Mercredi 12 juillet 2017

- Présidence de M. Jean Claude Lenoir, président -

La réunion est ouverte à 9 heures 30.

Impact économique et juridique de la normalisation volontaire - Présentation du rapport d'information

M. Jean-Claude Lenoir, président. - Le premier point de notre ordre du jour appelle la présentation par notre collègue Élisabeth Lamure de son rapport d'information sur l'impact économique et juridique de la normalisation volontaire. Je lui laisse donc la parole.

Mme Élisabeth Lamure, rapporteur. - Monsieur le Président, mes chers collègues, la thématique de l'impact économique et juridique de la normalisation a été mise au programme de travail de notre commission il y a plusieurs mois. Son origine provient de l'intérêt suscité par une démarche du directeur général de l'Association française de normalisation (AFNOR) auprès de notre président Jean Claude Lenoir, venu mettre en avant les mérites de la normalisation, notamment en termes de compétitivité économique de nos entreprises. Selon une étude conduite en 2016 à la demande de l'AFNOR, la normalisation contribuerait en effet pour 20 % à la croissance du chiffre d'affaires des entreprises et pour 19 % au chiffre d'affaires des entreprises à l'export. Elle génèrerait 15 milliards d'euros de PIB.

Aussi a-t-il semblé important de mieux appréhender les ressorts de la normalisation et son impact sur nos entreprises : l'activité de normalisation semble très favorable à l'activité économique mais il faut convenir qu'elle reste souvent très méconnue. J'ai donc mis à profit la période de suspension des travaux parlementaires en séance publique pour conduire ce travail d'information et mené plusieurs auditions au Sénat, de fin février à mi-juin 2017. Celles-ci ont permis de lever le voile sur un monde de « spécialistes » et sur des problématiques qui évoluent parallèlement à la législation et à la réglementation, sans que le législateur y prête suffisamment intérêt.

Pourtant, les normes sont partout, jusque dans la vie quotidienne. Ainsi en est-il, par exemple, du format du papier à lettres (formats A4, A3, etc.), des prises de chargeurs de téléphones portables, du format de compression audio et vidéo « mpeg », de la performance des extincteurs de feux ou, depuis une date plus récente, de la sécurité des trottinettes électriques et des cigarettes électroniques... De même, pour tout un ensemble de services fournis quotidiennement par les entreprises, la norme « ISO 9001 » dite de « management de la qualité » s'est vite imposée comme un référentiel de base qui permet de certifier l'excellence de l'organisation des prestations fournies à la clientèle.

On compte aujourd'hui en France environ 35 000 normes publiées - reconnaissables aux indicatifs sous lesquels elles sont enregistrées : NF, EN, ISO - destinées à fournir des règles de conduites, des bonnes pratiques, dans des domaines extrêmement variés de l'activité des entreprises auxquelles elles s'adressent essentiellement.

Ces normes ne sont pas nouvelles. Lors d'un récent colloque auquel je participais, il a par exemple été rappelé que la taille des papyrus, puis le diamètre des boulets de canon avaient, dans des temps fort anciens, déjà fait l'objet d'une standardisation. Quant à elles, les premières organisations de normalisation - au niveau national comme international - ont vu le jour, sous leur forme actuelle, au début du XXème siècle, tandis que le texte fondateur de l'activité de normalisation en France date de 1941. Pourquoi, alors, sont-elles à ce point méconnues ?

La raison en est sans doute, d'une part, qu'elles sont élaborées dans un cadre purement technique, par un réseau d'organismes de droit privé aux niveaux national, européen et international, composés d'acteurs de la société civile (entreprises pour l'essentiel, mais aussi organisations de consommateurs, organisations non gouvernementales), sans lien nécessairement direct avec les grandes politiques publiques définies par les États ou les organisations intergouvernementales, même si des représentants de l'administration ou des collectivités territoriales participent - inter pares - au processus. Vue de l'extérieur, la normalisation a tout d'un labyrinthe... En outre, cette élaboration se fait essentiellement sur la base d'un consensus feutré des parties intéressées, ce qui réduit d'autant l'exposition médiatique.

D'autre part, à la différence des normes de portée juridique obligatoire - que sont les conventions internationales, les lois ou les règlements - ces normes sont d'application purement volontaire. Les acteurs de l'économie choisissent de s'appliquer ou non les règles prévues par ces normes. Elles ne sont donc contraignantes que pour ceux qui voient un intérêt à suivre, dans leur activité de recherche, de production ou de fourniture de services, « des règles, des caractéristiques, des recommandations », définis par leurs pairs.

Cette activité « para-normative » est souvent présentée comme une activité « privée », dans la mesure où elle découle de demandes formulées par les acteurs économiques et menée par eux-mêmes. Cette nature fait sa force et sa plus-value essentielle par rapport aux activités réglementaires ou régulatrices des États ou des organisations internationales intergouvernementales. Pour autant, les pouvoirs publics ne sauraient s'en désintéresser, compte tenu de l'importance économique et stratégique majeure de la normalisation qui n'a fait que croître avec la mondialisation de l'économie.

La réforme du « système français de normalisation », c'est-à-dire le mode d'organisation et d'élaboration de la normalisation volontaire en France, opérée sur la base d'un décret en 2009, a pris en compte cette dimension, en s'efforçant de développer des instances de pilotage stratégique et de favoriser une présence plus active des pouvoirs publics. Huit ans après, et compte tenu du recul suffisant désormais sur son fonctionnement, il convenait de porter attention au système de normalisation et aux enjeux qu'il présente pour la France.

Car la normalisation présente des enjeux essentiels en matière d'efficience économique. Diffusant des standards susceptibles d'être repris par de nombreux acteurs économiques, le cas échéant à travers le monde, elle contribue fortement à ouvrir des marchés. Elle peut donc être utilement mise à profit pour développer certains secteurs économiques nationaux et projeter leur activité à l'international. Elle est aussi un facteur d'innovation car elle permet la diffusion et la confrontation, entre pairs, des derniers états de l'art. Enfin, elle est un instrument de sécurisation de la qualité des produits, de récents exemples étant donnés par la normalisation des tables à repasser ou en matière d'hygiène des produits alimentaires servis en restauration commerciale.

En outre, dans la mesure où elle a vocation à déterminer les caractéristiques techniques d'activités en pleine croissance et mutation - comme le numérique ou l'énergie - ayant des implications dans plusieurs secteurs, la normalisation constitue également un enjeu considérable en termes de compétitivité et de souveraineté nationale. Lors des auditions, il a ainsi été souligné que la normalisation constituait un « système émancipé de la tutelle étatique ». Dans cette mesure, il peut donc servir ou, à l'inverse, desservir l'action des pouvoirs publics. Des solutions techniques reconnues comme des normes au niveau international ou européen peuvent ainsi entraver le développement de certains secteurs de notre économie ou les mettre sous la dépendance d'acteurs étrangers.

Enfin, la normalisation volontaire constitue un enjeu de simplification du droit. L'on n'a en effet de cesse de dénoncer, à juste titre et notamment au Sénat, l'inflation normative, la profusion de règles qui viennent s'appliquer aux entreprises. On évoque ainsi la « maladie de la norme », mais c'est davantage une maladie de la réglementation qu'il faut évoquer : celle qui oblige juridiquement les acteurs. Or, l'on doit s'interroger sur la question de savoir si l'un des remèdes à ce mal ne pourrait pas être, dans des hypothèses précises mais potentiellement nombreuses, de substituer aux normes « juridiques et obligatoires » des normes « volontaires et souples » issues de l'activité de la normalisation.

C'est donc sous ces trois axes que j'ai mené mes travaux. Il en résulte une appréciation globalement positive de la normalisation, tant dans son fonctionnement que dans les bénéfices que ces normes peuvent fournir au quotidien. Toutefois, la normalisation doit gagner en « visibilité » chez les acteurs économiques - notamment auprès des PME - ainsi que dans l'administration elle-même.

L'un des premiers objectifs de ce rapport est donc de mieux identifier le fonctionnement de ce système qui fait intervenir :

- des acteurs au niveau national, d'abord, que sont, au niveau français, l'AFNOR mais aussi les bureaux de normalisation, qui administrent près de 1 200 instances de normalisation auxquelles participent des experts venus pour l'essentiel du monde de l'entreprise, mais aussi du monde associatif (consommateurs, environnement) et dans une certaine mesure de l'administration. Des organes de pilotage stratégique s'ajoutent à ces différents opérateurs et instances, façonnant une structure complexe faite de multiples interactions. Il faut d'ailleurs souligner que chaque pays dispose de ses propres organes de normalisation et de son propre « système », lui-même en interaction - sinon en concurrence - avec ceux des autres États ;

- des acteurs au niveau européen, ensuite, (il y en a trois, le plus important étant le Comité européen de normalisation - CEN), qui sont des organisations de droit privé qui entretiennent des liens étroits avec la Commission européenne, car la normalisation est de longue date perçue par les institutions de l'Union européenne comme un instrument favorisant la constitution du marché unique européen ;

- des acteurs au niveau mondial, enfin, également au nombre de trois - le plus important étant l'ISO (International Organization for Standardization) - qui font intervenir jusqu'à 163 pays, représentés par leur propre organe de normalisation.

Avec la mondialisation des échanges et des économies, la dimension supranationale de la normalisation est devenue écrasante : 90 % des nouvelles normes publiées en France sont en effet d'origine européenne ou internationale, alors que les proportions étaient inverses en 1984. De telle sorte qu'aujourd'hui, il y a une situation de concurrence majeure entre les économies et les pays pour élaborer des normes qui, en reprenant des spécifications techniques ou de services qui sont en pointe dans certains pays, peut favoriser leur projection à l'international.

Il faut donc que la France tire le meilleur parti de cette mécanique complexe. Il y a incontestablement une prise de conscience à cet égard, mise d'ailleurs en lumière par des rapports commandés par le Gouvernement en 2012 et 2014, mais qui n'ont, à ce jour, pas été suffisamment suivis d'effets. Aussi, certains ajustements du système de normalisation actuels doivent être envisagés et certains points de vigilance doivent être mis en exergue.

Tel est l'objet des 28 recommandations que je vous soumets et qui visent à assurer la performance du système de normalisation tout en veillant qu'il réponde à des préoccupations d'intérêt général et à tirer pleinement parti des atouts de la normalisation en favorisant l'émergence d'une stratégie qui serve efficacement les intérêts de la Nation dans un monde de la normalisation transnational et fortement concurrentiel. J'ai regroupé ces différentes propositions sous six thèmes.

Les premières visent à « clarifier » l'intérêt de la norme volontaire. La valeur et l'intérêt des normes volontaires sont largement méconnus. Contrairement à des pays comme l'Allemagne, nous n'avons pas, en France, de « culture de la normalisation ». La matière est quasi-absente des programmes d'enseignement supérieur, et c'est souvent à l'entrée dans la vie professionnelle que l'on découvre la normalisation. Encore faut-il que la culture de l'entreprise elle-même fasse place à la normalisation : c'est bien le cas dans les grandes entreprises et dans l'industrie ; c'est en revanche souvent encore peu développé, dans les PME et le secteur des services. Cette méconnaissance de la norme se révèle également dans le monde de la recherche française. De l'avis de plusieurs personnes entendues, le continuum entre la recherche appliquée et la normalisation n'existe pas - ou très peu - dans notre pays, alors qu'il est l'une des pierres angulaires du processus de normalisation dans d'autres pays et un moteur de l'innovation.

En conséquence, il est essentiel de renforcer l'information, dans l'enseignement supérieur et la recherche, puis chez les professionnels, sur le bénéfice de la normalisation et de la participation aux travaux de normalisation.

En outre, alors qu'elles sont volontaires, les normes sont largement perçues, dans les faits, comme obligatoires par les acteurs économiques. L'un des ressorts les plus puissants de l'autorité de fait attachée aux normes volontaires repose sans doute sur l'activité de certification. Celle-ci consiste à attester du suivi d'un référentiel - c'est-à-dire, souvent, mais pas nécessairement, les prescriptions d'une norme volontaire. Elle permet donc de valoriser, dans une démarche marketing, les entreprises qui acceptent de se soumettre à des normes de « qualité » ou de « compétence » professionnelle. Dans ces conditions, attester du respect d'une norme est un avantage commercial susceptible d'être mis en avant. Les entreprises doivent procéder à un bilan coût/avantage avant d'appliquer une norme ou non, voire à une étude comparative de plusieurs normes existantes dans un même domaine. Les organisations professionnelles ont un rôle à jouer en ce domaine.

Il faut donc, d'abord, mieux informer les acteurs économiques, notamment les PME, que les normes sont, avant tout, d'application volontaire et qu'ils peuvent en outre choisir, parmi plusieurs normes, celles qu'ils considèrent les mieux à même d'assurer la bonne exécution de leur prestation. Ensuite, il faut inciter les organisations professionnelles à davantage informer les acteurs économiques de leur secteur des contraintes ou des risques liés à l'application de certaines normes pour la conduite de leur activité.

Une seconde série de recommandations vise à mieux encadrer la faculté de rendre une norme volontaire d'application obligatoire. Les normes sont certes volontaires, mais les textes réglementaires actuels permettent à l'État de les rendre d'application juridiquement obligatoire. L'utilité même de cette faculté est discutable, mais ce qui est inacceptable, c'est qu'il est difficile de savoir véritablement quelles normes ou quelle version de celles-ci ont été rendues obligatoires. Il  n'y en a qu'une estimation : entre 350 et 400 normes, soit 1 % au plus des normes publiées. C'est pourtant une question de sécurité juridique pour les entreprises que de savoir quelles sont ces normes, car une fois devenue d'application obligatoire, la norme qui n'est pas respectée engage la responsabilité, le cas échéant, pénale des entreprises !

Il faut donc mener à son terme, dans les meilleurs délais, un travail de recensement des normes rendues d'application obligatoire dans un souci de sécurité juridique des opérateurs économiques.

Ensuite, rendre une norme volontaire d'application obligatoire suscite des critiques. Ce faisant, en effet, on méconnaît l'objet même de la normalisation qui est de suggérer une voie technique à la réalisation d'objectifs de sécurité ou de qualité. En outre, cela risque de « cadenasser » le marché en bloquant la possibilité de voir d'autres solutions, le cas échéant plus performantes en termes de sécurité, se développer pour le plus grand profit des consommateurs. Enfin, surtout, ce choix pose des problèmes juridiques d'accès à la norme, dès lors que les normes volontaires sont couvertes par des droits de propriété intellectuelle dont sont titulaires les organismes de normalisation et qui exigent, en contrepartie de leur diffusion, une rémunération.

Les normes volontaires doivent donc rester d'application volontaire, sauf quand des impératifs de sécurité ou de santé publiques l'exigent absolument. On perçoit sans difficulté l'impératif de sécurité des personnes et des biens qui s'attache à rendre d'application obligatoire de normes dans le domaine des installations électriques. En revanche, on ne le voit guère s'agissant procédés de fabrication et d'installation des boîtes aux lettres ; or une telle norme a été rendue obligatoire...

En outre, lorsque le choix a été fait de rendre une norme d'application obligatoire, il est indispensable que les services ministériels réévaluent périodiquement l'intérêt de ce choix, à l'aune notamment d'une révision de la norme concernée. Et, si ce choix est maintenu, il convient alors que l'acte réglementaire vise précisément cette norme dans sa version révisée. D'où deux recommandations étroitement liées :

- d'une part, réserver à des situations exceptionnelles, lorsque des impératifs de sécurité ou de santé publique l'imposent véritablement, la possibilité de rendre une norme d'application obligatoire ;

- d'autre part, lorsqu'une norme a été rendue d'application obligatoire, réévaluer périodiquement l'intérêt de ce choix, à l'aune notamment d'une révision de la norme concernée.

Enfin, lorsque des normes volontaires sont rendues d'application obligatoire, il n'est pas concevable qu'elles restent d'accès payant. Cela contrevient tant au décret du 16 juin 2009 relatif à la normalisation qu'à l'objectif constitutionnel d'accessibilité au droit. Dès lors que les pouvoirs publics imposent aux citoyens - en ce compris les entreprises - de suivre les prescriptions définies par ces normes, ils ont la responsabilité de garantir l'accès gratuit à ces normes. Le cas échéant, un système de licence doit être négocié par l'État avec les organisations qui détiennent les droits de propriété intellectuelle sur ces normes.

Je préconise donc de garantir un accès gratuit aux normes rendues d'application obligatoire par une publication et une mise à disposition permanente, sur le site Légifrance, en même temps que les textes réglementaires qui les rendent obligatoires, le cas échéant après mise en place d'un système de licence avec les organismes de normalisation titulaires des droits de propriété intellectuelle sur ces normes.

Un troisième axe de préconisations vise à utiliser le processus de normalisation de manière plus stratégique.

D'abord, la norme peut contribuer à la simplification du « droit dur », si dans le domaine technique notamment, le législateur et le pouvoir réglementaire se bornent à fixer des critères et des objectifs de sécurité et de qualité, en laissant la normalisation définir les modalités techniques les plus pertinentes pour les atteindre. L'Union européenne s'est engagée de longue date dans cette voie, avec la « nouvelle approche »... qui date de 1985 ! Il existe des exemples d'une telle approche en France, mais il semble encore exister des réticences dans certains ministères techniques à y recourir. Une meilleure formalisation de cette approche pour notre propre législation et réglementation doit donc être recherchée.

D'où la proposition de mieux affirmer le principe de la complémentarité de la réglementation et de la normalisation, en laissant à la norme le soin de définir les modalités techniques pour atteindre les objectifs de sécurité et de qualité fixés par le législateur ou le pouvoir réglementaire.

Ensuite, le système de normalisation est très autonome par rapport à l'État. Il ne saurait néanmoins s'écarter de considérations d'intérêt général et de certains objectifs de politique publique. Or, aujourd'hui, le système de normalisation définit lui-même sa propre stratégie par des orientations pluriannuelles. C'est une bonne chose en soi : la normalisation doit servir des objectifs clairs, qui sont d'abord et avant tout des objectifs de dynamisme et d'expansion économiques. Mais il est important que les orientations arrêtées par les acteurs de la normalisation trouvent des synergies avec l'action des pouvoirs publics ainsi, d'ailleurs, qu'avec les orientations définies aux niveaux international et européen.

Il faut donc définir les orientations stratégiques de la normalisation française en pleine concertation avec l'État et les collectivités territoriales, en prenant mieux en considération les travaux en cours ou projetés au niveau européen ou international.

Néanmoins, il faut aller plus loin. Il est essentiel que l'État - mais aussi les collectivités territoriales - se comportent, en certains domaines, en véritables stratèges pour orienter l'activité de normalisation afin qu'elle puisse assurer une complémentarité efficace avec l'activité juridique de la puissance publique - l'édiction de lois ou règlements - et son action opérationnelle, notamment financière. Cela doit passer, plus qu'aujourd'hui, par des sollicitations directes du système français de normalisation en l'incitant à réfléchir à des actions de normalisation dans les domaines jugés stratégiques pour les pouvoirs publics. On en a un exemple avec le projet « Industrie du futur », où le ministre de l'économie d'alors, aujourd'hui le président de la République, avait demandé que le système de normalisation travaille sur des questions en lien avec ce projet.

Cela pourrait même passer, à condition de modifier le décret sur la normalisation, par l'introduction d'un mécanisme de « mandat », inspiré de celui utilisé par la Commission européenne dans le cadre de la lutte contre les obstacles techniques aux échanges. Dans le système européen, la Commission « commande » en effet des normes aux organismes européens de normalisation qui viennent compléter les dispositions des directives européennes. Il faudrait, dans le cas français, bien s'assurer que ces mandats soient établis en concertation avec les acteurs économiques intéressés. Sur ce point, je formule donc deux recommandations :

- d'une part, favoriser le rôle de l'État et des collectivités territoriales comme « stratèges » en orientant l'activité de normalisation afin qu'elle investisse les domaines jugés prioritaires pour les politiques publiques ;

- d'autre part, envisager l'introduction d'un mécanisme de « mandat », établi après concertation avec les acteurs économiques intéressés, confié par le Gouvernement au système français de normalisation.

En tout état de cause, quelle que soit l'origine de l'initiative, certains champs stratégiques doivent être investis en priorité par la normalisation française. Outil d'influence économique, la normalisation est d'autant plus essentielle aujourd'hui que, depuis une vingtaine d'années, le champ de la normalisation s'est ouvert à des nouveaux secteurs de l'économie, liés en particulier au développement des services et au numérique. Or, ces domaines ont la particularité d'avoir un caractère « transversal » remettant en cause un schéma traditionnel de la normalisation défini par secteurs d'activité relativement cloisonnés.

Il est crucial que les travaux de normalisation français investissent fortement ces domaines. J'en ai identifié trois, qui me paraissent les plus importants au regard des avis que j'ai recueillis au cours de mes auditions.

Les services, d'abord : les normes de management de la qualité (la fameuse ISO 9001) et de service sont en très fort développement. Elles ont la particularité, de plus en plus, de devenir des normes « sociétales », à mesure qu'elles investissent notamment le secteur des ressources humaines. Est notamment en préparation la norme ISO 45 001 relative aux systèmes de management de la santé et de la sécurité au travail dont l'objet est d'établir « un cadre de référence pour l'amélioration de la sécurité des travailleurs, la réduction des risques sur le lieu de travail et la création de conditions de travail meilleures et plus sûres dans le monde entier ».

On peut sans doute y voir une dérive, parce que la normalisation prend la place d'autres acteurs investis d'une légitimité plus grande - les partenaires sociaux, notamment. Mais c'est un fait que ces normes prospèrent. C'est pourquoi les acteurs français doivent prendre toute leur place dans le processus d'élaboration de ces normes - quel qu'en soit le niveau - afin de peser suffisamment pour, le cas échéant, faire écarter les solutions qui seraient contraires à nos lois, règlements ou engagements pris par les partenaires sociaux investis par l'État du pouvoir d'édicter certaines règles, voire qui méconnaîtraient les valeurs de notre République.

L'autre domaine à pleinement investir, c'est évidemment celui des nouvelles technologies de l'information. Il y a des enjeux technologiques majeurs dans les prochaines années, en lien avec les technologies embarquées dans les automobiles, notamment. L'enjeu du numérique est d'autant plus stratégique qu'il a des ramifications dans des domaines essentiels de la souveraineté des États et des libertés publiques, puisqu'il met par exemple en cause les capacités de surveillance et de contrôle des autorités civiles et militaires ou, plus généralement, la protection des données numériques des individus.

Enfin, les questions alimentaires et agricoles prennent une place majeure à l'international. Traditionnellement forte dans la production agricole et l'industrie alimentaire, la France doit saisir l'opportunité que fournit la normalisation et, ainsi, traiter pleinement les questions du développement de la production agricole, de qualité et de la sécurité de l'alimentation, et de la meilleure prise en compte des enjeux environnementaux et de développement durable.

Il est donc impératif d'investir fortement les domaines les plus stratégiques de la normalisation, notamment les services, les nouvelles technologies de l'information et de la communication, l'agriculture et l'alimentation.

Pour peser véritablement dans ces domaines, compte tenu du poids des nouvelles normes d'origine européenne ou internationale, nous devons poursuivre une politique résolue d'influence dans les organismes européens et internationaux de normalisation. La France, qui y est représentée par l'AFNOR, y tient une place de choix si l'on prend en considération le critère de la détention de la présidence ou de secrétariats des instances de normalisation du CEN, du CENELEC, de l'ISO et de l'IEC.

Mais nous devons faire face à des stratégies d'influences d'autres pays qui tentent d'orienter les systèmes de normalisation au profit de leurs propres acteurs. On constate ainsi, depuis 2010, une montée en puissance très forte de la Chine. Il faut donc persévérer sur nos positions, porter de nouveaux sujets de normalisation aux plans international et européen, nouer des alliances stratégiques avec d'autres membres afin de faire modifier des projets de normes qui seraient trop défavorables à notre économie. D'où ma recommandation générale tendant à développer une stratégie plus active de positionnement des acteurs français en vue d'occuper des postes de responsabilité dans les instances des organisations européennes et internationales de normalisation.

Une autre série de préconisations a pour objet de mieux asseoir la dimension d'intérêt général des normes volontaires.

La légitimité des normes volontaires est fondée sur le consensus des parties intéressées, c'est leur force. Mais encore faut-il que le processus d'édiction des normes soit transparent et le plus ouvert possible, afin que tous les points de vue puissent s'y exprimer. Or, on peut craindre que certains acteurs tentent de tirer profit de la normalisation en « imposant » des solutions techniques qui les favoriseraient sans que cela profite réellement au plus grand nombre. Il y a, par exemple, de véritables stratégies d'acteurs anglo-saxons du monde de l'audit ou de la finance qui cherchent à consacrer des solutions favorables aux métiers de l'audit mais qui s'avèrent particulièrement lourdes à mettre en oeuvre, sur le plan humain et financier, par les entreprises sans que cela leur soit directement profitable.

Dans le même ordre d'idées, on voit se développer, notamment dans les domaines des nouvelles technologies, des regroupements des plus grands acteurs afin de définir - entre eux - des standards privés. Ce sont de petits cénacles, peu ouverts car le coût d'entrée y est souvent financièrement très lourd. C'est une pratique qui, au cours des auditions, a suscité beaucoup de critiques, car elle est peu transparente, peu ouverte et donne lieu à l'élaboration de référentiels - dits « accords d'ateliers » - avec lesquels une confusion est plus ou moins entretenue avec les normes stricto sensu, d'autant plus de ces travaux peuvent être « abrités » par les organismes officiels de normalisation. Ces critiques sont justes, mais les accords d'ateliers peuvent être un moyen de faire avancer certaines réflexions et de dynamiser l'innovation. Il est donc de l'intérêt du système de normalisation d'assurer un lien avec eux.

Je préconise donc de renforcer l'intégration des travaux d'ateliers pour favoriser, dès que possible, la mise en place de travaux de normalisation sur la base de ces standards, tout en veillant à éviter toute confusion sur le statut de ces travaux.

Des inquiétudes ont également été exprimées au cours des auditions sur le fait que la normalisation s'auto-alimenterait, « produisant des normes pour produire des normes », car cette production génère un profit direct pour les organes de normalisation - le prix de vente des normes - et un profit indirect, via l'activité de certification souvent exercée par des filiales des organismes de normalisation - c'est le cas de l'AFNOR. Or, effectivement, l'équilibre économique des organismes de normalisation nationaux comme internationaux repose pour une bonne part sur cette activité commerciale. La vente de normes procure ainsi à AFNOR 40 % de son budget ; pour l'ISO, c'est 35 % de ses recettes.

Pour que la normalisation reste bien une activité d'intérêt général, il est donc important que la stratégie commerciale ne soit pas le paramètre fondamental de l'activité normative. La solution passe par le maintien d'un financement public suffisant de l'activité de normalisation d'AFNOR. Or, en huit ans, le montant de la subvention de l'État a été divisé par deux, et ne contribue plus aujourd'hui qu'à 10 % de son budget. Il faut donc se garder de réduire encore ce financement public.

En outre, il faut rappeler que le français reste une langue officielle de la normalisation aux niveaux international et européen, et qu'il revient au système français de normalisation d'assurer la traduction des textes de normalisation d'origine supranationale - qui sont tous négociés en langue anglaise - pour un coût qui dépasse 2 millions d'euros par an pour la seule AFNOR. Or, ce statut est contesté, en partie compte tenu des délais de traduction qui retardent l'adoption définitive des normes. Pour maintenir la position de la langue française, qui doit être partie intégrante de notre stratégie d'influence, il faut définir des moyens suffisants pour réaliser des traductions fiables et rapides. D'où deux recommandations :

- d'une part, conserver un financement public suffisant de l'activité de normalisation pour préserver son caractère d'intérêt général ;

- d'autre part, prendre réellement en considération, pour déterminer le niveau du financement public de l'activité de normalisation, les frais et contraintes matérielles découlant de la traduction en langue française des normes européennes ou internationales afin d'assurer l'accès aux normes par tous les acteurs et leur complète intelligibilité.

Pour que la normalisation serve le mieux possible les intérêts de tous les acteurs, il importe également qu'elle soit la plus ouverte possible. Plusieurs des recommandations proposées visent ainsi à favoriser la participation au processus d'élaboration des normes.

Il faut d'abord, lorsqu'un nouveau projet de norme est proposé, que tous les acteurs susceptibles d'être intéressés en aient connaissance, pour pouvoir le cas échéant intervenir dans son élaboration. Cette tâche de publicité incombe à l'AFNOR, qui développe des moyens d'alerte et d'information. Mais elle doit être renforcée, en conjonction avec d'autres acteurs. D'où une préconisation tendant à faire bénéficier tout nouveau projet de travail de normalisation d'une publicité adéquate et suffisante en favorisant une meilleure connaissance par l'AFNOR des entreprises potentiellement intéressées, grâce aux bureaux de normalisation sectoriels, aux organisations ou syndicats professionnels et, le cas échéant, aux réseaux consulaires.

L'activité de normalisation intéresse d'abord et avant tout les entreprises, mais le processus de normalisation est ouvert à la participation d'autres acteurs de la société. C'est de l'expression d'opinions tant par des entreprises que des administrations, des collectivités territoriales et des associations de consommateurs et de défense de l'environnement, par exemple, que pourra naître un consensus large assurant la légitimité de la norme. Il est donc essentiel de :

- veiller à assurer la présence de représentants des administrations concernées pour l'élaboration ou la révision des normes qui mettent en cause des intérêts publics stratégiques ou majeurs ;

- favoriser la participation des représentants des collectivités territoriales, notamment par le biais de leurs associations, à l'élaboration ou la révision des normes qui concernent leurs domaines de compétences ;

- et renforcer l'intérêt des acteurs associatifs, notamment dans le domaine de la consommation et de l'environnement, pour les travaux de normalisation.

Favoriser la plus grande diversité des participations, notamment celle des PME et des associations, nécessite également des moyens techniques et financiers suffisants. D'où quatre propositions tendant à :

- développer le recours aux moyens de communication audiovisuelle instantanée pour la participation aux réunions des instances de normalisation ;

- mieux informer les entreprises, notamment les PME, sur l'éligibilité, en tant que telles, des dépenses de normalisation au crédit impôt recherche, et examiner l'élargissement du dispositif à la totalité des dépenses liées aux travaux de normalisation, y compris celles engendrées par le recours à des consultants extérieurs ;

- donner davantage de publicité aux systèmes d'aide à la participation aux travaux de normalisation dont peuvent bénéficier les PME ;

- assurer la pérennité des aides à la participation aux travaux de normalisation dont peuvent bénéficier les associations agréées, notamment représentant les consommateurs ;

Enfin, globalement, le système français de normalisation, tel qu'imaginé en 2009, fonctionne de manière efficace, mais certains ajustements peuvent être suggérés qui permettraient d'en améliorer la gouvernance. Quatre recommandations en ce sens figurent dans le rapport :

- confier les fonctions de délégué interministériel aux normes à un chef de service ou directeur d'administration centrale et celles de responsables ministériels aux normes à des fonctionnaires d'un niveau hiérarchique suffisant ;

- poursuive, selon les modalités déterminées par les acteurs des secteurs concernés, le regroupement des bureaux de normalisation sectoriels afin d'atteindre une taille critique les mettant à même d'assurer de manière optimale leurs missions ;

- réexaminer périodiquement les périmètres des comités stratégiques (CoS) et créer, le cas échéant, des groupes de coordination dans les CoS à périmètres étendus ;

- autonomiser le comité d'audit et d'évaluation par rapport à l'AFNOR, notamment en prévoyant la nomination de ses membres et de son président par le ministre.

Voilà, chers collègues, ce que vous trouverez de façon plus développée dans mon rapport que je vous propose d'intituler : « Où va la normalisation ? En quête d'une stratégie de compétitivité respectueuse de l'intérêt général ».

M. Jean-Claude Lenoir. - Je vous remercie, Madame le rapporteur, pour ce rapport très complet, aboutissement d'un long travail, qui présente sans fard et sans détours les aspects positifs de la normalisation autant que les alertes qu'elle suscite. Je suis convaincu que ce rapport fera autorité.

M. Franck Montaugé. - Je tiens à remercier également notre rapporteur pour ce rapport exhaustif et de grande qualité. Je suis particulièrement sensible à la distinction que vous avez opérée entre les termes de norme et de règlement : ils sont souvent confondus, et cet écart de langage me semble préjudiciable à la clarté des propos et aux enjeux.

Il y a quelques mois, le groupe de travail sur la simplification des normes en agriculture, dont je faisais partie, a présenté son rapport. Nous y mettions en évidence la nécessité d'utiliser des normes volontaires, relevant du droit souple, pour permettre aux agriculteurs d'appliquer les règlements de manière acceptable plutôt que de les subir. Dans ce cadre, les labels de qualité, comme l'appellation d'origine protégée (AOP), l'appellation d'origine contrôlée (AOC) ou l'indication géographique protégée (IGP), qui reposent sur le suivi volontaire de certaines prescriptions, permettent de se distinguer sur les marchés et de renforcer la compétitivité.

Je souscris par ailleurs à l'enjeu national que notre rapporteur a souligné : je souhaite élargir le propos à un domaine peu évoqué, et pourtant lié à celui des normes : l'intelligence économique. Peut-être notre commission devrait-elle un jour prochain entendre un expert sur ce sujet. En comparaison avec le reste du monde, la France manque d'ambition et de vision stratégique dans ce domaine.

La compétitivité est bien entendu l'un des enjeux majeurs de la normalisation. Une dimension peut-être moins abordée, que j'ai bien connue, est celle du management : le triptyque de normes ISO 9 001 - ISO 18 000 - ISO 14 000, auquel s'ajoute la norme sur la responsabilité sociale des entreprises (RSE), est un moyen efficace de mobilisation, qui donne du sens aux actions des entreprises.

Lors de nos travaux sur la simplification des normes en agriculture, un professeur de l'université de l'Arkansas, nous a exposé la démarche de certification dans laquelle les exploitations américaines se sont lancées. Nous devons être très vigilants : ces normes initialement volontaires, les États-Unis vont probablement chercher à nous les imposer, par exemple par le biais des accords de type TAFTA...

M. Gérard César. - C'est vrai !

M. Marc Daunis. - Tout à fait !

M. Franck Montaugé. - Cela n'exclut pas de faire comprendre à nos agriculteurs l'intérêt qu'ils pourraient avoir à se lancer dans ces démarches de certification.

Je ne suis pas sûr d'avoir saisi le lien établi entre les normes et les collectivités territoriales. En tant que maire, je me suis lancé dans une démarche de certification ISO 9 001 il y a déjà 15 ans. Force est de constater que peu de normes sont spécifiques aux problématiques des collectivités territoriales, mais peut-être faudrait-il les adapter.

Enfin, le financement public de l'AFNOR représente un enjeu ; mais nous devons également inciter et aider les entreprises à s'engager dans des démarches de certification, notamment ISO.

M. Daniel Gremillet. - Je tiens tout d'abord à féliciter notre rapporteur pour la qualité de son travail et de sa présentation.

La normalisation est un véritable business : la certification, gage d'un meilleur accès au marché, est bien souvent un enjeu de vie ou de mort pour les entreprises. J'ai donc beaucoup apprécié que soient pointés les risques de dérive de la commercialisation des normes. J'ai rencontré la semaine dernière une entreprise pour laquelle la certification était certes volontaire, mais déterminante. L'équipe dirigeante a été stupéfaite de découvrir que la personne chargée de l'audit de certification n'a jamais mis les pieds dans l'entreprise... Aujourd'hui, cet audit se limite bien souvent à l'examen de papiers ; les personnes qui en sont chargées sont de moins en moins issues du monde de l'entreprise. La connaissance de ce milieu est pourtant absolument nécessaire !

Je souhaite revenir sur le projet d'industrie du futur. Aujourd'hui, les régions ont une capacité économique et chacune édicte ses propres normes pour développer l'usine du futur. Cela peut être source de difficultés. Franck Montaugé a évoqué les normes en agriculture, j'ajouterai l'exemple des circuits courts et des marchés de proximité, soumis à des conditions normatives différentes.

Madame le rapporteur, vous avez évoqué la norme 45 001 : les normes ne sont jamais qu'une nouvelle forme de barrière douanière pour l'accès au marché, il est donc important que la France participe aux instances internationales qui les édictent.

Monsieur le président, ce rapport est excellent, mais n'en restons pas là ! L'accès au marché est un enjeu stratégique majeur. Je souhaite que notre commission assure un suivi régulier des évolutions concernant la normalisation, et que nous ne perdions pas de vue, comme c'est souvent le cas, l'obligation de résultats.

M. Michel Magras. - Je souhaite féliciter Élisabeth Lamure, qui a eu le courage d'attaquer un sujet complexe.

Les normes pénalisent énormément les outre-mer. Ce constat a été mis en évidence au cours des dernières années dans deux rapports d'information de notre délégation à l'outre-mer traitant respectivement des normes en matière agricole et dans le bâtiment et les travaux publics.

Je rappelle qu'il existe trois types de normes : les normes européennes, qui s'appliquent sur notre territoire, les normes nationales, et les normes professionnelles. Ces normes peuvent présenter un caractère législatif, réglementaire, ou volontaire - bien que ce volontariat devienne généralement rapidement une obligation...

L'Europe oublie toujours qu'elle n'est pas que continentale et qu'elle est aussi ultramarine ; la France oublie souvent qu'elle n'est pas uniquement hexagonale mais également ultramarine. Les normes sont bien souvent inadaptées aux réalités locales des territoires des outre-mer. Les normes en matière de produits phytosanitaires en sont un bon exemple : prévues pour un climat tempéré, elles ne sont pas pertinentes pour les climats ultramarins tropicaux. La tendance actuelle pour pallier ce problème consiste à ajouter des couches spécialement pour les outre-mer dans les textes, bien souvent pour faire plaisir... Mais cela ne fait qu'alourdir les processus.

Les normes à caractère professionnel, et donc volontaire, ont des conséquences économiques importantes : les organismes nationaux qui les établissent, les défendent donc naturellement. Je milite depuis toujours pour assurer une différenciation territoriale dans l'application des normes. Il faudrait qu'elles soient conçues non pas au niveau national, mais sur la base d'un cahier des charges établi localement, ce qui permettrait de les adapter aux réalités locales tout en assurant leur intégration dans le système normatif national et le respect des engagements internationaux.

Les normes génèrent des surcoûts. Elles sont volontaires mais deviennent très rapidement obligatoires, souvent sous la pression des associations. Les normes ISO peuvent engendrer des coûts démesurés, qui rendent inopérant le système. Rappelez-vous notre débat sur l'obligation pour les petits laboratoires d'obtenir les certifications imposées par le comité français d'accréditation (COFRAC) !

Je lirai avec beaucoup d'attention les préconisations de notre rapporteur. J'ajoute qu'il faudrait développer des moyens de suivi des recommandations que nous émettons dans les rapports, jusqu'à leur mise en oeuvre dans la vie quotidienne.

M. Gérard César. - Félicitations, Madame le rapporteur, pour la qualité de votre rapport ! Daniel Gremillet l'a dit : il ne faut pas en rester là, et il faudrait que ces travaux débouchent sur une proposition de loi, voire un projet de loi porté par le Gouvernement.

Je m'interroge sur un chiffre que vous avez mentionné : 8 452 normes actuellement en cours de conception. Pouvez-vous nous indiquer les secteurs visés, et les délais d'élaboration envisagés ?

À l'association des maires de France (AMF), je siège au sein d'un groupe de travail s'intéressant aux normes en matière de collectivités territoriales : quid de la relation entre les entreprises et les collectivités locales ?

Enfin, j'apprécie beaucoup le titre proposé : « Où va la normalisation ? En quête d'une stratégie de compétitivité respectueuse de l'intérêt général ». Tout y est !

M. Marc Daunis. - Je m'associe à mes collègues pour saluer le remarquable travail de Madame le rapporteur, dans un domaine généralement sous-estimé dans l'impact qu'il peut avoir sur la compétitivité des entreprises et de la France. Je partage les conclusions de Daniel Gremillet, mais je ne suis pas persuadé, contrairement à Gérard César, de la nécessité de légiférer dans ce domaine. Par contre, il y a une évidente nécessité de suivi des préconisations de ce rapport : c'est un domaine qui connaît des évolutions permanentes, lesquelles créent un risque de fonctionnement en vase clos ou de fossilisation, qui ont pour conséquence une perte totale de la richesse de la normalisation.

Je veux aussi soulever l'impact de la normalisation sur l'organisation des entreprises : cette question nécessite un travail spécifique, il faut examiner comment le développement des entreprises d'innovation technologique ou sociale peut être favorisé par la normalisation. Il faut prendre garde que celle-ci ne freine pas la créativité et les nouvelles formes d'organisation des entreprises, notamment celles des start-ups ou des entreprises de la nouvelle économie.

D'où mes trois questions : d'abord, j'étais surpris que le rapport ne mentionne pas la transition énergétique dans les trois secteurs prioritaires qu'il préconise. Je partage le diagnostic quant au domaine du numérique et de l'industrie du futur, mais il ne faut pas passer à côté du secteur de la transition énergétique.

Deuxième chose, il faut certes associer les collectivités territoriales au processus de normalisation mais il faut être vigilant à ne pas créer de dispositifs qui détournent des enjeux. Je préfèrerais qu'on se concentre sur l'échelon régional, d'autant plus que la notion d'État « stratège » à laquelle fait appel le rapport vaut tout autant au niveau régional. Je vois mal comment les échelons territoriaux inférieurs - communes, communautés d'agglomérations, départements - peuvent être associés à ce processus.

Troisième point, informer pleinement les entreprises est nécessaire et stratégique. Je me demande s'il ne serait pas pertinent de cibler davantage les TPE que les PME. Il y a une forte difficulté en France à faire croitre les TPE en PME et les PME en ETI, mais souvent le problème se retrouve dans de petites entreprises qui travaillent en sous-traitance et qui se voient imposer des normes par les donneurs d'ordres. Il me paraît donc plus pertinent de cibler le tissu des TPE, ce qui leur permet de pouvoir acquérir des savoir-faire.

M. Yannick Vaugrenard. - Merci à Madame le rapporteur pour son travail considérable et les conclusions qu'elle nous propose.

Il y a un paradoxe lorsque l'on parle de normes : elles sont censées être facilitatrices pour l'usager ou l'entreprise, mais elles peuvent parfois apparaître au contraire comme une source de complexité. Je veux également souligner l'utilisation qui est parfois faite par certains pays, comme les États-Unis et la Chine, des normes à fins de protectionnisme, voire de concurrence déloyale. Face à ce phénomène, la France ne peut agir seule, il faudra mettre en place une défense au niveau de l'ensemble du continent européen.

Deuxième remarque, relative à l'implication des collectivités territoriales : Mme Lamure recommande de favoriser la participation au processus d'élaboration des normes. Je pense qu'il faut être plus offensif : s'agissant des normes sportives, qui peuvent avoir un coût important pour les collectivités, ou des normes de sécurité, il est essentiel que les collectivités territoriales soient impliquées en amont de l'élaboration de ces normes afin d'en mesurer les conséquences avant leur mise en application. La participation des collectivités territoriales doit s'imposer, et non pas être seulement favorisée.

Enfin, s'agissant des PME, TPE et artisans, c'est une vraie difficulté d'obtenir une information « descendante ». Les chambres de commerce et d'industrie et les chambres de métiers et de l'artisanat n'ont pas les moyens financiers de faire descendre cette information auprès de ces entreprises. Je me demande donc s'il ne revient pas davantage à l'État décentralisé, au niveau des différents départements et en fonction des activités économiques du territoire, de faire descendre ces informations de manière à ce que les entreprises soient pleinement informées.

M. Gérard Bailly. - Je veux dire moi aussi combien ce travail est important et féliciter Madame le rapporteur pour ce rapport qui fera date.

Je voudrais évoquer les normes agricoles. Un travail important a été fait l'an dernier par notre rapporteur Daniel Dubois sur ce sujet. Nous ne voulons pas que ce travail reste lettre morte, et c'est pourquoi avant-hier, nous avons adressé une lettre au ministre en charge de l'agriculture afin d'obtenir un rendez-vous pour suivre la mise en oeuvre des recommandations qui avaient été faites.

J'ai effectué récemment de nombreuses visites dans des PME pour mieux connaître leurs difficultés, et la problématique des normes - il est vrai souvent contraignantes - a été régulièrement abordée dans les discussions. Dans mon département, il y a beaucoup de tabletteries, de tourneries et d'entreprises qui travaillent le bois : les normes représentent pour ces PME une pression importante qui, couplée à la concurrence des pays asiatiques, menace l'activité économique. Il faut trouver des solutions, et c'est pourquoi je pense qu'il faudrait opérer une différenciation des normes en fonction de la taille des entreprises auxquelles elles s'appliquent.

Par ailleurs, à chaque fois que j'assiste à l'assemblée générale de la chambre des métiers de mon département, la question de l'apprentissage revient : du fait des normes de plus en plus contraignantes, les maîtres d'apprentissage confient de moins en moins de tâches à leurs apprentis. Si ceux-ci ne peuvent pas mettre la main à la pâte, comment peuvent-ils apprendre leur métier ? Il faut là aussi une adaptation des normes.

M. Henri Tandonnet. - Avec mes collègues de l'Union centriste, nous tenons à remercier Madame Lamure pour ce rapport, qui va être un ouvrage de référence qui nous servira pour travailler pendant de longues années.

J'ai apprécié l'insistance du rapport sur l'apport positif de la normalisation volontaire et de la participation de la France aux organismes de normalisation internationaux, qui permet de servir les intérêts économiques du pays. Pour autant, il ne faut pas non plus occulter les limites de ces organismes. Lorsque j'avais un cabinet juridique, certaines normes s'appliquaient à nous, et je m'étais rendu compte que ces normes ne concernaient pas des choses essentielles, telles que l'assurance de responsabilité professionnelle, ou les délais de transmission des fonds des clients. Les normes portaient sur des choses artificielles et ne traitaient pas du fond.

Cela étant, dans l'intitulé de votre rapport, vous parlez de l'intérêt général : tout est là, il s'agit de dégager le bon équilibre entre intérêt général, intérêt économique, et groupes d'intérêt : ces derniers, notamment les groupes dans la grande distribution et les grandes compagnies d'assurance, utilisent ce système de normes pour mettre à genoux les producteurs et les petites entreprises. Toute la difficulté est là, il faut distinguer l'intérêt général de l'intérêt de ces groupes, d'où ma question : comment normaliser la normalisation ?

M. Ladislas Poniatowski. - Les normes - et c'est d'ailleurs ce que montre bien ce rapport, pour lequel je félicite Madame le rapporteur - on peut en mourir, mais elles peuvent aussi nous sauver. Je dis cela parce que je veux intervenir sur un point du rapport, concernant la gouvernance du système français.

Monsieur le Président, il y a bien des années de cela, nous avions fait un déplacement très intéressant aux États-Unis, au moment de l'ouverture à la concurrence des télécoms et de l'électricité, et nous avions rencontré un juge américain, grand spécialiste en la matière. Ce qui m'avait frappé à l'époque, c'est la place du juridique dans ces domaines : arrivaient devant ce juge les représentants des différentes compagnies de télécoms et d'électricité, accompagnés d'une dizaine d'avocats, et les audiences duraient des heures.

Je mentionne ce déplacement parce que, dans la gouvernance du système français, Mme Lamure recommande de réserver certaines fonctions à des fonctionnaires d'un niveau hiérarchique suffisant ; mais ce qu'il nous faut en réalité, ce sont de grands juristes. La meilleure manière de défendre tant le consommateur que les entreprises, c'est d'avoir de grands juristes qui puissent défendre les intérêts de la France partout, à Bruxelles mais aussi dans le monde entier. Le commerce international, c'est une guerre, et si l'on n'est pas bien armé, on ne gagnera pas. Ma suggestion est donc d'être plus ambitieux et de mettre beaucoup plus de moyens en matière de gouvernance, soit dans le but de protéger, soit, quand c'est nécessaire, d'empêcher qu'on nous tue - je parle bien sûr de nos entreprises.

M. Jean-Claude Lenoir. - Pour être tout-à-fait précis, le déplacement que vous évoquez s'est déroulé en septembre 1990...

M. Alain Chatillon. - Comme nous tous, je veux féliciter Madame le rapporteur pour ce grand projet qui pourrait par la suite donner lieu à un examen plus détaillé, secteur par secteur.

Je veux donner quatre exemples concrets. D'abord, sur l'agro-alimentaire, lors des réunions à Bruxelles, j'ai eu l'occasion de constater moi-même, en tant que président d'un groupe agro-alimentaire, qu'on ne voyait pas les Français. Il y avait des fonctionnaires anglais, allemands, espagnols, mais rarement des Français. Personnellement c'était mes filiales qui m'indiquaient quels étaient les axes sur lesquels il fallait porter notre attention, mais nous n'étions pas informés par les fonctionnaires français. Chaque fois qu'on téléphonait au responsable en charge d'un sujet spécifique, il refusait de nous donner les informations du fait de la séparation des pouvoirs, alors que c'est l'inverse dans les autres pays. Là aussi, il y a quelque chose de concret à faire pour rapprocher le monde de l'entreprise de ceux qui sont en charge de la défendre.

Deuxièmement, la distribution commerciale a connu une formidable concentration en l'espace de 30 ans, avec quatre distributeurs qui représentent 85 % de la distribution en France. Au Japon, il y a 3 000 distributeurs, il est donc bien plus difficile d'aller à la conquête du Japon qu'à la conquête de la France, où les produits français peuvent être très vite concurrencés. Lorsque l'on voit la balance commerciale de la France dans ce domaine sur les dix dernières années, nous avons beaucoup perdu, puisque nous sommes désormais le troisième pays européen, après l'Allemagne et l'Italie.

J'ajoute qu'il faut donner, tout particulièrement dans ce secteur de la distribution, les moyens à la DGCCRF d'intervenir pour repérer les produits non conformes qui, bien souvent, sont importés.

Ma troisième remarque concerne l'immobilier : dans un certain nombre de pays européens, on s'efforce de positionner prioritairement les handicapés au premier niveau des bâtiments. Ce n'est pas le cas en France où les normes nous imposent des aménagements à tous les niveaux. Je me souviens d'une réunion que j'avais organisée localement avec les bailleurs sociaux et à laquelle participait Mme Cécile Duflot, alors ministre du logement : il en était ressorti qu'une telle orientation, conforme aux préconisations des services d'urgence et de secours, permettrait d'abaisser de 10 % les coûts de construction.

J'en termine en signalant, en matière d'affichage des prix, la disparité de traitement entre les petits commerces ruraux et certaines boutiques de luxe parisiennes. Constatant que des amendes avaient été infligées à des petits commerçants de mon département, faute d'étiquettes de prix, j'avais fait prendre en photo certaines devantures de prestigieuses maisons proches des Champs Élysées et notre préfet avait alors décidé de faire machine arrière. Au-delà des généralités, on peut donc agir de façon très concrète.

M. Marc Daunis. - Je complète rapidement mon intervention précédente en précisant, au titre du suivi de nos préconisations, qu'il faut être simultanément attentif à la standardisation et à la normalisation qui sont liées l'une à l'autre, et qui toutes deux peuvent être utilisées par des opérateurs pour élargir leurs parts de marché.

Mme Élisabeth Lamure. - Je remercie les nombreux intervenants et je vais m'efforcer de vous répondre brièvement.

En matière agricole, mon rapport répond aux préoccupations qui ont été exprimées puisqu'il préconise de nous orienter vers un droit souple, fondé sur des grandes orientations définies par le législateur et le pouvoir réglementaire, qui serait élaboré plus en détail par les acteurs économiques. Je le redis, l'essentiel est de ne pas entretenir la confusion entre les normes obligatoires et les normes volontaires : ces dernières peuvent ne pas être appliquées et j'ajoute que les entreprises ont aussi, bien souvent, toute une palette de choix dans les différentes normes disponibles.

Du point de vue managérial, la normalisation est effectivement très bien connue dans l'industrie et les grandes entreprises mais pas assez dans les petites. Je propose de mieux utiliser les réseaux des organisations professionnelles ou les réseaux consulaires pour diffuser l'information dans ce domaine.

Plusieurs interrogations portent sur les moyens d'accroitre la participation des collectivités territoriales : à mon sens cela doit s'opérer par le biais des associations d'élus, et non pas collectivité par collectivité. Dans le domaine du sport, par exemple, ces associations d'élus ont tout intérêt à être des partenaires de la normalisation encore plus assidus qu'aujourd'hui.

Par ailleurs, il faut faire la distinction - assez subtile d'ailleurs - entre la « qualification » et la norme volontaire qui donne une « certification » mais qui pour autant n'est pas obligatoire.

S'agissant de l'industrie du futur, c'est l'État qui doit donner l'impulsion pour que les entreprises, les collectivités territoriales et les consommateurs travaillent sur des points précis favorisant la réussite de ce projet.

Je précise également que les 8 450 normes volontaires en cours de conception concernent tous les domaines d'activité économique (qu'il s'agisse des biens ou des services) et que leur délai d'élaboration est de deux à trois ans en moyenne.

J'approuve pleinement l'idée de réaffirmer la nécessité de prendre en compte les caractéristiques climatiques des territoires ultramarins et de différencier les normes pour les adapter à nos outre-mer. Très concrètement, cela impose de mieux associer - à travers les organisations professionnelles et les réseaux consulaires - les entreprises ultramarines.

Je m'associe, bien entendu, aux propos de mes collègues sur l'impératif de suivi attentif de nos préconisations - nous l'avons d'ailleurs évoqué plusieurs fois en commission pour l'ensemble de nos travaux.

La dimension stratégique de la normalisation volontaire a été soulignée : elle est fondamentale, et la France doit prendre toute sa place dans les instances internationales pour pouvoir imposer, comme le font certains de nos partenaires dans leur propre intérêt, les normes industrielles ou environnementale de notre pays, ce qui donnera à l'évidence, à nos entreprises, un avantage dans la compétition internationale.

Je précise également que le secteur de l'énergie a bien été inclus dans nos investigations et nos propositions. La standardisation et la normalisation sont des notions assez proches mais la standardisation - par exemple, celle qui est influencée par les pratiques des très grandes entreprises - ne passe pas nécessairement par le processus bien défini de normalisation. Or précisément, l'intérêt de l'ensemble des acteurs est d'intégrer ces travaux de standardisation au sein du système de normalisation.

Comme cela a été indiqué, l'information des petites entreprises sur la normalisation représente un enjeu important et, de ce point de vue, la veille numérique me parait un des moyens les plus économes et efficace de pallier cette difficulté, tout en rappelant, en particulier aux entreprises du monde agricole, que la normalisation volontaire n'est pas, comme on le croit trop souvent, une contrainte obligatoire. Il faut cependant reconnaitre que l'application d'une norme volontaire apporte souvent un avantage concurrentiel aux entreprises qui choisissent de s'y soumettre.

Assurément, l'intérêt général et nos intérêts économiques doivent primer dans nos démarches de normalisation volontaire. Là aussi, il nous faut une vraie stratégie nationale, appliquée par l'AFNOR, pour faire entendre la voix de la France dans les instances internationales.

On recense 19 000 experts français autour de l'élaboration des normes, mais comme cela a été indiqué, on ne compte peut-être pas suffisamment de très grands juristes dans ce domaine.

Applaudissements

M. Jean-Claude Lenoir, président. - Mes chers collègues, je m'associe à vos applaudissements et je vous demande formellement d'approuver la publication de ce rapport. L'intérêt que vous avez manifesté justifie une demande de débat en séance publique à l'automne sur ce sujet.

La commission autorise la publication du rapport d'information.

Proposition de résolution européenne sur le paquet « Énergie » - Communication

M. Jean-Claude Lenoir, président. - Mes chers collègues, nous écoutons à présent une communication de M. Ladislas Poniatowski sur la proposition de résolution européenne n° 619 (2016-2017) présentée par MM. Jean Bizet et Michel Delebarre au nom de la commission des affaires européennes, en application de l'article 73 quater du Règlement, sur le paquet « Énergie ».

M. Ladislas Poniatowski. - Merci monsieur le président. Comme vous en souvenez certainement, nous avions déjà examiné, en février dernier, une première proposition de résolution européenne présentée par nos collègues Jean Bizet et Michel Delebarre au nom de la commission des affaires européennes sur le même sujet, à savoir le paquet « Énergie » publié quelques mois plus tôt par la Commission européenne.

À cette occasion, nous avions étendu le champ du texte, initialement limité aux énergies renouvelables et aux mécanismes de capacité, à l'ensemble des sujets traités par la Commission européenne, d'abord parce que les propositions de Bruxelles formaient un tout, mais aussi et surtout parce que plusieurs d'entre elles remettaient en cause des principes auxquels nous souhaitions marquer notre attachement, voire contestaient la souveraineté des États membres sur ce qui n'est pourtant qu'une compétence partagée avec l'Union.

Sans revenir dans le détail sur tous ces points - je vous rappelle qu'il est question de près de 5 000 pages et de pas moins de huit propositions de règlements ou de directives -, j'indiquerai simplement que nous avions en particulier plaidé pour :

- une tarification forte du carbone à l'échelle européenne, en pointant l'insuffisance de la réforme en cours du marché de quotas européen ;

- la pérennisation, aussi longtemps que nécessaire, des mécanismes de capacité pour assurer notre sécurité d'approvisionnement électrique ;

- un soutien à l'investissement dans les énergies décarbonées - renouvelables comme nucléaire -, par des contrats garantissant une rémunération sur longue période et la possibilité d'organiser des appels d'offres par technologie ;

- la protection des consommateurs, en nous opposant notamment, et de façon unanime, à la suppression des tarifs réglementés lorsque ceux-ci sont contestables par les fournisseurs alternatifs ;

- enfin, l'exigence de solidarité entre les territoires par le maintien d'un financement péréqué des réseaux électriques, principe que l'émergence non encadrée de « communautés énergétiques locales » promue par la Commission européenne pourrait menacer.

Je crois pouvoir dire, mes chers collègues, que ces préoccupations étaient, et sont toujours, partagées sur tous les bancs.

J'ajoute que nous avions également dénoncé la non-conformité au principe de subsidiarité de certaines des propositions de la Commission, dont l'obligation pour les gestionnaires de réseaux de transport de participer à des « centres de conduite régionaux » qui disposeraient de pouvoirs contraignants à leur égard, ou la réforme de l'Agence de coopération des régulateurs de l'énergie (ACER), qui verrait son champ de compétences élargi à l'excès et ses décisions adoptées à la majorité simple.

Après ce bref rappel, j'en viens au contenu du texte adopté la semaine dernière par nos collègues pour vous indiquer qu'il s'agit en réalité, dans sa quasi-totalité, d'un rappel des positions déjà exprimées dans la première proposition de résolution, ou formalisées dans deux autres résolutions portant avis motivé adoptées par la commission des affaires européennes en avril et en mai. Pour faire écho au souhait exprimé par le président de la République au Congrès d'en finir avec la prolifération des textes législatifs, l'on peut simplement se demander si faire montre d'une telle activité sur ces sujets, en revenant à quelques semaines d'intervalle sur des questions qu'il nous semblait avoir déjà traitées, n'affaiblit pas le Parlement.

Je ne m'attarderai donc que sur les points qui pourraient s'écarter du texte que nous avions adopté en février.

En matière de mécanismes de capacité d'abord, là où nous exigions la stricte réciprocité en matière d'ouverture aux capacités étrangères - je vous rappelle qu'en l'état, la Commission européenne l'imposerait aux marchés de capacité, comme le marché français, mais pas aux réserves stratégiques telles qu'elles peuvent exister, par exemple, en Allemagne ou en Belgique -, la commission des affaires européennes plaide pour une simple faculté d'ouverture pour tous les mécanismes. Si les modalités proposées diffèrent, le résultat serait donc le même, celui d'une égalité de traitement entre tous les mécanismes, indépendamment de la forme retenue pour leur mise en oeuvre. Je précise cependant que la réciprocité reste à ce jour la position défendue par les autorités françaises à Bruxelles.

S'agissant de la défense des tarifs réglementés ensuite, là où nous avions marqué notre ferme opposition à la suppression de tarifs régulés contestables, la commission des affaires européennes entend d'abord rappeler, je cite, que « les tarifs réglementés de vente ne sont pas nécessairement assimilables à des aides d'État, ni à des éléments de concurrence déloyale », ce qui laisse entendre, en creux, que les tarifs français ne le seraient pas.

Elle considère ensuite que les tarifs réglementés devraient pouvoir être proposés, sous la même dénomination, non plus uniquement par les opérateurs historiques mais aussi par les fournisseurs alternatifs. Si ces derniers ne semblent pas demandeurs, j'ajoute que l'effet concret d'une telle mesure sur l'ouverture du marché n'est pas évident : quel intérêt en effet un consommateur résidentiel aurait-il à changer d'opérateur - et donc à accomplir les formalités correspondantes - pour conserver le même tarif alors qu'aujourd'hui, les quelques pourcents de réduction qu'il obtiendrait en souscrivant une offre de marché ne suffisent pas toujours à le motiver ?

Dans l'exposé des motifs de sa proposition de résolution - mais pas dans le texte lui-même -, la commission des affaires européennes suggère enfin d'autoriser les régulateurs nationaux à établir, je cite, « une référence tarifaire selon des modalités harmonisées par le droit de l'Union européenne, aboutissant à un niveau cohérent avec les coûts supportés par les fournisseurs alternatifs ». En clair, il s'agirait de transposer, dans le droit européen, le modèle français d'un tarif régulé contestable bâti par le régulateur, et par la même de pérenniser un objet dont l'existence est aujourd'hui contestée devant les juridictions nationales : il est ainsi probable qu'une décision du Conseil d'État, attendue au plus tard d'ici la fin juillet, conduise à l'annulation du décret de 2013 qui encadrait les tarifs réglementés du gaz, ce qui ouvrirait alors la voie, à plus ou moins brève échéance, à leur suppression - le raisonnement étant du reste parfaitement transposable à l'électricité. La menace est donc bien réelle, d'autant que la France fait partie, avec l'Italie et la Roumanie - qui est en passe de les supprimer -, des derniers pays de l'Union à disposer de tels tarifs. Dans ce contexte, je doute que la suggestion de la commission des affaires européennes soit retenue...

Jusqu'à présent en tous les cas, le Gouvernement français a toujours défendu au plan européen la parfaite conformité au droit de la concurrence du monopole français de distribution des tarifs réglementés, dès lors que ces derniers étaient contestables par les nouveaux entrants. Maintenons donc notre position, qui est aussi celle des autorités françaises, et défendons les tarifs réglementés le plus longtemps possible.

J'en arrive au dernier point de divergence avec la position arrêtée en février, qui a trait aux biocarburants. Comme vous vous en souvenez, la Commission européenne prévoit de réduire de 7 % aujourd'hui à 3,8 % en 2030 la part maximale des biocarburants de première génération, et d'augmenter en parallèle le taux d'incorporation des biocarburants de deuxième génération, qui n'entrent pas en concurrence avec les cultures alimentaires.

Dans notre proposition de résolution, nous avions adhéré à l'objectif mais plaidé pour une baisse plus progressive des biocarburants de première génération au motif qu'une réduction trop rapide posait au moins trois difficultés : d'abord, pour atteindre les objectifs de décarbonation du secteur des transports, car les biocarburants avancés ne seront pas en mesure de fournir les volumes suffisants aux échéances prévues ; ensuite, parce que les biocarburants actuels contribuent à l'excédent commercial et à l'indépendance énergétique de l'Union ainsi qu'à la couverture des besoins en protéines animales grâce aux tourteaux et aux autres matières sèches ; enfin, parce que la filière agro industrielle et les dizaines de milliers d'emplois qu'elle représente en France a besoin de temps pour s'adapter.

Dans cette nouvelle proposition de résolution, la commission des affaires européennes propose une autre solution consistant à maintenir le plafond d'incorporation actuelle de 7 % pour les biocarburants obtenus, je cite, « comme sous-produits de cultures destinées à l'alimentation animale et n'entrant pas en concurrence avec celle-ci ». À l'appui de cette proposition, elle fait valoir que l'abandon ou la réduction de leur usage « porterait aux revenus des agriculteurs une atteinte injustifiée », nous « conduirait à importer plus de tourteaux destinés à l'alimentation animale », « fragiliserait, voire détruirait plus de 20 000 emplois directs dans les territoires ruraux » et « [affaiblirait notre] indépendance énergétique et protéique ». Voilà pour le diagnostic, que nous partageons très largement.

Il reste qu'appliqué à la France, dont les biocarburants sont principalement issus du colza et à un degré moindre de la betterave, du blé ou du maïs, un tel traitement différencié des biocarburants coproduits de l'alimentation animale bénéficierait peu ou prou à l'ensemble de la production et aboutirait en pratique au maintien du plafond des 7 %, autrement dit tout le contraire de ce que défend Bruxelles. Je doute qu'une position aussi maximaliste, proche de celle défendue par le Syndicat des énergies renouvelables et par la FNSEA - qui proposent même d'aller au-delà -ait des chances d'être adoptée. Il est certes classique, dans une négociation, de partir de très loin pour converger ensuite vers une position médiane mais notre proposition d'une dégressivité plus lente me semble plus réaliste.

En complément, la commission des affaires européennes propose enfin d'interdire, d'ici à 2020, les biocarburants obtenus à partir d'huile de palme, dont elle rappelle que la production n'est à la fois « pas soutenable écologiquement », car favorisant la déforestation, et « n'est plus acceptée politiquement », comme en témoigne une récente résolution adoptée par le Parlement européen. À titre d'information, sachez que l'huile de palme, essentiellement importée, représentait en France, en 2015, 13,7 % des matières premières utilisées pour produire des esthers méthyliques d'huiles végétales (EMHV).

Au total, si elle était retenue, la solution préconisée par la commission des affaires européennes conduirait donc à faire évoluer la production française de biocarburants de la façon suivante : augmentation de la part des biocarburants dont les coproduits contribuent à l'alimentation animale, au détriment de ceux qui n'y participent pas et de ceux issus d'huile de palme importée - qui seraient interdits -, le tout dans la limite d'un taux maximal d'incorporation maintenu à 7 %. Là encore, je crains qu'on ne suscite de faux espoirs dans le monde agricole.

Au total, mes chers collègues, quels choix s'offrent à nous sur les suites à donner à ce texte ? Nous pourrions décider de nous en saisir mais dans ce cas, il nous faudrait procéder très rapidement puisque le Règlement du Sénat ne nous donne qu'un mois pour adopter le rapport, ce qui nous amènerait à la mi-août. Nous pouvons également prendre acte de ce nouveau texte, souligner en particulier les deux divergences exposées à l'instant sur les tarifs réglementés et les biocarburants, tout en considérant que ces divergences ne sont pas telles qu'elles obligent à nous en saisir. C'est cette seconde option que je vous suggère de retenir. Encore une fois, soyons prudents sur la multiplication de ces résolutions, car je ne suis pas sûr que nous rendions là service au travail parlementaire.

Je vous remercie.

M. Roland Courteau. - Comme vous, je m'interroge sur la nécessité de présenter une deuxième proposition de résolution alors que nous avions adopté en février dernier, après l'avoir largement amendé, un texte sur le même sujet. D'autant que cette nouvelle proposition de résolution m'apparaît à la fois moins exhaustive et moins satisfaisante que la première qui, sauf erreur, est bien devenue résolution européenne du Sénat, n'est-ce pas ?

M. Ladislas Poniatowski. - Tout à fait.

M. Roland Courteau. - Concernant le nucléaire, notre texte présentait une formulation plus équilibrée. En matière de tarifs réglementés, il était aussi bien meilleur en se référant à la protection des consommateurs - j'avais du reste fait adopter un amendement sur ce point ainsi que sur la précarité énergétique - et surtout en affirmant notre ferme opposition à leur suppression. Quant à la proposition d'ouvrir facultativement ces tarifs aux fournisseurs alternatifs, elle part peut-être d'une bonne intention mais au-delà de ce que vous avez dit, je rappelle que ce sont précisément les fournisseurs alternatifs qui sont à l'origine du recours devant le Conseil d'État ; étant opposés aux tarifs réglementés, je ne vois bien pas l'utilité de proposer à ces fournisseurs de les distribuer... Pour l'heure, ce qui m'inquiète, c'est que le rapporteur public du Conseil d'État recommande d'annuler le décret de 2013. Enfin, sur les biocarburants, là aussi notre proposition était plus satisfaisante car moins maximaliste, pour reprendre le qualificatif que vous avez justement employé.

Cela étant dit, il ne nous paraît pas utile de mettre cette nouvelle proposition de résolution à l'ordre du jour de nos travaux car l'essentiel est à venir et il faut nous y préparer : je crois en effet savoir que la présidence estonienne de l'Union souhaite parvenir très rapidement à des accords de principe sur le paquet « Énergie ». Dès lors, peut-être la commission pourrait-elle décider d'auditionner, avant la fin de l'année, les rapporteurs du Parlement européen, ce qui serait sans doute plus utile que de discuter d'une nouvelle proposition de résolution quatre mois après avoir adopté un texte que nous jugeons, encore une fois, plus équilibré et plus satisfaisant.

M. Pierre Cuypers. - Je souhaiterais réaffirmer quelques principes sur les biocarburants. Si les biocarburants ont été, depuis leur création, un sujet de polémiques, c'est peut-être parce que certains en ont fait leur fonds de commerce en ne voulant pas admettre que, demain, l'énergie proviendrait d'un « bouquet énergétique » - expression chère à Nicole Fontaine - composé de sources diverses. Je veux bien que l'on supprime, comme le souhaite Nicolas Hulot, l'essence et le gazole et que l'on ferme des centrales nucléaires mais il faudra alors m'expliquer comment nous nous déplacerons et quelles seront les conséquences pour la vie économique et pour l'emploi... Je rappellerai que la première directive européenne sur le sujet avait fixé un objectif de 10 % d'énergies renouvelables liquides en 2020 ; depuis, cet objectif n'a cessé d'être raboté jusqu'à viser désormais les 3,8 % de biocarburants de première génération en 2030. Or, une telle réduction serait catastrophique pour l'ensemble des filières !

Nous n'avons pas encore exploité tout le potentiel des biocarburants de première génération. Quant à la deuxième génération, elle n'est en aucun cas prête, ni sur le plan économique ni sur le plan technique. Ne pas aller au bout de la première génération, dont je rappelle qu'elle a permis de créer plus de 280 000 emplois en France et a généré des synergies économiques formidables, serait prendre un risque majeur ! J'ajoute qu'il n'y a absolument pas de concurrence avec les usages alimentaires car une partie seulement de la plante - le liquide dans le cas des oléagineux - est utilisée à des fins énergétiques quand l'autre, les protéines, nous est indispensable pour l'alimentation animale et nous permet de moins recourir aux importations. Du reste, il est préférable, plutôt que d'importer du soja, que ce soja concoure à l'alimentation animale ou humaine dans sa région de production, par exemple en Afrique subsaharienne ou ailleurs. Il n'y a donc pas concurrence mais bien au contraire complémentarité, sans compter toute la valeur ajoutée des biocarburants pour l'industrie chimique. Nous avons là des ressources formidables ! Sortons de la préhistoire et allons de l'avant !

M. Daniel Gremillet. - Je partage à la fois les propos de Pierre Cuypers et ceux de Ladislas Poniatowski, qui prennent du reste d'autant plus de sens au lendemain des annonces du ministre, à la fois sur la fin de la vente de véhicules essence et diesel en 2040 et surtout sur l'engagement de la France de ne plus participer à la déforestation dans le monde. Comment pourrons-nous atteindre ces objectifs dans ces conditions ?

M. Ladislas Poniatowski. - Je remercie Roland Courteau d'avoir dit les choses bien mieux que moi, car beaucoup plus brièvement ! À Pierre Cuypers et Daniel Gremillet, je répondrai qu'en tant que commission des affaires économiques, nous n'omettons jamais la dimension économique des sujets d'où, en l'espèce, notre proposition d'une dégressivité plus lente de la part des biocarburants de première génération. Défendons les agriculteurs mais ne les abusons pas car penser que nous pourrons rester aux 7 % serait une illusion. Travaillons au développement de la deuxième génération, réfléchissons aux meilleures solutions techniques pour donner de l'activité à nos agriculteurs, qui en ont bien besoin.

M. Pierre Cuypers. - Notre indépendance énergétique a un prix. La plupart, sinon tous les conflits dans le monde portent sur l'énergie...

M. Jean-Claude Lenoir, président. - ... et sur l'eau.

M. Pierre Cuypers. - Encore une fois, il n'y a pas de concurrence alimentaire aujourd'hui avec les biocarburants. Envisageons sérieusement notre indépendance et combattons cette réduction à 3,8 %, qui n'est encore qu'un projet.

M. Jean-Claude Lenoir, président. - Acte est donc donné de cette communication. Je vous remercie.

La réunion est close à 11 heures 35.