujours en phase avec l'approche de la Commission européenne, comme en témoignent ses observations sur le temps de travail des forces de l'ordre ou sur les propositions récentes de la Commission européenne en matière de congé parental

Les obstacles observés au Conseil dans le domaine législatif peuvent conduire la Commission, pour les contourner, à inventer de nouveaux dispositifs au risque de remettre en cause l'équilibre des traités. La création annoncée d'une autorité européenne du travail est ainsi révélatrice... Le recours à une agence est fréquent lorsque la coopération entre États est jugée insuffisante et dans les domaines où l'Union européenne n'exerce qu'une compétence d'appui. Or, tendance regrettable, le champ de compétence des agences tend à croître au détriment des États membres.

Pour en revenir au socle européen des droits sociaux, comment financer les objectifs de convergence qu'il contient ? La Commission a déjà indiqué qu'il constituerait une « référence pour la conception du cadre financier pluriannuel ». La Commission européenne préconise notamment la création d'un fonds « parapluie », regroupant la majorité des fonds européens à vocation sociale, afin de simplifier les règles d'attribution et de cofinancement. Les fonds seraient désormais utilisés via une approche contractuelle dite de « conditionnalité positive », liant leur versement à la mise en oeuvre des réformes prévues par les recommandations adressées aux pays dans le cadre du semestre européen. Cette démarche rappelle le modèle des critères politiques dits de Copenhague pour intégrer l'Union européenne. Cette approche mérite d'être saluée en ce qu'elle pourrait indirectement renforcer la valeur du socle en obligeant les recommandations du Conseil à en tenir compte. Elle n'est d'ailleurs pas sans rappeler le mécanisme d'incitation à la convergence sociale proposé par le groupe de suivi du Sénat, qui s'était également prononcé en faveur d'un socle doté d'une véritable valeur juridique. La proposition de résolution s'en fait l'écho. Le groupe avait, en outre, souhaité que soit lancée une réflexion sur un salaire minimum européen, qui constituerait une mise en oeuvre concrète des objectifs du socle.

S'agissant du financement, nous appelons de nos voeux la réorientation du fonds européen d'ajustement à la mondialisation, afin qu'il puisse bénéficier aux salariés perdant leur emploi en raison de la transition énergétique ou de la digitalisation de l'économie. Vous trouverez, dans le rapport, quelques chiffres révélateurs sur l'utilisation de ce fonds.

Plusieurs textes ont été présentés à l'issue de la proclamation du socle. S'agissant du congé parental, la Commission européenne propose que les parents puissent en disposer jusqu'aux douze ans de l'enfant et qu'il soit calculé sur la base de l'indemnité journalière. Pour la France, ce changement impliquerait un surcoût annuel de 2 milliards d'euros difficilement supportable pour nos finances publiques. Les injonctions de progrès social et de réduction de la dépense publique paraissent contradictoires ! En ce qui concerne le temps de travail, la Commission européenne ne prend guère en considération l'impact de la lutte contre le terrorisme sur le temps de travail des forces de sécurité. La France résiste, là encore, à cette injonction contradictoire. Enfin, sur les contrats de travail, le texte présenté par la Commission mérite d'être précisé : la période d'essai pourrait atteindre six mois en droit européen, ce qui induit quelques résistances.

En conclusion, il apparaît que l'harmonisation au nom du marché unique ne conduit pas nécessairement à l'affirmation d'un modèle social européen. Le Président de la République l'appelle certes de ses voeux, mais encore faudrait-il cesser les injonctions contradictoires ! Le socle européen des droits sociaux n'a, il est vrai, nulle valeur juridique. Pourtant, des progrès, modestes, sont réalisés, même si nos concitoyens manquent encore d'une vision d'ensemble des politiques sociales menées par l'Union européenne.

Mme Pascale Gruny. - J'aborderai pour ma part un acquis européen en matière sociale : la coordination des régimes de sécurité sociale, qui permet l'établissement de critères pour définir le système dont relève tout citoyen mobile. Il ne détermine en revanche pas qui peut bénéficier de l'assurance prévue par la législation nationale ni le type de prestations à accorder.

La Commission européenne a présenté, en décembre 2016, une proposition de révision des règlements de coordination des régimes de sécurité sociale datant de 2004 et de 2009. Le texte est destiné à faciliter la mobilité des travailleurs, à assurer un traitement équitable entre contribuables et travailleurs mobiles et à améliorer la coopération entre les autorités administratives des États membres. L'ensemble codifie également la jurisprudence récente de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE). Deux arrêts de 2014 et 2015 ont en effet mis en lumière le phénomène souvent dénoncé de « tourisme social », selon lequel des ressortissants européens s'installent dans d'autres États membres pour y bénéficier des prestations sociales.

Le sujet du tourisme social, extrêmement anxiogène pour nos concitoyens, a eu une influence certaine sur le résultat du référendum britannique sur la sortie de l'Union européenne. Pourtant, seuls 2,8 % des citoyens européens résideraient de façon stable dans un autre État membre que celui d'origine. Dans ces conditions, le phénomène doit être relativisé, bien que l'on relève une intensification de la mobilité interne à la suite des élargissements de 2004 et 2007. L'Allemagne et le Royaume-Uni sont les deux principaux pays de destination, puisqu'ils accueillent environ 40 % des citoyens mobiles. Ces derniers représentent, en outre, plus de 7 % des populations belge, chypriote et irlandaise.

Une étude commandée par la Commission en 2015 relève que les citoyens mobiles ont peu recours aux prestations de maladie, d'invalidité et de retraite, ainsi qu'aux soins de santé. À l'inverse, compte-tenu de leur position moins favorable sur le marché du travail, ils bénéficient davantage des indemnités chômage et des prestations liées à l'emploi. Le taux de chômage des citoyens mobiles est ainsi supérieur à celui des ressortissants nationaux - 10,4 % contre 9,1 % -, mais reste inférieur à celui des ressortissants des pays tiers (19,2 %). Une autre étude européenne publiée en 2013 indique que les citoyens mobiles non-actifs représentent entre 1 % et 5 % des bénéficiaires des prestations sociales au sein de cinq pays, soit 1,7 % en Allemagne et en France, mais plus de 5 % en Belgique et en Irlande. Les citoyens non-actifs comprennent 30 % de retraités, 28 % de demandeurs d'emploi et 13 % d'étudiants, le solde étant constitué de parents au foyer ou de citoyens handicapés. En France, 55 % des citoyens mobiles non-actifs sont des retraités et 21 % ne sont ni étudiants ni en recherche d'emploi.

Les deux arrêts de la CJUE viennent préciser les conditions d'accès aux prestations des citoyens mobiles. La Cour rappelle au préalable que la liberté de circulation n'est pas un droit inconditionnel. Le droit de séjour est valable tant que les citoyens de l'Union européenne et les membres de leur famille ne deviennent pas une charge déraisonnable pour le système d'assistance sociale de l'État d'accueil. Ainsi, rien n'interdit de subordonner l'octroi des prestations sociales pour les citoyens européens non actifs qui ne rempliraient pas les conditions pour disposer d'un droit de séjour. La Cour ajoute qu'en matière d'accès à des prestations d'assistance sociale, un citoyen de l'Union européenne ne peut réclamer une égalité de traitement avec les ressortissants de l'État membre d'accueil. Ces principes sont au coeur de la révision proposée par la Commission européenne, qui mérite, à ce titre, d'être saluée.

Les négociations au Conseil précédant le référendum britannique avaient abouti à l'annonce de la mise en place d'une indexation des allocations familiales accordées aux parents dont les enfants sont restés dans leur pays d'origine sur les conditions qui prévalent dans cet État. La Commission européenne s'était engagée à mettre en oeuvre ce dispositif en cas de maintien du Royaume-Uni. Compte-tenu du résultat du référendum, il n'a finalement pas été intégré dans le projet de révision des règlements de sécurité sociale. En effet, moins de 1 % des prestations familiales est exporté d'un État membre à un autre. Cinq pays, dont l'Allemagne, auraient souhaité son maintien, mais le Conseil a finalement validé le raisonnement de la Commission. Le Parlement européen a également repoussé ce mécanisme, le jugeant trop complexe et coûteux au regard de l'ampleur du phénomène.

La révision proposée par la Commission européenne s'attache à définir les modalités d'accès aux prestations sociales des États de résidence, qu'il s'agisse des prestations chômage, des prestations de soin de longue durée ou des prestations familiales. Les négociations au Conseil ont déjà permis d'aboutir sur un certain nombre de points, mais un blocage demeure s'agissant de l'accès aux prestations chômage pour les travailleurs transfrontaliers. Aux termes de la proposition de la Commission, l'État membre où ils ont travaillé pendant les douze derniers mois devrait être chargé du paiement des prestations de chômage. Dans le même temps, la procédure de remboursement par l'État de dernière activité des indemnisations versées par l'État de résidence est supprimée. Le dispositif n'était déjà pas très efficace : en France, il ne couvrait au total qu'un cinquième du total des prestations versées aux travailleurs frontaliers. Il apparaît logique que les travailleurs frontaliers soient régis par les mêmes dispositions que les autres travailleurs et que l'État de dernière activité soit seul compétent, même si cette activité n'a pas duré plus d'un an. Ramener ce délai à trois mois nous paraît constituer une option raisonnable et soutenable au Conseil.

Nous souhaitons également insister sur la mise en oeuvre effective d'une coopération loyale entre États membres pour éviter les phénomènes de fraude et de tourisme social. La coopération administrative demeure longue et inefficace en l'absence de réelle obligation d'échange d'informations. La saisine, aux fins de médiation, de la commission administrative pour la coordination des régimes de sécurité sociale aboutit à un avis non-contraignant. L'autre voie de recours est celle de la CJUE, via le recours en manquement, mais la longueur d'une telle procédure la rend inadaptée.

La présente proposition de résolution européenne reprend l'ensemble de nos observations. Nous vous proposons de l'adopter.

M. Jean Bizet, président. - C'est une chance ! L'Europe sociale ne peut être occultée, même si son approfondissement semble fort progressif.

M. Claude Haut. - Je partage l'analyse de nos rapporteures. Je m'interroge néanmoins sur le point 23 de la proposition de résolution européenne, qui s'oppose, sous l'argument du coût de la mesure pour les finances publiques, à la rémunération des congés des parents et aidants sur la base de l'indemnité journalière versée dans le cadre d'une prestation-maladie. Il me semblerait opportun de distinguer les parents des aidants pour autoriser la rémunération de ces derniers et favoriser ainsi l'équilibre entre leur vie professionnelle et leur vie privée.

M. René Danesi. - J'ai particulièrement apprécié la qualité et la précision de votre rapport ! Il y a vingt-cinq ans, Jacques Delors prônait déjà une convergence sociale européenne, mais elle progresse si lentement... Je n'ose évoquer à son égard l'injustement nommé pas de sénateur, car nous courons d'une réunion à l'autre... L'Union européenne est avant tout libérale, raison pour laquelle la convergence sociale peine autant. Elle favorise ainsi la concurrence entre salariés, qui a pour corollaire les délocalisations. Je n'y suis pas opposé lorsqu'elles permettent le développement de l'Europe centrale et orientale et non celui d'un pays tiers. Elle permet également le travail détaché - ne doutons pas à cet égard que la présence de nombreux travailleurs détachés polonais ait représenté l'une des causes du Brexit - et la concurrence des travailleurs immigrés. Elle accueille favorablement, en somme, la mondialisation, dont les effets ne sont bénéfiques que pour les populations aisées. Ne nous étonnons pas alors des succès du populisme en Europe ! Même en France, la candidate de cette mouvance a conquis 35 % des électeurs lors des élections présidentielles du printemps dernier et je ne doute pas que son score aurait pu atteindre 45 % si elle s'était d'aventure montrée moins mauvaise... Il me semble urgent d'accélérer la convergence sociale pour contrer le populisme, même si cela ne sera pas suffisant à enrayer le phénomène.

M. Claude Raynal. - Il convient toujours de se montrer patient en matière de politique européenne, et plus encore dans le domaine social... À grand slogan, petite cause, pourrait-on déplorer ! Je souhaiterais quelques éclaircissements sur le fonds dit parapluie. Dans une lecture optimiste, sa création permet de rassembler, pour plus de visibilité, des dispositifs actuellement éclatés. De façon plus pessimiste, nous pourrions craindre qu'elle ne conduise à une diminution du montant des aides allouées. Quelle est, selon vous, la juste vision ? Existe-il un dispositif de sécurisation du niveau des aides ? Il me semble, en effet, difficile de construire une Europe sociale en les réduisant...

Mme Laurence Harribey. - Monsieur Haut, sur la rémunération des parents et des aidants, les auditions que nous avons menées ont montré que le coût de la disposition s'établirait à 300 millions d'euros pour les aidants, dont le nombre devrait largement croître d'ici 2020, et à 1,7 milliard d'euros pour les parents. Sur onze millions d'aidants, un peu plus de quatre millions et demi seulement sont actuellement rémunérés. Il s'agit à nouveau d'une injonction contradictoire entre politique sociale et diminution des dépenses publiques !

Je ne puis, monsieur Raynal, vous rassurer sur les moyens du fonds dit parapluie car ils dépendent du cadre financier pluriannuel, non encore fixé. Autrefois, un fonds était créé pour accompagner chaque nouvelle politique avec les conséquences que vous connaissez sur la lisibilité des actions européennes, d'autant que l'on admet rarement, sur les territoires, le recours aux fonds européens. Il convient donc de rationaliser les fonds pour améliorer leur visibilité. La création du fonds parapluie doit, en outre, être envisagée à l'aune de la réforme de la politique de cohésion, qui va accroître le ciblage des actions menées. Je ne pense pas que les crédits qui y seront consacrés augmenteront, mais peut-être leur montant sera-t-il sécurisé et les critères d'attribution des aides modifiés. Dans ce dernier point réside effectivement un risque de diminution des aides pour certains postes.

Mme Pascale Gruny. - Nous ignorons effectivement la réponse à votre interrogation, monsieur Raynal, car, comme pour la politique agricole commune, les négociations sont en cours. Nous espérons seulement que le niveau d'aide ne sera pas réduit.

J'entends, monsieur Haut, votre remarque sur la rémunération des aidants car les besoins dans ce domaine sont considérables. Mais l'indemnité envisagée serait versée sous forme de l'indemnité journalière, qui, en France, s'élève à 43,82 euros, soit 1 100 euros par mois. Le dispositif serait dès lors extrêmement coûteux ! Je reconnais toutefois qu'une réflexion est nécessaire, même si son résultat n'a rien d'évident. Je fus par le passé shadow rapporteur au Parlement européen sur le dossier du congé maternité ; imaginez que la rapporteure, de nationalité portugaise, souhaitait le porter à vingt-quatre mois rémunérés !

Mais pour les représentants permanents comme les Anglais, les Allemands, ce n'est tout simplement pas possible. Nous sommes donc véritablement confrontés à des niveaux différents entre les États membres.

L'Union européenne peut fixer des principes, mais elle ne peut pas les imposer si elle n'a pas les moyens de soutenir financièrement les pays.

En ce qui concerne les travailleurs détachés, le plombier polonais est un mythe hérité du passé. La révision de la directive va permettre d'imposer la même rémunération pour tout le monde. Quant aux cotisations sociales, en tenant compte des réductions dont ne bénéficient pas les travailleurs détachés, les écarts sont faibles. Le problème vient de la fraude, car des personnes non déclarées sont payées 400 euros. Cela se pratique, je l'ai encore vu il y a 18 mois.

Mme Laurence Harribey. - L'Europe sociale a été conçue comme un moyen d'harmonisation pour parvenir au marché unique. Si l'on veut répondre aux enjeux sur le populisme et l'envie d'Europe, nous ne pouvons pas continuer ainsi. L'Europe sociale est pour moi un des piliers du modèle européen. Le problème, c'est que le droit européen est un droit dérivé : 80 % du droit européen vise à intégrer dans les législations nationales des dispositions européennes. Si nous continuons à nous acharner sur des petits secteurs, en réaction à certains problèmes, nous ne serons pas audibles. À en croire les professionnels, une politique publique ne cherche pas à résoudre un problème : elle est révélatrice de la manière dont on pose un problème ! Cela doit nous donner à réfléchir. Nous sommes à un moment charnière. Vous avez trouvé Pascale Gruny pessimiste : pour avoir travaillé pendant trente ans dans les milieux européens, je ne suis guère plus optimiste qu'elle !

M. Pascal Allizard. - Gardons confiance !

À l'issue de ce débat, la proposition de résolution européenne est adoptée à l'unanimité dans le texte suivant :


Proposition de résolution européenne

(1) Le Sénat,

(2) Vu l'article 88-4 de la Constitution,

(3) Vu les articles 151 et 153 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne,

(4) Vu le socle européen des droits sociaux,

(5) Vu le règlement (UE) n°1309/2013 du Parlement européen et du Conseil du 17 décembre 2013 relatif au Fonds européen d'ajustement à la mondialisation pour la période 2014-2020 et abrogeant le règlement (CE) n° 1927/2006,

(6) Vu la  proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative à des conditions de travail transparentes et prévisibles dans l'Union européenne (COM(2017) 797 final) ;

(7) Vu la proposition de recommandation du Conseil relative à l'accès à la protection sociale pour les travailleurs salariés et non salariés (COM(2018) 132 final),

(8) Vu la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil concernant l'équilibre entre vie professionnelle et vie privée des parents et aidants et abrogeant la directive 2010/18/UE du Conseil (COM(2017) 253 final),

(9) Vu la communication interprétative de la Commission relative à la directive 2033/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l'aménagement du temps de travail (C(2017) 2601),

(10) Vu la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil modifiant le règlement (CE) n° 883/2004 portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale et le règlement (CE) n° 987/2009 fixant les modalités d'application du règlement (CE) n°883/2004 (COM(2016) 815 final),

(11) Salue  la proclamation du socle européen des droits sociaux qui doit contribuer à relier développement économique et cohésion sociale au niveau européen  ;

(12) Relevant que le socle européen ne dispose pas d'une valeur juridique, souhaite qu'une suite politique lui soit donnée afin de faciliter un rapprochement des règles relatives aux marchés du travail et aux systèmes sociaux, dans le respect du principe de subsidiarité ; appelle à une réflexion européenne sur les défis communs aux Etats membres : contrats de travail, allègement de la fiscalité du travail, apprentissage, formation professionnelle et aide au retour à l'emploi ; appuie toute initiative en vue de faire émerger le principe d'un salaire minimum commun à l'ensemble des Etats membres, exprimé en pourcentage du salaire médian national  ;

(13) Rappelle que l'Union européenne ne dispose que d'une compétence d'appui en matière sociale et doit privilégier des actions en faveur de la convergence sociale et non une harmonisation des législations nationales  ;

(14) Invite à la création d'un mécanisme financier d'incitation à la convergence sociale ; salue, dans cette optique, la proposition de la Commission de rassembler les fonds européens à vocation sociale dans un fonds unique dédié au capital humain, aux règles d'utilisation simplifiée ; appuie le renforcement du lien entre versement des crédits européens et satisfaction progressive d'objectifs sociaux, préalablement définis ;

(15) Demande une révision du champ d'intervention du Fonds européen d'ajustement à la mondialisation afin qu'il puisse accompagner la reconversion des salariés faisant face aux défis de la transition énergétique ou de la digitalisation de l'économie :

(16) Sur la révision de la directive « Déclaration écrite » :

(17) Appuie l'orientation générale du texte en faveur d'un renforcement du droit à l'information des salariés et la prise en compte des nouvelles formes de travail ;

(18) S'interroge sur la fixation à six mois au niveau européen de la durée maximale de la période d'essai ;

(19) Demande que soient précisées les conditions dans lesquelles les Etats membres doivent fournir une protection judiciaire adéquate aux travailleurs et garantir l'accès à l'information afin que celles-ci soient compatibles avec le droit national du travail, dont la définition relève de la compétence des Etats membres ;

(20) Sur la proposition de directive « équilibre entre vie professionnelle et vie privée des parents et aidants » :

(21) Approuve la généralisation du congé de paternité à l'échelle européenne ;

(22) Se montre très réservé sur la possibilité d'utiliser le congé parental jusqu'à ce que l'enfant atteigne 12 ans ;

(23) S'oppose à une rémunération des congés des parents et aidants sur la base de l'indemnité journalière versée dans le cadre d'une prestation-maladie ; estime que cette mesure pèsera sur les finances publiques et pourrait constituer une incitation à ne pas revenir sur le marché du travail, ce qui serait contraire à l'objectif poursuivi par la Commission européenne ;

(24) Sur la communication interprétative relative à la directive « temps de travail :

(25) Souhaite que soit rappelé que l'exception au champ d'application de la directive prenne mieux en compte l'impact de la menace terroriste et le bouleversement des missions des forces de sécurité qu'elle induit ;

(26) Sur la révision des règlements de coordination des régimes de sécurité sociale :

(27) Insiste sur la nécessité d'une mise en oeuvre effective d'une coopération loyale entre Etats membres afin de mieux lutter contre les phénomènes de fraude et de tourisme social ; souhaite que soit mis en place une véritable obligation d'échange d'informations entre Etats membres ;

(28) Souhaite qu'en matière de versement des prestations chômage soit pleinement appliqué le principe de la loi de l'Etat d'activité ; s'oppose à une durée minimale de cotisation à l'assurance-chômage de 12 mois dans l'État d'activité pour que les travailleurs frontaliers soient indemnisés par celui-ci ; propose de ramener ce délai à 3 mois ;

(29) Invite le Gouvernement à soutenir ces orientations et à les faire valoir dans les négociations en cours.

Justice et affaires intérieures - Cybersécurité : proposition de résolution européenne, avis politique et rapport d'information de M. René Danesi et Mme Laurence Harribey

M. Jean Bizet, président. - Notre ordre du jour appelle maintenant la communication de René Danesi et de Laurence Harribey sur la cybersécurité. Nos collègues ont préparé un rapport d'information et une proposition de résolution européenne qui vous ont été adressés.

Là encore, il s'agit d'une question cruciale. L'actualité est malheureusement trop souvent émaillée de cyber-attaques qui peuvent causer des dégâts considérables pour les entités publiques comme pour les entreprises ou les particuliers. C'est la souveraineté des États qui peut être mise à mal. Mais aussi le développement d'une économie numérique qui ne peut que reposer sur la confiance de ses acteurs.

Je rappelle que, en novembre dernier, sur la proposition de nos deux collègues, nous avions adopté un avis motivé sur la subsidiarité concernant la proposition de la Commission européenne qui vise à renforcer l'Agence européenne chargée de la sécurité des réseaux et de l'information (Enisa) et à établir un cadre européen de certification de cybersécurité des produits et services des technologies de l'information et de la communication.

Depuis cette date, nos rapporteurs ont approfondi leur réflexion et nous proposent de formaliser une position sur cette question de la cybersécurité.

M. René Danesi. - Monsieur le président, chers collègues, après notre rapport sur le défaut de subsidiarité de « l'Acte européen pour la cybersécurité », il a paru nécessaire de mener une recherche et une réflexion sur le fond du problème. En effet, comme l'ont montré des affaires récentes, le cyberespace est aussi un lieu où sévit une cybercriminalité de plus en plus active.

En 2017, les virus WannaCry et NotPetya ont frappé les ordinateurs dans le monde entier avec une ampleur jamais vue auparavant. Le premier virus a consisté à bloquer, par chiffrement, plus de 400 000 ordinateurs dans 150 pays dans le but d'encaisser une rançon pour la restauration des données. Le second a détruit de nombreux systèmes informatiques utilisant un logiciel comptable ukrainien, provoquant des pertes estimées à plus d'1 milliard d'euros.

D'une façon générale, les attaques sont de plus en plus sophistiquées, mieux élaborées, plus destructrices. Elles touchent désormais toute la société et même les mécanismes de l'expression démocratique.

Il ressort de nos auditions que les auteurs des attaques de grande ampleur ne peuvent être identifiés, au mieux, qu'après plusieurs mois de recherches, voire jamais !

Il y a quand même des bonnes nouvelles : un suspect ukrainien, soupçonné d'être, avec son équipe, à l'origine de cyberattaques sur des distributeurs de billets vient d'être arrêté en Espagne, après une coopération exemplaire au sein d'Europol. Il est accusé d'avoir utilisé des logiciels malveillants pour détourner des centaines de millions d'euros dans les systèmes de transferts électroniques de fonds, et ce dans plusieurs banques.

Or demain, avec l'essor exponentiel des objets connectés, des véhicules autonomes et des villes intelligentes, les risques vont se multiplier. C'est pourquoi l'Europe doit « muscler » sa cyber protection.

Mais j'insiste sur ce point et notre rapport le montre bien : la menace est déjà très présente. La Commission européenne estime que 80 % des entreprises en Europe ont été victimes d'attaques au cours des dernières années. En France, 5 500 plaintes liées à des attaques informatiques sont déposées chaque mois. Bien qu'il n'y ait pas de statistique officielle, les collectivités territoriales ne sont pas épargnées : on estime qu'une collectivité territoriale par jour est victime d'une cyber-attaque. Fort heureusement, il ne s'agit pas d'attaques du niveau de celle que je viens d'évoquer, mais c'est un signe de l'importance du phénomène.

C'est la raison pour laquelle la Commission européenne veut faire progresser la cybersécurité en Europe. Dès 2004, elle avait créé une Agence chargée de la sécurité des réseaux et de l'information. C'était très novateur, mais l'agence n'a pas évolué au rythme de la menace et son mandat est limité à l'horizon de 2020.

En France, la montée en puissance de la lutte contre la cybercriminalité a commencé avec la création dès 2009 de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi). Elle a été construite de manière empirique et sur un modèle nettement distinct du modèle anglo-saxon. En effet, l'agence est chargée de la seule protection et défense de nos systèmes d'information, mais pas du renseignement et encore moins de l'attaque, comme c'est le cas au Royaume-Uni et aux États-Unis.

L'Anssi s'adresse autant à des acteurs privés que publics, car une attaque contre un opérateur privé d'importance vitale peut faire aussi mal à notre pays qu'une attaque contre une administration.

Dans les autres pays d'Europe, il n'y a pas, jusqu'à maintenant, d'équivalent qualitatif de l'Anssi, sauf en Allemagne. Par ailleurs, certains États membres n'ont aucune structure. C'est pourquoi l'Union européenne a adopté en 2016 la directive sur la sécurité des réseaux d'information, que nous venons de transposer en droit français. Je rappelle que cette directive impose que soit créée dans chaque État membre une agence spécialisée dans la cybersécurité et que des coopérations volontaires entre États membres sur ces questions soient mises en place.

C'est dans ce contexte que la Commission européenne a présenté en septembre dernier un « Paquet cybersécurité » au coeur duquel se trouve un projet de règlement structurant dénommé « Acte pour la cybersécurité ».

Ce texte est porteur d'une certaine ambition. Il propose de transformer l'Enisa en agence européenne pérenne et d'instaurer un cadre européen unique de certification de la sécurité informatique. En effet, actuellement, la certification est faite au niveau national.

Pour approfondir notre analyse, nous avons mené un certain nombre d'auditions dont la liste figure à la fin du rapport qui vous a été envoyé et distribué.

Au début de nos travaux, nous avons été frappés par la réaction plutôt vive des acteurs français face aux propositions européennes. Deux points ressortaient clairement. Premièrement, la cybersécurité est d'abord une question de souveraineté. En conséquence, il faut conserver le juste équilibre entre les agences nationales et l'agence européenne Enisa. Deuxièmement, il y a un risque que le système de certification proposé affaiblisse le niveau de cyber sécurité existant en France au lieu de le renforcer.

En fait, la vérité est plus nuancée. Cela ressort de nos nombreuses auditions, en particulier celles faites à Bruxelles même. C'est également le constat du projet de rapport de l'eurodéputée allemande Angelika Niebler au Parlement européen.

Ce que l'on retire en premier lieu de nos auditions, c'est que tous les acteurs souhaitent l'adoption du règlement européen. Il constitue un saut qualitatif vers une meilleure cybersécurité, dont nous avons collectivement besoin.

En second lieu, l'Enisa ne pourra pas assumer des missions trop importantes, car elle n'en aura pas les moyens. Elle ne dispose actuellement que de 80 salariés et la Commission ne propose qu'une augmentation de 20 à 40 personnes. Or la seule Anssi en a 570. Avec une centaine de personnes, l'Enisa ne sera pas le cheval de Troie de l'Union européenne dans le cyber monde. Donc, ses missions seront encadrées pour ne pas empiéter sur la souveraineté des États et elle se concentrera sur une véritable plus-value européenne.

La certification comporte plus d'enjeux, en particulier économiques. Nous pensons, comme nos interlocuteurs français, qu'il s'agit de mettre en place un cadre exigeant qui impose des normes de sécurité élevées. Il faut éviter tout risque d'une certification au rabais, ce qui est la pente naturelle d'un marché concurrentiel, dont les clients ont tendance à penser que l'assurance est toujours trop coûteuse.

Mme Laurence Harribey. - Il est vrai que nous avions senti un raidissement des acteurs français face aux propositions européennes et une déception quant au texte proposé. Je pense qu'il y a eu, sur ce point, beaucoup d'incompréhension.

Que demandait-on à la Commission ? Nous lui demandions donc des précisions sur l'avenir de cette agence et de créer un système européen pour la certification des produits. Qu'a-t-elle fait ? Elle a copié ce qu'elle faisait déjà dans d'autres domaines : elle a conforté cette agence et elle a opté pour la certification, meilleur moyen a priori de faire monter le niveau. Or ce schéma s'applique difficilement au domaine de la cybersécurité : une part importante du système relève de la souveraineté nationale et l'écosystème repose sur la confiance des acteurs. La solution de la Commission était donc rapide et pas assez approfondie. Par ailleurs, je pense que ses services ont dû précipiter leur action suite aux annonces de Jean-Claude Juncker en septembre. En revanche, lors de notre déplacement à Bruxelles, ils nous ont paru plutôt ouverts quant à des améliorations possibles. C'est donc avec un esprit constructif que nous avons travaillé à la proposition de résolution qui vous est soumise.

Concernant l'Agence européenne pour la cybersécurité, notre sentiment est que la Commission a voulu en faire trop en confiant à l'Enisa des missions qu'elle ne sera pas capable d'assumer, en raison non seulement des effectifs, mais aussi des compétences. Cependant, elle peut faire beaucoup en facilitant la coopération, le partage d'expériences, la formation. Autant d'aspects qui mèneront à une plus grande intégration, d'autant qu'il existe un vrai besoin.

Comme René Danesi l'a souligné, le processus de certification comprend plus d'enjeux. Pour combattre un dumping par le bas dû à la reconnaissance mutuelle des normes, il faut une certification européenne, car elle présente un niveau plus élevé. Il existe ici un risque de baisse de certification parce que les domaines ne sont pas assez ciblés. Les trois domaines - basique, intermédiaire et supérieur - ne sont pas suffisants. Sur ces aspects, la Commission s'est montrée rassurante : les futurs certificats devraient reprendre les avancées sur le plan international.

En revanche, il nous semble que la proposition doit encore être améliorée sur deux points : il faut clarifier le rôle des États dans le processus pour éviter le risque d'affaiblissement et il faut assurer l'indépendance de celui qui évalue par rapport à celui qui certifie.

Nous faisons également des propositions pour renforcer le cadre de certification et assurer son fonctionnement. À notre sens, il doit être plus souple pour s'adapter aux nécessités du marché. En outre, les États membres, comme les industriels du secteur, qui disposent aujourd'hui de l'expertise en matière de cybersécurité, ne sont pas assez présents. Ils doivent notamment pouvoir être en position d'initiative.

Enfin, les auditions que nous avons menées ont fait apparaître d'autres problèmes auxquels il nous faut répondre. L'adoption de la réforme proposée par la Commission européenne constitue une étape importante dans la construction d'une cybersécurité européenne. Mais ce n'est qu'une étape et il nous faut aussi regarder plus loin.

Tout d'abord, il faut construire une industrie européenne dans un domaine où tous nos problèmes viennent de l'actuelle fragmentation. C'est important pour notre sécurité. C'est important pour notre économie. C'est important pour notre souveraineté. La Commission européenne a initié un partenariat de recherche associant des autorités publiques et des entreprises. Il convient de soutenir cet effort dans les années qui viennent, c'est-à-dire lors du prochain cadre financier pluriannuel.

Ensuite, en partant de la recherche, il faut réfléchir à une véritable politique industrielle en faveur de la cybersécurité. Il importe de consolider ce secteur, car nous sommes des nains. Il faut donc faire émerger des champions et ne pas tomber dans le travers de la politique de la concurrence des années cinquante ou soixante. Aujourd'hui, il est important que nous ayons des champions européens pour que l'Europe existe.

Enfin, nos auditions ont fait ressortir les difficultés qu'il y a à recruter dans le secteur. Il existe à l'heure actuelle une véritable chasse aux talents. Les États-Unis forment tous azimuts et à tous les niveaux : bac +2, bac +4 et au-delà. C'est un gisement d'emplois que nous aurions tort de négliger.

M. Jean Bizet, président. - Ce rapport doit être articulé avec la politique suivie depuis quelques années, sous l'impulsion notamment de Catherine Morin-Desailly avec laquelle nous avions rédigé un rapport, et qui a eu pour résultat l'entrée en vigueur du règlement général sur la protection des données (RGPD). Au-delà de l'aspect purement sécuritaire, l'Europe est en train d'émerger de nouveau en la matière, après avoir subi le rouleau compresseur américain. J'appelle également à la mise en place d'une politique industrielle plus nette sur le sujet.

M. Pascal Allizard. - Je partage le diagnostic du rapport. Je suis rapporteur pour la commission des affaires étrangères du programme 144 «  Environnement et prospective de la politique de défense ». J'ai entendu hier matin la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) sur l'évolution des moyens alloués à la cyberdéfense.

La France est en retard : l'Allemagne et le Royaume-Uni sont les deux benchmarks sur lesquels les services travaillent, les Américains étant hors de notre portée. Les priorités affichées dans le projet de loi de programmation militaire vont dans le sens du renforcement et de la cohésion des différents services. En revanche, la dimension européenne n'est pas mise en avant. La DGSE sera le pivot de cette opération : c'est la plus grosse structure ; elle est dotée de moyens ; elle a une mission d'analyse, mais aussi d'interventions grâce à son service Action.

Les ressources humaines sont une véritable problématique, car les besoins sont importants, sans parler du turn over. Des conventions sont donc passées avec les universités. Il serait intéressant de croiser votre rapport avec les travaux menés par ailleurs au Sénat. Sur le programme 144, je travaille en binôme avec Michel Boutant. Je m'occupe davantage des problèmes industriels et mon collègue siège à la délégation parlementaire au renseignement.

M. Claude Raynal. - Au vu de l'histoire des procédures européennes, je suis dubitatif concernant la mise en place de telles agences. L'instauration d'une agence de formation, d'information, de bonnes pratiques est un point positif. Mais je me méfie : il ne faudrait pas, pour satisfaire tout le monde, que le système nous tire vers le bas. Il existe aussi un problème de rythme. En Europe, on passe souvent de rien à tout et, au lieu d'accepter de marquer des étapes, on veut immédiatement mettre en place une réponse globalisante. Je me méfie de ce type de démarche. Respectons les étapes, mettons en route les premiers espaces et voyons. Démarrer par la formation, l'information et la mise à niveau des pays en retard : parfait, c'est indiscutablement le rôle de l'Europe. Mais n'entrons pas tout de suite dans un processus de certification, d'autant que notre modèle sera très vite dépassé.

Par ailleurs, quand des pays sont bien protégés contre la cybersécurité, c'est grâce aux budgets de la défense et non à ceux de la recherche. Cela ne favorise pas la mise en commun...

Pour finir, l'objectif ne me semble pas réaliste au vu de l'effectif et des missions.

M. René Danesi. - Si la France et l'Allemagne sont en avance sur une bonne dizaine de pays, sans parler de ceux qui en sont au point zéro, c'est grâce à la défense, aussi bien en ce qui concerne l'Anssi que le BSI allemand. Les deux agences travaillent d'ailleurs en étroite collaboration. Les difficultés viennent plutôt du Royaume-Uni et de son allié historique, la Suède. Si l'Anssi et le BSI ont éprouvé quelques inquiétudes, c'est qu'elles ont eu le sentiment que l'Union européenne voulait se substituer à elles. Certes, certains hauts responsables européens sont très obtus, mais d'autres sont très ouverts. L'Union européenne a compris que si la protection d'un frigidaire connecté pouvait relever du marché, plus on montait dans la hiérarchie, plus on s'approchait du « secret défense » et de la souveraineté des États, d'où la question de la certification. Elle a donc opéré une marche arrière assez prudente. Le rapport que Mme Niebler présentera devant le Parlement européen va dans ce sens. Les agences qui ont une réelle compétence doivent davantage être représentées au sein de l'Enisa.

Mme Laurence Harribey. - Il existe deux approches en matière de cybersécurité. Il y a ceux pour qui tout passe par le renseignement. En France, nous avons une tradition de séparation entre la notion de résilience au système et le renseignement. Nous assistons à un changement de culture : nous devons passer de la résilience à la cyber-attaque à la culture de la prévention. C'est tout le travail des agences et de la certification. Dans l'innovation technologique, le secteur privé est aujourd'hui plus en avance que le secteur militaire. À mon avis, il convient de promouvoir le modèle allemand et français plutôt que le modèle anglo-saxon.

M. René Danesi. - La présidence bulgare de l'Union européenne a la volonté de faire aboutir ce dossier et s'inscrit plutôt dans l'optique française.

À l'issue de ce débat, la proposition de résolution européenne est adoptée à l'unanimité dans le texte suivant :


Proposition de résolution européenne

(1) Le Sénat,

(2) Vu l'article 88-4 de la Constitution,

(3) Vu la directive (UE) 2016/1148 du Parlement européen et du Conseil du 6 juillet 2016 concernant des mesures destinées à assurer un niveau élevé commun de sécurité des réseaux et des systèmes d'information dans l'Union, dite directive NIS,

(4) Vu la communication conjointe au Parlement européen et au Conseil intitulée « Résilience, dissuasion et défense : doter l'UE d'une cybersécurité solide », JOIN(2017) 450 final,

(5) Vu la proposition de règlement relatif à l'Enisa, Agence de l'Union européenne pour la cybersécurité, et abrogeant le règlement (UE) no 526/2013, et relatif à la certification des technologies de l'information et des communications en matière de cybersécurité (règlement sur la cybersécurité), COM(2017) 477 final,

(6) Vu sa proposition de résolution n° 25 (2017-2018), devenue résolution du Sénat le 6 décembre 2017 portant avis motivé sur la conformité au principe de subsidiarité de la proposition de règlement relatif à l'Enisa, Agence de l'Union européenne pour la cybersécurité, et abrogeant le règlement (UE) n° 526/2013, et relatif à la certification des technologies de l'information et des communications en matière de cybersécurité (règlement sur la cybersécurité) - COM(2017) 477 final,

(7) Se félicite de la prise de conscience des institutions européennes sur la nécessité de doter l'Union européenne d'une cybersécurité robuste face à une menace en augmentation constante ;

(8) Souligne que la cybersécurité est un élément indispensable au développement d'une Europe toujours plus connectée et numérisée ;

(9) Concernant l'Agence de l'Union européenne pour la cybersécurité (Enisa)

(10) Accueille favorablement la proposition de règlement sur la cybersécurité, se satisfait de voir l'Enisa pérennisée et ses moyens augmentés ; appuie l'instauration d'un cadre européen de certification de sécurité informatique ;

(11) Estime toutefois que l'ENISA doit rester une agence d'appui au travail des agences nationales de cybersécurité et qu'elle doit se concentrer sur des missions ayant une plus-value européenne ;

(12) Concernant la coopération européenne dans le domaine de la cybersécurité

(13) Juge nécessaire que la coopération entre l'ENISA et les agences nationales, d'une part, et entre les agences nationales elles-mêmes, d'autre part, soit approfondie afin qu'un réseau de confiance s'instaure dans l'ensemble de l'Union ;

(14) Demande que le modèle de l'Agence nationale de sécurité des systèmes d'information (ANSSI), chargée uniquement d'assurer la défense de nos installations, soit promu auprès des autres États membres pour favoriser l'émergence d'un modèle européen d'agence nationale de cybersécurité ;

(15) Concernant la certification européenne de cybersécurité

(16) Estime que la mise en place d'une certification unique de cybersécurité dans l'Union européenne doit avoir pour objectif l'élévation du niveau général de sécurité informatique ;

(17) Considère que cette élévation ne pourra se faire que par la reprise de l'expérience et de l'expertise acquises par certains États membres dans la cybersécurité, afin de l'étendre à tous ;

(18) Juge nécessaire que le projet de règlement sur la cybersécurité définisse plus clairement le rôle des États pour les aspects relevant de leur souveraineté et assure, dans le processus de certification, l'indépendance entre celui qui évalue et celui qui certifie ;

(19) Soutient que pour être pleinement efficace, le cadre européen de certification doit être suffisamment souple afin de s'adapter aux besoins et nécessités de toutes les solutions de cybersécurité ;

(20) Demande que les industriels des technologies de l'information et de la communication soient plus présents dans le processus de certification, notamment dans l'initiative de schémas de certification ;

(21) Concernant les prochaines étapes nécessaires

(22) Relève que l'adoption du règlement européen sur la cybersécurité marque une étape importante pour la cyber-résilience européenne et appelle d'autres actions ;

(23) Souligne que les efforts européens en matière de cybersécurité doivent aussi porter sur la recherche et le développement, en particulier dans le cadre du partenariat public-privé sur la cybersécurité ;

(24) Juge nécessaire que cet effort de recherche soit prolongé par une véritable politique industrielle européenne dans le domaine de la cybersécurité, susceptible de renforcer la souveraineté européenne dans le monde numérique ;

(25) Relève le manque de personnes qualifiées en cybersécurité en France et en Europe et appelle en conséquence au développement d'une filière de formation d'élite dans la cybersécurité, par une action rapide et générale.


La réunion est close à 10h40.

- Présidence de M. Jean Bizet, président -

La réunion est ouverte à 16h20.

Institutions européennes - Réunion conjointe avec la commission des questions de l'Union européenne du Bundesrat de la République fédérale d'Allemagne

M. Jean Bizet, président. - Nous sommes particulièrement heureux de vous accueillir aujourd'hui au Sénat, dans cette salle inaugurée il y a très peu de temps. Nous conservons un excellent souvenir de notre visite à Berlin en décembre 2015. Nous avions alors auditionné conjointement deux commissaires européens MM. Dimitri Avramopoulos, en charge des affaires intérieures et des migrations, et Neven Mimica, en charge de l'aide au développement et de la coopération. Notre session de travail avait permis un large échange de vues sur l'actualité de l'Union européenne et s'était conclue par l'adoption de deux déclarations communes sur la crise des réfugiés en Europe et sur la lutte contre le terrorisme.

Nous sommes convaincus que l'Allemagne et la France ont une responsabilité historique pour promouvoir ensemble une relance du projet européen ; le Sénat a fait des propositions dans ce sens. La formation du nouveau gouvernement allemand a pu retarder le lancement d'initiatives conjointes. Nous attendons désormais avec impatience de savoir ce que la Chancelière et le président de la République proposeront à nos partenaires en vue du Conseil européen de fin juin, qui sera particulièrement important. Cette initiative se prépare aujourd'hui même par la rencontre de nos deux dirigeants à Berlin, parallèlement à la nôtre.

Nos assemblées doivent aussi être force de propositions. Nous avons pris bonne note de l'initiative conjointe du Bundestag et de l'Assemblée nationale à l'occasion du 55e anniversaire du Traité de l'Élysée. À la demande du Président Gérard Larcher, notre commission des affaires européennes a elle-même mis en place un groupe de travail pour préparer une contribution du Sénat à la révision de ce traité bilatéral. Nous ne manquerons pas de vous solliciter et d'échanger avec vous sur les voies envisageables, compte tenu en particulier de l'importance des prérogatives des Länder sur nombre d'aspects du texte.

Au-delà, il nous paraît essentiel d'avoir des échanges réguliers sur les sujets de l'actualité européenne et de dégager chaque fois que possible des convergences que nous pouvons porter dans le débat européen. Je me félicite ainsi de l'initiative que nous avons lancée avec nos amis polonais dans le cadre du triangle de Weimar d'échanger sur nos analyses en matière de subsidiarité. Il nous revient de faire vivre cette initiative pour contribuer ensemble à identifier ce qui peut constituer la plus-value européenne.

Notre réunion d'aujourd'hui est une nouvelle étape. Comme nous en sommes convenus, elle nous permettra de dialoguer successivement sur trois thèmes : l'avenir de l'Union européenne, le prochain cadre financier pluriannuel et le numérique. Sur ce dernier point, nous sommes d'ailleurs régulièrement saisis par votre ambassadeur à Paris, M. Meyer-Landrut.

M. Guido Wolf, président de la commission des questions européennes du Bundesrat. - Merci pour votre accueil. Notre première rencontre a eu lieu il y a deux ans, après l'élection du nouveau gouvernement du land de Bade-Wurtemberg et, depuis lors, nous nous rencontrons régulièrement dans le cadre de la COSAC. Le moteur européen a besoin d'un nouvel élan et l'amitié franco-allemande doit en constituer le carburant. Je voudrais saluer l'heureux hasard qui veut que notre rencontre ait lieu le même jour que celle du président et de la chancelière.

L'Europe est plus qu'une bureaucratie ; à nous de la rendre encore plus tangible dans le quotidien de nos concitoyens. En tant que représentants des Länder ; nous considérons que cela passe en particulier par la mise en place de projets concrets au coeur de nos régions.

À propos de l'avenir de l'Union européenne, je voudrai rappeler que - probablement comme en France - notre population est en grande majorité pro-européenne, mais l'on assiste aussi au développement de forces politiques qui rassemblent les mécontents contre l'Europe. Il est donc de notre responsabilité d'entendre les préoccupations de nos citoyens et d'y apporter des réponses concrètes. Face au Brexit, nous nous félicitons que les Vingt-Sept soient unis. Cet évènement pourrait même constituer un électrochoc bénéfique, propre à faire repartir l'Europe.

Pour le reste, il nous semble que l'on parle trop souvent des questions économiques et pas suffisamment de l'État de droit. Or, l'Union européenne est une communauté de valeurs. La situation en Pologne ou en Hongrie pose question quant au principe de neutralité de la justice. Nous ne pouvons rester observateurs silencieux car l'État de droit est un des fondements de l'Union.

Nous avons aussi donc besoin de positions communes face aux crises extérieures et vis-à-vis des États-Unis, de la Russie et de la Chine.

Je laisserai mon collègue Mark Speich, expert en la matière, s'exprimer sur le numérique. Je voudrais toutefois rappeler l'importance de la protection des données.

Les initiatives du président français sont suivies avec beaucoup d'attention en Allemagne et notre pays a désormais un interlocuteur pour poursuivre le dialogue et aller de l'avant dans le cadre de l'amitié franco-allemande.

Même si le terme est en apparence un peu abstrait, je crois que la question de la subsidiarité préoccupe nos concitoyens. L'Europe n'a pas besoin de s'occuper de tous les sujets tandis que certains problèmes ne peuvent être résolus plus facilement qu'au niveau européen, d'où l'importance de la Task force.

Je crois que les questions européennes doivent aussi être discutées sur le terrain, dans nos régions, en particulier dans la perspective des élections européennes de 2019.

Je terminerai en insistant sur la qualité de la coopération entre le Sénat et le Bundesrat, qui nous vaut le plaisir d'échanger aujourd'hui avec vous.

M. Jean Bizet, président. - Notre premier thème est comme convenu, l'avenir de l'Union européenne. C'est un sujet sur lequel le Sénat a beaucoup travaillé.

À notre sens, le Brexit a agi comme révélateur de la menace de déconstruction qui pèse sur l'Union européenne. Alors que les Européens ont célébré l'an passé le 60e anniversaire du traité de Rome, les forces centrifuges n'ont jamais paru aussi fortes. Cette situation appelle un sursaut pour jeter les principes d'une Europe refondée sur des bases plus solides et plus en phase avec les attentes des peuples. Tel est le sens de la mission que le Président du Sénat a confié à notre commission et à celle en charge des affaires étrangères, de la défense et des forces armées.

L'Europe doit aujourd'hui choisir entre deux visions de ce qu'elle veut être : non pas seulement une « Europe espace », centrée sur un grand marché intérieur mais plutôt une « Europe puissance » assumant sa dimension politique.

Ici au Sénat, nous plaidons pour cette Europe puissance qui s'affirme sur la scène internationale. Pour cela, il nous semble que l'Europe doit jouer tout son rôle en matière de défense, en complémentarité avec l'OTAN. Sur ce sujet, je salue l'effort déjà accompli par l'Allemagne. L'Europe doit aussi défendre ses intérêts dans les négociations commerciales, dans le cadre notamment des nombreux traités en cours de négociation.

Nous souhaitons aussi une Europe qui s'affirme dans le domaine de l'énergie (en particulier avec North Stream 2), du numérique et de l'intelligence artificielle. La politique de la concurrence doit être actualisée en retenant par exemple une définition du marché pertinent qui permette de faire émerger des champions européens. De même, nous voulons approfondir la zone euro en réformant sa gouvernance. Nous en appelant enfin à une Europe plus proche des citoyens, ce qui implique de renforcer le rôle des parlements nationaux.

Nous sommes intéressés de savoir si ces orientations sont susceptibles de recevoir votre adhésion et nous entendrons avec beaucoup d'attention vos propres réflexions sur la relance de l'Union européenne.

M. Guido Wolf. - Sur les questions énergétiques nos positions sont assez proches même si demeurent quelques divergences sur l'évaluation écologique.

Quant à la proposition du Président Macron de mettre en place un ministre des finances européen, elle rencontre effectivement des réticences en Allemagne. C'est en tous cas un sujet très débattu. Je ne suis pas certain qu'un budget de la zone euro nous apporterait plus de stabilité en cas de nouvelle crise financière. L'essentiel est de restructurer le budget de l'Union dans son ensemble face au manque à gagner laissé par le Brexit. Lors de nos derniers entretiens avec le commissaire Oettinger, il était question d'équilibrer le budget par des économies et une augmentation des contributions, à laquelle l'Allemagne est prête. La coalition devrait trouver un accord sur ce point. Voyons ensuite dans quel domaine on peut véritablement réaliser des économies, sachant que nous défendrons aussi le fait que le budget de certains programmes ne soit pas réduit et que certains soient même augmentés comme ceux en faveur de l'innovation ou horizon 2020.

Nous attendons le 2 mai, date à laquelle le commissaire fera sa proposition et marquera le véritable point de départ des discussions.

Mme Heike Raab, membre du Bundesrat. - En qualité de secrétaire d'État du land de Rhénanie Palatinat, je suis très engagée dans la coopération transfrontalière, notamment avec nos voisins français. Nous vivons l'Europe au jour le jour.

Certes, il n'y a pas eu en Allemagne de discours comparable à celui du président Juncker sur l'état de l'Union ou du discours de la Sorbonne du Président Macron, ce qui s'explique peut-être par des différences de traditions. En revanche, l'Europe occupe un tiers de l'agenda Bundesrat. C'est donc un sujet de travail quotidien, ainsi que dans les parlements régionaux. Par exemple, nous avons eu récemment une audition de dix experts, nous expliquant en détail les mécanismes européens. Personne ne remet en cause la construction européenne mais celle-ci doit être plus concrète pour les citoyens. Dans notre région frontalière de la France et du Luxembourg, j'observe par exemple que les populations sont préoccupées par Schengen, notamment dans la perspective de la crise migratoire. Elles se préoccupent du rétablissement de contrôles aux frontières au sein de l'Union.

Nous nous félicitons des évolutions relatives à la directive sur le détachement des travailleurs mais les citoyens des régions transfrontalières veulent travailler ; ils veulent commercer et non s'en sentir empêchés par des lourdeurs administratives. De même, on ne comprend pas que pas la bureaucratie européenne en vienne à prendre des directives sur...la graisse des pommes frites.

La relance du moteur européen passe par l'écoute de nos concitoyens et la campagne électorale qui s'annonce constituera un véritable défi. Les seize länder ont une vision assez similaire quant à l'importance de l'Europe, mais n'oublions pas qu'il existe des forces politiques qui veulent détruire l'Europe.

M. Mark Speich, membre du Bundesrat. - La critique de l'Europe ne vient pas seulement de partis en marge du système politique. On la trouve aussi à l'intérieur des grandes formations. À la CDU, notre président est très pro-Européen mais cela ne nous dispense pas d'une lutte quotidienne pour obtenir la majorité large dont nous avons besoin pour construire l'Europe. Cela nous oblige aussi à bien savoir ce que l'on souhaite et ce que l'on attend de l'Europe.

Partons des propositions des présidents Juncker et Macron pour identifier les sujets susceptibles de faire consensus. Il faut avancer dans ces domaines plutôt que de se concentrer sur nos divergences, par exemple en matière financière. Cela nous permettra de ne pas perdre l'élan indispensable à la construction européenne.

M. Benoît Huré. - Je crois que notre responsabilité est aujourd'hui immense. Lorsque l'on songe aux échéances électorales qui nous attendent, on se rend compte que le débat entre responsables politiques sur les questions budgétaires est loin de suffire pour nos concitoyens. Il faut remettre le projet européen en perspective, par rapport à notre histoire et par rapport aux défis qui nous attendent ; qu'il s'agisse du risque de devenir les sous-traitants de l'Asie et de l'Amérique ou de la crise migratoire.

Il importe aussi de donner une image de l'Europe différente de celle de cette administration zélée qui intervient parfois dans des domaines où elle ne devrait pas. Il est important que nous nous rencontrions, comme il est important que nous allions au-devant de ceux qui, notamment dans certains États membres, sont tentés par l'euroscepticisme. Il faut essayer de nous comprendre. La jeunesse est elle aussi appelée à jouer un rôle essentiel dans cette compréhension mutuelle d'où l'importance des démarches comme l`Erasmus des apprentis.

M. Jean-Yves Leconte. - Nous avons vu que les constructions que nous croyions définitives pouvaient être en fait réversibles. C'est en effet le cas de la zone euro et de l'espace Schengen. Nous avons mis beaucoup de choses en commun, mais ce n'est-peut-être pas encore assez. Si nous voulons que note édifice soit stable, il faut aller de l'avant et je souhaite que nos responsables expliquent que sur un certain nombre de sujets, la souveraineté s'exerce désormais au niveau européen. C'est le cas de l'espace Schengen : il faut changer les règles de Dublin et aller vers une reconnaissance mutuelle des décisions nationales en matière d'asile. Quel est votre position sur ce point ? Vous déboutez des personnes qui viennent ensuite chez nous dans le seul but de retourner en Allemagne. Cela n'a pas de sens !

Je connais les différences qui existent entre nos gouvernements sur la gouvernance de la zone euro et notamment sur la création d'un budget spécifique, mais ne pourrions-nous pas déjà décider que nos contributions au budget européen prendront la forme d'un impôt identique dans les deux pays, permettant ainsi de dépasser le simple versement à partir du budget national ?

M. Claude Raynal. - L'adhésion au projet européen n'est plus acquise et le résultat des prochaines élections pourrait nous le rappeler. Face aux forces anti-européennes, je pense qu'il faudrait que nos deux pays puissent proposer deux ou trois idées vraiment nouvelles, et ce avant l'automne. Le rappel de l'existant et de ce qui fait consensus n'est plus suffisant pour nos concitoyens. Les avancées pourraient porter par exemple sur l'Europe sociale, sur l'union bancaire ou sur l'union des capitaux. De même, en matière économique, nous répétons à l'envie que nous sommes le plus grand marché du monde mais prenons garde au fait que les choses évoluent très vite. Nous avons quelques mois pour que l'Europe refasse rêver ses citoyens... et peut-être nous aussi.

M. Jean Bizet, président. - Je ferai deux observations à propos de cette idée d'une « Europe qui protège ».

En matière économique, nous sommes ici très attachés au multilatéralisme. À un moment où l'OMC est fragilisée, notamment par la décision américaine de ne pas renouveler les juges de l'organe de règlement des différends, il nous semble que l'Europe pourrait faire des propositions pour revisiter le multilatéralisme. Nous vous adresserons les conclusions des travaux que nous menons actuellement sur ce thème. Ensuite, il nous semble que dans une économie ouverte et multipolaire l'extraterritorialité des lois américaines n'est pas acceptable. Les réponses européennes sur ce sujet étaient traditionnellement freinées par l'Allemagne mais le temps est sans doute venu de passer à l'action. Il nous faut aussi rappeler sans ambiguïté à la Chine qu'elle ne constitue pas complètement une économie de marché.

Promouvoir l'Europe qui protège doit aussi nous conduire à une interrogation sur le dimensionnement de Frontex. Certes le budget de l'agence a été augmenté mais le nombre de gardes-frontières nous semble encore très insuffisant.

M. Guido Wolf. - Nous avons beaucoup de sujets devant nous ! Certains sont assez spécifiques et mériteraient peut-être de recueillir les avis d'experts. La grande question aujourd'hui est de savoir ce que l'Europe doit apporter à l'avenir. Quelles ressources sommes-nous prêts à consacrer au budget européen que ce soit dans le cadre de la zone euro ou pour l'ensemble de l'Union ?

Il me semble que la crise des réfugiés nous a fait perdre la confiance de nos concitoyens. Le sentiment est que cette crise n'a pas été suffisamment gérée en commun alors que dans le même temps, la bureaucratie européenne réglemente de toutes petites questions du quotidien.

Il faut répartir les réfugiés de façon solidaire à travers tous les États membres de l'Union européenne, ce qui repose la question de l'État de droit dans certains pays.

Vous avez évoqué les limites du règlement de Dublin. Il est nécessaire que nous protégions mieux nos frontières extérieures, notamment en renforçant les moyens de Frontex. C'est comme cela que nous regagnerons la confiance des citoyens et non en remettant des frontières ou en érigeant des murs au sein de l'Union. Ce risque existe pourtant. Dans quelques mois il y aura des élections régionales en Bavière et l'on annonce la mise en place de garde-frontières bavarois !

Nous avons besoin d'atteindre les citoyens dans leurs coeurs. Nous avons besoin d'européens passionnés ! Pour moi, le fait de pouvoir passer les frontières sans montrer son passeport est quelque chose qui doit être défendu et davantage mis en avant. Certes, les contraintes de sécurité publique doivent être prises en compte - et l'on parle d'un registre européen des auteurs de crimes - mais nous devons montrer que nous sommes prêts à mettre en commun certains éléments de souveraineté. C'est plus largement vrai en matière de défense et de sécurité

L'union bancaire constitue elle aussi un objectif important. Nous avancerons d'autant mieux vers un partage des risques que ceux-ci auront été, autant que possible, réduits dans les États membres.

L'engouement des citoyens pour l'Europe dépendra aussi de notre capacité à nous attaquer au chômage des jeunes. Certes, le Bade-Wurtemberg est peu concerné mais le problème est très profond dans des pays comme l'Espagne ou la Grèce. Il faut mettre plus d'Europe dans certains domaines, pour rendre plus visible la valeur ajoutée de l'Union.

Attention au risque de ne parler que de marché intérieur. L'Europe n'est pas qu'un espace économique ; c'est une communauté de valeurs.

Lorsque certains évoquent une Europe à deux vitesses, il ne peut s'agir d'un idéal. Il existe bien sûr des niveaux de développement différents, mais nous ne devons pas nous en contenter.

M. Mark Speich. - Je voudrai revenir sur la situation en Roumanie, en Bulgarie et dans les Balkans d'une façon générale. Une grande partie des populations de ces pays porte un regard très critique vis-à-vis de l'Europe tandis que la criminalité atteint des niveaux préoccupants. Je retiens l'idée d'un partenariat particulier conduit par un cercle restreint d'États membres, capables d'investir dans la région pour rétablir la stabilité dont nous avons grand besoin.

En matière de défense, l'initiative française a été sous-estimée y compris en Allemagne. Les coopérations structurées permanentes ne marquent pas la fin mais seulement le début d'un processus qui doit aboutir à l'établissement d'une armée européenne. Je souscris à cette idée. Il ne s'agit plus seulement de coopérer à partir de compétences qui auraient été acquises une fois pour toutes.

Mme Heike Raab. - il me semble que nous devons commencer par améliorer ce qui fait aujourd'hui l'objet des critiques de nos citoyens. En qualité de secrétaire d'État chargée de l'intérieur du land de Rhénanie-Palatinat, j'ai participé à de nombreuses réunions à Bruxelles. Les échanges mis en place au niveau européen concernent seulement 600 policiers alors que dans un land de 4 millions d'habitants nous en avons déjà plus de 10 000 ! Il y a quelque chose qui ne va pas.

Je suis d'avis qu'il faut sécuriser les frontières extérieures et non ériger de nouveaux murs à l'intérieur. Nous le devons à nos concitoyens mais aussi aux réfugiés, pour qu'ils ne se noient plus dans la Méditerranée. Il faut aussi s'attaquer aux causes profondes de la migration. Il faut engager une véritable stratégie africaine afin que les personnes puissent trouver du travail. Ceci renvoie à notre politique commerciale.

Les enjeux sociaux sont essentiels à mes yeux. Globalement, nous vivons bien en Europe et l'Allemagne connaît quasiment le plein emploi. Nos entreprises ne trouvent pas suffisamment de jeunes à embaucher mais c'est loin d'être partout le cas. C'est un défi auquel nous devons répondre.

M. Jean-Yves Leconte. - J'ai entendu que le gouvernement allemand avait fait appel au cabinet de conseil McKinsey pour réfléchir à une stratégie face à la crise des réfugiés. Pourriez-vous nous éclairer sur ce point ?

M. Mark Speich. - En fait, il ne s'agissait pas de l'État fédéral mais du land de Berlin qui a commandité une étude sur l'accueil des réfugiés sur son territoire.

M. Jean Bizet, président. - Je vous propose d'aborder le deuxième thème de notre réunion. Il porte sur le prochain cadre financier pluriannuel. Claude Raynal en est le co-rapporteur au sein de notre commission des affaires européennes.

M. Claude Raynal. - On le sait, le prochain cadre financier pluriannuel aura une difficile équation à résoudre : comment remplir de nouvelles missions européennes et préserver les anciennes, le tout avec 13 à 14 milliards d'euros en moins à cause du Brexit ?

Je souhaiterais connaître l'avis du Bundesrat sur trois sujets :

Premièrement, plusieurs pistes de nouvelles ressources propres sont suggérées sans qu'aucune, semble-t-il, ne reçoive à ce jour un accord unanime.

Y a-t-il dans votre assemblée une préférence pour l'une d'entre elles ou estimez-vous que le débat n'est pas mûr et qu'il devra être reporté à un cadre financier pluriannuel ultérieur ?

Deuxièmement, vous représentez les länder et le Sénat représente les collectivités territoriales. Nous faisons donc cause commune en faveur d'une politique de cohésion régionale ambitieuse. Elle est tout à la fois une politique d'investissement essentielle, un outil de solidarité et enfin, étant gérée par les régions, elle est une politique proche des citoyens. Dans le prochain cadre financier pluriannuel, nous souhaitons, tout comme vous, que cette politique de cohésion continue de couvrir toutes les régions.

Toutefois, si l'on en croit le commissaire Oettinger, une réduction de l'enveloppe financière de 10 %, voire plus, risque de se dessiner : comment dans ces conditions préserver cette politique ? Faut-il instaurer de nouvelles conditionnalités ? Faut-il prévoir une réduction des objectifs thématiques (aujourd'hui au nombre de 11), faut-il procéder à une modification du taux de cofinancement entre l'Union et les États ? Sera-t-il pertinent de développer les instruments financiers, avec le risque de faire de la politique de cohésion un accessoire du Fonds Juncker sur les investissements stratégiques ?

Comment abordez-vous cette question ?

Enfin, on parle beaucoup, dans le cadre de ce futur CFP, de la notion de valeur ajoutée européenne, ou encore de biens communs européens. Ce concept sera le critère d'orientation et d'affectation des ressources du budget européen à telle politique commune et par conséquent, de non affectation (ou de réduction) pour telle autre.

Selon vous cette notion est-elle de nature à modifier l'actuelle répartition des financements en faveur de telle ou telle politique commune et si oui, lesquelles ?

Mme Heike Raab. - En Allemagne, nous sommes tout à fait conscients que l'Union européenne doit assurer un grand nombre de nouvelles missions et dans l'accord de coalition, les partis se sont déclarés disposés à contribuer de façon plus importante au budget de l'Union. Nous espérons que d'autres pays feront de même et nous sommes attentifs aux signaux qui viennent de la France. Le Bundesrat milite en faveur d'une politique de cohésion forte avec un budget à même de soutenir les régions plus faibles et nous nous félicitons de la proposition française en faveur du renforcement des fonds structurels. Des échanges ont lieu entre le Bundestag et l'Assemblée nationale et il est important que le Bundesrat et le Sénat travaillent eux aussi ensemble. Les ministres-présidents des seize länder se sont réunis à Bruxelles avec le président Juncker et les commissaires Oettinger et Moscovici. Ces derniers ont indiqué qu'ils souhaitaient poursuivre un grand nombre des programmes au titre de la politique de cohésion.

Le 2 mai sera le jour J puisque M. Oettinger présentera sa proposition budgétaire. Ce sera aussi le début du débat de la loi de finances allemande pour 2019. Nous avons déjà entendu un certain nombre de prises de positions, notamment à propos de l'agriculture ou des réseaux transeuropéens. La poursuite d'Horizon 2020 ou d'Erasmus ont d'ores et déjà bénéficié de signaux très positifs. Pour les länder, c'est très important ! Il faut donc aussi prévoir des scénarii plus négatifs. Dans l'ensemble, bien sûr, nous souhaitons coopérer et le 15 mars dernier tous les ministres et présidents des länder ont approuvé un budget au minimum identique au précédent mais avec une volonté claire et affirmée d'augmenter ces budgets.

Les seize ministres-présidents ont aussi salué la proposition de la Commission qui prévoit d'introduire un nouveau mécanisme afin de lier la politique de cohésion à la défense de l'État de droit. Cela concerne en particulier les pays de l'Europe centrale et orientale et touche aussi la question des réfugiés. Voilà ce qui ressort de notre réunion de Bruxelles.

M. Mark Speich. - J'ajouterai que ce consensus n'existe pas seulement au niveau des ministres-présidents mais aussi entre nos partis politiques. Au niveau régional, nous avons aussi à faire notre autocritique afin de veiller à ce que les moyens européens disponibles aillent à des projets véritablement européens, notamment transfrontaliers. Nous estimons de plus que le bon accueil des réfugiés ou l'intégration des migrants contribue à la cohésion des sociétés et donc à l'ensemble de l'Union européenne.

Enfin, il me semble nécessaire de soumettre l'attribution de ces moyens au respect de l'État de droit.

M. Guido Wolf. - Je suis aussi de cet avis. L'État de droit n'est pas interprété de la même façon partout. Or, il nous semble nécessaire qu'il y ait une homogénéité minimale sur un certain nombre de points tels que la liberté de la presse, la liberté d'opinion ou encore la séparation des pouvoirs. Nous observons des évolutions très positives y compris dans les pays des Balkans mais cela reste malgré tout limité. À la réunion de la COSAC à Sofia en début d'année, des collègues polonais ont présenté la réforme de la justice en Pologne en précisant qu'elle était soutenue par 80 % de la population et que l'Europe devait donc l'accepter !

La question essentielle de l'État de droit ne doit pas être traitée de cette façon. Elle ne peut être laissée à l'appréciation de chaque État membre. C'est une affaire européenne.

Je pense que le commissaire Oettinger est conscient de la nécessité d'en tenir compte dans l'attribution des financements européens que ce soit sous forme d'incitation ou de limitation de l'accès aux différents programmes. Il ne faut peut-être pas exclure non plus des mesures plus coercitives comme la limitation des droits de vote au sein de l'Union. Si l'on tolère des dérives, cela aura des conséquences dans nos propres pays.

M. Mark Speich. - La politique régionale rencontre souvent de l'opposition car l'Europe s'y montre souvent sous sa face la plus bureaucratique et ce, du fait de règles que nous avons mis en place nous-mêmes. En tant que représentants des régions ; nous souhaitons rendre ces programmes plus compréhensibles et partant, plus accessibles. Nous rendrons service à l'Europe lorsque nous pourrons expliquer sur le terrain que les règles d'attribution relèvent de notre compétence.

M. Jean Bizet, président. - Cette question de l'État de droit est en effet essentielle. Nous l'avons évoqué il y a peu en Pologne où je me rendais avec le président Gérard Larcher. Il nous a semblé que nos interlocuteurs cherchaient à pouvoir sortir de la situation délicate dans laquelle ils se trouvent actuellement. Pour notre part, nous sommes prêts à mener un travail conjoint sur le sujet avec la commission des lois du Sénat. Nous en débattons régulièrement et nous recevrons encore prochainement l'ambassadeur de Hongrie en France.

Faut-il utiliser atomique que constitue l'article 7 du traité ? Certains de nos collègues nous rappelaient ce matin qu'un risque existait de jeter, ce faisant, un certain nombre d'États membres dans les bras de la Chine, tant celle-ci est active dans les Balkans et en Europe centrale.

Quoi qu'il en soit, l'Europe doit demeurer une communauté de valeurs que nous devons défendre. Par ses frappes ciblées en Syrie, la coalition a su rappeler aux Russes qu'il y avait des limites à ne pas franchir.

Nous vous tiendrons informés des travaux du Sénat sur la question de l'État de droit dans l'Union.

Mme Gisèle Jourda. - Je vous rejoins à propos de la complexité de la politique régionale. Bien souvent les régions ajoutent des règles aux règles, ce qui alimente les critiques de nos concitoyens alors qu'ils ont pourtant l'Europe au coeur.

Investir dans les Balkans me semble indispensable car la Chine y accroît actuellement son influence en particulier dans le cadre du 16+1.

M. Jean-Yves Leconte. - Il est toujours difficile de mesurer l'État de droit et la situation en Hongrie au terme de la dernière campagne électorale est aussi préoccupante. Je m'inquiète aussi de voir régresser l'idée d'une citoyenneté européenne appelée à conférer de droits spécifiques et à venir s'ajouter progressivement aux citoyennetés nationales. En effet, depuis le Brexit, on semble renvoyer d'abord les citoyens, par exemple les Ecossais, à leur appartenance nationale.

M. Jean Bizet, président. - Je vous remercie et vous propose d'aborder le dernier thème de notre réunion qui concerne le numérique. René Danesi est le co-rapporteur de notre commission sur la cybersécurité.

M. René Danesi. - Je voudrais centrer mon intervention sur un sujet qui semble encore relativement technique mais dont les enjeux politiques sont réels ; il s'agit de la cybersécurité.

La Commission européenne s'en soucie d'ailleurs depuis un certain temps, ce qui l'a conduit à créer en 2004 une agence chargée de la sécurité des réseaux et de l'information (l'ENISA). En France, la montée en puissance a commencé avec la création de l'agence nationale de sécurité des systèmes d'information, l'ANSSI, en 2009, comparable au BSI, l'agence allemande.

Dans les autres pays d'Europe, il n'y pas, jusqu'à maintenant, d'équivalent de l'ANSSI ou du BSI. C'est pour cette raison que l'Union européenne a adopté, en 2016, la directive sur la sécurité des réseaux d'information.

C'est aussi dans ce contexte que la Commission européenne a présenté en septembre dernier un paquet cybersécurité au coeur duquel se trouve un projet de règlement structurant surnommé « acte pour la cybersécurité ». Ce texte est porteur d'une certaine ambition. Il propose en premier lieu de transformer l'ENISA en agence européenne pérenne et d'instaurer un cadre européen unique de certification de sécurité informatique en Europe, là où actuellement, la certification se fait au niveau national et donc avec des niveaux de fiabilité très variables. Nous avons constaté que tous les acteurs souhaitent l'adoption du règlement européen dans le but de renforcer notre cybersécurité, ce qui est une bonne chose

La proposition de résolution européenne que nous avons adoptée ce matin sur ce texte va dans le sens du rapport fait par l'eurodéputée allemande Mme Angela Niebler. Dans cette résolution, ressortent essentiellement quatre points.

Tout d'abord, nous estimons que l'ENISA devra rester au service des agences nationales mais sans s'y substituer. Elle n'en a de toute façon pas les moyens, ne disposant actuellement que de 80 salariés, contre près de 570 pour l'ANSSI.

Ensuite, il est nécessaire de renforcer une coopération entres les agences des États membres en promouvant le modèle qui a cours en France ou en Allemagne. Dans ce modèle, les agences sont chargées de la défense et de la protection des systèmes d'information, mais non de l'attaque ou du renseignement, alors que c'est le cas au Royaume-Uni et aux États-Unis.

De plus, nous en appelons à la mise en place d'un cadre exigeant qui impose des normes de sécurité élevées en évitant tout risque d'une certification au rabais, ce qui correspondrait à la fois à la tendance naturelle du marché et plutôt au modèle anglo-saxon. Cette vision nous semble être partagée par l'Allemagne et par la présidence bulgare.

Enfin, au-delà du texte en discussion, il faut réfléchir à une véritable politique industrielle en faveur de la cybersécurité. Cela passe par le soutien à l'innovation, notamment dans le cadre de partenariats public-privé mais aussi par une adaptation de notre politique de la concurrence. C'est indispensable si nous voulons faire émerger des leaders de taille mondiale

Nos deux pays qui sont en avance en matière de cybersécurité devraient pouvoir coopérer dans l'intérêt de l'ensemble de l'Union européenne.

M. Mark Speich. - À propos du débat qui existe sur les infrastructures numériques, je voudrai rappeler l'enjeu du temps de latence dans la transmission des données. C'est l'un des intérêts de la 5G que de réduire ce délai tout en améliorant la sécurité des réseaux, puisqu'avec cette technologie, les flux sont décentralisés.

En outre, il faut savoir que 70 % des innovations intégrées dans un iPad ont été financées par des États. Je suis très enthousiaste lorsque j'entends le président Macron évoquer la création d'une industrie numérique comparable à celle des États-Unis. Pour ce faire, il faut agir dans nombre de directions, notamment en matière d'intelligence artificielle.

On ne discute pas suffisamment de ces questions. Un enfant de trois ans peut utiliser l'iPad mais nous n'en comprenons pas le fonctionnement. Tout cela a été inventé par des ingénieurs, y compris européens, qui sont aujourd'hui aux États-Unis. Dans nos länder, les institutions existent pour travailler sur ces sujets, mais il nous manque les experts.

De plus, tous les métiers sont affectés par le numérique. Par exemple, la question se pose aujourd'hui de savoir ce que l'on attend d'un pilote de ligne. Doit-il savoir programmer son autopilote pour l'améliorer ou bien doit-il être en mesure d'intervenir en cas de défaillance technique ? Je visitais il y a peu une entreprise de Düsseldorf. L'enjeu était d'assurer à l'avenir la formation des manutentionnaires pour en faire des planificateurs logistiques. Là aussi, se posait la question des métiers de demain.

L'Europe manque de capitaux pour financer les projets en amont, là où le risque est encore très important. Face à un projet d'innovation, une entreprise familiale s'expose à un grand risque capitalistique alors qu'aux États-Unis, on trouve des fonds. Nous avons besoin d'instruments de financements européens !

M. Jean Bizet, président. - Il est vrai que les innovations de rupture nécessitent beaucoup d'argent au moment où le Brexit va laisser un manque à gagner de 13 milliards d'euros dans le cadre financier pluriannuel et où l'Union doit financer de nouvelles politiques telles que la protection des frontières et la lutte contre le terrorisme.

Un instrument intéressant demeure le Fonds dit Juncker qui permet de drainer des fonds privés grâce à une garantie publique. Nous avons effectivement besoin de gros moyens face à la puissance de feu américaine qui, de surcroît, ne s'embarrasse pas de restrictions trop strictes en matière de concurrence. Ils avancent ! C'est en Europe que beaucoup d'innovations sont nées mais c'est outre-Atlantique qu'elles ont été développées économiquement et techniquement.

Nous arrivons au terme de notre réunion. Avec le président Guido Wolf, nous synthétiserons nos principales observations dans une déclaration commune. À nous maintenant de poursuivre notre programme de travail commun sur de nombreux chantiers : la subsidiarité dans le cadre du format Weimar, l'actualisation du Traité de l'Élysée, le numérique et l'intelligence artificielle - avec la question du retard européen en matière de supercalculateurs- et la réforme de la politique agricole commune. Sur ce sujet, nous avons eu hier après-midi une réunion avec les conseillers agricoles de neuf ambassades dont celle d'Allemagne. Nous avons pu observer la très grande cohérence entre nos positions. Cela devrait nous permettre, je l'espère, d'adopter une déclaration commune sur la PAC et sur les fonds de cohésion.

Nous devons aussi continuer de travailler sur l'Erasmus des apprentis, tant nous avons beaucoup à apprendre de l'Allemagne en matière de formation et matière d'apprentissage.

M. Guido Wolf. - Cette réunion conjointe me confirme dans l'idée que nous devons continuer de travailler au niveau européen. C'est à cette échelle que nous pouvons faire avancer nos idées. Le projet de déclaration commune répond à notre attente. Il nous revient maintenant de poursuivre ces échanges, en particulier dans le cadre de nos travaux sur le Traité de l'Élysée. Permettez-moi d'ores et déjà de vous inviter pour une prochaine rencontre en Allemagne, à Berlin ou ailleurs.

La réunion est close à 18h15.