Mercredi 12 juillet 2017

- Présidence de M. Jean-Pierre Raffarin, président -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Questions diverses

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Un mot d'actualité d'abord sur les crédits de la défense en 2017, dans la lignée du rapport que Daniel Reiner et moi-même avons réalisé sur les moyens de la défense. La presse a fait état d'arbitrages préoccupants : 1,9 milliard d'euros de crédits devraient rester gelés, et 850 millions seraient annulés. Bref nous ferions financer les Opex par le ministère de la défense. Certes, nous ne sommes qu'au début de la négociation budgétaire, mais je voulais vous faire part de ma vive inquiétude, le dégel n'étant pas certain et les annulations se profilant. Restons en alerte, et manifestons notre préoccupation : je publie ce matin un communiqué conjoint avec le Président du Sénat en ce sens.

M. Henri de Raincourt. - Nous ferions bien de nous exprimer aussi sur la politique de développement international. Le Gouvernement semble s'en désintéresser : on ne sait pas même quel ministre s'en occupe, et les prévisions budgétaires sont alarmantes, alors que l'on sait l'importance de cette politique pour l'avenir de la planète. C'est très grave. Notre commission doit se mobiliser dès maintenant.

M. Alain Néri. - Je suis étonné, voire scandalisé - car c'est un scandale - que le Gouvernement ne comprenne pas de secrétariat d'État aux anciens combattants et à la mémoire. En cette veille de 14 juillet, alors que nous nous apprêtons à honorer tous ceux qui ont défendu la République, nous devrions adresser au Gouvernement une lettre, signée par l'ensemble des membres de notre commission de la défense, pour nous étonner que personne ne s'occupe d'eux.

M. André Vallini. - Je rejoins M. de Raincourt : je suis depuis hier assailli de messages de colère de représentants d'ONG, inquiets de la baisse annoncée des crédits au développement, alors que nous avions obtenu de Bercy une augmentation du budget 2017, la première après des années de baisse. Permettez-moi de relayer leur préoccupation.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Notre commission réagira sur tous ces sujets. Nous avons toujours dit que la politique de lutte contre le terrorisme ne pouvait se limiter à l'action militaire, et que l'aide au développement en était une autre composante essentielle.

Élection du président de la commission

Nous allons à présent procéder à l'élection de notre président, à la suite de ma démission de ces fonctions. L'élection du président a lieu au scrutin secret ; le dépouillement est effectué par les deux plus jeunes commissaires présents, Mme Leila Aïchi et M. Cédric Perrin.

Vous trouverez devant vous des bulletins vierges sur lesquels vous inscrirez le nom du candidat pour lequel vous votez. Il n'y a pas d'enveloppes prévues pour ce vote. Nous procéderons par appel nominal par ordre alphabétique. À l'appel de votre nom vous mettrez votre bulletin et, le cas échéant, celui de votre délégant dans l'urne. Les commissaires qui ont reçu une délégation le signaleront au moment de leur vote de manière à ce que les secrétaires puissent comptabiliser exactement les votes.

Une fois l'ensemble des membres de la commission ayant voté, nos secrétaires procéderont au dépouillement du scrutin. Si la majorité absolue des suffrages exprimés n'a pas été acquise au premier ou au deuxième tour de scrutin, au troisième tour la majorité relative suffit ; en cas d'égalité des suffrages, le plus âgé est proclamé.

La liste des délégations de vote nous a été transmise par le Secrétariat général du Sénat. Je vous en donne lecture. (M. le Président donne lecture des délégations).

Nous allons à présent procéder à l'élection du président de la commission.

Au nom du groupe Les Républicains, je propose la candidature de Christian Cambon.

M. Gilbert Roger. - Daniel Reiner, excusé, m'a chargé d'indiquer que les membres de notre groupe, bien que n'étant pas opposés à l'élection de Christian Cambon, ne prendront pas part au vote.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Y a-t-il d'autres candidatures ? Il n'y en a pas. Le premier tour du scrutin est ouvert.

Appel nominatif.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Nous allons procéder au dépouillement.

Les secrétaires procèdent au dépouillement.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Le résultat du premier tour est le suivant :

Nombre de votants : 46.

Bulletins blancs : 10.

Bulletins nuls : 0.

Suffrages exprimés : 36.

Majorité absolue des suffrages exprimés : 19.

M. Christian Cambon : 35 voix.

M Jean-Marie Bockel : 1 voix.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - La majorité absolue ayant été acquise, je proclame M. Christian Cambon élu président de la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Avant de lui laisser le fauteuil pour présider la suite de notre réunion, je veux dire à chacun d'entre vous le plus beau mot de la langue française : merci !

- Présidence de M. Christian Cambon, président -

M. Christian Cambon, président. - Je veux d'abord remercier chacune et chacun d'entre vous de la confiance et de l'amitié que vous me faites. Je vois dans l'abstention de certains de nos collègues un signe amical d'encouragement. Cette commission a connu douze présidents depuis 1958, dont Jean Lecanuet. Leur succéder est un honneur et une très lourde responsabilité. J'exercerai cette fonction avec toute mon énergie et tout mon temps - dès que j'aurai quitté mon mandat municipal en région parisienne -, et tâcherai d'être digne de votre confiance.

J'ai à cet instant une pensée pour mes prédécesseurs immédiats : Josselin de Rohan, mal avisé de nous transférer au 46 rue de Vaugirard mais dont la méthode des binômes de rapporteurs, jamais remise en cause, fait la richesse des travaux de notre commission, et Jean-Louis Carrère, qui a mené un courageux combat pour la loi de programmation militaire, et qui a mis sa responsabilité en jeu pour obtenir les crédits nécessaires à nos armées.

Quant à Jean-Pierre Raffarin, je veux le remercier doublement : à titre personnel d'une part, car il m'a tout appris et confié des responsabilités qui m'ont permis de me frotter aux exigences du bureau de cette commission, et en notre nom à tous d'autre part, car il a su mettre ses nombreuses compétences, son expérience d'ancien Premier ministre et d'homme d'État, sa pratique des relations internationales - notamment avec la Chine - à notre service. Hier soir encore, sa parole, respectée, attendue, médiatisée, s'est révélée forte pour dire au chef de l'État que la baisse des crédits de la défense n'était pas supportable. Formidable animateur de commission, il a su nous faire donner le meilleur de nous-mêmes. Les auditions de Valéry Giscard d'Estaing ou de Mahmoud Abbas resteront de grands moments, et je ne dis rien de la qualité des rapports produits en binômes, qui font autorité au-delà du Sénat sur les questions internationales. Dernier exemple en date : le rapport coécrit par Jean-Pierre Raffarin et Daniel Reiner sur les « 2% du PIB pour la défense», qui rappellera à nos dirigeants les engagements qu'ils ont pris pour nos armées. Bref, jamais notre commission n'a connu un tel rayonnement sur les plans national et international, et jamais nos rapports n'ont été aussi attendus que sous la présidence de Jean-Pierre Raffarin. À titre personnel et en notre nom à tous, je lui dis merci.

Je m'inscris totalement dans sa démarche. Nous militerons ensemble pour une diplomatie efficace, indépendante, qui accepte de parler à tous les pays. Nous veillerons à ce que la coopération et le développement international soient mis en valeur, avec générosité et solidarité, ainsi que la volonté d'évaluer nos actions - car nous sommes comptables de l'argent public dépensé à cette fin.

Comme Jean-Pierre Raffarin, je souhaite que notre commission s'engage en faveur de l'Europe, seul espace de paix et de coopération sur lequel nous pouvons compter dans un monde devenu dangereux. L'attitude des grandes puissances nous y incite. Nous continuerons notamment à suivre la crise du Brexit et à suggérer toute modification de la construction européenne que nous jugerons utile, afin que notre continent continuer à s'affirmer en matière de sécurité.

En matière de défense, nous continuerons à exiger des missions bien définies et des moyens financiers adéquats. Nous avons appris hier en effet que 850 millions d'euros de crédits étaient gelés non par loi de finances rectificative mais par décret, ce qui prive le Parlement de la possibilité de s'exprimer... Nous sommes certes solidaires des efforts financiers que doit consentir l'État, mais nous n'accepterons pas un tel écart entre les promesses de campagne et les actes. Nos armées sont fatiguées, leur matériel est usé et nous avons besoin d'un important effort d'innovation - ceux d'entre vous qui participaient au salon du Bourget l'ont sans doute constaté. Bref, ces annonces nous confortent dans notre rôle.

Un mot sur la méthode que je souhaite retenir : je m'appuierai sur le bureau de notre commission, et conserverai le système des binômes, qui a permis de former des spécialistes. Nous devons tous aspirer au niveau de compétence qui fait la réputation d'excellence de notre commission. Nous choisirons rapidement les missions sur lesquelles nous allons travailler, en fonction de l'actualité. J'entretiendrai un esprit de collégialité et resterai à tout moment à votre disposition pour le bon exercice de nos missions. Ayant un faible pour les questions d'organisation matérielle et quittant ma fonction de secrétaire du Sénat, j'aurai à coeur d'obtenir des conditions de réunion améliorées, dans une salle multimédia.

Je souhaite continuer, à la suite de Jean-Pierre Raffarin, à faire de cette commission un diamant, un élément essentiel du rayonnement du Sénat. Le départ de certains de nos collègues dans quelques mois risque d'affaiblir nos binômes, mais je ne doute pas que ces vides seront rapidement comblés. Nous voulons tous que le Sénat remplisse son rôle au coeur des institutions internationales. Jean-Pierre Raffarin, qui pour sa part a pris d'autres engagements en faveur de la paix, nous trouvera toujours à ses côtés.

Désignation d'un vice-président

M. Christian Cambon, président. - Au nom du groupe Les Républicains, je propose de désigner Cédric Perrin, qui s'investit beaucoup dans les affaires militaires, vice-président de notre commission.

La commission désigne M. Cédric Perrin vice-président de la commission.

Projet de loi renforçant la lutte contre le terrorisme et la sécurité intérieure - Examen du rapport pour avis

La commission examine le rapport pour avis de M. Michel Boutant sur le projet de loi n° 587 (2016-2017) renforçant la lutte contre le terrorisme et la sécurité intérieure.

M. Christian Cambon, président. - Nous examinons à présent le rapport pour avis de M. Michel Boutant sur le projet de loi renforçant la lutte contre le terrorisme et la sécurité intérieure.

M. Michel Boutant, rapporteur pour avis. - En raison de la persistance du risque terroriste sur notre sol, le Gouvernement a demandé au législateur de proroger l'état d'urgence à six reprises depuis novembre 2015. La dernière prorogation, jusqu'au 1er novembre 2017, a été adoptée par le Sénat le 4 juillet dernier.

La mise en oeuvre des mesures de police administrative prévues par la loi du 3 avril 1955 a constitué un instrument important de la stratégie antiterroriste des pouvoirs publics. La persistance de la menace depuis plus d'un an et demi conduit toutefois le Gouvernement à proposer aujourd'hui la création de nouvelles dispositions, permanentes cette fois. Il s'agit essentiellement de pérenniser les éléments les plus utiles de l'état d'urgence, tout en atténuant leur caractère attentatoire aux libertés publiques. La mise en place de périmètres de protection et de mesures individuelles de surveillance, la réalisation de perquisitions administratives - même si elles portent un autre nom - et la fermeture de lieux de culte deviendraient ainsi des possibilités permanentes, sous certaines conditions qui découlent notamment des décisions récentes du Conseil constitutionnel.

Outre ces dispositions, qui relèvent davantage de la commission des lois, le présent texte comporte deux dispositifs qui justifiaient la saisine de notre commission pour avis. Il s'agit d'une part du cadre juridique du fichier dit « PNR » (Passenger name record), créé par les articles 5 à 7 de la loi de programmation militaire du 18 décembre 2013. Les modifications ici proposées sont essentiellement liées à l'adoption récente de la directive européenne - tant attendue ! Il nous est en outre proposé de valider la création d'un PNR maritime simplifié. En second lieu, les articles 8 et 9 instaurent un nouveau régime légal de surveillance des communications hertziennes - pouvant notamment être mise en oeuvre par les armées et par certains services de renseignement -, afin de tirer les conséquences d'une question prioritaire de constitutionnalité du 21 octobre 2016.

Quelques mots d'abord sur les articles 5 à 7 relatifs aux fichiers dits « PNR ». L'article 17 de la loi de programmation militaire de 2013 avait rendu possible la création d'un tel fichier pour rassembler les données sur les passagers du transport aérien, pour la prévention et la constatation des infractions terroristes ou d'autres infractions très graves. La France anticipait ainsi le vote d'une directive européenne dont le projet avait été présenté dès février 2011. Ce système français de PNR permet soit de croiser les données des passagers avec celles d'un certain nombre de fichiers de police, soit, grâce à l'élaboration progressive de critères de dangerosité, d'identifier des profils dangereux. Actuellement, le fichier est en fin d'expérimentation et reçoit déjà 300 demandes par jour de la part des services utilisateurs. Ces demandes sont traitées par une « unité information passagers » (UIP) dont nous avons auditionné le directeur et dont l'effectif est de 35 personnes - 75 à terme.

Après des années de négociations, la directive PNR a enfin été adoptée le 27 avril 2016, obligeant tous les pays membres à se doter d'un tel fichier. Les dispositions du présent texte visent donc d'abord à pérenniser ce dispositif, qui n'avait été créé qu'à titre expérimental jusqu'au 31 décembre 2017 ; ensuite à se mettre en conformité avec le texte définitif de la directive. Fort heureusement, le PNR français s'est conformé dès le départ au projet de directive en cours de négociation, de sorte qu'il ne reste que quelques détails à corriger au sein du code de la sécurité intérieure, notamment en mettant à jour la liste des infractions visées.

Nous pouvons nous féliciter de cette nouvelle étape dans la mise en oeuvre de cet instrument parmi les plus utiles dans la lutte contre les formes actuelles de terrorisme. Il faut toutefois souligner que la valeur ajoutée d'une approche communautaire réside surtout dans la possibilité, qui doit à présent constituer une priorité, d'organiser des échanges entre les PNR des États membres, dès que ceux-ci s'en seront dotés. Actuellement, la France peut déjà coopérer avec le Royaume-Uni, avec la Roumanie et avec la Hongrie. L'Allemagne devrait rejoindre ces pays courant 2018, ainsi que l'Espagne. Il sera cependant nécessaire d'inciter l'Italie à poursuivre ses efforts dans ce domaine, tandis que la Grèce a malheureusement pris du retard pour des raisons essentiellement financières.

Deuxième apport du texte dans ce domaine, l'ébauche de la création d'un PNR maritime. Le projet de loi ne fait ici que développer des dispositions déjà créées par la loi du 20 juin 2016 pour l'économie bleue. Il s'agit de prévenir d'éventuels actes terroristes à bord des navires, ainsi que de mieux connaître les routes maritimes empruntées par des personnes à risque.

Ce nouveau fichier concernera les passagers au départ et à l'arrivée des liaisons France/France, France/étranger ou étranger/France, à bord des navires battant pavillon français ou étranger. Ceci recouvre à la fois des liaisons maritimes régulières par ferries et des activités de croisières saisonnières, pour un volume annuel global de 32,5 millions de passagers, dont 17 millions environ pour le trafic transmanche et 4 millions pour les liaisons régulières entre la Corse et le continent.

Le dispositif est moins complexe et moins coûteux que le PNR aérien. Il se limitera, au moins dans un premier temps, à un effort de standardisation des données déjà collectées par les compagnies maritimes lors des enregistrements, puis à des modalités de transfert facilitées aux services de sécurité pour qu'ils puissent consulter les fichiers de police. Comme dans le cas du PNR aérien, l'efficacité de ce système serait nettement améliorée en cas de coopération entre les pays membres. À l'heure actuelle, le Royaume-Uni, l'Espagne, la Finlande, le Danemark et la Belgique disposent de systèmes plus ou moins avancés. Il faut donc encourager ces pays et les autres partenaires européens de la France à poursuivre leurs efforts dans ce domaine.

J'en viens maintenant aux dispositions concernant l'« exception hertzienne ». N'étant pas un spécialiste, j'ai participé aux auditions réalisées par la commission des lois et pris l'initiative de consulter des ingénieurs et les magistrats de la CNCTR... Comme vous le savez, la loi du 10 juillet 1991 sur les interceptions de sécurité avait choisi de les exclure en leur donnant une base légale mais ne les soumettant à aucune procédure d'autorisation ni de contrôle. Or le spectre hertzien est très large et nous concerne tous : radioamateurs ou professionnels, bluetooth, réglage des montres électroniques...

L'instauration de cette « exception » était justifiée par le fait que les opérations correspondantes consistaient en une surveillance générale du domaine radioélectrique sans viser des communications individualisables. Même si elles ne portent pas sur des moyens de communication majoritairement utilisées, la surveillance des communications hertziennes est utile notamment dans le domaine militaire, du contre-espionnage et parfois dans le cadre de la lutte contre la grande criminalité et de la lutte anti-terroriste. L'hertzien constitue un moyen discret de transmission d'ordres - en haute ou basse fréquence, comme c'est le cas dans le domaine militaire - et un moyen de communication dans l'action - par talkies-walkies par exemple. Il est très utile également dans les zones dépourvues d'infrastructures de télécommunication.

Lors de l'examen de la loi relative au renseignement de juillet 2015 et de celle sur la surveillance des communications électroniques internationales de novembre 2015, il a été décidé de maintenir ce régime dit de l'« exception hertzienne ». Après les avis rendus par la CNCIS et la CNCTR, le Conseil constitutionnel, saisi sur le fondement d'une QPC posée par des associations en octobre 2016, a jugé ce dispositif non conforme à la Constitution. Il a en effet considéré que dès lors que peuvent être interceptées des communications individualisables, les dispositions portent une atteinte au droit au respect de la vie privée et au secret des correspondances. Il a donné au législateur jusqu'au 31 décembre 2017 pour remédier à cette situation et demandé à la CNCTR de mettre en place avant cette date un dispositif transitoire. La CNCTR a recommandé diverses procédures au Premier ministre.

Le projet de loi, aux articles 8 et 9 vise donc à établir une législation conforme à la Constitution. D'une part, il valide l'interprétation de la CNCIS et de la CNCTR s'agissant des communications mixtes utilisant la voie hertzienne sur un segment seulement ou transitant par un opérateur, les assimilant aux techniques visées par les lois de 2015 et les soumettant donc au régime d'autorisation du Premier ministre avec intervention pour avis et/ou contrôle de la CNCTR. D'autre part, il distingue les correspondances échangées au sein d'un réseau conçu pour une utilisation privative par une personne ou un groupe fermé d'utilisateurs et crée donc une cinquième technique de renseignement qui sera soumise au régime d'autorisation de droit commun par le Premier ministre et de contrôle par la CNCTR, et aux mêmes règles d'exploitation et de conservation des données recueillies.

La grande majorité des interceptions réalisées sur les communications hertziennes sont donc soumises au régime de droit commun, ce qui constitue une avancée importante du contrôle sur les services pour le bon respect de la vie privée et des libertés.

S'agissant ensuite, à titre résiduel, des communications empruntant exclusivement la voie hertzienne et n'impliquant pas l'intervention d'un opérateur de communications électroniques, elles sont transmises de façon ouverte, c'est-à-dire qu'elles peuvent être captées et enregistrées par n'importe quelle personne, pourvu qu'elle soit dotée d'un appareil de réception des fréquences d'émissions - appareil en vente libre utilisé par les radioamateurs, les cibistes, les utilisateurs de talkies-walkies analogiques, mais aussi les utilisateurs de radio VLF, HF ou les moyens militaires de communication tactique.

Le projet de loi confirme la légalité des interceptions par les services de renseignement et par les unités militaires dans le cadre de leur mission de défense militaire : dissuasion, postures permanentes de sûreté aérienne et de sauvegarde maritime, action de l'État en mer. Il n'instaure pas de dispositifs d'autorisation du Premier ministre, mais les soumet à un régime allégé d'obligations : durée de conservation maximale de six ans, transcriptions et extractions conformes aux finalités inscrites dans la loi relative au renseignement, principe de destruction de ces transcriptions et extractions. Il confie en outre à la CNCTR la mission de veiller au respect des champs d'application respectifs des techniques de droit commun et du régime spécifique - hertzien ouvert - ainsi créé. Pour ce faire, la CNCTR est informée du champ et de la nature des mesures prises.

L'article 8 du projet de loi prévoit que la CNCTR peut se faire présenter par les services de renseignement les capacités d'interception mises en oeuvre, et solliciter du Premier ministre tous les moyens nécessaires, y compris pour s'assurer le respect des champs d'application respectif, obtenir la communication des renseignements collectés et les transcriptions et extractions réalisés. Elle peut aussi formuler des recommandations et observations adressées au Premier ministre et à la Délégation parlementaire au renseignement.

Ces deux dernières dispositions ne sont pas incluses dans l'article 9 s'agissant des unités militaires. En effet, le Gouvernement, notamment le ministère des armées, - je vous livre son point de vue - considère que les éléments étant accessibles par tout le monde, il ne peut y avoir atteinte à la vie privée ou aux libertés ; il estime en outre que la mise en oeuvre du contrôle de la CNCTR est potentiellement lourde, notamment dans un contexte opérationnel, et que le contrôle interne par les corps d'inspection de chacune des armées et l'inspection générale des armées est suffisant. Enfin, le Gouvernement considère que la CNCTR a été créée pour répondre au besoin spécifique de contrôle indépendant de l'usage par les services de renseignement des différentes techniques de renseignement et de respect de leurs champs d'application respectifs, contrôle qui perd de son sens à l'égard d'unités militaires qui ne pratiquent aucune autre technique de renseignement sur le territoire national.

Au demeurant, les missions des armées dans la défense du territoire ne sont pas des missions de renseignement - au sens de surveillance administrative - et n'entrent donc pas dans le domaine du code de la sécurité intérieure. Les activités de renseignement dans ce domaine sont plus à considérer comme des activités d'autoprotection ou d'alerte avancée que des missions de surveillance en vue d'acquérir une connaissance sur un adversaire - ce que fait en revanche la DRM qui est un service de renseignement. Il s'agit pour les armées d'être capables en permanence de détecter une menace hostile à proximité ou dans notre espace aérien ou nos eaux territoriales afin de réagir dans les plus brefs délais.

Saisie pour avis, la CNCTR a émis une délibération le 9 juin 2017 dont nombre de recommandations ont été reprises, mais s'agissant des moyens à sa disposition pour réaliser le contrôle du respect des champs d'application, elle considère qu'elle doit disposer de la faculté d'agir de sa propre initiative sans avoir à solliciter le Premier ministre - ce qui fait l'objet d'un amendement du rapporteur de la commissions des lois - et qu'elle devra veiller au respect du champ particulier d'interventions des militaires des armées, à savoir les besoins de la défense militaire et de l'action de l'État en mer.

Pour ce faire, même si la CNCTR ne l'a pas explicitement demandé dans sa délibération, il me semble qu'elle devrait disposer de la capacité de se faire présenter sur place les capacités d'interception mises en oeuvre et, à la seule fin de s'assurer du respect du champ d'application, les renseignements collectés et les transcriptions et extractions réalisées.

Le projet de loi constitue une avancée significative dans la protection de la vie privée et des libertés publiques, puisqu'il étend de manière considérable le périmètre de contrôle de la CNCTR, et il répond aux objections du Conseil constitutionnel. Je propose donc à la commission un avis favorable à son adoption. Néanmoins, je ne verrais que des avantages à soumettre l'ensemble au contrôle de la CNCTR ce qui constituerait une garantie de son bon fonctionnement et un moyen de se prémunir contre d'éventuelles et même très hypothétiques dérives. Nous moderniserions ainsi notre démocratie ; la confiance placée dans notre armée ne fait pas obstacle à la réalisation d'échantillonnages ponctuels dans certains services pour prévenir tout débordement. D'où les deux amendements que je vous propose.

Le premier amendement ETRD.1, de pure coordination, inscrit dans l'article de l'ordonnance du 17 novembre 1958 consacré à la délégation parlementaire au renseignement, comme nous le faisons régulièrement, le fait qu'elle sera désormais destinataire des recommandations et observations que la CNCTR jugera nécessaire de lui transmettre au titre du contrôle de la mise en oeuvre par les services de renseignement des dispositions du nouveau régime hertzien ouvert.

L'amendement proposé à l'article 9 ETRD.3 étend les moyens de la CNCTR concernant le respect du champ d'application de l'article 9 par les militaires des armées. Il consiste à lui donner la possibilité de se faire présenter sur place les capacités d'interception mises en oeuvre et pour s'assurer le respect du champ d'application, celle de se faire présenter également les renseignements collectés et les transcriptions et extractions réalisées, comme dans celui déposé par le rapporteur de la commission des lois Michel Mercier à l'alinéa 14 de l'article 8

Avant la loi sur le renseignement de juillet 2015, les services de renseignement agissaient dans un cadre peu régulé. Ils sont dotés d'un cadre légal solide, destiné à éviter que leurs activités soient juridiquement contestées et soumises à la critique. Nous complétons et rendons ce cadre plus efficace encore, sans freiner pour autant le travail des services de renseignement.

M. Christian Cambon, président. - Merci pour cet éclairage précis sur ce texte technique.

M. André Trillard. - Le mieux est parfois l'ennemi du bien. Ce sujet devient d'une complexité effrayante. Des moyens de surveillance sont utilisés par les militaires à des fins opérationnelles de défense du territoire national et de ses approches. Sachons fixer des limites à un contrôle administratif pesant. Les unités militaires, qui agissent pour notre protection contre des menaces militaires, devraient être exclues du dispositif. Je ne suis pas du tout favorable à ce genre d'amendements, qui partent sans doute d'une bonne intention. Faisons confiance à nos officiers plutôt que de soumettre nos militaires à une surveillance bureaucratique.

M. Michel Billout. - Mon groupe n'ayant pas voté la loi de 2015, nous serons peu enclins à voter celle-ci... Nous nous exprimerons plus longuement en séance et, pour l'heure, nous nous abstiendrons sur ces amendements, comme sur le texte qui nous est soumis en commission.

La commission adopte les deux amendements présentés.

Audition de M. Michel Foucher, géographe, ancien ambassadeur et ancien directeur du Centre d'analyse, de prévision et de stratégie du ministère des Affaires étrangères (CAPS), titulaire de la chaire de géopolitique appliquée au Collège d'études mondiales de Paris, sur « la route de la soie »

M. Christian Cambon, président. - Mes chers collègues, nous avons le plaisir de recevoir Monsieur Michel Foucher, connu de tous ici. Géographe, diplomate, ancien directeur du Centre d'analyse, de prévision et de stratégie du Ministère des affaires étrangères, ancien ambassadeur, essayiste, Michel Foucher vous êtes titulaire de la chaire de géopolitique appliquée au Collège d'études mondiales. Ancien directeur des études de l'Institut des hautes études de la Défense nationale (IHEDN), professeur à l'École normale supérieure, vous êtes un auteur prolixe, avec de nombreux ouvrages, dont les plus récents titres, Le retour des frontières ou Vers un monde néo-national, témoignent de votre intime compréhension des grands sous-jacents du monde contemporain. Vous avez réfléchi et écrit au sujet du projet chinois de « Route de la soie » que nous avons souvent abordé dans notre commission. Il est important de nous éclairer sur cette thématique puisque notre commission considère qu'on sous-estime largement, en France et en Europe, cette vision portée au plus haut niveau par les dirigeants chinois et qui aura sans doute, - l'histoire le dira -, l'ampleur et les effets structurants d'un véritable « Plan Marshall à la chinoise ». Quelles sont les racines lointaines de ce projet, quels sont ses buts politiques autant qu'économiques, quels seront ses effets, géopolitiques et économiques, et enfin, quels sont les risques et les opportunités pour l'Europe et singulièrement pour la France ? C'est pour traiter de toutes ces questions passionnantes que je vous laisse la parole, pour une première présentation, afin de permettre ensuite l'échange avec les sénateurs ici présents.

M. Michel Foucher.- Je vous remercie, Monsieur le Président, de votre invitation. Je tenais à vous féliciter pour votre élection qui s'inscrit dans la parfaite continuité des préoccupations de votre prédécesseur qui était encore porteur d'une lettre du Président de la République au dernier sommet des Routes de la Soie qui s'est tenu en juin dernier à Pékin. Bien que n'étant pas sinologue, je travaille sur ce sujet depuis plusieurs années d'abord comme géographe. En effet, ce projet me paraît particulièrement intéressant, en raison de ses nombreuses ambiguïtés. La France a tardé à s'y intéresser - le Mouvement des entreprises de France (MEDEF) davantage encore -, tandis que le Foreign Office a déjà édité un livret d'études à destination des entreprises et que la Deutsche Bahn travaille sur ce projet depuis très longtemps.

J'avais été intrigué par l'itinéraire du Président Xi Jinping en visite en Europe. En effet, il est important de savoir où se rendent les chefs d'Etat ! Lorsque le président chinois s'est rendu en France en mars 2014, j'avais été associé à un séminaire sino-français au Quai d'Orsay, organisé à cette occasion. Avant de se rendre à Paris, le président chinois s'est rendu dans les laboratoires Mérieux à Lyon, puisque la coopération de ceux-ci avec la Chine s'inscrit sur la durée et remonte à la Présidence de Charles de Gaulle. En effet, la recherche dans le secteur de la santé est particulièrement performante en Chine. Avant de se rendre à Bruxelles, le président chinois s'est rendu à Bruges, puisque la Chine a financé la bibliothèque du Collège d'Europe et envoyé, dans ce cadre, des ouvriers chinois dotés d'un passeport diplomatique. Avant d'aller à Berlin, il s'est également arrêté à Duisbourg, plus grand port fluvial d'Europe, afin d'y afficher son soutien politique à des initiatives privées émanant à la fois d'une filiale de la Deutsche Bahn et d'entreprises américaines ou européennes installées dans le centre de la Chine, et non plus sur ses côtes, afin de bénéficier des avantages fiscaux de la « Go-West Policy ». Cependant, être à 2 500 kilomètres de Shanghai et exporter vers l'Europe s'avère complexe et induit des coûts supplémentaires. Il fallait alors inventer des voies beaucoup plus directes que le Transmongolien ou le Transsibérien.

En outre, j'ai été intéressé, lors d'un débat à Séoul, par la réaction des Russes au projet des Routes de la Soie devant des diplomates chinois de très haut niveau et leur dépit de ne pas avoir été approchés par Pékin à ce sujet. Cette démarche m'a semblé consister en la reprise d'une initiative américaine, dont l'origine incombe à M. Frederik Starr et à un centre de recherches situé à Washington et qui visait à structurer durablement l'ensemble des accords logistiques douaniers, difficilement conclus avec les pays d'Asie centrale, afin d'évacuer le matériel militaire lourd d'Afghanistan. Cette idée de « New Silk Road » avait été émise en son temps par Mme Hillary Clinton. A l'origine américaine, cette idée a ainsi été reprise par le président chinois dans l'Université Lev Gumilyov d'Astana dès 2013. Pourquoi Astana, au Kazakhstan ? Car le Président Nazarbayev est le grand penseur d'une conception moderne de l'Eurasie.

Il nous faut donc réfléchir sur la dimension terrestre de la mondialisation qui n'est pas seulement un phénomène maritime. La Chine n'est pas une thalassocratie : davantage Sparte qu'Athènes, sa pensée stratégique est d'abord continentale depuis des siècles, ayant conclu en l'absence de menace en provenance du Sud, c'est à dire de la mer. Cette pensée continue à débattre entre la terre et la mer, comme en témoigne le huitième Livre blanc de la défense chinoise, qui parle du « Fil de soie ».

Pour être en équilibre, il faut, en chi gong, avoir un fil de soie jusqu'au ciel et les pieds sur terre. Telle est la démarche et le concept chinois « Yidai-Yilu » - une route, une ceinture - peut se traduire de diverses manières en langue anglaise. Il s'agit de la grande affaire du président actuel. C'est d'ailleurs la première fois qu'un dirigeant chinois met en avant deux concepts : l'un à usage interne - le « rêve chinois » consistant à atteindre la « moyenne aisance » d'ici à 2049 - et l'autre à usage externe - « Les Routes de la Soie ». C'est un projet géographique de connectivité généralisée - ce terme de connectivité étant très usité en Chine - à partir d'une construction idéographique tout à fait intéressante : cette connectivité dépasse le digital.

Cet impératif de connectivité généralisée conduit également à désenclaver le grand ouest chinois en développant la coopération transfrontalière avec les pays voisins, notamment pour asseoir la sécurité. Il conduit également à englober les projets des autres, à savoir le projet transmongolien, la route de l'Ambre entre la Baltique et la Mer noire, les projets européens d'aménagement du corridor de Morava-Vardar situé dans les Balkans. Pour preuve, le financement du TGV Belgrade-Budapest est sous financement chinois. De même, la société chinoise Cosco a loué pour quatre-vingt-dix-neuf-ans le port de containers du Pirée et bientôt une alliance se nouera entre les Slovènes et les Italiens, afin de mettre en valeur les ports de l'Adriatique qui représenteront autant de débouchés pour les cargos chinois qui transiteront par le Canal de Suez. Ainsi, les cargos chinois relieront Trieste en huit jours de moins qu'Anvers. Il nous faudra être vigilant quant à notre façade de la Manche allant depuis Dunkerque jusqu'au Havre. La concurrence maritime de ce projet d'abord continental est extrêmement forte et sérieuse pour les rentes constituées en Manche et en Mer du Nord.

Ce projet est porté au plus haut niveau politique : MM. Zhang Gaoli, premier vice-Premier ministre et membre du comité permanent du bureau politique, Yang Jiechi, conseiller d'État, ancien ministre des Affaires étrangères et membre du même comité, Wang Yang, troisième vice-Premier ministre, Wang Huning, directeur du Centre de recherche politique du Parti communiste chinois et théoricien du « rêve chinois» et, enfin, Ou Xiaoli, en charge du développement de l'Ouest à la puissante Commission nationale du développement et de la réforme à l'origine de la publication du plan d'action de mai 2015.

L'idée de la stratégie chinoise est reprise au chapitre 51 du Treizième plan quinquennal et les choses se précisent progressivement. Il me semble que la Route de la soie est avant tout un label et une thématique porteuse pour les projets universitaires en Chine. Ses financements s'élèveraient jusqu'à 900 milliards de dollars. En outre, ce chantier se présente comme géoéconomique.

D'un point de vue terrestre, il s'agit pour l'essentiel d'investir dans les infrastructures, soit en Asie centrale, en Europe du Sud-Est, en Asie du Sud - en privilégiant l'allié pakistanais contre l'Inde - et en Asie du Sud-Est, dont le maillon faible demeure le Laos et avec comme critère le contournement du Vietnam. Il cherche également à laisser de côté l'Inde et à jouer la carte birmane où les Américains ont une relative avance. Le déploiement de cette stratégie sera cependant plus compliqué en Iran et en Turquie. Ce sont des projets d'infrastructures : le port de Gwadar, sur l'Océan indien, qui est relié directement au Tibet occidental et au Xinjiang, avec des investissements massifs s'inscrit dans un plan plus global en faveur du Pakistan d'un montant de 46 milliards de dollars. La sécurité y reste un problème : il faut déployer quelque treize mille soldats pakistanais à Gwadar. Le Laos est évidemment en plein équipement et il faut faire face à la concurrence du Japon et de la Corée du Sud, ainsi que de l'Europe et l'ensemble des acteurs asiatiques de la Banque asiatique de développement. La situation du Pakistan est tout à fait spectaculaire et l'alliance entre ce pays et la Chine s'avère durable, en dépit des nombreuses contradictions politiques, comme l'islamisme radical. Comme vous le savez sans doute, les Chinois ont organisé à plusieurs reprises des réunions discrètes à Pékin avec les dirigeants talibans, à l'instar des réunions qui ont eu lieu en Russie et aux Etats-Unis. Les Talibans semblent avoir ainsi un peu évolué sur diverses questions, telle que l'alphabétisation des jeunes filles, et être considérés différemment que par le passé.

Comme l'indique un panneau publicitaire au Laos, des liaisons ferroviaires importantes - de l'ordre de quinze par semaine vers l'Allemagne et la Pologne avec une durée de seize jours - impliquent des entreprises allemandes, polonaises, russes, biélorusses, kazakhs et des filiales d'entreprises chinoises. Ainsi, China Value Express a déjà réalisé trois mille voyages depuis ces six dernières années, avec des trains comprenant quarante-six containers transportant six cent tonnes de marchandises. L'objectif est d'atteindre cinq mille voyages par an d'ici à 2020. Remplir des trains de l'Ouest vers l'Est reste cependant un problème. Lorsque M. Bernard Cazeneuve, alors Premier ministre, a effectué sa dernière visite officielle en Chine en février dernier à Wuhan, il a accueilli un convoi contenant des bouteilles de Bordeaux parti de Lyon deux semaines plus tôt. Il faut ainsi pouvoir remplir ces containers au retour et un déséquilibre est actuellement manifeste. En effet, les containers vides repartent en Chine par le port de Hambourg ; ce qui n'est guère économique !

La Commission aura sans doute à coeur d'auditionner les ingénieurs de la filiale SNCF-Forwardis qui travaillent actuellement sur un projet de service ferroviaire direct qui permettrait de contourner Duisbourg en partant de la plateforme de Dourges, située à 25 kilomètres de Lille. Ce projet devra surmonter la difficulté que représentent les ruptures d'écartement des voies ferrées dans l'ancienne Union soviétique qui implique de réaliser au moins deux transbordements, soit un allongement de quatre jours du trajet qui en compte déjà douze au moins pour les produits lourds. Des techniques sont à l'étude pour résoudre cette difficulté. Je crois savoir que la Poste réfléchit à la mise en service d'un train postal lequel relierait, une fois par semaine, la France et ses clients chinois. Un tel projet intéresse les entreprises installées à l'intérieur de la Chine dans les secteurs des pièces détachées du secteur automobile et de l'électronique qui sont acheminées par avion et ainsi pour un coût plus élevé. L'usage du ferroviaire est globalement deux fois plus rapide que le transport maritime.

J'aborderai à présent la partie maritime de la stratégie chinoise. Les Chinois semblent suivre la même stratégie que la Royal Navy et l'Indian Office au XIXème Siècle, à savoir la recherche de points d'appui, mais allant, pour leur part, de l'Est vers l'Ouest. Ainsi, la Chine dispose de points d'appui, comme la Birmanie, le Port d'Hambantota au Sri-Lanka, ou encore Djibouti, qui est devenue une base logistique, Port-Saïd, le Pirée, Tanger, mais aussi Walvis Bay en Namibie, Sao Tomé et Principe, - qui possède des réserves de pétrole et d'éventuels points d'escale, - où, depuis la rupture des relations avec Taiwan, le Président Xi s'est rendu. D'ailleurs, celui-ci s'intéresse également au Cap-Vert. Force est ainsi de constater l'existence d'une stratégie maritime qui s'est affinée à l'occasion de la lutte contre la piraterie dans le Golfe d'Aden qui représente, somme toute, un effet d'aubaine extraordinaire pour les puissances qui souhaitaient se positionner dans les « eaux bleues ». Le Japon en a également profité pour installer sa première base d'auto-défense à Djibouti, non loin du camp américain, au prétexte de la lutte contre la piraterie. Nos intérêts ne sont pas exactement les mêmes. Je vous renvoie, à cet égard, aux déclarations annuelles de M. Jean-Yves Le Drian, ancien ministre de la défense, au Shangri-La dialogue, sur la politique maritime de la Chine, qui crée des précédents en droit international.

La Chine est le seul pays au monde dont le groupe dirigeant possède une vision d'ici à 2050. Cette démarche me semble analogue à l'esprit du Plan Marshall qui ne se limitait pas à la distribution d'argent. Dès 1942, certains diplomates et géographes du Département d'Etat travaillaient déjà à la création d'une organisation des nations unies ainsi qu'à une conception de l'Après-Guerre où l'Allemagne, l'ennemi d'alors, deviendrait l'alliée. Il s'agissait alors de rompre avec les conséquences d'un Diktat de Versailles vu de Berlin aux funestes conséquences. Le Plan Marshall n'était donc qu'un élément d'une stratégie plus globale.

La situation chinoise est toutefois aujourd'hui différente puisque Pékin ne se mêle pas des affaires intérieures et n'émet pratiquement jamais d'idée de résolution de crise. Si les Chinois ont des intérêts au Sud-Soudan, ils ne proposent pas de solution politique pour porter un terme à la guerre civile qui y fait rage. Les Chinois ne font pas non plus entendre leur voix sur les affaires diplomatiques entre l'Iran et l'Arabie Saoudite, quand bien même ils sont les principaux acheteurs des hydrocarbures de ces deux pays. Ils parviennent ainsi à « passer entre les orages » et il serait souhaitable de les inviter, à un moment ou à un autre, à assumer un rôle diplomatique plus important, au-delà de leur zone d'influence immédiate. Pour l'instant, la Chine est une grande puissance financière, technologique et économique. Elle n'est pas une grande puissance géopolitique, mais une puissance de statu quo. L'ordre international économique actuel lui convient parfaitement : elle n'affirme ses prétentions de puissance géopolitique qu'en Asie de l'Est et du Sud-Est, suivant en cela un schéma tout à fait classique d'Asie sino-centré, ce qui ne convient ni au Japon ni au Vietnam ou encore à l'Indonésie.

Dans cette conception d'ensemble, il semble possible de faire coïncider des intérêts français et européens et de repérer des points de divergence. Tout dépend des priorités. Si les Chinois sont satisfaits de l'ordre économique international, ils ne le sont pas de l'ordre institutionnel mondial verrouillé par les Etats-Unis qui refusent notamment la modification des quotes-parts à la Banque mondiale et au Fonds Monétaire international. C'est la raison pour laquelle les Chinois ont créé des institutions multilatérales auxquelles la France, à juste titre, a immédiatement adhéré. Qu'il s'agisse de la banque asiatique d'investissement dans les infrastructures, le fonds pour la Route de la soie ou la nouvelle banque de développement fondée par les pays-membres des BRICS -Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud- et dont le président est indien. Maintenir le dialogue avec les Chinois est indispensable et la dimension ferroviaire est importante pour la France. Il nous faut remplir les containers de l'Ouest vers l'Est, ce qui ne se limite pas à Lyon et à Chengdu ! Tout ce qui peut transiter par Dourges est intéressant, tout en sachant que la SNCF suit une logique axée vers la Péninsule ibérique et le Royaume-Uni. La question des ports est quant à elle beaucoup plus complexe. Nous sommes clairement en retard sur cette approche à l'inverse du secteur privé américain. Votre commission marque un intérêt qui est bienvenu à la suite des travaux de votre ancien président.

Maintenir un dialogue complet avec les Chinois doit être une priorité. La Route de la soie reste avant tout, pour le moment, un projet géoéconomique et non géopolitique. D'ailleurs, les déplacements à Varsovie, Belgrade et Athènes du Président Xi s'inscrivent dans une même logique. Les autorités françaises, comme certaines directions de Bercy, n'ont pas pris la mesure de l'importance de ce projet et de son caractère à la fois structurant et disruptif, notamment en Europe centrale et dans les Balkans. Ce projet concerne non seulement les transports ferroviaire et maritime, mais aussi le digital. En effet, les Chinois s'intéressent de près à toute la problématique du marché unique digital européen et souhaitent y être associés. A long terme, les Autorités chinoises, via leur administration du cyberespace - le CAC - veulent créer un grand marché informatique transcontinental en s'appuyant sur les projets de l'Union européenne qui est plus avancée en matière de normes et de standards. La question des règles du jeu est posée et va bien au-delà de l'intérêt des seules entreprises. Le commissaire européen au digital, M. Andrus Ansip, d'origine estonienne, a ainsi proposé la création d'un fond conjoint d'investissement afin de lier le plan européen d'investissement pour l'économie numérique, qui représente tout de même 315 milliards d'euros, et l'initiative chinoise. Des liens existent déjà avec les opérateurs dits secondaires en difficulté, comme Nokia, ou encore Belgacom. Alibaba est en embuscade depuis son quartier général européen situé au Luxembourg.

Comme géographe, je trouve fascinant ce projet de nouvelle Route de la soie dont il faut analyser les facettes les unes après les autres, afin de mesurer les intérêts qui nous sont communs ou divergents. Il faut ainsi dépasser son aspect terrestre pour mieux prendre en compte les nombreuses conséquences normatives d'un tel projet qui concernent aussi les conditions douanières. En comparaison, les questions de travailleurs détachés sont très secondaires ! Je sollicite le grand intérêt de votre commission qui est habituée au travail de long terme. Il faut ainsi travailler « à la chinoise », c'est-à-dire point par point, afin de recenser les points d'accord et de désaccord ! Les Chinois ont cependant une longueur d'avance sur nous et le maillon faible demeure l'Europe centrale et orientale qui est en pleine désaffection à Bruxelles, Paris et Berlin. Attention à nos amis polonais, tchèques, slovaques et grecs ! Les Russes se contentent de prélever des péages extrêmement élevés et se trouvent en position de faiblesse. Ils sont inquiets de la perte prochaine de l'Asie centrale et il faudra sans doute leur parler. Or, les chemins de fer ont toujours bien fonctionné en Russie, puissance d'Etat, avec laquelle il convient de travailler. Si vous auditionnez les personnels de SNCF-Forwardis, il faudra les interroger sur leur projet ukrainien.

M. Christian Cambon, président. - Merci, Monsieur Michel Foucher, de votre présentation détaillée et illustrée de ce projet intercontinental. Je passe la parole au Premier ministre Jean-Pierre Raffarin, qui nous avait alerté de longue date sur la Route de la Soie.

M. Jean-Pierre Raffarin. - Tout comme notre collègue M. Pascal Allizard, Je remercie Monsieur Michel Foucher pour la qualité de son intervention. La réserve de la France sur ce sujet est un point clé. Lorsque j'ai eu la chance de représenter le Président de la République au mois de mai, le jour de son intronisation, au forum organisé par le Président Xi Jinping, je disposais d'un grand nombre de notes du Ministère de l'économie et des finances, ainsi que de l'Union européenne, dont le ton m'est apparu comme globalement négatif. L'idée majeure de notre administration, c'est que la Chine recrée actuellement une mondialisation « à la chinoise » dont les règles pourraient se substituer à celles prévalant jusqu'alors, comme celles de l'Organisation mondiale du commerce et des autres traités internationaux. Si, en France, cette réserve globale est plutôt combattue par le politique, en Europe, elle demeure assez forte. Hormis les avancées sur le numérique, on ne constate, du côté de la Commission Juncker, que peu d'initiatives. Comment essayer de convaincre nos diplomates et l'action européenne ? Un projet aussi attractif - ainsi malgré l'opposition américaine à la création d'une banque spécifique, près de soixante-dix pays l'ont rejoint, dont le Canada de M. Justin Trudeau - risque de nous reléguer au rang de spectateurs ! Nos vertus, comme la transparence, la réciprocité et les négociations avec les pouvoirs locaux, conformément à l'approche décentralisatrice et fédérale qui prévaut en Europe, pourraient en souffrir.

Comment l'administration européenne pourrait-elle s'engager dans le projet et avoir une attitude dans le projet, quitte à être extrêmement vigilante et à discuter sur les clefs du partenariat pour l'Europe ? Tant qu'on n'aura pas cette attitude positive, on risque fort d'aboutir à une division au sein de l'Europe. On a vu l'Allemagne choisir de s'allier avec la Chine dans le secteur photovoltaïque, au risque de reléguer les autres Etats européens au second rang. Un vrai risque de marginalisation se pose. Il semble que le nouveau gouvernement soit ouvert au projet et que les relations entre les Présidents Xi Jinping et Macron sont bonnes, comme en témoignent la teneur de l'entretien téléphonique suivant l'élection de mai dernier et celle de leur rencontre à Hambourg. Il nous envoyer des messages profonds et faire en sorte que nos administrations diplomatiques soient favorables sur le principe et fermes sur les conditions de ce partenariat.

M. Gilbert Roger. - Je vous remercie pour votre exposé. J'aurai deux questions. D'une part, les Américains, malgré leur propension à l'expansion, ont l'air d'être absents. Quelle est leur attitude face à ce projet ? D'autre part, comment la diplomatie économique chinoise agit-elle avec certains pays, dont les institutions peuvent parfois se caractériser par des règles de gouvernance relativement opaques ?

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Merci, Monsieur Foucher, pour cet éclairage complémentaire des initiatives de notre précédent président en faveur d'une plus grande connaissance de cette partie du monde. Cette nouvelle Route de la soie va, si j'en crois certains observateurs, concerner jusqu'à soixante pays, représenter jusqu'un tiers du produit intérieur brut global et rassembler près des deux-tiers de la population mondiale. Dès lors, nous comprenons bien que notre pays et l'Europe ne peuvent demeurer en retrait. Pour autant, vous considérez qu'il s'agit avant tout d'un projet économique. Nous avons, quant à nous, l'impression que ce projet relève d'une ambition géopolitique. En effet, certains pays concernés par ce projet sont d'une grande fragilité financière : comment ne pas craindre qu'à terme, ces pays aient contracté une dette considérable auprès de la Chine, les plaçant, ipso facto, en situation de grande dépendance ? Où doit donc pour nous se situer le bon curseur ? Avec certains collègues ici présents, comme le Président Christian Cambon et à la demande du Président Raffarin, nous avons commis un rapport sur la place de notre pays dans le nouveau monde et l'Australie. Nous avons d'ailleurs observé, chez nos amis australiens, un regain d'intérêt pour la France au regard de ce déplacement du centre de gravité du monde qui va désormais se situer dans cette région. Si les Australiens ont une relation économique très privilégiée avec la Chine, ils n'en restent pas moins inquiets quant à sa stratégie en Mer de Chine. Pourriez-vous nous indiquer les écueils à éviter afin qu'une nouvelle forme d'hégémonie mondiale ne s'organise autour de cette Route de la soie ?

Mme Hélène Conway-Mouret. - Merci pour cette vision globale que vous nous offrez dans votre présentation. Vous nous avez décrit un projet qui place de fait la Chine comme la nouvelle championne de la libéralisation des marchés internationaux, au gré de la diplomatie bilatérale qu'elle exerce avec les différents pays partenaires de son projet. Une telle démarche contribue à bousculer le multilatéralisme déjà mis à mal par le Président Donald Trump. Or, si notre pays privilégie quant à elle le multilatéralisme et s'il parait un peu futile de résister aux vues de la puissance financière de la Chine, quelle influence celui-ci et l'Europe peuvent-ils encore exercer ?

M. Robert del Picchia. - Les Chinois sont très actifs à Djibouti, et pas seulement en matière de transport maritime. Pour preuve, leur investissement dans le réseau ferré vers l'Ethiopie qui sera utilisé par un grand nombre de sociétés chinoises. En Europe, les Chinois sont aussi actifs, comme en témoigne leur rachat de Telecom Austria, qui était auparavant une société nationale autrichienne. Vous nous indiquez que les Chinois sont satisfaits de l'ordre économique mondial qu'ils parviennent à façonner conformément à leur modèle. Mais la Route de la soie ne concerne-t-elle pas aussi le multilatéralisme, quand bien même Pékin désapprouverait l'ordre politique mondial ? Une telle implication dans le multilatéralisme n'illustre-t-elle pas un projet lui aussi politique ?

Je prendrai un exemple. L'Union interparlementaire connaissait quelques difficultés et le Président du Parlement chinois a alors promis le versement d'un million de dollars lors de la dernière réunion qui s'est tenue à New York avec comme contrepartie, une place dans son comité directeur. On retrouve cette recherche d'influence dans d'autres organisations internationales comme à l'ONU où le prochain directeur de l'important département du maintien de la paix sera un général chinois. Ainsi, la Route de la soie passe manifestement par le politique !

Mme Gisèle Jourda. - Comme l'a rappelé notre ancien président, M. Jean-Pierre Raffarin, on perçoit bien une certaine frilosité de la France, alors que nos collègues européens s'impliquent dans ce projet en développement. La Route de la soie crée ainsi un réseau d'interdépendances qui déjoue la ceinture pacifique isolant la Chine à l'Est, du Japon à l'Indonésie. Cette ambition nous intéresse comme Européens. C'est ainsi que lors du dernier forum diplomatique chinois du 14 mai à Pékin, qui était consacré au projet « One Belt, One Road » (OBOR) que vous avez évoqué, l'Espagne, l'Italie, la Grèce et de nombreux pays de l'Est se sont impliqués dans cette dynamique. Pourquoi la France demeure sur la réserve et n'intègre pas ce mouvement ? Le 9 juillet dernier, nos collègues de l'Ile de la Réunion ont marqué leur intérêt pour être intégrés dans ce projet de la Route de la Soie. Une implication de la France, à travers ses départements d'Outremer, est-elle envisageable ? Ce potentiel est d'autant plus formidable qu'il est notamment lié à l'économie bleue.

En outre, vous avez évoqué la place de l'Europe et son désengagement du partenariat oriental lors du rapprochement économique Russie-Asie. Sans doute aurions-nous dû être beaucoup plus présents, comme nous l'avions, en son temps, rappelé avec mon collègue M. Pascal Allizard au sein de la Commission des affaires européennes lorsque nous avons rappelé la pertinence du partenariat oriental.

M. Pascal Allizard. - Je remercie le Président Raffarin d'avoir été à l'origine de cette audition. En effet, la Route de la soie est l'un des défis majeurs qu'il nous faudra affronter dans les années à venir. La Chine dispose de la démographie, de la croissance économique et de la puissance financière. Elle est ainsi le premier détenteur de la dette américaine et le premier partenaire commercial de l'Union européenne. Quel est le devenir du multilatéralisme et de la position de la France face à ce projet ? Bien que la Chine soit le premier partenaire commercial de l'Union européenne, je n'ai malheureusement pas le sentiment qu'il existe une unité européenne sur ce sujet. Je pense que la France s'isole dans ce processus et que notre commission a un rôle à jouer sur ce sujet.

M. Christian Namy. - Je rejoins la préoccupation de M. Jean-Pierre Raffarin : le retard relatif de la France est problématique. Savez-vous que la Chine envisage de construire une maison de l'Europe à Pékin pour renouer les liens avec l'Union ? Enfin, j'ai dû me rendre en Chine près d'une vingtaine de fois durant ces deux dernières années et j'ai pu constater que la Route de la soie était bel et bien une préoccupation constante pour les élus comme les industriels. Ce projet suscite manifestement une mobilisation totale !

Mme Josette Durrieu. - Toutes mes félicitations et mes remerciements à M. Jean-Pierre Raffarin. Merci encore à M. Michel Foucher. J'aurai une première question sur cet axe Est-Ouest. Vous avez évoqué les ports de l'Adriatique et la présence chinoise dans le port du Pirée. Or, vous avez souligné les difficultés de la Chine avec la Turquie. Quelles en sont les raisons ? Par ailleurs, avec mon collègue M. Christian Cambon, nous avons travaillé sur l'axe Nord-Sud. En effet, cet axe nord-sud-Europe-Méditerranée-Afrique -qui sera privilégié durant ce vingt-et-unième siècle ne manquera pas de croiser cette Route de la soie. Que pensez-vous d'une telle perspective ?

Mme Michelle Demessine. - Selon vous, la mondialisation n'avait jusqu'à présent été que maritime avant que la Route de la soie ne se déploie de manière terrestre pour mieux la concurrencer, dans des espaces comme notre façade maritime en Mer du Nord. Rappelant le rôle de la plateforme de Dourges, qui se situe dans ma région, ce projet porté par la Chine ne manquera d'induire de réels impacts sur la situation de la France. De ce fait, je m'interroge sur le devenir, dans un tel contexte, du projet du Canal Seine-Nord qui nous inquiète et nous divise. Ce Canal Seine-Nord est-il finalement en connectivité avec ce projet de globalisation terrestre que vous venez de nous décrire ?

M. Christian Cambon, président. - Monsieur Foucher, je vous passe la parole pour répondre aux questions de nos collègues.

M. Michel Foucher. - Sur le dernier point, certains débats ont lieu dans les Hauts-de-France entre les transporteurs terrestres, qui mettent en concurrence d'autres plateformes, et la SNCF qui a arrêté son choix sur Dourges. La question que vous posez demande à être mise à l'étude de manière précise. La SNCF ne fait pas les mêmes choix géographiques que les logisticiens des grandes entreprises. Du côté de Lille, on est préoccupé par l'avenir de la façade occidentale. L'idée est de suivre une approche Nord-Ouest de la France, voire peut-être même Atlantique.

J'étais en Italie ces derniers jours et, en réfléchissant à l'histoire économique de la Méditerranée, il m'est apparu que celle-ci a connu une évolution scandée par l'émergence de pôles et de centres que des batailles navales ont bouleversé avant que les routes commerciales ne se dirigent vers l'Atlantique. Ainsi, le commerce atlantique ne s'est largement substitué au commerce méditerranéen qu'après l'offensive ottomane. Rien ne dit que la centralité de Rotterdam et d'Anvers soit garantie de manière pérenne tandis que s'intensifieront les relations économiques entre les deux foyers de l'Eurasie ! Il nous faut apprendre à raisonner de trente à cinquante ans comme nos collègues chinois, puisqu'une telle réflexion induit des choix onéreux en termes d'infrastructures ! Cette affaire italo-slovène, dont on ne parle pas en France, me paraît intéressante puisque les Chinois y avancent masqués. Il est important de retracer les investissements chinois. En effet, dès qu'une entreprise de télécommunications est en difficulté, les Chinois proposent leur aide. Manifestement, la force des Chinois réside dans leur capacité d'inclusion de nos propres projets dans les leurs. En Mer noire, ils ont créé un format de dialogue « un plus treize, Chine, Europe centrale, orientale et Balkans » et ils investissent bien davantage que l'Union européenne dans la partie balkanique. Les Chinois jouent également la carte ukrainienne en achetant de l'acier et du blé, même s'ils n'approuvent guère les difficultés politiques. Il y a là manifestement un risque de remise en cause du partenariat franco-chinois.

La dimension régionale de la Route de la soie doit être mise à l'étude car ce projet géoéconomique, dont l'impact va être géopolitique, représente un nouveau facteur dans l'organisation de l'espace européen. D'ailleurs, Pékin ne présenterait jamais de projet géopolitique à proprement parler, sauf en Asie de l'Est où il est question d'un projet sino-centré pluriséculaire de constitution d'un Asie tributaire. Les Vietnamiens s'y opposent depuis près de mille ans et un tel projet avive également le problème du déclassement stratégique japonais qui a conduit à la révision de l'article 9 de la Constitution auquel s'ajoute le jeu de bascule de la Corée qui penche en faveur d'un rapprochement avec la Chine, dans les domaines de la culture et du commerce, tout en recherchant une garantie de sécurité américaine. Le projet géopolitique ou plutôt stratégique chinois vise en l'occurrence à évincer de la région la Septième Flotte américaine qui y a manifestement garanti la prospérité. Les Chinois ne remettent pas en cause l'ordre économique international parce qu'ils sont les premiers bénéficiaires de la mondialisation. Ils en remettent en cause l'aspect institutionnel lorsqu'ils sont sous-représentés. Nous aurions intérêt à soutenir une modification des droits de veto et de pourcentage, sauf que les Américains n'y sont prêts qu'au détriment de l'Europe. Nous ferions ainsi une place aux Chinois à notre détriment !

L'Eurasie est un concept récurrent qui repose sur deux foyers économiques, civilisationnels, culturels et démographiques : l'Europe occidentale et l'Asie de l'Est ; l'Inde ne comptant pas dans cette carte mentale. La deuxième et la troisième puissance économique du monde sont ainsi reliées. A cet égard, les Chinois sont intéressés par le fait de savoir laquelle est la seconde. Ils ne sont pas intéressés à devenir la première puissance mondiale comme a pu le rappeler, au cours d'un des séminaires que j'organisais la semaine passée à Paris, le directeur de l'Institut stratégique de Pékin qui est par ailleurs très proche du Premier ministre. La Chine, qui se considère toujours comme un pays en développement et vise « la moyenne aisance » dans vingt ou trente ans, ne souhaite nullement prendre la place des États-Unis. Avant le Brexit, les Chinois pensaient que l'Europe incarnait cette seconde puissance mondiale. Depuis lors, ils s'interrogent, mais ne souhaitent pas pour autant parvenir au premier rang. Le fait qu'ils exercent un leadership n'induit pas qu'ils le revendiquent. D'une certaine manière, la situation actuelle les arrange. Ils n'apprécient cependant pas leur sous-représentation dans les organisations internationales, ainsi que l'ingérence politique qui provoque, chez eux, une attitude de durcissement. Si les routes de la soie au pluriel - Ydai Yilu - représentent le point d'entrée de leur projet géoéconomique, elles fournissent l'occasion extraordinaire de réfléchir à la stratégie mondiale de la Chine. Que veut-elle et quelle est notre place ? Il me semble que celle-ci est importante, en tant que Français et en tant qu'Européens. La Chine compte le plus grand nombre d'instituts d'études européennes dans les universités, alors que le Brésil n'en compte qu'un à Rio et que de nombreux pays du monde n'en comptent aucun. Je crois d'ailleurs qu'il n'y a que quelques instituts d'études européennes aux Etats-Unis, dont deux à l'Université de Stanford et un à l'Université Brookings du Dakota du Sud que nous avions créé lors du Gouvernement Jospin pour obtenir la contrepartie de l'installation d'un centre de recherches américain en France, afin de disposer d'un relai pour le dialogue transatlantique. Les Chinois sont fascinés par l'Europe et ont besoin d'elle, non seulement comme marché et source de technologies partageables ou pliables, mais aussi en raison de leur souhait de maintenir un monde polycentrique et éventuellement multipolaire. Ils ont besoin de nous car nous représentons l'un de ces pôles. Pour preuve, suite à la crise de l'euro, environ 28 % des réserves de devises de la Banque centrale chinoise sont en euros.

Malgré les douze mille kilomètres qui nous séparent de la Chine, la Route de la soie remet en cause une orientation de la construction européenne en matière d'aménagement du territoire et d'organisation de l'espace. Sans faire de déterminisme géographique, ce projet remet en cause le lien transatlantique. D'ailleurs, celui-ci, au plan symbolique de l'engagement, connaît quelques difficultés ; ce dont les Chinois se rendent bien compte ! Il vous faut réfléchir à la stratégie mondiale de la Chine en Eurasie, en Méditerranée et en Afrique orientale, qui avait servi de destination, au quinzième siècle, aux vaisseaux du grand amiral. Les liens existent, ainsi que l'accès aux matières premières du Bassin du Congo ! En outre, les Brésiliens, les Chinois et les Turcs ont remis en état de fonctionnement le service ferroviaire vers l'Ethiopie ; grand pays que nous avons, du reste, sous-estimé, même si nous essayons désormais de rattraper le temps perdu. Il y a là clairement une stratégie de débouchés, d'exportation des surcapacités chinoises estimées par le FMI à hauteur de 10 % du PIB, au risque de susciter la question du dumping comme il a été rappelé lors de la dernière session du G-20 à Hambourg. Les Allemands ont d'ailleurs été les seuls à partager une telle vision : ils ont ainsi pu concevoir une politique consacrée à l'Asie centrale lors de leur présidence européenne. Une telle évolution s'inscrit dans la durée marquée par le développement progressif d'une expertise, impulsée par le retour des communautés allemandes après 1991 et le développement de l'industrie ferroviaire.

Nous ne sommes pas en 1913, mais la Chine demeure une puissance ascendante qui a en face d'elle des puissances établies parmi lesquelles certaines considèrent que Pékin représente une menace à long terme, comme les Etats-Unis, tandis que d'autres la reconnaissent comme une puissance devant être canalisée. Je pense que la Chine est une puissance influençable via le dialogue, non sur des questions sociétales, à condition de s'ancrer dans un certain rapport de forces et d'avoir nous-mêmes une vision à long terme. Ma conviction, c'est que l'avenir de l'Ouest du continent européen a été organisé par le Plan Marshall et n'en dépend plus. Il relève désormais d'une capacité à structurer des projets communs avec les Chinois, de préférence en y associant, le cas échéant, les Russes. Il s'agit plus d'une Wirtschaftspolitik, pour reprendre les catégories de la diplomatie allemande de la fin du XIXème siècle, que d'une Weltpolitik ; les Chinois ne voulant pas assumer de responsabilité géopolitique internationale. Ils agissent en effet par les opérations de maintien de la paix, dont ils sont aujourd'hui les premiers contributeurs et ils utilisent ces financements pour obtenir une place plus importante au Fond Monétaire International ou à la Banque mondiale. Ils jouent le jeu : s'ils se sont, au Conseil de Sécurité, alignés sur la position russe, ils font désormais preuve de davantage d'indépendance, en s'abstenant. Il y a là matière à travailler de concert avec Pékin. A cet égard, le Quai d'Orsay a, depuis plusieurs années, lancé des programmes de coopération franco-chinoise en Afrique, suivant en cela le modèle initié par le Groupe Total, bénéficiaire de la technologie, qui est présent en Iran et en Ouganda avec des compagnies chinoises qui disposent de financements. Certaines entreprises privées peuvent ainsi montrer la voie à des projets de coopération interétatique et mes collègues allemands, de l'Institut Mercator notamment, se mettent désormais à travailler sur de telles questions. Je suis certain qu'une approche commune franco-allemande peut être arrêtée sur ces sujets-là.

Le risque de division de l'Union européenne existe. Il va d'ailleurs se manifester à l'occasion de la discussion du budget européen qui connaîtra à la fois une baisse de l'ordre de dix milliards d'euros auparavant en provenance de Londres et une remise en cause du niveau des aides jusque-là accordées à la Hongrie et la Pologne. Nous avons également besoin d'argent pour le Sud - Méditerranée et Sahel. Les facteurs de division existent bel et bien.

S'agissant de la Turquie, un projet d'acheminement par la Mer caspienne est en cours d'élaboration ; celui-ci devant passer par l'Azerbaïdjan. Or, une telle perspective se voit contrecarrée par la Russie et l'Iran.

L'Australie est en train de découvrir la France et considère l'Indonésie comme une préoccupation structurelle et migratoire. La situation de ce pays est contradictoire puisque son premier débouché reste la Chine. M. Kevin Rudd, ancien Premier ministre australien, est sinisant et le premier à comprendre une telle situation, tout en bénéficiant de l'alliance américaine, ce qui s'avère complexe ! Les Chinois s'intéressent également à la base navale de Darwin et disposent de nombreux leviers - comme des capacités d'achat et d'investissement, voire peut-être au-delà - sur le gouvernement australien pour y parvenir. Après tout, on pourrait discuter un jour avec les Chinois de mesures de confiance. Le modèle de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) est exportable au Moyen-Orient, comme je l'ai écrit la semaine dernière dans le quotidien Le Monde, et en Asie orientale. Au-delà des routes tant ferroviaires que maritimes, il s'agit de dialoguer avec les Chinois sur leur stratégie d'ensemble et d'évaluer les opportunités conjointes, tout en soulevant les points de désaccord. Monsieur le Premier ministre, vous parliez de réciprocité ; ce point me paraît tout à fait central. Je crois que l'audition de quelques entreprises, comme Total, qui travaillent avec la Chine apporterait beaucoup sur les méthodes et les risques.

Enfin, au-delà de l'aspect anarchique et désordonné suscité par la mobilisation des provinces chinoises, certains programmes pourraient à leur tour intéresser nos propres régions. A cet égard, le responsable de SNCF Forwardis, qui m'a reçu il y a deux semaines, m'évoquait la visite d'une délégation de Chengdu à Clichy et à Dourges. Votre commission gagnerait à éclairer le schéma d'ensemble d'une telle démarche qui s'inscrit dans le long terme et se fera avec, ou sans nous.

M. Christian Cambon, président. - Monsieur Foucher, je vous remercie de votre communication tout à fait passionnante. Je suis d'ailleurs persuadé que parmi les projets de la commission à l'automne, nous choisirons une thématique relative à la Route de la soie, ce qui nous permettra d'examiner comment la France pourra mettre en valeur ces belles opportunités dont vous venez de nous parler.

La réunion est close à 12 heures.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.