Mardi 10 avril 2018

- Présidence de M. Bernard Cazeau, président -

La réunion est ouverte à 14h20.

Audition de M. Mohamed Sifaoui, journaliste-écrivain-réalisateur, dirigeant de la société Terromag

M. Bernard Cazeau, président. - Notre commission d'enquête poursuit ses travaux avec l'audition de M. Mohamed Sifaoui.

M. Sifaoui est journaliste, mais aussi écrivain et réalisateur. Ses reportages concernent notamment des infiltrations dans des milieux dangereux, y compris islamistes. Il a également écrit plusieurs ouvrages, dont Combattre le terrorisme islamiste, dès 2007.

Vous avez donc une double approche, à la fois théorique et de terrain. C'est pour cette raison que notre commission d'enquête a souhaité vous entendre puisqu'elle s'intéresse à l'état de la menace terroriste aujourd'hui et à son évolution, ainsi qu'à la façon dont les services de l'État s'y sont adaptés.

Comment percevez-vous cette menace terroriste aujourd'hui, en particulier sur le plan intérieur ? Quelle est votre analyse du phénomène djihadiste et de sa propagande, alors que l'organisation État islamique a subi d'importants revers militaires sur le terrain ? Quel reste, selon vous, son pouvoir de « séduction » auprès de personnes radicalisées ? Quel est votre point de vue sur la question du retour de djihadistes français et sur la menace qu'ils pourraient représenter ? Quelle est votre appréciation du plan de lutte contre la radicalisation présenté récemment par le Gouvernement ?

Nous vous avons adressé un questionnaire qui peut constituer le « fil conducteur » de votre intervention. Je vous propose de vous donner la parole pour un propos liminaire d'une dizaine de minutes, puis j'inviterai mes collègues, en commençant par notre rapporteure, Sylvie Goy-Chavent, à vous poser des questions.

Cette audition fera l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites : « Je le jure. ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Mohamed Sifaoui prête serment.

M. Mohamed Sifaoui, journaliste-écrivain-réalisateur, dirigeant de la société Terromag. - Mon analyse se fonde sur une approche initialement académique qui s'est ensuite appuyée sur un travail de terrain, à vocation journalistique. Je tiens à vous exposer la méthodologie que je n'ai eu de cesse de suivre depuis une trentaine d'années afin d'essayer de comprendre la réalité de la menace terroriste islamiste. Mon étude n'est pas liée à un contexte exclusivement franco-français, ni à une actualité plus ou moins récente. À ce jour, je continue de suivre l'évolution du terrorisme islamiste dans son contexte international et de me pencher sur l'histoire de ce phénomène en essayant de revenir le plus en amont possible afin d'en saisir les véritables contours. J'ai commencé à m'investir sur le sujet à la fin des années 1980, en m'intéressant d'abord aux islamistes algériens, puis à ceux des autres pays maghrébins - notamment tunisiens et marocains. Naturellement, le terrorisme qui a frappé l'Algérie à partir de novembre 1991 allait représenter pour moi un cas d'école. D'ailleurs, je crois que nous n'avons pas suffisamment étudié les modes opératoires et les logiques de ces groupes algériens. Ils avaient très tôt - dès 1993 - ciblé la France. Il faut garder à l'esprit qu'il y a un continuum idéologique entre le terrorisme qui a ciblé la France au cours des années 1990, celui qui a ciblé ensuite l'Occident et le monde entier, y compris musulman, de manière générale, durant les années 1990 et 2000, et enfin celui que l'on connaît sous la forme actuelle.

Le terrorisme auquel nous faisons face aujourd'hui n'est pas le fruit d'une génération spontanée, ni le résultat d'un fait ponctuel lié par exemple à la naissance de Daech. Cette organisation n'a fait en réalité que révéler et amplifier un phénomène existant en France depuis plusieurs années. Pour comprendre le terrorisme islamiste, il faut l'appréhender de manière globale. Il faut ainsi se méfier des analyses ne prenant en compte que le contexte franco-français.

L'islam, au niveau mondial, est largement phagocyté, et j'assume ce mot, par deux pensées extrémistes, et souvent violentes, au caractère incontestablement politique. Ces deux pensées ont politisé et idéologisé l'islam. Elles ont fait de l'islamisme une norme, et de ses préceptes des référentiels. Ainsi, au nom de l'islam, les différents courants islamistes ont livré à leurs adeptes la position à adopter - par exemple face à des valeurs comme la démocratie, la laïcité, les droits de l'Homme ou face aux autres religions. La pensée wahhabite - celle inspirée et propagée durant de longues années par l'Arabie saoudite - et la pensée des Frères musulmans, confrérie née en 1928 - sont les deux logiques qui ont pris en otage la religion musulmane et les musulmans eux-mêmes. Cette réislamisation d'une grande partie du monde musulman et des populations musulmanes vivant en Occident, selon des logiques extrémistes, est le résultat d'une campagne de prosélytisme de ces deux écoles. Même si, parfois, elles ont eu des positions antagonistes, elles ont systématiquement recherché les mêmes objectifs. Ce sont ces deux pensées qui constituent le coeur de la doctrine salafiste qui comporte, il est vrai, plusieurs courants. Toutefois, ils se rejoignent tous en un élément essentiel : l'islam est considéré par les adeptes du salafisme comme un absolu englobant et ses textes doivent en toute circonstance et en tout lieu supplanter les législations et les lois. Le terrorisme - c'est-à-dire le djihad - vise en définitive soit à assoir cette vision binaire du monde, soit à l'imposer sinon à punir ceux qui ne se soumettent pas à cette même logique ou ceux qui la combattent.

En France, le salafisme est représenté par les deux tendances précédemment citées. S'agissant de la dangerosité du salafisme, il y a de grandes divergences dans les milieux universitaires et journalistiques. Certains disent qu'il ne faut pas confondre le salafisme dit quiétiste et le salafisme dit djihadiste. En ce qui me concerne, je pense que la différence entre les deux est insignifiante. Il est même faux d'affirmer qu'il existerait un salafisme quiétiste ou pacifiste. D'ailleurs, ces qualificatifs ne sont pas utilisés par les salafistes eux-mêmes. Ce sont souvent des observateurs occidentaux qui les affublent complaisamment de ces adjectifs.

Les idéologues des salafistes dit quiétistes n'ont jamais expurgé la doctrine de sa dimension violente. Pour eux, le djihad est consubstantiel à leur doctrine, même si un salafiste quiétiste va subordonner son action violente à des conditions sur lesquelles nous pourrons revenir. Aussi, à mes yeux le salafisme représente-t-il une menace car il est désormais une menace stratégique. Il y a en France, selon les estimations, quelque 35 000 à 55 000 islamistes se reconnaissant dans les différentes doctrines salafistes - les uns, Frères musulmans, les autres, wahhabites, voire pour les Pakistanais, l'école dite Déobandi qui est la version salafiste appliquée dans le sous-continent indien. Il y a également les courants du Tabligh qui jouent historiquement un rôle prosélyte important, constituant souvent l'antichambre du djihadisme.

La première menace du salafisme est évidemment la violence qu'il peut engendrer ou légitimer. Mais d'autres menaces existent, y compris celles produites par les groupes dits quiétistes. Ceux-ci participent notamment à rompre le lien social : en empêchant une cohabitation saine et pacifique entre enfants d'une même nation, par leur prosélytisme, et en refusant parfois de condamner clairement et vigoureusement le terrorisme, ils alimentent directement ou indirectement les groupes violents. De plus, le salafisme, quand il ne fait pas l'apologie du terrorisme, promeut des idées antidémocratiques, anti-laïques, homophobes, misogynes et antisémites, qui participent à fissurer, voire à fracturer la société. Par un jeu de réaction, il alimente les populismes et sert à justifier chez certains le rejet général du musulman, qui à son tour risque d'adopter face à ce rejet une attitude de repli et de communautarisme. Si nous voulons régler à long terme la question du terrorisme, il nous faut aussi casser cette spirale qui déstabilise notre société. Je parle souvent de la matrice idéologique de ce terrorisme, en l'occurrence l'islam politique. Un exemple : le terroriste islamiste n'agit jamais si une référence théologique ou supposée telle, si des figures charismatiques ou morales, toutes affublées abusivement de titres de « savants », ne légitiment pas la notion de guerre d'un point de vue religieux. L'action terroriste est perpétrée au nom d'un dieu selon les recommandations d'un pseudo-sachant qui jouit d'une certaine aura. Je parle également de matrice idéologique car tous les courants islamistes légitiment à un moment ou un autre le djihad qui, selon les écoles, doit obéir à certaines conditions. De manière schématique, s'il n'y a pas d'islam politique, il n'y a pas de djihad. En revanche, là où il y a un islam politique, il y a toujours un risque élevé de voir des actions terroristes surgir à terme, à un moment ou un autre, au nom de ce même djihad.

Comment combattre cette matrice idéologique ? Il est nécessaire d'identifier clairement les groupes et courants qui incitent directement à la violence ou préparent l'individu à l'accepter comme mode de contestation. On connaît la manière directe de faire de l'apologie du terrorisme. Elle passe par sa justification claire et explicite. La façon indirecte repose sur la notion d'auto-victimisation et sur l'exacerbation de la posture victimaire. Par ce biais, on légitime une action violente, presque comme s'il s'agissait d'une situation de légitime défense. À force de laisser s'installer un discours du type « tous les Juifs de France soutiennent Israël qui mènerait une guerre aux Musulmans », on finit par avoir une attaque contre une épicerie casher. Le terroriste est ainsi convaincu, même en assassinant des civils en France qui sont par ailleurs ses propres compatriotes, d'agir en légitime défense pour soutenir ses frères de foi en Palestine.

Or, il y a des mouvements islamistes français qui, tout en condamnant dans leurs communications officielles le terrorisme, distillent ce genre de prêt-à-penser. Ils participent ainsi aux attaques contre la République française, souvent dépeinte, par ces mêmes milieux, comme « raciste » et « intolérante » à l'égard des musulmans.

Parmi les solutions, il faut assumer le combat idéologique. Il est nécessaire de s'emparer de cette thématique lorsque l'on se réclame de la République et de la démocratie pour ne pas laisser cette question entre les mains des populistes de droite comme de gauche. La position politique consiste à opposer clairement et fermement aux groupes salafistes une réaffirmation des valeurs de la démocratie, de la laïcité, de l'antiracisme et de l'État de droit, qui ne doivent pas être négociées.

Il est nécessaire aussi d'interdire, sans trembler et en assumant les polémiques, certaines organisations. L'une des erreurs majeures faites par les gouvernements précédents depuis une trentaine d'années consiste à considérer l'UOIF - cette branche française des Frères musulmans - comme un interlocuteur crédible et sérieux des pouvoirs publics. Or, sur le terrain, s'ils n'appellent pas explicitement au terrorisme, ils préparent les esprits à l'accepter et à s'en accommoder, en encourageant cette même posture victimaire. La meilleure preuve que je puisse donner c'est de vous inviter à voir leurs références idéologiques. Ainsi Youssef al-Qaradawi, prédicateur égyptien, abrité et financé par le Qatar, a-t-il, au cours de ces dernières années, multiplié les déclarations antisémites. Il a ouvertement légitimé dans certains cas l'utilisation des opérations kamikazes comme mode opératoire. Cet individu, par ailleurs président du conseil européen de la Fatwa, est une référence essentielle pour cette organisation. Plusieurs de ses partenaires étrangers sont du même tenant idéologique. Il me semble que la littérature islamiste largement disponible dans les librairies dites musulmanes et, par ailleurs, largement diffusée sur internet et les réseaux sociaux, doit être combattue par des politiques de contre-narration qui doivent être mises en place. L'islamisme dispose depuis plusieurs années de ressources. Le contre-discours est quasiment inexistant en langue française. Nous n'arrivons pas à sensibiliser les pouvoirs publics sur la nécessité de le développer à travers des acteurs associatifs crédibles et sérieux. Il doit également être procédé à l'expulsion d'imams étrangers, le plus souvent autoproclamés et n'ayant aucune formation académique ou théologique reconnue, propageant des idées susceptibles de rendre des esprits fragiles ou déstructurées, voire des personnes en quête d'aventures héroïsantes, perméables à la violence et au terrorisme.

Je crois également que la fermeture de lieux dits de culte doit se poursuivre à un rythme plus conséquent. Nous avons une centaine de lieux de culte référencés comme salles dirigées par des salafistes. Ces fermetures doivent intervenir d'autant que la législation le permet. En outre, des réunions de prosélytisme, d'embrigadement sont souvent organisées dans des appartements. Les services de renseignement en sont conscients et je pense qu'il y a des choses à faire à ce niveau, y compris sur le plan législatif. On peut débattre de la question sensible de la criminalisation du corpus salafiste.

Sans aller dans le détail du plan national de prévention de la radicalisation, présenté par le Gouvernement en février 2018, il semble relever d'une politique ambitieuse et volontariste. Il faut l'encourager et veiller à sa mise en pratique effective. En revanche, ce que j'observe depuis plusieurs années sur le terrain - et les élus locaux en savent quelque chose -, me pousse à dire qu'il est nécessaire de lancer autre chose : un vaste plan national sur plusieurs décennies en vue de démanteler tous les ghettos ethno-religieux qui pullulent sur le territoire. Je pense à tous ces « Molenbeek » français, toutes ces zones de non-droit où la République est absente et qui sont autant de lieux où sont formés les terroristes par l'existence du communautarisme, de l'islam politique, de l'embrigadement, du malaise social, économique, de la délinquance, du trafic de drogue, de la circulation d'armes, etc.

Si l'islamisme est le fil qui relie tous les terroristes qui ont frappé en France ou ailleurs, les ghettos ethno-religieux représentent l'autre dénominateur commun, souvent oublié ou minimisé. Presque systématiquement, on observe dans ces ghettos, où il n'y a plus de diversité sociale ou ethnique, où il y a une démission quasi-totale parfois des pouvoirs publics, une pénétration du salafisme qui côtoie la petite ou moyenne délinquance pour recruter des jeunes souvent en échec scolaire et en totale perdition. On trouvera toujours des contre-exemples pour affirmer que le terrorisme islamiste vient également des petites agglomérations ou des campagnes - ce qui est vrai. Mais ces particularités sont loin de représenter quelque chose de significatif sur le plan statistique.

La puissance publique, de manière directe ou en passant par des associations, des psychologues, peut-elle, par des opérations de sensibilisation et de pédagogie, pousser un individu à se désengager de l'action terroriste ? Pour moi, la réponse est non. Il est impossible de pousser une personne contre sa volonté à renoncer au terrorisme par le seul dialogue. Les soi-disant résultats obtenus par des associations qui ont construit des bilans d'autocongratulation ont visé des jeunes qui avaient montré des signes ou des attitudes de radicalisation, mais qui n'avaient aucune assise idéologique, aucune conviction réelle dans l'islam idéologique. Ils étaient davantage dans le mimétisme et l'euphorie entraînante d'un groupe ou d'une amitié ou sous l'emprise de sentiments amoureux. Pourquoi les actions de déradicalisation sont-elles vouées à l'échec ? Si la radicalisation est le résultat d'une adhésion à un supposé appel divin, par l'intermédiaire de mentors religieux souvent charismatiques, comment peut-on espérer qu'un psychologue - aussi brillant soit-il - qu'un éducateur ou qu'un acteur associatif - a fortiori méconnaissant totalement le dogme islamique - puisse disposer d'arguments pour faire face à un discours qui se revendique du divin - et ainsi le déconstruire ? Cet appel propose en outre ce qu'aucun État ne peut offrir : l'aventure héroïsante et, au bout, la promesse d'un paradis éternel avec son lot de récompenses à même d'atténuer ou de combler toutes les frustrations des personnes endoctrinées. Il faut faire preuve d'humilité et se dire qu'il y a des personnes qui seront irrécupérables et qui ne pourront se désengager que dans le cadre d'un cheminement personnel similaire, mais inverse à celui qui les a amenées à s'engager dans le djihadisme. Ces logiques de déradicalisation sont en outre nées en Arabie saoudite où l'on ne demandait pas aux terroristes de renoncer au djihad et de le bannir, mais de ne pas le pratiquer contre son propre pays ou contre les musulmans.

Pour conclure, je pense qu'il faut investir le champ de la prévention primaire. Il faut prémunir cette jeunesse ciblée par le discours islamiste et qui n'a pas encore répondu à l'appel. Il faut la rendre imperméable aux tentations obscurantistes. S'agissant des services de renseignement, je pense qu'il faut faire évoluer les logiques de fichage et former les fonctionnaires et gendarmes afin qu'ils soient capables de détecter les signaux faibles et de dresser une nomenclature plus réaliste. Cette dernière permettrait de ne ficher que les individus réellement dangereux selon une autre approche et de classer par ailleurs les personnes endoctrinées selon une nomenclature susceptible de prendre en charge tous les paramètres. Cette nomenclature, même si elle ne pourra pas garantir une identification totale et une efficacité absolue, permettra probablement d'avoir une approche plus efficace.

Mme Sylvie Goy-Chavent, rapporteure. - Je vous remercie pour vos propos on ne peut plus clairs. Lors de précédentes auditions, on nous a expliqué que nos jeunes « n'ont plus besoin de se rendre en zone irako-syrienne, car dans certaines villes, dans certains quartiers, tout le monde est radicalisé : le boucher, l'animateur d'association... Les services de l'État sont fermés le vendredi après-midi ». Pensez-vous que la République ait démissionné ? Comment doit-elle réagir pour protéger ses valeurs fondatrices de liberté, fraternité et égalité ? Tous les musulmans sont pris en otage par certaines idéologies, notamment salafistes. Que doit-on et peut-on faire contre le salafisme ? Peut-on et doit-on l'interdire ? Comment l'interdire ?

Existe-t-il un salafisme tolérable, acceptable par la République ? On nous parle de différents salafismes et on les met presque sur une échelle de dangerosité. Combien sont les musulmans radicalisés en France ? À un discours dur et religieux de certains endoctrinant notre jeunesse, doit-on répondre par un contre-discours religieux ou philosophique ? Vous avez expliqué qu'un contre-discours psychologique ne fonctionne pas. Vous avez également indiqué que certains étaient irrécupérables. C'est un mot très dur. Comment faire avec ces personnes ?

M. Mohamed Sifaoui. - La menace a aujourd'hui deux visages. Elle est à la fois endogène et exogène. Il y a effectivement un risque réel de voir des personnes qui ont commencé à commettre des attentats à l'étranger chercher à revenir en France pour perpétuer leurs actions. Il y a aussi des gens qui n'ont jamais manipulé une arme, qui pourraient utiliser les moyens de la vie quotidienne, comme on l'a déjà vu, pour passer à l'acte. Toute la difficulté des services de renseignement est de pouvoir travailler sur ces deux aspects. Je suis de ces observateurs qui regrettent l'ancienne organisation des services de renseignement, qui était beaucoup plus adaptée à la réalité de la menace qui s'installait dès 2007-2008. Il s'agit d'abord d'une menace islamiste importante qui peut venir de l'extérieur mais qui pourrait parfois à l'avenir se décliner en terrorisme d'État. Je pense à des pays comme la Syrie ou l'Iran qui pourraient être, en raison des politiques menées, amenés à encourager de manière directe ou indirecte via leurs services des actions sur le territoire européen.

L'autre menace est endogène, souvent dite low-cost. Elle ne peut être détectée que par des acteurs de la proximité et du quotidien. Il faut revenir vers un maillage territorial plus fin, qui serait à même de rentrer dans les quartiers pour savoir ce qui se dit, ce qui se pense et se prépare. Il faut comprendre le cheminement d'un terroriste passant à l'acte. L'opinion publique ne voit que l'acte final. Mais avant cet acte, il y a une déconstruction mentale qui s'opère chez lui. Il doit faire tomber toutes ses digues morales. L'acte est le résultat d'un cheminement. Aujourd'hui, on ne sait pas encore le voir suffisamment à l'avance.

Lorsque je parle de la matrice victimaire, qui vise les jeunes et les enfants parfois ou toutes ces attitudes qui installent une division au sein même d'une société entre le « nous » et le « vous », ou le « nous » et le « eux », ce sont des signaux à prendre en considération.

La menace endogène doit être traitée par une plus grande présence sur le territoire. Il ne faudrait pas qu'il y ait un seul territoire qui soit interdit à la République et aux forces de sécurité.

D'autre part, l'indication sur le nombre de personnes radicalisées est donnée tous les jours par un certain nombre de faits. Je vais prendre un exemple personnel. Je vis depuis plusieurs années sous protection policière : elle a été décidée par le ministère de l'intérieur. J'ai vécu 5 ans sous cette protection de 2003 à 2008 et j'ai été remis sous protection depuis 2015. Pensez-vous qu'il soit normal dans la République française, qu'un journaliste ou une personnalité publique doive vivre sous protection policière permanente ? C'est un fait qui est entré dans une banalité. Le fait qu'un journaliste vive sous protection policière n'est pas perçu comme si grave. En vérité, je pense que c'est grave pour toute la société. Est-il normal aujourd'hui que la police, les pompiers ne puissent plus pénétrer dans certains territoires ? Il en est de même pour les médecins. Est-il normal que des personnes qui exposent des idées ne puissent plus circuler librement sans être agressées ou menacées ? Tout cela nous donne une idée de la pénétration de cette idéologie extrémiste.

Notre erreur est de ne voir que le terrorisme. Il y a l'action criminelle en tant que telle. Mais le terrorisme doit être vu comme des cercles concentriques, avec au centre l'action terroriste, puis tous les cercles l'entourant sont des cercles qui, tout en s'éloignant de l'acte, entretiennent un climat où on laisse penser, par exemple, qu'il est légitime de mener des actions violentes contre la République, ses symboles, les personnes. Il faut essayer de casser cette ambiance. Aussi est-il impératif de lancer un plan national pour casser les ghettos ethno-religieux. On voit que chaque problème sort de ces ghettos où on laisse se concentrer un certain nombre de maux sociaux.

L'une des figures du salafisme dit quiétiste était un saoudien, le Cheikh Uthaymin. Dans une réponse qu'il a adressée à un de ses adeptes l'interrogeant sur les raisons pour lesquelles il faudrait renoncer au djihadisme et au terrorisme, il indiquait : « Nous devons renoncer au djihad car la Oumma musulmane n'est pas capable moralement et matériellement d'assumer ce combat ». Il ne dit pas parce que cela serait contraire aux valeurs humanistes. Les quiétistes mettent sous le tapis la question du terrorisme, tout simplement parce qu'ils ne sentent pas encore capables de le mener ou parce que leurs conditions ne sont pas réunies. Ils considèrent que la conquête doit passer par la réislamisation des sociétés, y compris musulmanes. La divergence qui existe entre les mouvements violents et les mouvements supposés non violents passe par ce point. Les uns croient qu'il faut aller au combat immédiatement ; les autres pensent qu'il faut y aller par le prosélytisme et l'endoctrinement. Lorsque l'on regarde les écrits en arabe, les divergences existant entre les prétendus modérés ou représentants d'un prétendu salafisme « tolérable » et ceux qui portent un « salafisme intolérable » résident sur ce point précis. Dans les deux cas, l'objectif au final est le même : assoir l'islam comme seule et unique référence religieuse.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Je partage la plupart de vos propos. Lors de cette commission d'enquête, on a entendu des propos sur le salafisme quiétiste qui m'ont interpellée. Je suis rassurée de vous entendre nous dire qu'il faut aussi se méfier de cette branche du salafisme.

Concernant votre plan national pour lutter contre les « Molenbeek » français, je suis convaincue que l'on n'y arrivera pas en deux ans. Ce sera un long travail car il y a des zones de non droit liées à cette religion qui s'est installée et qui veut tout gérer, à l'inverse des règles de la République.

Y-a-t-il une responsabilité des élus locaux dans ce domaine ? Pour mettre en place ce plan national, peut-être faut-il mettre face à leurs responsabilités un certain nombre d'élus qui continuent à paupériser leur ville en construisant de nouveaux logements sociaux, alors que ces derniers constituent déjà 70 % du parc immobilier. Je pense notamment à la ville de Trappes qui a 70 % de logements sociaux, dont beaucoup d'enfants sont partis au Levant et qui continue à paupériser cette ville et va à amener le même type de population. On sait comment les attributions de logement sont faites. Il n'y a aucun regard sur la diversité sociologique. On n'a pas le droit de dire ce qu'est cette diversité sociologique. Peut-être faut-il décrire de manière très claire ce que nous voulons pour ces quartiers.

Il faut également contraindre un certain nombre d'élus à faire face à une réalité qui est déjà compliquée aujourd'hui et qui va empirer demain. Ce n'est pas facile à poser, mais on n'y arrivera pas autrement. Il faut que les élus se responsabilisent aussi sur l'avenir d'un certain nombre de quartiers dans ce pays.

M. Mohamed Sifaoui. - J'ai toujours été très sévère à l'égard de certaines politiques menées. Les constatations sur le terrain montrent que certains sont allés vers des logiques de clientélisation des populations. D'ailleurs, les mêmes qui vous diront « pas d'amalgame » vont croire en définitif que chaque musulman doit être approché à travers le prisme du religieux. C'est une erreur fondamentale. On a laissé prospérer, comme si les Français ou les résidents étrangers de culture ou de confession musulmane étaient tous décidés à centrer leur vie autour du fait religieux. Or, beaucoup veulent vivre en tant que citoyen, trouver un travail et faire en sorte que leurs enfants réussissent leurs études. Ce qui pouvait être pardonné - certains par exotisme pouvaient penser qu'il s'agissait d'empathie -, aujourd'hui est inexcusable. On sait ce que le communautarisme peut engendrer. Je prends souvent le cas de Philippe Moureaux en Belgique, qui a été bourgmestre de Molenbeek. Il a eu une grande responsabilité dans ce qui s'est passé. J'ai découvert la ville de Molenbeek la première fois dans les années 1990, lorsque j'enquêtais sur les réseaux du GIA en Europe. Déjà, les islamistes algériens étaient à Molenbeek, vers 1995-1997. On ne peut plus dire aujourd'hui que l'on ne savait pas. Même si cela peut sembler utopique - je suis conscient que l'on ne pourra pas régler le problème sur un quinquennat - il est évident qu'il faut lancer un plan pour faire face à ces ghettos ethno-religieux et physiquement les démanteler. Il faut construire autre chose à même d'encourager la diversité socio-économique et la diversité ethnique.

Si on laissait les choses en l'état - et ce sont des situations que l'on retrouve sur l'ensemble des pays européens -, on va vers une montée de la radicalisation.

Tous les responsables politiques français se revendiquent de la République. Il faudrait que tous aient un esprit républicain à même de le mettre en pratique. Sur le plan partisan, il faut sortir des calculs électoralistes et rentrer dans une forme de responsabilité. On voit ce que peut engendrer ce laisser-aller. Dans les formations politiques, les uns et les autres devez être extrêmement sévères à l'égard de vos propres collègues. Nous n'avons plus le droit d'être connivent ou indulgent par rapport à ce genre d'errance.

M. Bernard Cazeau, président. - Y-a-t-il encore dans des mosquées des prêches qui sont très tendancieux ?

M. Mohamed Sifaoui. - Le nombre de ces prêches a beaucoup diminué entre le moment où je réalisais ces enquêtes au milieu des années 1990 et aujourd'hui. Il y a très peu de discours explicitement violents et antirépublicains. En revanche, il reste entre 100 et 150 lieux référencés par les services de renseignement où il y a à tout le moins un discours plus qu'ambigu. Les islamistes sont conscients que la loi est très sévère sur l'apologie du terrorisme, l'appel au meurtre. Aussi passent-ils par un discours plus subtil. Je vous invite à vous pencher sur les postures victimaires. Elles sont une préparation mentale visant à faire accepter l'acte violent. Si je vous décris perpétuellement comme victime et si je vous encourage à vous ressentir comme victime, je vous invite à accepter l'idée qu'un jour vous pouvez aller dans une logique de légitime-défense. Le fait d'entretenir cette logique est une façon insidieuse de préparer les esprits, voire de les encourager à participer à des attentats à l'étranger - certains courants salafistes disent qu'il est interdit de combattre dans le pays où l'on vit. Aussi bien l'appel au meurtre contre des citoyens français que contre des ressortissants étrangers doit-il être traité de la même manière.

Le traitement médiatique est judiciaire des « revenants » est surprenant. On se pose toujours la question, quasi-systématiquement et parfois avec indécence, de savoir si ces gens ont participé à l'organisation d'attentats en France. On oublie une chose fondamentale. Lorsque la plupart sont partis, il était clairement dit qu'il y avait un processus d'extermination des Yézidis, des Kurdes, des chrétiens d'Orient, et qu'il y avait chez Daech une volonté de combattre jusqu'au bout pour assoir une doctrine antidémocratique, anti-valeurs humanistes. Ceux qui reviennent ont tous rejoint une organisation terroriste qui était un proto-État cherchant à commettre des génocides.

Mme Sylvie Goy-Chavent, rapporteure. - La question est celle de la qualification de ces gens qui sont partis. La démarche de partir en dit déjà long.

M. Mohamed Sifaoui. - Ce ne sont pas des gens qui sont partis de France, mais ce sont des gens qui sont partis rejoindre une organisation terroriste et identifiée comme telle. Daech et Al-Qaida sont tous les deux identifiées comme organisation terroriste.

M. Ladislas Poniatowski. - Vous tenez des propos courageux et qui doivent susciter une vraie hostilité. Vous dressez un tableau noir, mais vous suggérez un certain nombre de solutions. Ces dernières ne suffiront pas. Il ne suffira pas d'interdire des lieux de culte ou d'éradiquer des zones à ghettos.

Ma question porte sur la mission confiée par le Président de la République à M. Borloo. Cette mission concerne tous les quartiers difficiles. Cela recoupe le problème islamique. Des informations commencent à filtrer. On parle de 48 milliards d'euros supplémentaires nécessaires pour sortir ces quartiers de leur situation. Ne risque-t-on pas de refaire la même chose qu'avant ? Tous les ministres de la ville ont proposé de distribuer de l'argent aux différentes associations. Est-ce que cela n'a pas été de l'argent jeté par la fenêtre ?

M. Mohamed Sifaoui. - Je ne commenterai pas le plan qui sera proposé car je ne l'ai pas encore lu. Mais ce n'est pas un sujet qui se règlerait par une dilapidation de l'argent public ou une répartition dont seraient destinatrices les différentes associations. S'il y a de l'argent à dépenser, il doit permettre à construire de nouveaux quartiers qu'il faudra inventer et qu'il faudra peupler de manière beaucoup plus similaire à ce qu'est la société française. Il n'est plus acceptable qu'en France, on puisse avoir des quartiers essentiellement de Maghrébins ou d'Africains subsahariens. On ne peut pas, d'un côté, se prévaloir d'une République une et indivisible et, de l'autre, mener ce genre de politique. Soit on est une République une et indivisible avec des valeurs et des idées auxquelles nous tenons, soit on change de modèle de société et on rentre dans le modèle communautariste anglo-saxon, avec des quartiers ethniques.

Il y a beaucoup d'argent à mobiliser, mais à la condition que cet argent ne serve pas à repeindre des cages d'escalier ou réparer de manière sommaire un certain nombre de choses. Mais il doit servir à démanteler ces ghettos. Il faut une logique urbanistique de quartiers à taille humaine. Nous ne sommes plus dans les années 1970. En outre, nous ne sommes plus en présence d'immigrés, mais de Français de la troisième ou quatrième génération. Ils doivent être mélangés à une société qui est la leur. On gardera des quartiers populaires, mais il ne faut pas assimiler quartiers populaires et ghettos ethnico-religieux.

M. Hugues Saury. - Je vous remercie pour ces propos à la fois très directs et singuliers par rapport aux autres auditions. J'ai conscience du caractère provocant de mes questions.

Lors des rassemblements qui ont eu lieu dans toute la France après les différents attentats, plusieurs de nos concitoyens ont été étonnés, et pour certains choqués, de ne pas voir dans la rue de musulmans ou de personnes en apparence d'origine étrangère. Cela a été un rendez-vous manqué. Cela a été considéré très négativement par nos concitoyens, estimant qu'il y avait une véritable fracture. Pensez-vous qu'aujourd'hui la religion musulmane soit compatible avec la République ?

M. Laurent Lafon. - Vous avez indiqué qu'il faudrait davantage encadrer les lieux de prières dans les appartements. Pourriez-vous nous en dire plus car ce serait une loi très complexe du point de vue des libertés publiques et de l'application de la loi ?

M. Mohamed Sifaoui. - Depuis la grande manifestation du 11 janvier 2015, la question est posée. Je souhaite rappeler que les musulmans représentent entre 3 à 5 % de la population. Dès lors, dans les rassemblements, on devrait trouver 3 à 5 % de cette population. Je ne sais pas si on les trouve ou pas, car je ne sonde pas les coeurs. En l'occurrence, est-ce que je serai vu demain dans une manifestation comme un citoyen engagé qui vient dénoncer le terrorisme ou comme un musulman ? D'ailleurs comment savoir si je suis ou pas musulman ? On peut penser que je suis probablement d'origine étrangère.

Cela étant dit, la société a raison de se poser la question. Le rôle du citoyen est incontestablement important et il doit être interrogé. Dans le cadre de la citoyenneté, il faut s'engager.

Mais ceux qui ont un rôle qui doit engager leurs responsabilités, ce sont d'abord les associations érigées comme représentantes des musulmans. En effet, comme l'islam sunnite ne dispose pas de clergé, il y a une responsabilité de ceux qui ont voulu représenter ce dogme à clarifier leur position. Or, les pouvoirs publics ont choisi deux types de représentants. Il s'agit d'organisations liées à des pays étrangers et d'une organisation intégriste - en l'occurrence l'UOIF - qui est le représentant des Frères musulmans. Quand les ambassades n'ont pas envie que les associations représentant leurs ressortissants, prennent part à ces manifestations, elles n'y prendront pas part. Il en est de même quand une organisation comme l'UOIF n'a pas envie d'y prendre part, soit parce qu'elle est d'accord, soit parce qu'elle estime que le crime n'est pas important ou pour d'autres raisons. Le problème des musulmans de France est qu'ils sont très mal représentés. Les pouvoirs publics ont une part de responsabilité.

Dans les rassemblements, il faut évidemment appeler les ressortissants de culture ou de confession musulmane à s'engager. Il y a une autre raison, culturelle celle-là. Historiquement, les gens qui sont venus en premier en France n'entretiennent pas de culture de société civile car ils viennent de pays antidémocratiques où la société civile n'est pas reconnue. Aussi participent-ils à une manifestation que si on leur demande de manifester.

Les ghettos produisent aussi ce phénomène. En effet, pour peu qu'une personne aille à une manifestation, cela est considéré comme un acte politique qu'il faut ensuite assumer. Il faut d'abord que cette personne se sente libre et non pas liée à une quelconque communauté dans une logique quasi tribale. Aussi, je le répète la question du ghetto est-elle essentielle.

La religion musulmane est-elle compatible avec la République ? Ce sont des choses qu'il faut mettre sur la table pour en discuter sereinement. L'islam au niveau mondial est phagocyté par deux pensées extrémistes et, dans ce cadre, n'est pas compatible avec les valeurs de la République. L'islam culturel, pratiqué par ceux venus dans les années 1950, qui se vit dans l'intimité est compatible avec la République. L'islam apaisé est de fait invisible car il se pratique dans la sphère privée. Nous avons des millions de personnes qui vivent leur foi dans l'intimité et qui ne font jamais parler d'elles. En revanche, nous avons une forte minorité agissante et active qui est porteuse de ces deux pensées qui sont incompatibles avec la République.

Il est difficile de légiférer sur des réunions privées. Mais avant de s'interroger sur la rédaction d'un tel texte, on ne peut pas faire l'économie d'une réflexion sur la criminalisation du salafisme. Soit on considère le salafisme comme une opinion comme une autre, à ce moment-là il n'y a pas de raison de légiférer. Mais si on considère que le salafisme n'est pas une opinion comme une autre, alors il faut la qualifier afin d'agir en conséquence : est-ce une secte, un groupe totalitaire, un groupe extrémiste et violent ?

Certains pays musulmans mènent une réflexion sur une interdiction du salafisme. En ce qui concerne ces appartements, M. le procureur Molins parle « d'appartements conspiratifs ». C'est un terme adéquat : on n'y discute pas de religion, mais d'embrigadement et de terrorisme capable de mettre à mal la République et ses valeurs.

Audition de Mme Muriel Domenach, secrétaire générale du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (ne sera pas publié)

Cette audition s'est déroulée à huis clos. Le compte rendu ne sera pas publié.

La réunion est close à 16h25.

Mercredi 11 avril 2018

- Présidence de M. Bernard Cazeau, président -

La réunion est ouverte à 15h05.

Audition de M. Hakim El Karoui, président de VOLENTIA (ne sera pas publié)

Cette audition s'est déroulée à huis clos. Le compte rendu ne sera pas publié.

Audition du Général Serge Cholley, représentant national principal de théâtre de l'opération Chammal de juillet 2016 à juillet 2017 (ne sera pas publié)

Cette audition s'est déroulée à huis clos. Le compte rendu ne sera pas publié.

La réunion est ouverte à 17h05.

Jeudi 12 avril 2018

- Présidence de M. Bernard Cazeau, président -

La réunion est ouverte à 11h05.

Audition de Mme Marie-Anne Lévêque, secrétaire générale du ministère de l'éducation nationale, et de M. Xavier Inglebert, préfet, haut fonctionnaire de défense et de sécurité adjoint (ne sera pas publié)

Cette audition s'est déroulée à huis clos. Le compte rendu ne sera pas publié.

La réunion est close à 12h20.

La réunion est ouverte à 15 heures.

Audition de Mme Adeline Hazan, Contrôleure générale des lieux de privation de liberté

M. Bernard Cazeau, président. - Notre commission d'enquête poursuit ses travaux avec l'audition de Mme Adeline Hazan, Contrôleure générale des lieux de privation de liberté.

Le Contrôleur général des lieux de privation de liberté est une autorité administrative indépendante instituée par une loi du 30 octobre 2007. Mme Hazan est le deuxième Contrôleur général, depuis juillet 2014.

Le Contrôleur général peut visiter à tout moment, sur l'ensemble du territoire français, tout lieu où des personnes sont privées de liberté, notamment des établissements pénitentiaires, des locaux de garde à vue des services de police et de gendarmerie, des centres et locaux de rétention administrative des étrangers, des zones d'attente des ports et aéroports ou encore des centres éducatifs fermés - cette énumération n'est pas exhaustive. Le Contrôleur général veille à ce que les personnes privées de liberté soient traitées avec humanité et dans le respect de la dignité inhérente à la personne humaine.

Notre commission d'enquête a souhaité vous entendre pour que vous lui présentiez vos travaux et vos préconisations sur la façon dont l'administration pénitentiaire, dont nous avons auditionné le directeur la semaine dernière, prend en charge le terrorisme et la radicalisation. Quelle est votre évaluation des différents dispositifs en la matière ? Comment jugez-vous les conditions de travail des personnels pénitentiaires et des différents intervenants, ainsi que les formations qui leur sont dispensées ? Enfin, avez-vous une appréciation sur le récent plan de lutte contre la radicalisation récemment présenté par le Gouvernement ?

Nous vous avons adressé un questionnaire qui peut constituer le « fil conducteur » de votre intervention. Je vous propose de vous donner la parole pour un propos liminaire d'une dizaine de minutes, puis j'inviterai mes collègues, en commençant par notre rapporteure, Sylvie Goy-Chavent, à vous poser des questions.

Cette audition fera l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites : « Je le jure. ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Adeline Hazan prête serment.

Mme Adeline Hazan, Contrôleure générale des lieux de privation de liberté. - La prise en charge des détenus radicalisés est une problématique complexe sur laquelle le Contrôleur général travaille depuis 2015. Les derniers dispositifs annoncés en janvier 2018 n'étant pas encore entrés en application, nous n'avons pas encore pu les visiter - or le Contrôleur général fonde ses avis et recommandations sur des visites.

Je commencerai par un bref rappel historique. Avant 2015, les retours de Syrie inquiétaient déjà l'administration pénitentiaire. Le directeur de la maison d'arrêt de Fresnes avait ainsi créé en novembre 2014, sans aval de sa hiérarchie, une unité dédiée regroupant 22 détenus radicalisés revenant de Syrie, ayant constaté un prosélytisme croissant dans sa prison déjà surpeuplée. La garde des Sceaux de l'époque s'était montrée très réservée. Mais après les attentats de janvier 2015, le Gouvernement décidait dans l'urgence de créer cinq unités dédiées : outre Fresnes, deux à Fleury, une à Osny et une à Lille-Annoeullin.

C'est à ce moment que le Contrôleur général s'est emparé de la question, visitant l'unité dédiée de Fresnes pour jauger l'opportunité de la dupliquer. Les 22 détenus regroupés présentaient des degrés de radicalisation très variables : l'un, de 18 ans à peine, était parti en Syrie sur des idéaux humanitaires quand d'autres étaient ancrés dans la radicalisation. Ce mélange nous a paru dangereux, d'autant que ces détenus étaient à deux ou trois par cellule.

J'ai par ailleurs visité la maison d'arrêt d'Osny qui expérimentait un programme « recherche-action » : les responsables pénitentiaires y travaillaient avec des sociologues dans une optique de dé-radicalisation - même si je n'aime guère ce terme.

Notre rapport sur l'unité dédiée de Fresnes, assorti d'un avis négatif publié au Journal officiel le 30 juin 2015, critiquait l'orientation discrétionnaire, les voies de recours inexistantes, une détention sans statut, s'apparentant à un isolement qui ne dit pas son nom.

L'ouverture des cinq nouvelles unités dédiées début 2016 a donné lieu à un deuxième rapport, après six mois sur le terrain, publié le 7 juin 2016. Nous y constations que la réflexion de l'administration pénitentiaire avait progressé, qu'une doctrine d'emploi se dessinait - elle a fait l'objet d'une note en février 2016 - et qu'une évaluation était désormais faite pendant huit semaines. En mai 2016, le Premier ministre réaffirmait le principe des unités dédiées, assorties d'un service de renseignement pénitentiaire de plein exercice. Parallèlement, le parquet de Paris criminalisait tous les retours de Syrie. Notre deuxième avis était également assez négatif : malgré l'intérêt des programmes de dé-radicalisation, le regroupement de personnes dangereuses nous paraissait présenter plus d'inconvénients que d'avantages et entraîner des effets pervers : les détenus sont privés de droits fondamentaux comme la possibilité de travailler ou de suivre une formation et le placement en unité dédiée est perçu comme une circonstance aggravante par les magistrats.

L'agression très violente d'un surveillant par un détenu radicalisé dans l'unité dédiée d'Osny en septembre 2016 a donné lieu à un nouveau plan, en octobre 2016. Le Garde des Sceaux, M. Urvoas, annonçait la fin des unités dédiées, mais, en réalité, les consacrait en les élargissant. Il reconnaissait que l'absence d'évaluation avait pu expliquer le dérapage d'Osny. L'étanchéité n'était pas effective puisque l'agression avait été concertée. Le plan prévoyait que 27 établissements pénitentiaires accueillent ces détenus, avec des programmes de prise en charge spécifique. Pour les plus dangereux, on instaure les quartiers pour détenus violents (QDV).

En février 2017, les unités de prévention de la radicalisation (UPRA) étaient à leur tour remplacées par les quartiers d'évaluation de la radicalisation (QER), pouvant accueillir 120 personnes pour quatre mois, avec une centaine de places pour les femmes. Fin 2017, on annonce six QER et trois QDV. Le principe est celui de sessions de quatre mois, regroupant douze détenus, avec trois issues possibles, selon le degré de dangerosité : la mise à l'isolement, le placement en quartier de prévention de la radicalisation ou la détention ordinaire. Les trois nouveaux QER ouvrent à Condé-sur-Sarthe et à Vendin-le-Vieil. Sont concernés les 500 TIS, écroués pour faits de terrorisme, et environ 1 200 détenus de droit commun qui apparaissent radicalisés. La plupart sont encore hébergés hors quartiers dédiés, mais ne peuvent être affectés que dans les 27 établissements pénitentiaires disposant d'un programme de prévention de la radicalisation violente.

Les règles y sont très strictes - fouilles systématiques, changement de cellule fréquent - mais les programmes évoluent très doucement et très différemment. Le problème tient au pilotage insuffisant de l'administration pénitentiaire dont la doctrine d'emploi n'est pas bien établie et aux difficultés de recrutement des binômes de soutien. À ma connaissance, ce qui a été fait n'a pas été évalué.

Faut-il regrouper ces détenus ou les disperser tout en les contrôlant plus strictement ? Le sujet est éminemment complexe et personne n'a trouvé la solution, ni en France ni ailleurs.

Le problème s'est accru avec le mouvement social dans la pénitentiaire en janvier 2018, déclenché par l'agression d'un surveillant à Vendin-le-Vieil. En réponse aux revendications des organisations syndicales, le Gouvernement a annoncé 1 500 places en quartiers totalement étanches, dont 450 d'ici la fin de l'année. Comment faire, avec les six QER et les trois QPR qui ne peuvent accueillir, tout compris, que moins de 450 détenus ? Comment garantir l'étanchéité totale ? Bref, sur ces nouveaux programmes de prévention de la radicalisation violente, peu d'informations, pas de bilan et peu de pilotage national ; sur les régimes de détention actés à la fin du conflit, interrogation sur l'étanchéité des quartiers. Attention à ne pas tomber dans l'excès et reconstituer les quartiers de haute sécurité (QHS), avec des mesures qui ne seraient ni efficaces, ni respectueuses des droits fondamentaux. Même dans la prise en charge de détenus radicalisés, il faut un équilibre entre des mesures de sécurité renforcées, légitimes, et le respect d'un tronc commun de valeurs. Ce n'est pas le cas pour Salah Abdeslam, soumis à une vidéo-surveillance 24 heures sur 24.

Le Contrôleur général va continuer un troisième cycle de visites, après l'été. Nous recevons d'ores et déjà des requêtes de détenus sur l'absence de reconnaissance des droits fondamentaux.

Mme Sylvie Goy-Chavent, rapporteure. - Merci. Nul doute que votre rôle est difficile. Les premiers détenus condamnés pour terrorisme l'ont été sur des bases plus souples qu'aujourd'hui ; beaucoup, et non des moindres, vont être libérés cette année. Comment gérer la situation ? Peut-on imaginer une réévaluation de ces personnes ?

Les personnes que nous avons auditionnées prônent majoritairement l'isolement des détenus radicalisés - mais l'on manque de places. Dans les faits, ils sont plutôt regroupés : des prisons de province, qui ne disposent pas de l'encadrement adapté, voient ainsi arriver des vagues de trente ou quarante détenus radicalisés...

Comment, dans un État de droit, garantir les droits des personnes incarcérées tout en les empêchant de nuire à la société, d'attaquer nos valeurs ? Comment empêcher les détenus de communiquer avec l'extérieur, de donner des ordres depuis leur cellule, par téléphone ? Je sais combien ces questions sont difficiles. Quelles réponses apporter dans un contexte aussi tendu ?

Mme Adeline Hazan. - La question d'une réévaluation à la sortie de prison n'est pas de la compétence du Contrôleur général et je me garderai de donner un avis.

Les pouvoirs publics ont compris qu'il fallait d'abord évaluer les détenus dans le cadre des QER. Ces quatre mois d'évaluation permettront une analyse plus fine : sont-ils dangereux, faut-il les isoler complètement ? Faut-il les placer en QPR, avec un programme de déradicalisation ? Ou privilégier la détention normale, avec le cas échéant une surveillance accrue ? On peut penser que certains profils seront moins dangereux en détention normale que regroupés. Je ne crois pas aux quartiers totalement étanches : on l'a vu à Osny ou au début de la détention d'Abdeslam, les contacts existent. Grâce aux binômes de soutien, qu'il faut améliorer, et au renseignement pénitentiaire, les QER sont un progrès.

M. Bernard Cazeau, président. - Il faut distinguer les détenus déjà radicalisés, comme les revenants de Syrie et d'Irak, de ceux qui se radicalisent en prison. Faut-il une solution spécifique aux uns et aux autres ? Des moyens particuliers pour les premiers ?

L'évaluation se heurte à la dissimulation : en prison, les plus radicalisés se masquent. La violence peut s'expliquer plus par la réaction au régime pénitentiaire que par la radicalisation. Faut-il des modalités de détention plus drastiques, tout en respectant les droits élémentaires, ou au contraire une attitude plus laxiste ?

Mme Adeline Hazan. - Difficile, actuellement, de quantifier la proportion de détenus qui se radicalisent en prison. C'était le cas des auteurs des attentats de janvier 2015. À l'époque, on évoquait un chiffre de 17 % ; sans doute n'est-il plus d'actualité. Si la radicalisation se fait davantage à l'extérieur, sur Internet et dans les cités, qu'en détention, la surpopulation carcérale reste un facteur de risque. Quand on place un jeune condamné à une peine de quelques mois dans la cellule d'un radicalisé endurci, c'est un terreau pour le prosélytisme, comme naguère pour le caïdat.

Face au phénomène de dissimulation, on ne peut se contenter des critères qui prévalaient encore il y a deux ans - port de la barbe ou refus d'un repas. Les vrais radicalisés ne portent ni barbe, ni djellaba. Les techniques ont évolué et l'observation, la discussion, les entretiens avec des psychologues et des éducateurs dans le cadre du binôme permettent désormais une évaluation plus fine. Reste à voir si elle suffira pour détecter les cas de radicalisation dangereuse et proposer un contre-discours.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Cette réalité est relativement récente. La France compte environ 500 TIS et 1 200 détenus de droit commun radicalisés, contre 400 en Espagne. J'ai visité le QER d'Osny, dans le Val-d'Oise : rien ne le distingue des autres parties de la prison, sinon que le personnel dédié est volontaire - mais le turnover est important.

Pourquoi dites-vous être choquée par la surveillance spécifique de Salah Abdeslam ? Certains détenus sont particulièrement dangereux : le personnel est constamment menacé. Il ne faut pas exclure le lien entre délinquance de banlieue et radicalisation.

Mme Adeline Hazan. - Je n'ai pas dit que j'étais choquée par la surveillance particulière d'un certain nombre de détenus radicalisés, mais qu'il fallait veiller à ne pas recréer les anciens QHS. Dans les quartiers que j'ai contrôlés à Condé-sur-Sarthe ou à Vendin-le-Vieil, les mesures de sécurité sont déjà considérables : le détenu ne peut sortir de sa cellule qu'accompagné de trois gardiens habillés en Robocop ! Comment faire encore plus ? Les organisations syndicales demandent des quartiers complètement étanches, des mesures encore plus sévères... Jusqu'où peut-on aller ?

Le cas de Salah Abdeslam est révélateur de cette escalade. Depuis son incarcération en France, il fait l'objet d'une vidéosurveillance 24 heures sur 24 - y compris aux toilettes. Cette pratique n'était encadrée que par un simple arrêté de 2014 ; elle était donc illégale jusqu'à la loi du 21 juillet 2016 qui prévoit cette possibilité pour « les personnes dont l'évasion ou le suicide pourraient avoir un impact important sur l'ordre public eu égard aux circonstances particulières à l'origine de leur incarcération et l'impact de celle-ci sur l'opinion publique ». Si une telle mesure se conçoit pendant les premiers temps du choc carcéral, peut-on la maintenir pendant des années sans atteinte aux droits fondamentaux ? Sans compter que la loi de juillet 2016 ne la circonscrit pas aux seuls cas de terrorisme : cette définition pourrait tout aussi bien s'appliquer aux affaires de pédophilie, par exemple. C'est dangereux. Oui, la problématique est récente dans son ampleur, mais des alertes avaient été lancées bien avant 2015.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Combien d'alertes ont été passées sous silence !

Mme Sylvie Goy-Chavent, rapporteure. - Que penser du discours religieux en prison ? De la circulation de documents en arabe ? Les surveillants ne sont pas tous arabophones... Faut-il évaluer les aumôniers, voire les surveiller ?

Mme Adeline Hazan. - Un texte en arabe n'a pas à circuler dans l'établissement.

M. Pierre Charon. - À la Santé, les menus sont en arabe !

Mme Adeline Hazan. - Ils sont rédigés par l'administration ; je parlais des courriers.

Mme Sylvie Goy-Chavent, rapporteure. - Et les textes en arabe pendant le culte ?

Mme Adeline Hazan. - En effet. Cela pose la question du recrutement des aumôniers. Fresnes, il y deux ans, comptait sept aumôniers catholiques, alors qu'il y a peu de catholiques pratiquants en prison, pour un seul aumônier musulman, qui avait 85 ans et peinait à se déplacer. Autant dire que les jeunes ne le reconnaissaient pas comme un interlocuteur valable. Et si les aumôniers catholiques et protestants sont salariés du fait de l'organisation de leur culte, les aumôniers musulmans, eux, ne perçoivent qu'un dédommagement de 400 euros par mois - c'est presque du bénévolat.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - L'islam n'est pas une religion organisée...

Mme Adeline Hazan. - C'est tout le problème. Si l'on veut des aumôniers musulmans formés, qui connaissent les jeunes, il faut les indemniser mieux, comme le permet déjà la loi de 1905.

M. Ladislas Poniatowski. - Les 257 revenants de Syrie et d'Irak qui ont été judiciarisés sont mêlés aux autres détenus. Or, ils bénéficient d'une aura incomparable aux yeux de leurs codétenus. Tous les professionnels que nous avons auditionnés le disent : une personne radicalisée ne se déradicalise pas. En prison, ces djihadistes militent, influencent, recrutent !

Je m'inquiète aussi du suivi des condamnés pour terrorisme qui vont être relâchés en 2018 et 2019, d'autant qu'ils ont pu pratiquer la dissimulation pour être libérés plus vite...

Mme Adeline Hazan. - Je doute qu'ils sortent avant l'expiration de leur peine, ce ne sont pas des détenus lambda.

Les 22 détenus de la première unité dédiée, à Fresnes, revenaient tous de Syrie, mais avec un degré d'inscription dans la radicalisation variable. D'où l'importance d'une évaluation fine. Mon rôle sera de vérifier, une fois les QER tous installés, le sérieux, la pertinence et la fiabilité de cette évaluation.

Je ne suis pas persuadée qu'il faille à tout prix regrouper les personnes revenant de Syrie. Mes deux premiers rapports, qui faisaient suite à une expertise de terrain, montraient qu'il y a plus d'inconvénients que d'avantages... Le regroupement n'est pas la panacée !

M. Laurent Lafon. - Passage en QER, évaluation sur douze semaines puis orientation en fonction du degré de dangerosité, telle est la doctrine qui va être appliquée. Je comprends que vous n'êtes pas à ce jour en mesure de répondre sur la pertinence de cette évaluation ou des méthodes...

Mme Adeline Hazan. - En effet : trois QER seulement ont été mis en place, trois autres vont l'être. J'organiserai une mission après l'été.

M. Laurent Lafon. - Vous avez exprimé vos réserves sur les quartiers totalement étanches. Où placez-vous le curseur entre ce qui est acceptable et ce qui ne l'est pas en termes d'isolement et de surveillance ? Par ailleurs, pouvez-vous nous en dire plus sur les binômes de soutien ?

Mme Adeline Hazan. - À ce jour, un seul détenu fait l'objet d'une vidéosurveillance 24 heures sur 24. Je ne suis pas contre l'isolement pour certains, mais il s'agit d'un statut qui doit être respecté, avec voie de recours devant la direction interrégionale des services pénitentiaires, durée encadrée : décision du directeur de l'établissement, puis du directeur interrégional, puis du garde des Sceaux au-delà d'un an... La première unité dédiée s'apparentait à un isolement qui ne dit pas son nom. Il faut respecter la procédure et le statut.

L'administration pénitentiaire a instauré il y a deux ans les binômes de soutien, composés d'un psychologue et d'un éducateur de prévention, pour apporter un soutien aux détenus radicalisés ou en voie de radicalisation. Elle s'est heurtée à des difficultés de recrutement, au point que certains binômes étaient constitués de gens qui n'avaient jamais pénétré dans une prison... Il semble que des progrès aient été faits depuis, mais j'alerte sur la qualité de ces binômes de soutien.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Ce n'est pas un choix de carrière facile !

Mme Marie-Pierre de la Gontrie. - L'unique centre de prévention, d'insertion et de citoyenneté, créé en septembre 2016 pour favoriser la déradicalisation, a fermé à l'été 2017. Que s'est-il passé ?

On a le sentiment que l'État tâtonne, sans doute faute d'avoir anticipé ce phénomène nouveau et que la doctrine a du mal à se mettre en place.

Notre commission d'enquête pourrait préconiser que vous soyez davantage associée à la détermination des politiques pénitentiaires. Vous avez vu juste en vous montrant sceptique sur le regroupement des détenus radicalisés...

Mme Adeline Hazan. - L'administration pénitentiaire et le Gouvernement tâtonnent, c'est vrai, mais il est difficile de leur jeter la pierre tant la problématique est complexe. Nos voisins ne font pas mieux. Les Pays-Bas ont déjà changé trois fois de dispositif : ils ont regroupé, puis dispersé, puis regroupé à nouveau !

Faut-il associer le Contrôleur général à la définition des politiques publiques qu'il doit contrôler ? Je n'en suis pas sûre.

Mme Marie-Pierre de la Gontrie. - Vous donnez des avis.

Mme Adeline Hazan. - Et ils ont fini par être écoutés - par exemple sur l'inclusion des détenus de droit commun radicalisés dans les unités dédiées.

Il y a eu un défaut d'anticipation, c'est une évidence.

Quant au centre de prévention de Pontourny en Indre-et-Loire, il n'entrait pas dans notre champ de compétence puisqu'il ne s'agissait pas d'un lieu fermé. Nous l'avons toutefois visité. Le principe était d'accueillir des jeunes qui n'étaient pas sous main de justice ; il a fermé faute de pensionnaires potentiels. Je ne me prononcerai pas sur d'éventuelles autres structures de ce type.

M. Bernard Cazeau, président. - Votre rôle est bien particulier. Je comprends qu'il vous soit difficile de préconiser une solution globale, tant les cas sont individuels. Tout dépend de la condamnation, de la dangerosité. Difficile de comparer un détenu de droit commun radicalisé et les terroristes de Molenbeek. Sans doute faut-il des réponses individuelles, ou par petit groupe.

Audition de M. Manuel Valls, député, ancien Premier ministre

M. Bernard Cazeau, président. - Notre commission d'enquête poursuit ses travaux avec l'audition de M. Manuel Valls, député, ancien Premier ministre et ancien Ministre de l'Intérieur.

Monsieur le Premier ministre, alors que vous dirigiez le gouvernement, la France a été particulièrement touchée par le terrorisme, avec plusieurs attaques de grande ampleur, à commencer par celles du 13 novembre 2015. Notre commission d'enquête est particulièrement intéressée par votre témoignage. Comment évaluez-vous la menace terroriste actuelle et en quoi, selon vous, a-t-elle évolué, en particulier depuis les revers militaires de Daech ? Comment ces attentats terroristes ont-ils conduit les services de l'État à être mieux organisés et davantage dotés pour faire face à cette menace ?

À la suite de l'attentat de Trèbes, le 23 mars dernier, vous avez pris un certain nombre de positions publiques sur le salafisme et les fichés S. Vous savez cependant que vos propositions sont controversées, en particulier quant à leur compatibilité avec notre ordre juridique. Comment vous semble-t-il possible de surmonter cet obstacle ? Par ailleurs, quelles évolutions sont intervenues, selon vous, pour que des solutions plus fortes que par le passé soient mises en oeuvre ?

Nous vous avons adressé un questionnaire qui peut constituer le « fil conducteur » de votre intervention. Je vous propose de vous donner la parole pour un propos liminaire d'une dizaine de minutes, puis j'inviterai mes collègues, en commençant par notre rapporteure, Sylvie Goy-Chavent, à vous poser des questions.

Cette audition fera l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites : « Je le jure. ».

Conformément à la procédure en vigueur, M. Manuel Valls prête serment.

M. Manuel Valls, député, ancien Premier ministre. - Avant de commencer, je souhaite rappeler que cela fait maintenant plus d'un an que je ne suis plus aux responsabilités. Je n'ai ainsi plus le même type d'informations.

Lorsque j'ai été nommé Ministre de l'Intérieur en mai 2012, nous avions à traiter des conséquences des attentats de Toulouse et de Montauban. Nous avons ainsi préparé, en nous appuyant notamment sur la base des travaux que François Fillon et Nicolas Sarkozy avaient laissés, la première loi antiterroriste du quinquennat de François Hollande, que j'ai présentée au Sénat fin 2012. À l'été 2012, Patrick Calvar, le nouveau Directeur central du renseignement intérieur, m'informait de la situation dans laquelle se trouvait notre pays. Une trentaine d'individus, français ou non, de confession musulmane de naissance ou convertis, jeunes, souvent avec un passé de délinquance, étaient partis en Irak et, dans une moindre mesure, en Syrie. Ce phénomène ne cessera de croître. Pour moi, l'un des éléments majeurs résumant ce que nous allons connaître par la suite a été la tentative d'attentat à Sarcelles, le 19 septembre 2012, lorsqu'une grenade a été lancée dans une épicerie casher. Je réunissais le même jour les responsables de la gendarmerie et de la police à l'École militaire. Cette tentative a été l'un des premiers actes de ce que l'on a appelé par la suite la filière Torcy-Cannes-Strasbourg. L'un des terroristes sera abattu par la police quelques jours après à Strasbourg. Le procès de cette filière s'est d'ailleurs tenu il y a quelques mois. Elle reprenait toutes les caractéristiques du terrorisme que nous avons pu constater à l'échelle nationale par la suite. Certains des membres sont partis sur les théâtres d'opération puis revenus, d'autres sont restés, certains sont des convertis, une partie s'est radicalisée très vite, d'autres sont radicalisés depuis longtemps. Toutes les typologies de djihadistes qui ont pu par la suite être établies étaient déjà présentes dans cette filière.

Au moment où la loi antiterroriste a été présentée, j'avais à disposition une étude de la police newyorkaise qui insistait sur la nécessité de s'intéresser à la fois à l'ennemi endogène et exogène. J'avais repris cette formule d'ennemi de l'extérieur et de l'intérieur à la tribune du Sénat. Nous ressentions, au ministère de l'Intérieur, l'existence d'un lien entre certains de nos compatriotes vivant en France pouvant mener des actions contre nous. Avec Joëlle Milquet, Ministre de l'Intérieur belge, j'ai pris l'initiative de lancer une discussion sur ce thème avec nos homologues européens confrontés aux mêmes phénomènes : l'Espagne, l'Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas, le Danemark, le Royaume-Uni. Les Belges étaient très conscients de leurs difficultés. Au Danemark, la menace terroriste était légèrement différente car il s'agissait de profils terroristes beaucoup plus proches du banditisme et de la grande criminalité que dans d'autres pays. J'ai la conviction que nous allons être confrontés pendant longtemps au phénomène du terrorisme.

Nous avons pratiquement repris toutes les recommandations du rapport Urvoas-Verchère concernant la réforme de la Direction centrale du renseignement intérieur, pour remettre en place une direction du renseignement territorial. Il fallait reconstituer les renseignements territoriaux afin de capter le bas du spectre, les signaux faibles. Cela reste un sujet essentiel. Il faut avoir conscience qu'au moins cinq ans sont nécessaires pour reconstituer un service de renseignement de qualité. Nous avons eu ce débat avec la Garde des Sceaux pour créer un véritable service de renseignement pénitentiaire, qui a été mis en place quelques années plus tard. Il s'agissait ainsi d'adapter la DST et la DCRI à la réalité de ce nouveau terrorisme qui possédait un temps d'avance et qui avait cette caractéristique d'être un terrorisme endogène.

Nous n'avions jamais connu cette situation venant de nos propres quartiers. En outre, à la différence d'autres groupes terroristes - je pense aux terrorismes kurde, arménien, basque, corse... -, où il y a toujours la possibilité de trouver un accord politique, ce n'est pas le cas ici. Malgré ces réformes, nous avons été frappés par des attentats, avec pour conséquence le vote d'un certain nombre de législations. D'ailleurs, il ne faut jamais s'interdire, grâce à l'évaluation, de faire évoluer les lois pour gagner en efficacité tout en préservant les libertés fondamentales.

Daech a en grande partie été défait sur le plan politique en Irak et en Syrie. Mais il ne faut pas avoir seulement cette réflexion politique : il ne s'agit pas d'une campagne militaire classique, comment nous avions pu en connaître autrefois. Le temps des islamistes n'est pas le nôtre. Pour eux, il s'agit certes d'une défaite, mais c'est une étape. Daech est ainsi la troisième ou quatrième phase d'une réflexion qui a commencé avec Ben Laden, voire sans doute auparavant. Ils se reconstruiront. D'ailleurs, David Thompson, dans son livre Les revenants, l'indique bien : les plus dangereux, ce ne sont pas les revenants, mais ceux qui n'ont pas pu partir. Pour Daech, il y a une victoire à avoir réussi à convaincre des milliers de personnes que l'ennemi est l'Occident.

Je suis convaincu que plusieurs milliers de combattants aguerris se sont protégés. Certains sont restés en Irak et font la guérilla, soit ils sont allés en Afghanistan, soit dans d'autres pays comme la Turquie. Cela nous interroge sur la stratégie de ce pays. Beaucoup reviennent au Maghreb, là où l'État est faible, notamment en Tunisie. Il y a tous les éléments pour déstabiliser ce pays. Des milliers de Tunisiens et de Marocains sont ainsi partis combattre pour Daech. Cela représente aussi un danger pour nous, beaucoup ayant la double nationalité française. En outre, au-delà des tensions entre Daech et Al-Qaida, il faut se souvenir que Daech est en partie constituée d'anciens cadres de l'armée irakienne de Saddam Hussein et d'Al-Qaida. Tout ceci peut se reconstituer avec des soutiens d'États comme la Syrie, l'Iran, voire la Turquie. Il n'est pas à exclure, sans être alarmiste, que les tensions actuelles fassent revenir un terrorisme d'État. Je suis plus prudent en ce qui concerne l'Iran. Israël vient, semble-t-il, de frapper les Gardiens de la Révolution en Syrie. Or, les services syriens ont la capacité de laisser passer des terroristes et de mener des attaques contre nos intérêts au Liban et dans notre pays. Enfin, la menace extérieure est toujours là, notamment en raison de la proximité avec le Maghreb.

En France, des milliers de personnes sont radicalisées. Les travaux de l'équipe de Gilles Kepel et d'Hugo Micheron, qui ne sont pas encore sortis, le montrent. Il y a, à mon avis, trois risques essentiels. La prison tout d'abord, où 1 500 détenus sont radicalisés, 500 personnes sont détenues pour terrorisme, et où il existe une certaine porosité avec l'extérieur. La prison est pour certains vécue non pas comme une peine, mais comme un projet permettant de recruter des personnes. Lorsque l'on visite une prison désormais, on est frappé par le silence, la place prise par la prière. Il y a une vraie organisation des personnes radicalisées. Il y a également une grande inquiétude de l'exécution des peines en milieu ouvert en ce qui concerne les détenus de droit commun radicalisés. En ce qui concerne les revenants, à mon sens, il faut être très attentifs aux mineurs de 12-14 ans : en effet, ils ont pris part aux combats sur place. Par ailleurs, ce serait une erreur importante de considérer les femmes comme n'étant pas en capacité de commettre un attentat. Certaines femmes revenantes détenues à Fleury-Mérogis en sont l'illustration.

Les quartiers populaires sont également un lieu sensible. L'étude d'Olivier Galland et d'Anne Muxel en est une démonstration. La raison est double : l'existence de potentiels actes terroristes, mais également l'objectif de courants intégristes de dominer la communauté musulmane du quartier.

Enfin, les universités sont l'une des conquêtes de l'islam politique. Cela ne veut pas dire que l'islam politique est égal au terrorisme. Mais entre le fait de considérer la charia comme supérieure aux lois de la République et le passage à l'acte, il y a une chaîne dont il faut examiner l'ensemble. Certes, il ne faut pas confondre les étapes, mais il faut en avoir conscience.

Ce que j'ai dit de manière interrogative parfois, c'est que nous avons un problème politique avec les fiches S. Aujourd'hui, les Français ne comprennent pas ce que sont les fichiers et qu'il s'agit d'un outil pour la police. Ainsi ne comprennent-ils pas que le terroriste de Trèbes fiché S et connu pour sa radicalisation, et que sa compagne convertie, très radicalisée, n'aient pas fait l'objet d'une surveillance, voire n'étaient pas en prison.

Cela pose le problème de la réorganisation de nos services de renseignement afin de mieux capter les signaux faibles dans les quartiers. Toutefois, le risque zéro n'existe pas. Laurence Rossignol, qui était alors ministre, avait engagé un énorme travail avec les travailleurs sociaux et les animateurs de quartiers pour les sensibiliser sur ces questions. On sort de la culture du secret pour aller vers une coopération avec les services. Le monde enseignant, les associations doivent être mobilisés autour de cette cause. Il est en effet très difficile d'infiltrer les groupes et encore plus les individus même si, dans l'Essonne, les renseignements généraux avaient à l'époque réussi à infiltrer des bandes. Or, il y a une tradition française de silo et de centralisation. Les services de renseignement sont aujourd'hui confrontés à des milliers de noms et ils n'arrivent pas à faire la différence entre le haut et le bas du spectre. Or, le bas du spectre peut s'avérer plus dangereux que le haut du spectre, ces personnes étant souvent en prison ou très fortement surveillées.

En ce qui concerne le salafisme, il faut désigner l'ennemi. J'ai été le premier à dire à la tribune du Sénat et de l'Assemblée nationale que nous étions en guerre et que c'était l'islam politique qui nous menait cette guerre. Cette désignation permet d'éviter une confusion. Il faut obliger l'islam de France à désigner lui-même l'islamisme comme adversaire de la République. Or, le rassemblement du Bourget me laisse penser que cela sera plus difficile que cela. Bien évidemment, des dispositifs existent pour fermer des sites, expulser des imams. Mais ce n'est pas seulement une bataille juridique : c'est également une bataille politique. D'ailleurs, tous les pays européens sont confrontés à ce même défi.

J'ai une conviction profonde : toutes les mesures prises depuis des années, quelles que soient les majorités, ont été faites avec une très grande responsabilité sans remettre en cause les libertés fondamentales et les valeurs de nos pays. Cela honore la France.

Mme Sylvie Goy-Chavent, rapporteure. - Je partage bon nombre de vos propos.

Nommer le salafisme, est-ce suffisant ? Certains parlent de l'interdire. D'autres nous disent que cela n'est pas possible, qu'il faut plutôt interdire une forme de wahhabisme. 29 % des musulmans pensent que la charia prime sur les lois de la République. Que faire pour enrayer les choses ? Est-ce possible ? En outre, on voit monter dans une frange d'islamistes radicaux la haine de la République, de nos valeurs, des mécréants, des Juifs. Le vivre-ensemble n'est pas le fait de vivre les uns à côté des autres. La République a-t-elle démissionné au nom du « pas de vague » ? Peut-on encore rattraper les choses ?

M. Bernard Cazeau, président. - Est-ce que certains élus n'ont pas joué le jeu pour des raisons électoralistes avec les salafistes ou des gens en voie de radicalisation ?

M. Manuel Valls. - La question de l'islam est très compliquée car les amalgames sont souvent faciles et une grande partie du populisme en Europe et aux États-Unis est basée sur une haine de l'immigré et des musulmans. Mais, en même temps, il faut traiter cette question de l'islam. J'avais d'ailleurs dit que le problème de nos sociétés est l'islam. Le terrorisme que nous connaissons actuellement est très différent d'autres mouvements qui ont pu ébranler notre société, comme Action directe ou les Brigades rouges, dont l'idéologie marxiste-léniniste peut être rapidement traitée. Action directe n'avait pas d'assises et, dès que l'équipe avait été éliminée, nous n'avons plus eu d'attentats. Dans le cas présent, la base est très large et puissante. Un milliard de personnes ont l'islam pour religion. Une des plus grandes offensives de l'État islamique se situe en Asie, aux Philippines et en Indonésie. En Afrique, on constate une évolution ces vingt dernières années, liée au wahhabisme financé par l'Arabie saoudite et l'Iran. C'est le cas au Mali, au Sénégal, au Burkina Faso et dans le Sahel, sur fond de trafic, de pauvreté et de flux migratoires. C'est une réalité qui nous intéresse directement car les flux migratoires n'échappent pas à ces influences. Il y a une bataille au sein même de l'islam, difficile à maîtriser.

En Égypte, pour des raisons stratégiques, après l'épisode du Président Morsi, nous avons fait du Maréchal al-Sissi un allié. Or, il considère devoir donner des gages aux islamistes sur le plan religieux. On assiste ainsi à une vague de puritanisme dans ce pays. L'islam continue son mouvement vers le conservatisme et une certaine conception de la société.

L'islam est aujourd'hui une religion européenne. En France, les Français qui sont musulmans sont dans notre pays depuis deux ou trois générations. La compatibilité de l'islam avec nos valeurs - la laïcité, la République, l'égalité femmes-hommes, l'acceptation de la conversion - est un enjeu long et difficile. Le sunnisme se caractérise par une absence d'organisation, une pauvreté intellectuelle - on se réfère à chaque fois à Averroès, comme si rien n'avait existé depuis. La mosquée et l'université d'Algaza ne suffisent pas pour permettre de réelles évolutions. Que ce soit Nicolas Sarkozy ou moi-même, nous nous sommes rendus sur place pour faire passer des messages. Mais, aujourd'hui, les jeunes se réfèrent à « l'imam Google ». D'ailleurs, on trouve sur internet des messages radicaux très bien faits. Ils ont plus d'impact que n'importe quel imam.

Sur le primat de la religion sur les lois de la République, chez beaucoup de personnes, en leur for intérieur, Dieu prime sur les textes normatifs, sans pour autant remettre en cause la République. On le retrouve dans d'autres religions. En revanche, ce que je trouve plus inquiétant dans les études de l'Institut Montaigne, du CNRS ou dans le livre d'El Karoui, c'est la part importante de musulmans de France qui contestent les lois de la République, directement ou indirectement. Cela représente à moyen et à long termes, lorsque l'on voit la sédimentation, un véritable danger. C'est la raison pour laquelle il faut construire la relation entre l'islam et la République. Je n'ai pas de solution. Je suis ainsi très sceptique sur ce que l'on peut faire avec le CFCM ou avec l'institution que nous avions voulu mettre en place avec Bernard Cazeneuve. On parle moins de l'islam turc qui a un assise très forte à Strasbourg et dans l'Est de la France. Il a un lien très politique avec Erdogan, sous contrôle - ce qui peut parfois nous arranger, mais qui comporte aussi ses risques. Toutes les solutions dites concordataires, la tentative de Nicolas Sarkozy, ont démontré leurs limites. Je n'ai pas de leçons à donner car je n'ai pas trouvé de solutions. Ce qu'il faut arriver à faire, c'est créer de nouvelles chaires d'islamologie dans nos universités, faire monter une nouvelle génération de musulmans, d'intellectuels musulmans. Mais cela ne suffit pas car il faut toucher la masse.

En ce qui concerne le salafisme, on ne peut pas interdire un courant de pensée. L'article 10 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789 nous en empêche comme l'a rappelé le Premier ministre. Mais il faut avoir une déclaration politique forte indiquant que le salafisme, comme les Frères musulmans, pose un problème à la République. Il s'agit d'une bataille politique. Je ne crois pas au salafisme quiétiste. Sans interdire le salafisme, on pourrait remettre sur la liste des sectes toutes les organisations s'en revendiquant, permettant de les dissoudre, de fermer des structures. L'État a la capacité de mettre en place des suivis et de reprendre la main, quartier par quartier, ville par ville. Je vous recommande d'interroger les élus de Mulhouse qui sont très concernés par ces pratiques. Comme le souligne Malek Boutih, il s'agit d'un corps à corps pour désamorcer l'influence du salafisme sur la jeunesse.

Il faut préparer un contre-discours en direction des jeunes, non pas à travers des sites officiels du Gouvernement, car ils ont leurs limites - même si nous l'avons fait -, renforcer la sensibilisation dans les écoles, les quartiers sensibles, les clubs sportifs, appeler les rectorats à faire de cette lutte une priorité, renforcer l'apprentissage de l'histoire des religions et des humanités. Je reste convaincu qu'il faut étendre la loi sur le voile de 2004 à l'université. Les considérations juridiques expliquant qu'il ne faut interdire les signes religieux qu'à l'école ne me conviennent pas. Dans certaines universités, il y a désormais des listes se réclamant d'organisations musulmanes venant d'obtenir un score élevé. Il y a des choses qui se passent et on ne peut pas faire comme si cela n'existait pas. Les autres religions, à ce stade, ne présentent pas les mêmes problématiques car il y n'a aucune autre religion que l'islamisme ayant la caractéristique d'avoir une radicalisation aussi puissante et un rapport au monde aussi global. Il peut y avoir des intégristes, mais la dimension politique, sociologique et globale est très loin de ce que nous sommes en train de connaître. Il faut aborder le sujet, l'affronter, sortir de ce discours qui voudrait qu'il ne faut pas faire de vague pour ne pas stigmatiser, ou de celui de quelqu'un comme Edwy Plenel qui, dans son livre Pour les musulmans, au fond, fait des musulmans le prolétariat d'hier. Et comme ils sont le prolétariat et les victimes du capitalisme, on peut tout excuser. C'est le pire, on amalgame les musulmans dans un ensemble dangereux. Une déclaration politique puissante nous permettrait d'être plus forts dans cette lutte. C'est le meilleur service que nous puissions rendre à nos concitoyens musulmans que de les aider à combattre ce poison qui ronge l'islam.

M. Pierre Charon. - Notre commission d'enquête vise l'organisation et les moyens de l'État après la chute de Daech. Vous avez donné des moyens supplémentaires à nos services et les avez réorganisés. C'est votre expertise en tant que Ministre de l'Intérieur et de Premier ministre, dans un moment très difficile - d'ailleurs le Sénat vous a toujours suivi. Le pays était autour de vous.

Si une commission d'enquête parlementaire a été mise en place, c'est parce que nous sentons qu'il est possible de faire mieux. Nous avons jusqu'à présent réalisé environ 25 auditions. On s'aperçoit que les services de renseignement travaillent désormais mieux ensemble. Ainsi ont-ils souhaité être auditionnés conjointement. On a connu une époque où le coordinateur national de l'Élysée était coupé des services de renseignement qui ne voulaient pas lui parler. Maintenant, on a l'impression que cela va mieux car les gens s'entendent entre eux.

M. Manuel Valls. - Par patriotisme et par solidarité, je sais que gouverner dans ces périodes est difficile. Je crois beaucoup à la nécessité pour le Gouvernement d'associer pleinement les parlementaires à cette lutte, à la condition que le secret soit une réalité. Cela fonctionne bien aux États-Unis. Ce serait une manière de responsabiliser davantage le Parlement.

Certes, il y a ce qui est de l'ordre de la bataille militaire, policière et judiciaire, mais si nous partons du principe que nous sommes en guerre et qu'il y a sur notre territoire des centaines ou des milliers de personnes capables de passer à l'acte dans notre pays, alors nous savons que nous connaîtrons de nouveaux attentats. Dès lors, ce qui s'est passé ces derniers mois n'est pas de la responsabilité du Ministre de l'Intérieur. L'attentat de Trèbes a donné le sentiment d'une forme de surprise, comme si après la défaite de Daech au Levant, il en était terminé des attentats. La caractéristique de cet acte - au-delà du sacrifice du colonel Arnaud Beltrame -, c'est le fait qu'il a eu lieu dans une petite ville de 10 000 habitants qui ne s'attendait pas à être visée. Les victimes sont un retraité agricole, un retraité maçon et un responsable de rayon boucher. Nous sommes ainsi loin de cibles comme Paris ou Nice où, avec toute la mesure nécessaire à cette expression, les actes commis étaient plus compréhensibles. Cet attentat a aussi relancé la question, dans l'opinion publique, des dispositifs des services pour prévenir ces actes.

Comment faire mieux et être plus efficace ? Il faut continuer le travail engagé depuis mars 2012. Je tiens à cette date car je crois à la continuité de l'action de l'État. Il faut continuer à donner le maximum de moyens à la DGSI et à la DGSE. Je pense d'ailleurs que davantage de moyens doivent être principalement accordés à la DGSI. En effet, la DGSE a été très bien dotée ces dernières années car elle intervient dans un cadre complexe. Les nouveaux moyens pour la DGSI doivent lui permettre d'élargir son recrutement afin de sortir d'une culture uniquement policière. Il faut des linguistes, des arabo-parlants, des hackers. D'ailleurs, très souvent, lorsque nous sommes victimes d'une attaque informatique, l'on va chercher l'un de ceux qui ont, par le passé, participé à ce genre d'attaques pour remettre en ordre notre réseau. Il faut continuer à créer un grand service puissant de la sécurité intérieure. La coopération internationale et la coordination entre les services du ministère de la Défense, de l'Intérieur, de la DGSE, de la Direction du renseignement militaire et de la DGSI autour du chef de l'État est une bonne chose. Je pense que ceux qui ont la main sur les services doivent rester le ministère de la Défense et le ministère de l'Intérieur afin d'être le plus opérationnel possible. Le Président de la République a parfaitement compris qu'autant il fallait une information et une coordination, autant il ne faut pas agir à la place des services. Ses prédécesseurs partageaient la même idée.

Il faut renforcer le renseignement territorial. La première action est d'ordre essentiellement administratif. Il faudrait sans doute que ce renseignement territorial - et il s'agissait d'une proposition du rapport Urvoas-Verchère que nous n'avons pas reprise à l'époque - soit rattaché à une grande direction générale de la sécurité intérieure afin de gagner en efficacité et de renforcer les liens entre les différents niveaux. Vu ce qui s'est passé à Trèbes, ce qui se passe depuis des années dans l'Ariège et l'évolution du terrorisme, je crois beaucoup au rôle de la gendarmerie. Elle a évolué - et il faut reconnaître que la réforme de Nicolas Sarkozy intégrant cette dernière au ministère de l'Intérieur a été une réforme réussie, notamment grâce au travail du général Favier puis du général Mézuret. Elle doit gagner désormais en opérabilité, en croisant davantage les fichiers. Les brigades de la gendarmerie ont cette capacité à travailler avec les directions départementales de sécurité publique (DDSP) et avec l'ensemble des services de renseignement. En outre, il faut approfondir le maillage territorial. Nous avons la capacité, grâce au numérique - et il faut en faire plus - de suivre le haut du spectre. À l'évidence, la coopération internationale peut nous y aider. Une réflexion pourrait également être engagée sur les relations entre la DGSI et la Direction du renseignement de la Préfecture de Paris (DRPP). Certes les liens se sont resserrés. J'ai fait en sorte que les inspections soient désormais les mêmes, mais je crois qu'il y a encore une déperdition. La DRPP est d'une très grande qualité depuis longtemps et il ne s'agit pas de dégarnir la capitale de ses moyens actuels. Mais il me semble que des marges de manoeuvre existent.

En outre, le recours à la biométrie et à l'interconnexion des fichiers doit être amélioré. Le numérique est un élément important.

J'évoquais les travailleurs sociaux. Un travail important doit être fait sur les droits sociaux. Je ne suis pas en train de dire que tous les terroristes touchent le RSA et que le RSA est la cause du terrorisme. Une organisation terroriste est constituée de cadres et de militants. Ils sont connectés, parfois sans se connaître directement, grâce à internet. Parmi les terroristes sur les terrains d'opération irako-syriens, certains touchaient le RSA. Je ne dis pas que cela éviterait des actes terroristes, mais il faut s'attaquer à toute forme de financement, notamment à un moment où Daech est en difficulté.

Enfin, il faut être attentif à la réorganisation de cellules en Europe. L'attentat de Barcelone m'a inquiété car il s'agissait presque de « cellules dormantes » pour reprendre le vocabulaire de la Guerre froide : nous étions en présence de gens intégrés, parlant catalan, managés par un imam passé entre les gouttes et qui ont failli commettre un attentat de l'ampleur de celui du 11 septembre 2001.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Je partage l'intégralité de vos propos. Depuis longtemps, ce combat doit être transpartisan et avoir un discours politique commun. Or, comment y parvenir ? Il y a des élus, de droite comme de gauche, qui ont été très tolérants avec certains groupuscules. À partir de ce constat, comment l'écrire s'il n'y a pas une prise de conscience collective du danger pour l'avenir de notre pays ? En effet, si nous n'avons pas tous la même conscience du danger, on ne pourra pas le régler ensemble.

Vous avez parlé du danger dans les universités. Ce matin, on nous a dit - et j'ai été stupéfaite par la faiblesse de ce chiffre - que 78 personnes radicalisées y avaient été signalées. Cela prouve que nous n'avons pas tout à fait la même mesure des choses. Comment faire émerger une conscience collective sur ce problème ? Certains quartiers sont en danger et le chemin sera très long pour les en faire sortir. Or, pour y parvenir, il faut que nous soyons tous conscients du risque.

Ainsi, une vraie révolution est nécessaire chez les travailleurs sociaux - et comment la faire - parmi lesquels beaucoup refusent, au nom de l'anonymat, de procéder à des signalements. Comment former ces personnes autrement pour leur faire comprendre que le signalement n'est pas de la délation ?

M. Laurent Lafon. - On comprend, dans ce que vous dites, que l'organisation du système de renseignement doit évoluer vers un renseignement le plus proche possible du terrain, plus ramifié qu'il ne l'est actuellement.

Vous n'avez pas parlé du rôle des maires et, à travers eux, de celui des services municipaux qui sont présents sur le terrain. Ne faut-il pas les introduire dans la prévention du terrorisme ? On l'a fait en matière de prévention de la délinquance, à travers les conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD).

Pourriez-vous revenir sur la question de l'interdiction du salafisme, car vos propos n'étaient pas tout à fait clairs ? Il y a quelques années, vous disiez que ce n'était ni possible, ni souhaitable. Il y a quelques mois, vous avez pris une position plus forte allant dans le sens d'une interdiction. Tout à l'heure, vous parliez d'une déclaration politique forte, sans mentionner cette interdiction. Au-delà d'une déclaration politique, est-ce que cela aurait un sens, en termes d'efficacité et du point de vue juridique, d'aller jusqu'à l'interdiction du salafisme ?

M. Ladislas Poniatowski. - Depuis le début de notre commission d'enquête, nous avons rencontré beaucoup de personnes. Le procureur Molins a indiqué que, si tous les salafistes n'étaient pas des terroristes, la quasi-totalité des terroristes sont passés par le salafisme. Or, il a également indiqué qu'il n'était pas facile d'agir contre celui-ci. Ainsi, seulement trois mosquées salafistes ont été fermées en France. Personnellement, je ne crois pas beaucoup aux effets d'une déclaration politique forte.

J'ai noté avec intérêt vos propos indiquant qu'il fallait traiter le salafisme comme une secte. Le problème est que le salafisme n'est pas une organisation et c'est compliqué, en tant que tel, de le considérer comme une secte. Toutefois, cette voie est intéressante.

Enfin, pourriez-vous, fort de votre expérience, nous indiquer quoi faire par rapport aux écoles coraniques ?

Mme Marie-Pierre de la Gontrie. - L'audition du directeur de l'administration pénitentiaire et de la Contrôleure générale des lieux de privation de liberté indique que, depuis 2015, on a connu un tâtonnement dans la doctrine de traitement des personnes terroristes ou radicalisées. Dans un premier temps, il a été préconisé un regroupement puis un isolement, avant une nouvelle modification. Il ne s'agit pas de faire le procès de qui que ce soit, mais c'est une constatation. Des signaux existaient déjà avant les attentats.

M. Hugues Saury. - Votre discours est clair, courageux et sans concessions.

Mais je le trouve un peu isolé parmi les grands décideurs politiques. Pour autant, je suis persuadé qu'une grande partie de l'opinion publique est en phase avec votre discours. C'est rare dans notre pays d'avoir l'opinion publique quasi unanime.

Ce sujet a été l'apanage des extrêmes avant 2012. Je trouve qu'il y a une certaine pusillanimité des décideurs politiques sur un tel sujet. Or, l'opinion a besoin d'avoir, pour être mobilisée, des repères quant aux idées qui doivent être portées - qu'elles soient de droite ou de gauche. Pourquoi, sur un sujet comme celui-là, n'arrivons-nous pas à parler d'une seule voix ?

M. Manuel Valls. - Mise à part la guerre d'Algérie, c'est la première fois que nous sommes confrontés à un tel défi car il est d'abord lié à la masse d'individus représentant un danger sur notre sol. J'ai étudié les précédents dans d'autres pays. En Irlande, il s'agissait d'une quasi guerre civile, avec des négociations, des armées secrètes, mais aussi des représentants politiques élus. Au Pays Basque espagnol - où le conflit a fait près de 800 morts en 40 ans, dont la grande majorité après l'avènement de la démocratie -, c'est la même chose.

Les événements que nous avons connus ont créé un choc. Il ne faut jamais oublier, lorsque l'on parle de terrorisme, l'impact du nombre de victimes : les morts, les blessés à vie, les familles et les proches. Ce sont des milliers de Français qui sont directement concernés par le terrorisme. Cela pèse. De manière similaire, je pense que l'on a trop sous-estimé l'impact pour nos armées du nombre de morts en Afghanistan et dans les différents conflits. C'est la raison pour laquelle j'avais créé un secrétariat d'État d'aide aux victimes car c'est une mémoire qu'il faut conserver. En Espagne, tous les ans est célébré le jour des morts du terrorisme. Cette mémoire est d'autant plus importante en France qu'il n'y aura pas de pardon ni processus de réconciliation.

Il faut revendiquer le droit à l'erreur car c'est une matière d'une grande complexité.

Pendant un temps, nous n'avons pas dit quelle était la nature de ce terrorisme par peur de stigmatiser l'islam. Mais la réalité est que ce terrorisme vient de l'islam. J'ai fait l'erreur - comme d'autres - de dire que cela n'avait rien à voir avec l'islam afin de marquer la séparation entre le terrorisme et la grande masse des musulmans qui n'ont rien à voir avec cela et qui comptent souvent parmi les victimes.

Cependant, il faut dire que cela est lié à l'islam car les terroristes salafistes et islamistes tuent au nom de l'islam, de sourates et de textes d'après le Coran, et à une absence d'explications. Il y a très peu de réactualisation de ce qu'est l'islam. C'est la raison pour laquelle il y a une bataille au sein de l'islam sur une réinterprétation du Coran. Derrière les attentats se trouvent des idéologues tuant au nom d'une certaine idée qu'ils se font de la société.

J'ai récemment participé à un colloque d'Elie Baranvi. Régis Debray y faisait l'introduction. Il partait de la figure « héroïque » du terroriste. Il est souvent dit que nous sommes en présence d'un nouveau type de terroriste nihiliste. Or ce n'est pas le cas. Outre le fait que le terroriste nihiliste marxiste-léniniste du début du XXe siècle hésitait à passer à l'acte si sa cible était accompagnée de sa famille, il savait que sa vie s'arrêtait avec sa mort. Là, nous sommes en présence de terroristes qui tuent en étant persuadés que quelque chose les attend après. Cela vous donne une force incroyable. J'ai discuté avec des surveillants de Fleury-Mérogis. Les gardiens en formation sur ces questions vous disent que vous pouvez raisonner un détenu de droit commun pour qu'il ne commette pas à nouveau d'actes répréhensibles. Dans le cas d'espèce, on est en présence de gens qui ont la force de la foi qui emporte tout dans une société où le doute existe plus que la foi.

Laurence Rossignol a fait un travail très important auprès des travailleurs sociaux. Il faut poursuivre cet effort pour lever la culture du secret, comme nous avons réussi à le faire à l'école. On ne peut plus nier le phénomène.

Nous savons que, dans l'armée, dans la police, la gendarmerie et parmi les surveillants, certains individus sont radicalisés. Certes, on a tâtonné, notamment dans ce que l'on a appelé la « déradicalisation ». On a eu l'expérience du centre de Pontourny. Je ne crois pas à la « déradicalisation ». En revanche, je crois à l'efficacité de la prévention de la radicalisation, si elle commence très tôt. Les seuls exemples de « déradicalisation » m'ont été expliqués, sans les voir de mes yeux, par les ministres de l'Intérieur saoudien et jordanien. Les moyens sont différents car ils partent du fait religieux, en expliquant par exemple que le djihad ne doit pas s'attaquer à des musulmans. C'est un processus que l'on ne peut pas transposer en France. Nous avons perdu du temps. Il y a eu des atermoiements : rappelez-vous des débats avec la Garde des Sceaux et les organisations syndicales. Je crois que l'on a dépassé ce temps. Jean-Jacques Urvoas a lancé un travail qui est poursuivi par Mme Belloubet. Le Directeur du renseignement pénitentiaire a indiqué qu'il lui fallait 5 ans pour être pleinement efficace. Les gardiens se forment, mais cela est difficile et fait peser un poids lourd sur eux, notamment en raison des contraintes de secret. Mais je pense que l'on a désormais une doctrine.

Toutefois, des moyens importants sont nécessaires. La directrice de la prison de Fleury-Mérogis, qui est une femme exceptionnelle, vous dira ce qu'elle en pense. Vous sortirez de votre entretien en vous disant qu'il y a un défi majeur pour les années à venir.

J'ai été maire pendant onze ans et je crois qu'il faut faire davantage confiance aux maires sur ces questions. On l'a fait pour la prévention de la délinquance et la sécurité. L'information doit mieux circuler. Certes, ce n'est pas facile, mais vous ne pouvez dire qu'il faut mobiliser l'Éducation nationale, le secteur social sur ces questions et tenir les édiles totalement éloignés. Après, il s'agit de trouver une méthode adaptée. Une plus grande efficacité dans ce domaine est nécessaire.

J'assume le fait d'avoir eu un discours évolutif. À l'occasion du discours prononcé après les attentats contre Charlie Hebdo et l'Hyper Casher, j'ai indiqué être contre un État d'exception. Mais, après les attentats du 13 novembre 2015, le Président de la République, sur ma proposition, a déclenché l'état d'urgence. Je me suis basé sur une note du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, laquelle avait d'ailleurs été remise le 13 novembre au matin à mon équipe. Elle mentionnait le fait que la mission Balladur avait émis des doutes sur la constitutionnalité de l'état d'urgence, d'où la proposition de modification constitutionnelle. D'ailleurs, le Président de la République pourrait être amené demain à le déclencher à nouveau si un danger imminent nécessitait des réponses exceptionnelles. De ce point de vue, je continue à regretter que nous n'ayons pas constitutionnalisé la déchéance de nationalité. Mais c'est une mesure politique.

Peut-on aller plus loin ? Des études que j'ai commandées montrent, à grands traits, qu'un tiers des Français considèrent que, quoi qu'il arrive, on ne peut pas toucher aux libertés et à la démocratie ; un tiers à un quart des Français considèrent que la démocratie n'est pas un bon système. Entre les deux, il y a environ un tiers de nos compatriotes qui hésitent. Mais si, demain nous devons faire face à des attentats massifs multi-site concernant des enfants ou des jeunes, une partie de l'opinion basculera. Ma hantise c'est que nous, républicains de droite et de gauche qui souhaitons garder la main sur la question républicaine, ne soyons plus en capacité de faire. Il faut faire attention à l'opinion publique. Le prochain attentat commis par une personne fichée S, quelle que soit la réalité, peut faire que nous soyons balayés.

Il est nécessaire de faire évoluer les fiches S, de changer leur nom, de revoir la nomenclature. Un travail doit être fait pour mieux les organiser.

Le Ministre de l'Intérieur a salué le fait que des imams étrangers sont expulsés, car ayant commis des délits ou soupçonnés de pouvoir en commettre. Je tiens à rappeler que cela se fait sous le contrôle du juge. Pour les personnes françaises, cela n'est pas possible et je rappelle que le terroriste de Trèbes était français. Cela ne sert à rien de dire que l'on va déchoir un terroriste de sa nationalité - d'ailleurs on peut déjà le faire aujourd'hui, nous avons procédé à six déchéances avec Bernard Cazeneuve. Mais cela n'a aucun sens de déchoir de sa nationalité quelqu'un qui est mort. Une vraie réflexion doit avoir lieu sur le profil de ce type d'individus.

En ce qui concerne le salafisme, je suis précautionneux par rapport à ceux qui m'opposent l'article 10 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen. Je pense que l'on peut prononcer une interdiction du salafisme. En outre, il faut également avoir à l'esprit que les Frères musulmans forment des imams. Et le jour où l'on dira que l'on ne veut plus d'imams de l'étranger - et j'y suis favorable -, il faudra savoir comment former les imams chez nous. L'idée de prononcer l'interdiction du salafisme est un acte politique et juridique. Il faut l'assoir, cela me paraît essentiel. Le salafisme prêche une rupture avec la société française et ses valeurs. Il favorise un fort repli communautaire en proposant une vision binaire du monde avec d'un côté les musulmans et de l'autre ceux qui ne le sont pas. C'est une différence avec les Frères musulmans qui s'invitent dans le débat national. Il peut faire basculer des bouts de territoires en influant dans certains secteurs urbains ou ruraux de notre pays. Les élus locaux ont connaissance de cas. À Sarcelles, il y a eu durant huit ans deux écoles salafistes, l'une déclarée, l'autre non. Les salafistes organisaient de l'aide aux devoirs. Dans les Yvelines, des incidents ont été rapportés par les enseignants. À Évry, nous avons fait fermer une association accueillant des enfants pour des activités de loisirs car ces dernières étaient à caractère salafiste. Le salafisme est une idéologie qui cible nos enfants, basée sur la haine d'Israël et sur l'antisémitisme. Il y a eu un prêche d'imams saoudiens cet été, expliquant que l'ennemi n'était pas le sionisme en Israël, mais tous les Juifs du monde entier. Cela reste leur obsession. J'espère que ces questions seront traitées avec le prince héritier. Il y a une négation de la place des femmes dans la société, de la démocratie et de l'universalité. Si les nazis étaient en train de recruter massivement dans nos quartiers, que ferions-nous ? Le nazisme n'est pas une opinion. J'ai réussi à faire interdire Dieudonné M'Bala M'Bala car ce n'était pas une opinion qu'il prônait. Ce que je demande, c'est que le sujet soit étudié, même si c'est difficile, pas simplement que l'on me dise que ce n'est pas possible...

La réunion est close à 17 h 20.