Mercredi 11 avril 2018

- Présidence de Mme Catherine Troendlé, présidente -

La réunion est ouverte à 15 h 30.

Audition de Mme Véronique Blanchard, historienne, spécialiste de la justice des mineurs, ancienne éducatrice, enseignante à l'école nationale de la protection judiciaire de la jeunesse

Mme Catherine Troendlé, présidente. - Avant de débuter l'audition, je vous indique que notre collègue Jean-Marie Morisset, sénateur des deux Sèvres, remplace, comme membre de notre mission d'information, Mme Corinne Imbert, démissionnaire.

Nous accueillons pour notre première audition Mme Véronique Blanchard et M. Mathias Gardet, qui sont les auteurs d'un ouvrage récent intitulé Mauvaise graine : deux siècles d'histoire de la justice des enfants.

Ils vont nous apporter un éclairage sur la manière dont la justice des mineurs a évolué, ce qui nous aidera à mieux comprendre la situation qui est la nôtre aujourd'hui. Je précise que Mme Blanchard a exercé le métier d'éducateur pendant dix ans et qu'elle enseigne à l'école nationale de la protection judiciaire de la jeunesse. M. Gardet enseigne, quant à lui, les sciences de l'éducation à l'université Paris VIII.

Je vais vous donner la parole pour une intervention liminaire puis le rapporteur et mes collègues vous poseront des questions complémentaires.

M. Mathias Gardet. - Nous reprendrons une à une les différentes questions que vous nous aviez adressées. Quelles grandes périodes peut-on distinguer, dans le domaine de la justice des mineurs, depuis le XIXe siècle ?

Vos questions concernent le long terme et nous tenterons d'y répondre, quitte à être schématiques, dans une perspective historique.

Six périodes peuvent être délimitées. La toute-première s'étend de la Révolution française jusqu'au code Napoléon de 1810, qui va introduire une différenciation juridique des peines selon que le condamné est âgé de plus ou de moins de seize ans.

La seconde période, qui va des années 1820 à la fin du XIXe siècle, pose les principes fondateurs de la prise en charge de ces mineurs  par la justice: la désignation d'un quartier spécifique dans les prisons, le placement collectif dans les institutions ou chez des particuliers, qui préfigurent le placement en milieu ouvert. À partir de 1850, une sorte de délégation de service public va consacrer le rôle des institutions privées financées par l'État.

Une troisième période, de la fin du XIXe siècle jusqu'à la fin de la Première guerre mondiale, s'avère paradoxale : d'un côté, elle connaît un durcissement de la prise en charge et du regard porté sur la jeunesse et, d'un autre côté, elle est marquée par l'ordonnance de 1912, qui va consolider les premiers dispositifs de la justice des mineurs, avec des tribunaux et des juges spécifiques.

Une quatrième période, allant de l'entre-deux-guerres jusqu'aux années 1960, implique un nouveau regard sur la jeunesse, dont la société a moins peur qu'auparavant, en raison des craintes de la dénatalité et du traumatisme des deux guerres mondiales. L'éducatif et la réforme des institutions vont être mis en avant. Les lieux d'enfermement semblent devenir plus éducatifs et les bagnes pour enfants vont susciter de grandes manifestations. Pour autant, vers le milieu des années 1950, la montée démographique est le signe avant-coureur d'une peur de la jeunesse qualifiée, notamment par Françoise Giroud, de « nouvelle vague ».

Une cinquième période, allant des années 1970 aux années 1980, est marquée par la contestation au sein des écoles et du travail social, suite notamment aux événements de mai 1968. De fortes critiques contre toutes les formes d'institutionnalisation vont laisser le champ libre à des prises en charge alternatives en milieu ouvert.

Une sixième période - qui débute durant les années 1990 et dont il est difficile de dresser le bilan - est marquée par la résurgence d'une peur envers la jeunesse et d'un intérêt accru pour les modes d'enfermement dont le centre éducatif fermé (CEF) est le symbole. Émerge également durant cette période une nouvelle façon d'appréhender la victime qui a subi le préjudice et a droit à la réparation.

Mme Véronique Blanchard. - Quels sont, au cours de cette période, les grands éléments de rupture, mais aussi les éléments de continuité, que l'on peut discerner dans le traitement judiciaire des mineurs ? L'ordonnance de 1945 a-t-elle marqué une rupture et ses grands principes sont-ils toujours d'actualité ?

Les grands moments de rupture et de continuité font partie de l'histoire du traitement judiciaire des mineurs depuis le XIXe siècle. Le regard que la société a posé sur l'enfance depuis deux siècles oscille entre une peur de la jeunesse et une volonté de protéger ce qui demeure une promesse pour la société. Ce regard est corrélé avec la démographie : en 1918, suite au désastre démographique, la jeunesse devient une rareté qu'il faut protéger et les jeunes criminels, auparavant mis en exergue par la presse avant-guerre, disparaissent des unes. Si les adolescents n'ont que très peu changé durant l'histoire, le regard sur leurs difficultés a, quant à lui, évolué.

L'idée que l'enfance doit faire l'objet d'un pari éducatif est constante chez les philanthropes du XVIIIe siècle, les penseurs du XIXe siècle et les pédagogues d'hier et aujourd'hui. Certes, une fois l'éducatif posé comme un incontournable, les modalités de sa réalisation peuvent changer. À une volonté initiale d'innovation et d'accueil spécifique des enfants va se substituer la création d'institutions analogues à celles des majeurs, à l'instar de l'évolution de la Petite Roquette, première prison pour enfants.

La question de l'enfermement est continue. La France n'est jamais sortie de l'idée de la nécessité d'enfermer les enfants ayant des problèmes avec la justice. Très régulièrement, la responsabilisation à acquérir pour les plus jeunes est également invoquée.

L'ordonnance de 1945 s'inscrit dans la continuité des réflexions conduites depuis le XIXe siècle pour imaginer une justice des enfants spécifiques. Elle en constitue même l'aboutissement, après avoir été préparée par l'ordonnance de 1942. Cette ordonnance est un moment symbolique, intervenant avec la création de nouveaux métiers comme le juge des enfants et les éducateurs. En outre, l'ordonnance de 1958, en conférant à la magistrature des enfants une double compétence pénale et civile, fait entrer la protection des enfants dans le champ de la justice des enfants, la société les considérant en danger. C'est bien là une rupture dans l'ordre judiciaire et dans la perception qu'on avait, jusqu'alors, de ces enfants.

La rupture plus marquante se déroulerait durant les années 1970. La philosophie du préambule de l'ordonnance de 1945 est réellement appliquée au quotidien auprès des jeunes, durant ce mouvement très particulier de la fin des Trente Glorieuses.

Enfin, aujourd'hui, le principe de l'éducatif demeure. Cependant, depuis la fin des années 1990, la France a repris peur de sa jeunesse, dans un contexte de montée des individualismes. Les principes de l'ordonnance semblent moins bien compris par l'opinion publique, qui y voit une forme de laxisme, alors que la justice française des mineurs, qui autorisait la peine de mort jusqu'en 1980, reste l'une des plus punitives d'Europe.

M. Mathias Gardet. - La réinsertion des mineurs délinquants a-t-elle toujours été perçue comme un objectif prioritaire par les pouvoirs publics ? Quels moyens ont été mis en oeuvre historiquement pour l'atteindre ? Avec quel succès ?

Qu'entendre par réinsertion des mineurs ? Le dictionnaire Larousse définit la réinsertion comme l'action suivante : « Agir, pour que quelqu'un - handicapé, délinquant, etc. - puisse se réadapter à la vie sociale. »

Cette idée est partagée tout au long de la période. Le problème réside dans les moyens mis en oeuvre par les politiques et la justice pour parvenir à ce but de réinsertion. Selon la période, on parlera donc d'enfermement, de placement, de formation, d'éducation, d'accompagnement, de suivi individuel, de prévention ou de milieu ouvert. Il s'agit de jeunes situés hors des normes de la société à un moment donné. Or, ces normes évoluent également dans le temps.

Ainsi, la présence des jeunes dans l'espace public est tantôt considérée comme un délit, assimilé au vagabondage, tantôt comme normale dans les milieux populaires. Désormais, la présence de ces jeunes est beaucoup plus contrôlée.

La réadaptation à la vie sociale mérite aussi d'être interrogée, puisque les jeunes ont déjà une existence sociale. Qu'entend-on par réinsertion ? Celle des jeunes issus des milieux populaires est-elle distincte de celle des enfants de la bourgeoisie ? Quelle importance va-t-on donner à la question du genre ? La réinsertion, durant certaines périodes, des jeunes filles passe par leur mariage et une place de femme au foyer.

Il est toujours difficile de mesurer les succès et les échecs sur le long terme. Certes, la prise en compte du contexte économique est l'un des facteurs de réussite de la réinsertion professionnelle. Au cours des Trente Glorieuses, les jeunes pouvaient changer facilement d'employeurs, tandis que le chômage, qui touche particulièrement les jeunes depuis plus de trente ans, rend difficile cette forme de réinsertion par le travail et l'exercice d'une liberté de changer d'activité. Alors que les jeunes issus des milieux populaires doivent être insérés avant leur majorité, dans les classes moyennes et supérieures, l'insertion ne se conçoit pas avant l'âge de vingt ou de vingt-cinq ans.

Mme Véronique Blanchard. - Dans quelle mesure l'analyse historique peut-elle apporter un éclairage utile pour l'évaluation des politiques contemporaines en matière de réinsertion des mineurs ? L'histoire démontre qu'il n'existe pas de solution miracle, mais permet de dégager des points de repère. Elle remet au centre de la réflexion la question du contexte : comprendre le regard que l'on pose sur ces enfants, sans penser au contexte, conduit à d'immenses contresens. Selon les circonstances sociales, économiques ou politiques, le regard sur la jeunesse en difficulté peut varier dramatiquement.

L'histoire permet de décrypter l'héritage institutionnel : la difficile mise en place des établissements pénitentiaires pour mineurs (EPM), suite au refus des professionnels de la protection judiciaire de la jeunesse d'y être titularisés, s'explique ainsi par l'héritage de l'ordonnance de 1945. Cette résistance a étonné les politiques, alors qu'une approche historique aurait permis d'en identifier l'origine. En 1945, l'éducation surveillée, service relevant de l'administration pénitentiaire, devient une direction autonome du ministère de la justice. Les surveillants deviennent des éducateurs. Ce moment de fondation identitaire de la protection judiciaire de la jeunesse implique un travail à l'extérieur de la prison. Une fois que ces éducateurs se voient demandés de retourner en prison, ils opposent naturellement une résistance, de peur, soixante ans après, de perdre une partie de leur identité professionnelle. L'histoire peut ainsi permettre d'éviter l'amnésie collective et de prévenir certains errements.

M. Mathias Gardet. - Certaines mesures devraient-elles être privilégiées, ou au contraire écartées, au regard des expériences passées?

Loin de nous prononcer sur les mesures à mettre en oeuvre, nous pouvons en revanche vous signaler les idées qui ont été pérennes durant deux siècles. L'éducation des jeunes revient à parier sur leur éducabilité d'enfant ou d'adolescent. Y renoncer revient à écarter la notion de minorité.

Une seconde dimension est plus politique : la marge de manoeuvre n'est pas toujours liée à la réalité de la violence vécue au quotidien par les populations. Ce décalage a été mis en exergue par un rapport sur la violence des jeunes, rédigé, en 1977, par Alain Peyrefitte, qui montrait que certaines personnes pouvaient se sentir oppressées par l'insécurité, quand bien même elles en étaient très éloignées.

Comment agir face à une demande sécuritaire de plus en plus forte, tandis que les mesures éducatives requièrent une action à long terme, dépassant les échéances électorales ? Il est manifeste que l'institution judiciaire des mineurs éprouve de réelles difficultés à se démarquer totalement de l'enfermement qui reste une constante, toujours présente en toile de fond. Cette réalité est mal connue du grand public qui fantasme sur la nécessité de la prison imposée aux mineurs, dès l'âge de 13 ans à partir de 1912. La présence des enfants en prison choque, y compris les personnes en faveur de la plus grande sévérité. L'institution judiciaire éprouve d'ailleurs des difficultés à caractériser l'enfermement des mineurs, comme en témoigne les changements d'appellation du quartier des mineurs - école de réforme, école de préservation, service ou centre de formation - dans la prison de Fresnes. En outre, les tensions sont plus fortes lorsque l'éventail des solutions proposées se réduit. À l'inverse, plus les solutions sont ouvertes, plus l'histoire démontre la possibilité d'apporter des solutions.

À quels moments et de quelle manière les apports des sciences sociales, de la criminologie ou de la psychiatrie ont-ils fait évoluer les modalités de prise en charge des mineurs ? Ces disciplines ont toujours été présentes dans les débats et elles ont influencé les décisions judiciaires, ainsi que les pratiques des professionnels du secteur.

L'exemple le plus ancien est constitué par la psychologie de l'homme criminel, qui considère que la délinquance juvénile constituerait un problème plus psychiatrique - relevant d'un cas médical et d'une forme d'hérédité maladive - que social. Cette perception conduit à essayer de détecter ce problème médical le plus tôt possible, en décelant d'éventuels pré-délinquants, ce qui revient à reconnaître une forme de présomption de culpabilité aux contours juridiques incertains. Une telle démarche n'a pas été sans susciter des dérives, comme l'eugénisme présent durant l'entre-deux-guerres.

Le second exemple est celui de la sociologie qui est présente très tôt, notamment chez les assistantes sociales. Dès les toutes premières écoles d'assistantes sociales, les sociologues interviennent et les assistantes sociales se dotent d'outils d'enquête performants qui ont permis de fournir des descriptions précises des configurations familiales. Certes, une dérive peut provenir d'une surinterprétation sociale déjà dénoncée par l'historien Louis Chevalier, dans les années 1950, dans son ouvrage Classes laborieuse, classes dangereuses, à une époque où les classes populaires étaient considérées comme le milieu d'origine de la plupart des délinquants.

Mme Véronique Blanchard. - Je me suis intéressée, notamment dans le cadre de mon ouvrage Mauvaises filles : incorrigibles et rebelles, à la situation particulière des mineures délinquantes. Quelles sont les spécificités de la délinquance des mineures ? Des actions particulières sont-elles nécessaires à destination de ce public ?

L'originalité de la délinquance des filles réside dans la conscience de sa spécificité. Tout est question de perception de genre : une mauvaise fille n'est pas un mauvais garçon. Le regard social reproche à une fille ce qu'elle est, tandis qu'il reproche à un garçon ce qu'il fait. Au risque de choquer les juristes, la loi n'a pas de sexe, mais elle a un genre : la loi qui est écrite pour tous n'est pas appliquée uniformément selon le genre des jeunes prévenus au tribunal. Il importe donc de réécrire l'histoire de la délinquance féminine en tenant compte de la place des filles et des femmes dans la société française. La délinquance des femmes est largement invisibilisée, depuis le XIXe siècle, par le corps social. La sexualité est centrale dans la perception de la délinquance des jeunes femmes. La première des actions doit être la formation des professionnels, afin de faire prendre conscience des stéréotypes de genres et de la prévalence de nos représentations.

En tant qu'éducatrice au sein de la PJJ sur le terrain pendant près de dix ans, en Seine-Saint-Denis, j'ai appris à me méfier de l'exigence d'efficacité et des éventuelles solutions miracles. Néanmoins, comme historienne et formatrice, je pense que le placement en institution doit demeurer une exception, en privilégiant le plus rapidement l'ouverture à la fermeture. Le milieu ouvert implique des moyens conséquents, en personnels et en imagination. Éduquer, c'est multiplier les possibles, afin de permettre à ces jeunes de trouver une voie pour l'avenir. Tout ne se joue pas à l'adolescence : il y a un risque éducatif à prendre et il faut parvenir à le défendre devant nos concitoyens.

La formation des professionnels est fondamentale pour assurer une prise en charge de qualité. Tournée vers les sciences juridiques, humaines et sociales, cette formation doit également s'inscrire dans une forme de bienveillance. Il faudrait peut-être mieux entendre la parole des anciennes et des anciens détenus qui sont d'ailleurs de réels experts sur la question des mineurs enfermés. La plupart ont pu trouver leur place dans la société, une place autre que celle qui leur avait été prédite. En conclusion, je citerai l'un d'eux : « Mon exemple est très marqué dans le temps, mais c'est certainement par la multiplication des témoignages que la réalité du vécu des jeunes égarés pourra être appréhendée tout en les inscrivant dans une étude objective. Je garde encore l'espoir que la multiplication des études universitaires et professionnelles arrive un jour à convaincre la classe politique de toute obédience de la nécessité de mettre enfin en place des dispositions qui permettent aux jeunes égarés de trouver leur place au sein de la collectivité. Toutefois, je reste convaincu que la solution doit être trouvée par la résolution des difficultés rencontrées bien avant le passage à la marginalité. Je ne crois pas qu'on naisse délinquant ; c'est la vie qui mène vers ces sentiers tortueux. »

M. Michel Amiel rapporteur. - Merci de tous ces éléments que vous nous avez apportés. J'ai lu votre livre dont l'iconographie m'a particulièrement frappé. La prison de la Petite Roquette, première prison pour mineurs, relativise toutes les options que nous, politiques, pouvons apporter. C'est une grande leçon d'humilité.

Vous avez évoqué la différence de culture entre les surveillants et les éducateurs qui ne souhaitaient pas se retrouver en EPM. N'avez-vous pas le sentiment qu'il s'agit du coeur du problème, arriver à concilier des cultures professionnelles distinctes dans l'approche du même sujet ?

J'ai le sentiment que tout se joue durant toute la vie, contrairement aux conclusions de certains psychanalystes, comme René Spitz. Une fois encore, le jeune n'est pas un adulte en miniature, mais un être humain en devenir.

Vous avez devant vous les représentants des diverses forces politiques qui partagent ici la même volonté de prendre du recul sur le sujet, pour améliorer l'existant. Or, si les Français demandent actuellement plus de dureté dans les peines, leur a-t-on expliqué la réalité des choses ? Surement pas. Dans ma commune, dont j'ai été le maire pendant dix-sept ans, je passais une partie importante de mon temps à régler les problèmes de nuisance de certains enfants qui étaient considérés, par mes administrés, comme de graves délinquants. La priorité de l'éducation ne doit pas seulement concerner les enfants, mais aussi l'ensemble des personnes, dont les parents, qui sont susceptibles de les entourer.

Mme Catherine Troendlé, présidente. - Au coeur du dispositif où intervient un grand nombre d'acteurs, les familles demeurent importantes, tant pour la prévention que l'accompagnement, durant l'enfermement et la réinsertion. Pourriez-vous développer ce sujet ?

M. Michel Forissier. - J'ai travaillé, comme maire de Meyzieu, avec Dominique Perben à la conception des établissements pénitentiaires pour mineurs. Ce que vous dites des EPM est tout à fait vrai ! Beaucoup de gens étaient réticents à l'implantation d'un EPM dans ma commune, redoutant l'insécurité que ces mineurs risquaient d'apporter. Il s'agissait alors de réagir face à l'état dégradé des quartiers pour mineurs des prisons lyonnaises, qui avait souvent pour effet de faire plonger encore plus les mineurs dans la délinquance. Dans le cadre des EPM, trois administrations doivent travailler de concert. N'oublions pas qu'un jeune qui entre dans l'un de ces établissements présente souvent des troubles psychiatriques que n'a pas les moyens de prendre en charge l'hôpital, faute de disposer d'un quartier suffisant. Il faut également exécuter une décision de justice ; d'où la difficulté. Vous avez raison de rappeler que par le passé, les peines appliquées à la délinquance des mineurs ont pu susciter l'incompréhension des populations. Quels seraient, selon vous, les arguments à avancer pour faire comprendre que l'enfermement doit être le plus court possible, quelle que soit l'horreur du crime commis ?

Mme Brigitte Micouleau. - Récemment, des enfants de dix ans ont frappé leurs enseignants dans une école des quartiers nord de Toulouse. Quelle formation, à destination tant des parents que des enseignants, peut-on élaborer pour éviter de tels errements ?

Mme Laurence Rossignol. - Avons-nous correctement évalué les alternatives à l'enfermement, ce qu'elles mobilisent et le lien qu'elles supposent avec la prévention ? Comment s'organise la pluridisciplinarité autour des enfants ? Certes, si les familles étaient responsabilisées, de nombreux problèmes seraient résolus. Ne faudrait-il pas d'ailleurs reconnaître l'enfant avant tout comme victime, plutôt que comme cas pathologique relevant de la psychiatrie ? En 2015, des cellules de prévention de la radicalisation ont été instituées dans les préfectures. La méthode retenue ici me paraît remarquable. Avez-vous déjà observé des méthodes de travail similaires à celle de ces cellules qui favorisent le dialogue entre les différents intervenants socio-éducatifs. Comment s'inspirer de cette démarche ?

Mme Catherine Troendlé, présidente. - Quel est le rôle de l'enseignant dans la prévention ? Ainsi, dans le cadre de la lutte contre la radicalisation, une plateforme internet permet de prendre en charge très rapidement le jeune, à partir d'un signalement réalisé par l'enseignant.

M. Jean-Luc Fichet. - Avez-vous observé des différences entre les jeunes issus des milieux ruraux et ceux des espaces urbains ? Le rapport à l'environnement peut-il modifier l'évolution de nos jeunes et les préserver d'une certaine forme de délinquance ?

M. Joël Bigot. - Pour certains jeunes, qui n'ont eu ni scolarité ni formation, lorsqu'ils ne viennent pas de l'étranger, il existe un véritable enjeu d'insertion. Comment intervenir en amont auprès de ces jeunes, avant qu'ils ne soient placés en détention ? Je crains que l'incarcération pendant une longue période ne conduise à la « professionnalisation » des jeunes dans la délinquance, au lieu de favoriser leur réinsertion. Quelles solutions proposer ? En raison de l'évolution des familles, qui sont souvent éclatées et dans lesquelles l'autorité n'existe plus, l'internat, sans être punitif, vous paraît-il à nouveau une solution viable ?

Mme Véronique Blanchard. - Nous répondrons avec un regard historique à vos questions. Depuis deux cents ans, on invoque les familles, considérées comme déficientes, pour expliquer la délinquance et la déviance. C'est ce qui explique qu'elles aient été tenues à l'écart depuis le XIXe siècle jusqu'aux années 1970 : corriger l'enfant impliquait de le soustraire de sa famille ! Cependant, une telle démarche a montré ses limites. Depuis, les praticiens ont pris conscience qu'aucune institution n'est en mesure de se substituer à la famille. C'est pourquoi, une démarche inverse, impliquant le lien avec la famille, fût-elle précaire, a été mise en oeuvre. Des sociologues pourraient approfondir cette réflexion grâce à leur compréhension des évolutions intervenues au cours des quarante dernières années.

Le sentiment d'insécurité est aussi fondamental. Les travaux historiques nous conduisent à affirmer que notre société est peu violente au regard de la situation de ces deux cents dernières années. Mais notre société très pacifiée ne supporte plus le peu de violence qui subsiste. Les enfants de 1945 étaient des enfants extrêmement violents, comme en témoignent les statistiques de l'époque. Et pourtant, l'ordonnance de 1945 va privilégier leur prise en charge et leur protection par la société ! Une telle approche permet ainsi de considérer la violence d'une autre manière pour nos concitoyens. Raconter l'histoire et le quotidien d'un jeune pris en charge par la justice des enfants et sa prise en charge éducative est un travail qui doit être conduit. Je suis parfois surprise par les propos de certains éducateurs en formation qui considèrent la prison comme luxueuse ; cela illustre la méconnaissance par la population des réelles conditions de détention. Connaître mieux un sujet permet de l'aborder de manière plus sereine.

M. Mathias Gardet. - Attention au rêve de la prévention ! On ne pourra jamais éradiquer tout comportement déviant de notre jeunesse. À partir du moment où une société se dote de normes, il est évident que certains de ses membres vont tenter de les franchir. Penser que l'éradication de toute délinquance juvénile est possible est une utopie qui a motivé des dérives médicales extrêmes : en 1964, un médecin psychiatre, travaillant dans le cadre de l'éducation surveillée a estimé que le tatouage, fréquent chez les détenus, était le signe que les délinquants seraient moins sensibles que les autres à la douleur. Pour s'en assurer, il a donc piqué les corps des jeunes détenus, sans résultat probant bien sûr.

Les normes qu'on oppose pour identifier un comportement déviant ont changé, comme en témoigne l'évolution de la perception de l'avortement. Que faire à partir du moment où un acte est considéré comme déviant ? Plus on avancera vers la non-violence, plus la tolérance à l'égard des comportements des jeunes va se réduire. Les juges pour enfants nous indiquent que certains actes qui leur sont déférés n'auraient pas été considérés comme relevant de la délinquance, quarante ans plus tôt.

Alors que la situation des jeunes délinquants citadins a été beaucoup étudieé, celle des jeunes ruraux a été largement ignorée. La délinquance rurale est très mal connue, au motif que le contrôle social serait davantage présent et efficace dans les campagnes. Au monde criminogène de la ville s'opposerait le monde purificateur et rédempteur de la campagne, alors qu'un nombre conséquent de jeunes déférés sont issus de la ruralité. La présence de ces stéréotypes est encore confirmée par certains programmes télévisés où l'on voit des jeunes délinquants de banlieue se livrer à des exercices en pleine campagne.

La violence à l'école est un phénomène dont on parle depuis peu. Jusqu'aux années 1960, les sources historiques ne mentionnent pas de problème de violence en milieu scolaire. Un basculement s'opère à cette époque, avec le rallongement de la scolarisation, décidé en 1959, mais effectif à partir de 1967, qui maintient à l'école les élèves jusqu'à seize ans. Ceux qui sont enfermés doivent ainsi être scolarisés jusqu'à cet âge. Pourquoi la dégradation de locaux scolaires est-elle plus intolérable que celle d'un abribus ? Un tel acte suscite une réelle indignation dans le corps social. Les attentes de l'institution scolaire et ce qu'en perçoivent les élèves doivent sans doute être ajustées.

Enfin, lutter contre la méconnaissance de la prison est important. Au-delà de la différence entre la culture des surveillants et celle des éducateurs, le transfert dans une prison est souvent perçu comme un rétrécissement d'horizon par les professionnels qui n'en ont pas l'habitude.

Mme Françoise Gatel. - La délinquance des enfants a-t-elle augmenté proportionnellement à la population ? L'environnement n'est-il pas un facteur explicatif ? Dans le milieu rural où j'ai grandi, le village contribuait à éduquer l'enfant, alors que la cruauté enfantine pouvait être terrible. Dans un contexte marqué par l'individualisme et la déstructuration des familles, un tel lien vient à manquer. En outre, quel est le taux de réinsertion de ces jeunes ? Certains modes d'intervention de la société facilitent-ils la réinsertion ?

M. Michel Amiel, rapporteur. - Avons-nous analysé l'usage de la psychiatrie dans la délinquance ? Je ne suis pas persuadé que la classification psychiatrique des troubles des enfants, comme l'hyperactivité, impliquant une prise en charge chimique, soit toujours pertinente.

Mme Laurence Rossignol. - Les propos de notre collègue Françoise Gatel m'évoquaient un proverbe africain, selon lequel il faut tout un village pour élever un enfant. Je comprends très bien les limites de la prévention, qui pourrait déboucher sur une société dystopique si elle était poussée à l'extrême. Je repense à ce rapport de l'INSERM qui prétendait dépister la délinquance en analysant les troubles du comportement chez les enfants de moins de trois ans. Mais à partir de quelle époque avons-nous établi un lien entre les violences commises sur un enfant et celles commises par un enfant ? Certaines enquêtes nous ont indiqué récemment la prévalence des violences sexuelles commises sur les mineurs et les enfants. Quand j'évoque la prévention, je pense surtout au repérage, à la prise en charge et à l'accompagnement d'enfants-victimes. Enfin, avez-vous identifié d'autres lieux d'enfermement des mineurs que ceux qui relèvent d'une sanction pénale ?

Mme Véronique Blanchard. - L'évaluation des alternatives à l'enfermement n'intervient pas avant les années 1970 et la mise en oeuvre des prises en charge en milieu ouvert. Les sociologues ont montré que le milieu ouvert, avec des structures d'accompagnement pluridisciplinaires, offrait aux enfants une voie d'insertion dans la société. Le travail éducatif ne peut se faire que dans l'ouverture et l'insertion dans le tissu social quotidien.

S'agissant des statistiques, on n'observe pas de hausse de la délinquance des mineurs par rapport à celle des majeurs. Les variations sont faibles et ne jouent pas sur le temps long de la statistique judiciaire, qui doit être distinguée des statistiques policière et carcérale.

L'histoire montre la multiplicité des facteurs conduisant à la délinquance et à la déviance. Il est difficile d'en isoler un seul en particulier. En revanche, la bienveillance du village, sinon son contrôle, est un facteur qui peut se retrouver en ville et qui peut aider à l'accompagnement de ces enfants en très grande difficulté. Si les citoyens se soucient de l'état de leurs enfants, comme ce fut le cas après la Première guerre mondiale, la situation de ces derniers peut changer du tout au tout.

M. Mathias Gardet. - Une histoire très fine de la psychiatrie est actuellement conduite dans le cadre d'un séminaire du Centre Alexandre Koyré, à partir du livre d'Annick Ohayon intitulé L'impossible rencontre.

À la fin du XIXe siècle émerge l'idée de l'enfant victime de sa famille, impliquant de nouvelles lois mêlant les violences commises par les enfants à celles commises sur les enfants. Les enfants martyrs, cas extrêmes de violence familiale, émeuvent pour la première fois l'opinion publique et motivent une politique conduisant à la déchéance de la toute-puissance paternelle sur l'enfant, qui peut alors être soustrait à sa famille. Les enfants délinquants sont considérés comme les victimes de leurs familles et de leur milieu.

Se produit alors un glissement analogue à un syllogisme de Ionesco : si les enfants délinquants sont des victimes, les enfants victimes sont voués à devenir délinquants. Le seuil d'intolérance à l'égard des violences commises dans le cercle familial n'a fait qu'augmenter depuis le XIXe siècle, à la suite de l'intervention grandissante de l'État dans des situations qui échappaient jusqu'alors à la visibilité de la justice, comme des conditions de vie déplorables ou des cas de maltraitance avérés.

Mme Véronique Blanchard. - D'autres lieux d'enfermement existent. Ainsi, les jeunes filles vont souvent échapper aux lieux de l'enfermement classique de la justice des mineurs pour être hospitalisées dans des unités psychiatriques. Ces jeunes femmes sont alors considérées comme hystériques et dirigées vers ce lieu d'enfermement sine die qu'est l'hôpital.

Pour répondre à la question sur l'internat, je dirais que le placement dans une institution ouverte et bienveillante, donc collective, ne permet pas, à lui seul, de répondre aux difficultés des enfants, qui sont multiples. Encore faut-il mettre en oeuvre toute une infrastructure qui permette à l'enfant de prendre la parole et de réfléchir avec sa famille.

M. Mathias Gardet. - L'histoire connaît, à cet égard, de spectaculaires revirements : certaines périodes vont être louangeuses sur l'internat, présenté comme la solution miracle, tandis que d'autres acteurs, à d'autres époques, vont sévèrement le critiquer. Au-delà des motifs éducatifs, la raison économique est souvent essentielle à un tel revirement : le coût de l'internat peut, au gré des époques, s'avérer moins onéreux que le placement familial et vice-versa. Enfin, dans les orphelinats se trouvent également des lieux d'enfermement.

Mme Catherine Troendlé, présidente. - Je vous remercie, au nom de la mission d'information, de vos réponses à l'ensemble de nos questions.

La réunion est close à 17 h 05.