Mardi 21 février 2017

- Présidence de M. Henri Cabanel, président -

La réunion est ouverte à 13 h 30.

Audition de Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie et des finances, chargée du numérique et de l'innovation

M. Henri Cabanel, président. - Nous poursuivons les auditions de notre mission d'information en accueillant aujourd'hui Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie et des finances, chargée du numérique et de l'innovation.

Je vous rappelle que cette audition fait l'objet d'une captation vidéo et d'une diffusion en direct sur le site internet du Sénat. Elle est également ouverte au public et à la presse et fera l'objet d'un compte rendu écrit.

Madame la secrétaire d'État, vous êtes chargée, au sein du Gouvernement, des questions relatives au numérique et à l'économie de la connaissance. En particulier, chacun s'en souvient, vous avez défendu devant le Parlement la loi pour une République numérique du 7 octobre 2016.

Ce texte, souvent présenté comme essentiel pour l'avenir de notre économie et de notre société, a été l'un des premiers à solliciter aussi largement la participation de nos concitoyens. En effet, avant sa transmission au Conseil d'État et son adoption en Conseil des ministres, il a fait l'objet d'une consultation publique en ligne d'une durée de trois semaines. Les participants, dont les identités avaient été anonymisées, ont pu se prononcer sur les différents articles du texte, mais aussi formuler des propositions de modifications, qui ont elles-mêmes été soumises au vote et à l'avis des internautes.

Plus de 21 000 contributeurs ont choisi de participer à cet exercice inédit de « co-écriture législative ». Ils ont émis près de 150 000 votes et rédigé plus de 8 500 arguments, amendements ou propositions de nouveaux articles sur le site republique-numerique.fr.

Une telle expérience entre évidemment en résonnance avec les enjeux de notre mission d'information, qui s'interroge sur les moyens de revitaliser la démocratie représentative et sur le rôle que les nouveaux outils numériques sont susceptibles de jouer en la matière.

Quel bilan dressez-vous de cette consultation en ligne ? Vous semble-t-elle pouvoir constituer un modèle pour la décision publique, qu'elle soit nationale ou locale ? Quelles sont les conditions de sa réussite ?

Vous avez lancé en octobre dernier, avec La Gazette des communes, une enquête auprès des élus locaux. On constate, à travers ses résultats, un véritable décalage entre les modalités de consultation déployées par les élus et les aspirations des citoyens. À l'heure où les outils numériques se développent via les civic techs, les collectivités territoriales privilégient encore les réunions et, pour le numérique, les sites internet. Comment, selon vous, sensibiliser les élus à ces nouveaux modes de démocratie participative ?

Plus largement, quelle peut être la place du numérique dans notre démocratie ? Comment les pouvoirs publics peuvent-ils s'approprier ce nouveau mode de participation des citoyens ?

Je vous propose de vous exprimer à titre liminaire pendant une dizaine de minutes. Ensuite, je donnerai la parole à nos collègues afin qu'ils puissent vous poser quelques questions.

Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie et des finances, chargée du numérique et de l'innovation. - Cette invitation m'honore parce qu'elle dénote votre intérêt pour cette procédure de consultation en ligne que nous avons organisée afin de préparer la loi pour une République numérique.

Je m'exprimerai en tant qu'ancienne parlementaire, puis ministre observatrice critique des institutions, tout en m'éloignant tant soit peu de ces fonctions ministérielles, afin de vous faire part, en fin de quinquennat, de mes remarques sur le fonctionnement démocratique de nos institutions.

Au cours de mes déplacements, ce qui m'a le plus marquée chez mes interlocuteurs, c'est ce que certains appellent le « praf-isme », le « plus rien à faire », cette tendance d'une partie de nos concitoyens, notamment les plus jeunes, à se désintéresser totalement de la vie politique et de la chose politique. Cela se traduit par un taux d'abstention très élevé ou par des votes blancs. C'est le phénomène le plus préoccupant de notre démocratie contemporaine.

Cette situation contraste avec ce que permet le numérique : une horizontalité des circuits d'échanges et d'informations, une plus grande ouverture, une plus grande transparence de ces flux d'échanges, un accès à l'expression potentiellement plus puissant que jamais.

Plus les citoyens ont la possibilité de s'exprimer directement, moins ils ont envie de le faire à travers les institutions actuelles, par manque de confiance.

On parle souvent d'« uberisation » de la société. J'émets toutefois certaines réserves concernant ce terme. D'ailleurs, sur les réseaux sociaux, le hashtag à la mode concernant Uber est le suivant : deleteUber, pour mettre en cause certaine des pratiques de cette entreprise à l'égard de ses salariés.

Plus profondément, cela illustre le phénomène de désintermédiation de tous les corps traditionnellement représentatifs de la société, que j'ai constaté quotidiennement dans l'exercice de mes fonctions ministérielles : désintermédiation des partis politiques, des syndicats, des chercheurs et des scientifiques, des médias et des élites. Je suis convaincue que les outils numériques peuvent permettre d'inventer de nouvelles formes de médiation qui n'aboutiraient pas à une démocratie directe mais à un renforcement de la démocratie représentative.

Aujourd'hui, nous avons besoin de nouvelles intermédiations, dans tous les domaines. La légitimité des partis politiques, par exemple, est contestée du fait de leur mode de recrutement. S'ils faisaient l'effort de diversifier celui-ci avec des citoyens plus représentatifs, plus de personnes issues des minorités ethniques, plus de femmes, plus de jeunes, peut-être seraient-ils plus légitimes en tant qu'intermédiaires dans nos institutions démocratiques. Cette réflexion concerne l'ensemble des échelons de la vie politique et pas uniquement l'échelon national.

Faut-il remettre en cause la démocratie paritaire ? Je ne le crois pas, même si la tentation est grande aujourd'hui. Ainsi, certains candidats à l'élection présidentielle envisagent de réinstaurer un centralisme technocratique avec une gestion des grands dossiers sociaux non plus par les organismes paritaires, mais par l'État uniquement. Il faut, au contraire, renforcer le paritarisme par plus de représentativité reposant sur un usage extensif des technologies numériques.

Faut-il renforcer la démocratie représentative par une démocratie participative ? Oui !

Une autre forme de tentation consisterait à instaurer une démocratie directe. On peut penser que cela est désormais possible ou que cela le sera très prochainement, en particulier grâce aux technologies de la blockchain ou de l'intelligence artificielle, qui permettront de recueillir l'opinion d'une très grande masse d'individus.

Aujourd'hui, il faut, au contraire, réaffirmer la force de la démocratie représentative. Lors de la « co-construction » de la loi pour une République numérique du 7 octobre 2016, j'ai toujours été très claire sur le fait qu'il ne s'agissait pas d'organiser un référendum ou un plébiscite sur certaines de ses dispositions. Le Gouvernement ne s'était d'ailleurs pas engagé à intégrer automatiquement toute proposition suggérée par des internautes, même si elles avaient recueilli un large assentiment. Sur le plan législatif, la décision appartenait au Gouvernement et au Parlement. Cela a tout de même parfois prêté à confusion ou à déception puisque certains auraient voulu que les propositions qui avaient été massivement soutenues fussent intégrées automatiquement dans le texte de loi. D'où la nécessité, lorsqu'on lance ce type d'exercice de consultation, d'être très clair sur les objectifs et sur la méthode. Cette dernière doit donc être parfaitement transparente, avec des outils clairs.

Autre tentation, celui du recours au référendum, forme d'exercice de démocratie directe. Pour moi, le référendum du 23 juin 2016 sur l'appartenance du Royaume-Uni à l'Union européenne, ou Brexit, a illustré ce qu'est un mauvais usage de la pratique référendaire. Celle-ci doit s'appuyer sur un débat organisé par les organes politiques et institutionnels, dans lequel ils doivent s'investir. Dans certains pays, elle peut également s'appuyer sur une véritable culture du référendum, notamment en Suisse. Je pense également à la loi de 2015 autorisant le mariage pour les couples homosexuels en Irlande : bien que ce pays ne soit pas le moins catholique d'Europe, les débats autour de ce référendum ont pourtant été de très haute qualité et n'ont pas donné lieu aux débordements, aux polémiques, aux frictions et aux tensions qui ont profondément divisé la société française sur ce même sujet. Pourquoi ? Parce que ce référendum a été organisé autour de débats et un engagement fort de tous les citoyens.

La loi pour une République numérique du 7 octobre 2016 a ouvert la voie à une méthode expérimentale de renforcement de la démocratie représentative qui doit être renouvelée. Ma crainte, parce qu'elle a été complexe à mettre en oeuvre, parce qu'elle a nécessité un portage politique personnel très fort - pour ne pas dire sacrificiel, tant j'ai eu le sentiment d'aller contre le système, contre les institutions -, c'est que cette expérience reste isolée. Nous avons, au contraire, tout intérêt à utiliser aussi largement que possible la palette d'outils disponibles et à multiplier ces expériences, au niveau local comme au niveau national.

Quand on parle de renouvellement démocratique, on se focalise sur deux sujets : le renouvellement des élites, du personnel politique, d'une part, et la procédure de construction de la loi, d'autre part. Ces sujets sont importants, mais ils ne sont pas exclusifs du renouvellement des pratiques démocratiques.

S'agissant des élus, ce qui m'inquiète parfois, c'est que des pratiques scandaleuses et condamnables qui entachent la démocratie aient toujours cours. Tant qu'on ne s'attaquera pas frontalement à la corruption et aux abus de pouvoir de certains élus, il sera impossible de renforcer la légitimité des décisions politiques.

Toutefois, se focaliser sur ce seul sujet, c'est éviter de parler du déficit de représentativité des élus. Pourquoi ce déficit de représentativité ? Parce que mener aujourd'hui une carrière politique ou faire une incursion dans le monde politique lorsqu'on est engagé dans d'autres domaines professionnels représente un coût qui n'est assumé qu'individuellement. Or il devrait l'être collectivement. C'est la garantie et la contrepartie d'une démocratie constamment renouvelée et donc plus saine.

La loi est la partie la plus visible de la politique publique ; c'est la partie émergée de l'iceberg. Les décrets d'application des lois votées par le Parlement en sont une autre. En la matière, il reste beaucoup de travail à faire pour davantage de « co-construction » et de transparence dans la rédaction des décrets.

Mais les politiques publiques ne se réduisent pas à la loi et au décret : l'immense majorité des décisions publiques, avant qu'elles ne se transforment en action publique, ne sont pas soumises à des processus de « co-construction ». Par exemple, les positions défendues par le Gouvernement français dans les instances européennes, et notamment dans les conseils de l'Union européenne, sont définies en interne par l'administration, sans toujours avoir l'aval politique des ministres et alors qu'elles ne sont pas toujours en phase avec les aspirations de la société et du monde économique. La « co-construction » du positionnement du Gouvernement français dans les instances nationales, européennes et internationales devrait aussi être une piste à suivre.

Pour ma part, j'ai essayé de modifier concrètement certaines de ces pratiques politiques en organisant des jeux digitaux dans les ministères, des semaines « cabinet ouvert », des permanences ministérielles ou encore en « co-construisant » les notes de positionnement des autorités françaises.

Vous parlez, dans le cadre de votre mission, d'efficacité de la décision publique. Qui dit efficacité dit exécution, et c'est cette phase qui est la plus difficile. Une fois que la loi a été votée, sa mise en oeuvre est ce qu'il y a de plus difficile, parce qu'elle induit des changements, nécessite de convaincre les administrations et les agents publics pour son application. Et ce n'est pas aisé...

À mon sens, on ne peut pas non plus parler de renouveau de la démocratie et de ses pratiques sans évoquer l'endogamie des élites, lesquelles sont décrites par certains journalistes comme étant déconnectées. Je peux le confirmer, qu'il s'agisse des élites politiques, des élites médiatiques ou des élites économiques. Toutes sont là depuis très longtemps, sans qu'elles aient été renouvelées ; elles ne représentent même parfois qu'elles-mêmes. Ce n'est pas forcément la faute des élites, nous avons besoin d'elles ; j'assume le fait que notre pays doive être dirigé par une élite qui soit la plus éclairée possible. Le problème réside dans la longévité des parcours et dans les pratiques endogames de ces réseaux, qui contribuent à affaiblir énormément le processus de prise de décision politique et donc sa légitimité.

M. Henri Cabanel, président. - Pour que cette expérience de consultation en ligne n'en reste pas là, faut-il légiférer afin qu'elle devienne une habitude chez les élus ? Vous vous êtes beaucoup investie en faveur de ce mode de démocratie participative mais, d'après ce que j'ai cru comprendre à travers vos propos, tout le monde ne s'est pas inscrit dans votre sillage. Au niveau local, les élus ont beaucoup de mal à se sensibiliser au numérique, si ce n'est par les sites internet de leur collectivité territoriale. Ils préfèrent souvent les réunions publiques, auxquelles très peu de nos concitoyens se déplacent.

Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État. - Faut-il légiférer pour imposer le recours à un mode de « co-construction » de la loi ? Une nouvelle loi pour améliorer la loi ? J'aimerais que le changement ne soit pas imposé par une élite éclairée, mais que les conditions de l'intégration de cette « co-construction » au sein des institutions soient garanties. Je me réjouis à cet égard que les débats progressent et que, petit à petit, se pose cette question.

Il pourrait être dangereux de légiférer sur ce sujet. Nous risquons, en effet, de considérer qu'il appartient soit au Gouvernement soit au législateur de recourir à ce type de méthode en fonction des sujets traités. Dès lors, les sujets plus régaliens et les sujets particulièrement complexes pourraient être exclus de cette démarche de « co-construction ». Le raisonnement que l'on tient s'agissant du recours aux ordonnances pourrait ainsi s'appliquer à une loi « co-construite ». En pratique, cette dernière méthode devrait être systématisée sur l'ensemble des textes, d'abord à titre expérimental. S'il faut recourir à une loi ou modifier la Constitution, soit, mais cela ne garantira pas forcément le succès de cette méthode...

S'agissant des élus locaux, il y a un enjeu majeur de recrutement : il faut notamment que les partis politiques soient suffisamment attractifs pour les plus jeunes et pour les personnes qui veulent prendre part à la vie politique tout en ayant une vie professionnelle auparavant et une autre après. Aujourd'hui, rien n'est fait pour encourager cette approche de la vie politique.

Des formations très intéressantes sur l'appropriation des outils numériques sont proposées aux élus locaux, mais ceux-ci n'y recourent pas. Cette situation me semble dommageable.

Il faut aussi continuer à expliquer que l'utilisation de ces outils numériques, notamment le recours à des civic techs, permet en réalité de renforcer le contact humain. Les élus locaux, très sensibles au lien direct qu'ils ont avec leurs administrés, craignent que les civic techs ne créent une distance entre eux. En réalité, c'est l'inverse : très souvent, c'est au niveau microlocal et dans les petites communes que ces outils sont les plus efficaces. Ils permettent, en effet, d'inclure au processus de décision des gens qui ne s'intéressent pas nécessairement à la politique ou qui ne sont pas « outillés » pour l'être. L'enjeu n'est pas de comparer des dispositifs de « co-construction » ou de vote d'un budget avec des conseils citoyens, dans lesquels viennent toujours les mêmes personnes pour défendre toujours les mêmes intérêts particuliers. Au contraire, le numérique permet d'aller chercher d'autres citoyens, à condition de s'en donner les moyens. En la matière, un important travail de persuasion est à conduire auprès des élus locaux.

Mme Corinne Bouchoux. - Merci d'avoir mené cette expérimentation lors de l'élaboration de la loi pour une République numérique du 7 octobre 2016 et dans l'exercice de vos responsabilités, madame la secrétaire d'État.

La suite logique de votre raisonnement n'est-elle pas de plaider - solution radicale - pour une limitation des mandats non pas horizontale, mais dans le temps ? Lorsqu'on est volontaire pour n'exercer qu'un seul mandat ou deux, la réinsertion dans la vie professionnelle est assez compliquée, sauf si l'on a atteint l'âge de la retraite.

M. Michel Raison. - Madame la secrétaire d'État, vous avez dit, et je suis d'accord avec vous, que les partis politiques manquent de légitimité parce que la représentation en leur sein reste quelque peu figée, parce qu'on y voit un peu trop longtemps les mêmes personnes, parce que le pouvoir y est concentré entre les mains de quelques-uns. Avant de donner davantage la parole au peuple, par le biais de dispositifs de démocratie directe, ne faudrait-il pas restructurer et mieux faire fonctionner ces partis politiques ? Pour ma part, je ne suis pas un grand défenseur du cumul des mandats. On peut limiter dans le temps le nombre de mandats ; l'avantage, c'est de renouveler le personnel politique.

S'agissant de la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne, vous avez dit que c'était un mauvais exemple de référendum. J'aurais plutôt tendance à penser le contraire. Serait-ce un mauvais exemple parce que, très majoritairement, nous ne sommes pas d'accord avec son résultat ? Les institutions ont communiqué au sujet du scrutin, et l'on a demandé son avis au peuple. Si nous remettons en cause ce que le peuple a décidé, c'est plutôt un bon exemple de ce que donne l'abus de consultations référendaires sur des sujets très complexes. Le peuple peut avoir facilement raison, mais il peut aussi se tromper parfois. D'ailleurs, en la matière, peut-être est-ce nous qui nous nous trompons ? Enfin, plus la collectivité territoriale est petite, plus il est facile de faire de la démocratie participative. Pour ma part, j'ai été élu d'une toute petite commune et j'allais à la rencontre des habitants pour leur demander leur avis ; ainsi, nous arrivions à corriger des décisions de façon constructive. Ensuite, j'ai été maire d'une ville de 8 000 habitants, où il était encore possible d'organiser des réunions de quartier. Mais lorsqu'on est un responsable national ou lorsqu'on négocie, au nom d'un gouvernement, au sein des instances européennes, cela commence à se compliquer.

M. Jacques Bigot. - Madame la secrétaire d'État, au regard de votre expérience, l'utilisation du numérique dans le cadre d'une consultation sur un projet de loi semble assez complexe et l'administration ne vous a pas nécessairement facilité la tâche.

Notre sujet ne porte pas seulement sur l'élaboration de la loi, mais plus généralement sur la façon de mieux associer nos concitoyens aux décisions publiques, notamment pour éviter que celles-ci ne soient ensuite longuement contestées, voire qu'elles ne soient même pas mises en oeuvre.

Un point essentiel que vous n'avez pas abordé : comment le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif peuvent-ils utiliser le numérique pour que les gens se saisissent de la notion d'intérêt collectif ? Le risque avec Internet, et vous l'avez dit à propos de la loi pour une République numérique du 7 octobre 2016, c'est que les gens, dès lors qu'ils sont un certain nombre à avoir formulé telle ou telle proposition, ne comprennent pas que le législateur ne les suive pas. Cette difficulté rejoint également celle de l'individualisme de nos concitoyens. Si l'on veut faire « émerger » de la démocratie, il faut aussi que les citoyens prennent en considération l'intérêt général, qui n'est pas la somme ou la synthèse des intérêts individuels. Comment le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif peuvent-ils se servir des outils numériques pour communiquer d'abord sur leur projet et avoir ensuite un retour de « co-construction » et non pas simplement de destruction ?

M. Henri Cabanel, président. - En complément madame la secrétaire d'État, ne craignez-vous pas que le débat ne se cristallise autour de l'opinion de certains internautes, souvent membres d'associations citoyennes et militants, dont les opinions ne vont pas toujours dans le sens de l'intérêt général ?

Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État. - Donner la voix à des activistes ou à des militants ne me semble pas un moyen de déconstruire une politique menée par le Gouvernement, du moins si les règles du jeu sont claires. Le mérite de cet exercice est de mettre tout le monde, y compris les lobbys et les activistes, sur un pied d'égalité.

Parmi les plus de 21 000 contributeurs ayant participé à la construction du projet de loi pour une République numérique, 95 % se sont identifiés comme des particuliers. Cela contredit l'idée selon laquelle la consultation numérique profiterait aux lobbyistes. Certains d'entre eux, décontenancés, sont d'ailleurs venus me voir pour me demander ce que serait leur place à l'avenir parmi ces consultations.

J'ajoute que l'apport des internautes à ce projet de loi a été très positif : grâce à eux, cinq nouveaux articles et quatre-vingt-dix modifications de fond ont été introduits au sein du projet de loi initialement rédigé par le Gouvernement.

Autre intérêt de la démarche, la mise en exergue de certains points par des militants a permis de cibler les polémiques et sujets de contentieux possibles très en amont du processus législatif, et donc de les circonscrire, en définissant au plus tôt une réponse politique adéquate. L'examen du texte ne s'est donc pas fait « par à-coups », au gré des pétitions et manifestations. Le diagnostic de la situation à laquelle la loi prétend répondre s'en est trouvé amélioré.

Il faut faire confiance à nos concitoyens, abandonner l'idée que l'État est le seul sachant, le seul capable de définir l'intérêt général. Les citoyens qui ont contribué à cet exercice de consultation en ligne avaient aussi cette ambition.

Je suis d'accord avec Corinne Bouchoux sur le cumul des mandats dans le temps. Nous sommes peut-être influencées par nos expériences personnelles, n'ayant pas toujours été dans la politique. Nous devons apporter une réponse à l'enjeu des parcours professionnels des personnes qui s'engagent dans la vie politique, pour faire progresser la démocratie représentative. Faut-il limiter le nombre de mandats dans le temps à deux ou trois ? Cela dépend aussi de l'âge d'entrée dans la vie politique. Trois mandats, cela peut représenter quinze ans d'activité dans la vie politique. Ce n'est pas rien dans une carrière !

M. Henri Cabanel, président. - Il faut un statut de l'élu !

Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État. - Il faut en passer, en effet, par un véritable statut de l'élu, même si le débat est aujourd'hui complètement tabou. Il est perçu par l'opinion publique comme la volonté des élus d'obtenir de nouveaux avantages. Or la surreprésentation des fonctionnaires dans la vie politique n'est pas un hasard : ils ont la garantie de retrouver un poste après leur mandat.

M. Michel Raison. - En effet !

Mme Corinne Bouchoux. - Ils retrouvent « un » emploi dans l'administration, et non pas « leur » emploi initial !

Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État. - Plus généralement, cette situation pose la question de la fluidité des parcours professionnels en France. Nous parlions de l'endogamie des élites. Nous pouvons aussi nous demander pourquoi nous avons toujours droit aux mêmes éditorialistes politiques depuis quarante ans, pourquoi les patrons du CAC 40 jouent au jeu des chaises musicales entre les conseils d'administration des grands groupes, etc. L'absence de fluidité des parcours est une question de rigidité du marché du travail ; c'est aussi un problème culturel.

J'en viens à la question sur le référendum britannique ayant mené au Brexit. Je confirme qu'il s'agit, de mon point de vue, d'un mauvais exemple de référendum : la question de l'appartenance à l'Union européenne ne peut pas se résumer à une alternative binaire. La difficulté de la mise en oeuvre de la décision du peuple britannique en témoigne : des années de négociation nous attendent ; des centaines de textes sont à revoir. Les Britanniques ne se sont pas réellement prononcés sur la question posée ; ils ont voté pour sauver le National Health Service. Or le gouvernement britannique vient d'annoncer la fermeture sèche de quinze hôpitaux publics... Il y a eu une forme d'amateurisme coupable dans la manière d'aborder le sujet.

Mme Sylvie Robert. - Peut-on aller encore plus loin, dans la fabrication de la loi, que ce que vous avez fait pour la loi pour une République numérique du 7 octobre 2016 ? Beaucoup de propositions circulent en ce moment pour améliorer l'information, la transparence et l'association des citoyens à la fabrique de la loi.

M. Henri Cabanel, président. - Sur la question de la consultation publique en ligne, comment traiter au mieux les milliers de réponses obtenues ? Cela doit-il passer par des algorithmes spécifiques, et pour quel coût ?

Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État. - Madame Sylvie Robert, je suis persuadée qu'il faut aller plus loin. Des travaux préparatifs à l'instauration d'une VIe République, passant par une constituante citoyenne, me semblent indispensables.

Le professeur Marcel Gauchet, que vous avez entendu, a souligné le basculement du pouvoir législatif vers le pouvoir exécutif opéré par la Ve République, pour contrer l'instabilité parlementaire.

Au XXIe siècle, à l'heure du numérique, la question se pose désormais de la place de la société civile, qui peut trouver des modes d'expression citoyenne plus puissants que jamais.

Certaines propositions ont d'ores et déjà été mises sur la table, y compris par le Président de la République : la limitation des mandats dans le temps, la « co-construction » législative, la procédure parlementaire expresse avec l'adoption d'amendements en commission, une initiative législative citoyenne, élargie et effective, le droit d'amendement citoyen, le « 49.3 » citoyen proposé par Benoît Hamon, le droit de pétition, le rôle du Sénat et celui du Conseil économique, social et environnemental, la création d'un « conseil citoyen » dont le rôle doit être défini... Autant de travaux à engager au cours de la prochaine mandature.

Votre question, M. le président, sur la synthèse des contributions citoyennes s'est posée de manière très concrète avec la plateforme créée lors du projet de loi pour une République numérique. Il est très difficile de demander à une administration, déjà sous pression et qui doit remplir ses missions « naturelles », de répondre aux demandes supplémentaires des ministres, le tout dans un contexte de contraction des effectifs, et de traiter dans un temps court et à budget constant les milliers de contributions d'internautes !

Pour permettre une réelle « co-construction » de la loi pour une République numérique, le Gouvernement s'est attaché à répondre aux propositions les plus populaires. 250 réponses écrites ont ainsi été publiées.

Ce travail n'a pas été intégré dans les budgets de fonctionnement des administrations, ce qui explique aussi les résistances que j'ai pu rencontrer lors de l'élaboration du projet de loi. Si l'on veut plus de « co-construction » législative, il faut en tirer les conséquences au plan budgétaire, en l'inscrivant dans le projet de loi de finances.

Notre manière de traiter les contributions des internautes est restée un peu artisanale : chacune d'entre elles a été lue et analysée par les services. Néanmoins, il est certain que des algorithmes pourraient réaliser cette tâche à l'avenir, à une condition : leur complète transparence. La loi pour une République numérique du 7 octobre 2016 impose aux administrations de communiquer, à la demande, les critères retenus par les algorithmes utilisés. Je pense par exemple au système d'admission post-bac (APB).

La transparence des algorithmes est indispensable aussi bien pour le secteur public que pour le secteur privé. La France a été un pays précurseur dans les domaines de la transparence des données, avec l'open data, et des outils, avec l'open source, mais aussi de la gouvernance ouverte. Et aujourd'hui, le recours aux algorithmes constitue une tendance de fond.

Une des réponses aux fausses informations diffusées sur Internet, à la réalité post-factuelle, est la transparence des algorithmes. Se pose alors la question de la capacité de l'administration française à répondre à ces enjeux. Une des raisons pour lesquelles il était important d'intégrer dans la loi pour une République numérique du 7 octobre 2016 les notions d'économie et de société de la donnée était de permettre à la puissance publique de gérer les données qu'elle produit. Si elle ne le fait pas, dans des domaines aussi fondamentaux que la santé ou l'éducation, d'autres le feront : les géants de l'internet.

Nous sommes face à un enjeu historique : l'État, pour entrer dans l'ère de la « gouvernance de la donnée », doit devenir un « État plateforme », qui accepte de se reposer sur l'intelligence collective, en ouvrant ses données et en « co-construisant » ses politiques publiques.

M. Henri Cabanel, président. - Les femmes et les hommes politiques, les administrations n'ont pas suffisamment la culture du numérique. Il faut commencer à l'inculquer, dès l'école, mais cela va prendre du temps. Dès lors, quelles sont vos propositions concrètes pour renforcer la culture du numérique parmi le personnel politique ?

Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État. - Permettez-moi d'inverser les termes du débat. On entend souvent dire que le personnel politique est décalé, qu'il ne comprend pas les enjeux du numérique. Mais, réciproquement, les innovateurs et la société civile connaissent, eux aussi, très mal la culture politique. L'important est donc de créer des liens entre ces différentes sphères pour améliorer la qualité du dialogue.

Néanmoins, certains élus sont effectivement éloignés du numérique. Cela illustre un point que j'ai déjà évoqué : la difficulté à renouveler le parcours politique. Cela ne veut pas dire, pour autant, que ces femmes et ces hommes politiques sont plus éloignés du numérique que n'importe quel fonctionnaire ou salarié. Il convient donc de relativiser ce diagnostic accablant.

Il y a plutôt, à mon sens, un problème général d'acculturation de la société française au numérique. Acheter des drones ou utiliser des « téléphones intelligents » ne signifie pas que l'on est entré dans cette culture.

La solution passe donc par le renouvellement, mais aussi par la formation des élus.

Elle pourrait aussi résulter de ce que l'on appelle les « start-ups d'État », qui regroupent un développeur, un webdesigner, un agent public compétent et un élu, et dont la mission consiste à répondre à un problème donné par un outil numérique dédié. De quoi les citoyens et les usagers ont-ils besoin ? Telle est la question que ces équipes devront se poser. Je ne crois pas au « solutionnisme technologique », pour reprendre l'expression d'Evgeny Morozov, mais le changement d'approche induit par la création de ces « start-ups d'État » pourrait permettre, grâce à la mise en place d'équipes de projet, de résoudre en six mois certains problèmes vieux de dix ans.

M. Henri Cabanel, président. - Y a-t-il des exemples de pays mettant en oeuvre des dispositifs participatifs qui retiennent votre attention ?

Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État. - Un livre paru récemment, Le Coup d'État citoyen d'Élisa Lewis et de Romain Stiline, dresse un panorama mondial des innovations démocratiques permises par le numérique. Je vous recommande la lecture de cet ouvrage, qui en recense les succès comme les échecs.

L'Islande avait ainsi comme projet très ambitieux de « co-construire » un texte constitutionnel. Ce projet s'est embourbé dans des méandres politiques classiques et n'a pas connu l'issue souhaitée par ses promoteurs.

En Europe du Nord, dans des villes comme Stockholm, Copenhague ou encore Helsinki, l'intégration des initiatives citoyennes et la « co-construction » des politiques publiques sont beaucoup plus poussées et systématiques que chez nous. Cela permet de réfléchir à ce que sera, demain, une ville intelligente, entièrement connectée. Les citoyens seront alors des producteurs de données mais également des concepteurs de politiques publiques, auxquelles ils devront être associés de manière constante.

Des expérimentations ont aussi eu lieu en Amérique latine, en matière de budget participatif, par exemple. Il faut dire que la tradition de mobilisation de la société civile y est particulièrement vive.

En Espagne, le mouvement politique Podemos, quelle que soit notre opinion à son sujet, a testé l'idée d'associer les citoyens à la vie politique à l'échelon local. À Valence ou Barcelone, par exemple, ce parti et ses partenaires politiques ont mis en place des expérimentations citoyennes en ayant recours à des outils numériques.

Nous sommes encore au début de cette histoire. Les expérimentations en la matière ouvrent un monde des possibles et participent d'une tentative d'amélioration des processus démocratiques. Il ne faut peut-être pas viser trop haut, mais l'état actuel de notre démocratie rend ce mouvement impératif et urgent.

M. Henri Cabanel, président. - Madame la secrétaire d'État, merci de nous avoir éclairés en évoquant votre vision du numérique, dont je suis convaincu qu'il doit être inclus dans les modes de fonctionnement de la démocratie française.

Beaucoup d'élus adhèrent à cette démarche, mais un certain nombre d'entre eux ont encore des difficultés à suivre le pas.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 15 h 30.

Mercredi 22 février 2017

- Présidence de M. Henri Cabanel, président -

La réunion est ouverte à 15 h 00.

Communication relative à l'organisation des travaux de la mission d'information

M. Henri Cabanel, président. - Depuis la constitution de la mission d'information, nous nous sommes déjà retrouvés autour de neuf auditions en séance plénière et de onze auditions du rapporteur, qui sont ouvertes à l'ensemble des membres de la mission. Cette semaine nous avons encore devant nous quatre auditions plénières, ce qui démontre la densité de nos travaux. Après avoir entendu les différents points de vue, un consensus semble s'établir sur les sujets à traiter, la relation entre les élus et les citoyens ainsi que celle avec les salariés et les employeurs. Reste à définir les outils.

Je vous rappelle également que, comme cela avait été acté dès notre réunion constitutive, la mission d'information a ouvert un espace participatif sur le site internet du Sénat, permettant à chaque citoyen ou représentant d'un organisme de venir déposer une contribution sur le sujet de son choix. La date limite d'envoi des contributions est fixée au 31 mars prochain. Pour la suite des travaux, nous nous retrouverons pour des séances d'auditions sur une ou deux journées au cours des prochaines semaines.

Trois déplacements sont par ailleurs prévus ; tout d'abord le 7 mars, sur un chantier du Grand Paris Express. Je laisserai le rapporteur présenter plus en détail ce déplacement, ainsi que les deux autres qui auront lieu au cours du mois de mars. Nous prévoirons également un moment pour un échange de vues sur les orientations de travail du rapporteur, l'objectif restant un examen du rapport à la mi-mai.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Effectivement, nous avons jusqu'à présent concentré notre regard sur la représentation démocratique, ainsi que sur l'articulation entre la démocratie représentative et la démocratie participative avec plusieurs questions : sous quelle forme ? Comment éviter les inconvénients de la démocratie participative ? Comment utiliser les outils numériques ? Il faut trouver le bon équilibre entre ces formes complémentaires. On a vu aussi les risques lors l'élection américaine et dans notre pays avec les « fake news ».

Par ailleurs, nous avons commencé à aborder, plus spécifiquement, la question de l'amélioration de certaines procédures mises en oeuvre, pour faire aboutir plus aisément des décisions publiques, sous deux angles d'analyse particuliers : celui des grands projets d'infrastructures et d'équipements et celui du « paritarisme de décision ».

Nous aurons ainsi trois auditions cet après-midi : tout d'abord, celle avec les représentants d'associations d'élus locaux sur le principe participatif et les infrastructures ; puis l'audition de la Commission nationale du débat public (CNDP) à l'occasion de laquelle pourra être abordée l'articulation entre la concertation, telle qu'issue des ordonnances du 3 août 2016, et les autres formes de participation ; enfin, les commissaires enquêteurs concernant la procédure de l'enquête publique, pour comprendre comment la rendre plus efficace et éviter la cristallisation de l'opposition.

Outre les auditions, comme le Président l'a indiqué, nous prévoyons trois déplacements plus ou moins éloignés. Le premier en France concerne le Grand Paris Express le 7 mars, avec un volet portant sur la future gare « Fort d'Issy Vanves Clamart ». Il s'agira de voir comment les dérogations permises pour cette opération sont utilisées, au-delà des outils de droit commun. Comment le Grand Paris gère-t-il ces chantiers hors normes ? Cela peut-il être une source d'inspiration ?

Un déplacement entre les 14 et 16 mars est également prévu en Isère, en Haute-Savoie et en Suisse, dans le canton de Genève, pour y étudier les dispositifs participatifs et les procédures concrètement appliquées à certains grands projets d'infrastructures et d'équipements.

Enfin, le Danemark semblerait être l'un des pays les plus aboutis sur les outils participatifs, notamment avec des jurys citoyens. Sa forte culture syndicale rend également intéressante la pratique de la démocratie paritaire. Nous nous y rendrons fin mars.

Audition conjointe des représentants d'associations d'élus locaux, avec M. Charles Fournier, vice-président du conseil régional de Centre-Val de Loire, pour Régions de France, Mme Alexandrine Leclerc, vice-présidente du conseil départemental du Loiret représentant l'Assemblée des départements de France (ADF), M. Loïc Cauret, président de la communauté de communes Lamballe Terre et Mer, président délégué de l'Assemblée des Communautés de France (AdCF), et MM. Bertrand Pancher, député-maire de Bar-Le-Duc, et Alexandre Touzet, maire de Saint-Yon, représentant l'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalités (AMF)

M. Henri Cabanel, président. - Nous poursuivons avec l'audition des principales associations représentant les élus locaux et les collectivités territoriales que je remercie de leur venue. Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo et d'une diffusion en direct sur le site internet du Sénat. Elle est également ouverte au public et à la presse et fera l'objet d'un compte rendu écrit.

Mesdames, messieurs, la mission d'information s'interroge principalement sur les blocages permettant d'expliquer les difficultés à prendre des décisions publiques qui ne soient pas remises en cause ou fortement contestées, y compris lorsqu'elles sont déjà très engagées.

La mission s'intéresse ainsi aux possibilités pour les pouvoirs publics de produire des réformes, par exemple dans le domaine du droit du travail, ou de mener des projets structurants pour notre pays, comme un équipement public de grande envergure, une ligne ferroviaire ou un aéroport, en recherchant quelles pourraient être les voies d'amélioration.

Par là-même, la mission d'information s'interroge sur les moyens permettant de renforcer le lien de confiance entre les élus, représentants légitimes pour prendre les décisions, et les citoyens.

Cette audition pourrait ainsi s'orienter autour de deux grands axes. Premièrement, quelle est votre analyse sur les procédures mises en oeuvre dans le cadre des grands projets d'infrastructures et d'équipements ? Sont-elles efficaces ? Comment pourraient-elles être améliorées, à la fois pour garantir une décision légitime et éviter les blocages ?

Deuxièmement, constatez-vous un réel besoin exprimé par les citoyens pour participer davantage à la prise de décision publique, au-delà des dispositifs les plus anciens, comme les conseils de quartiers ? Quels dispositifs particulièrement efficaces vos collectivités territoriales et établissements publics de coopération intercommunale ont-ils éventuellement développés ? Qu'est-ce qui fonctionne le mieux sur le terrain ?

Compte tenu du temps dont nous disposons, il est important que chacun respecte un temps de parole raisonnable afin que tout le monde puisse s'exprimer et présenter sa position.

Je vous invite donc à la concision dans vos propos liminaires afin de laisser du temps pour les questions du rapporteur et des autres sénateurs.

M. Charles Fournier, vice-président du conseil régional de Centre-Val de Loire, pour Régions de France. - En ma qualité de vice-président d'un conseil régional, je suis en charge de la démocratie, des initiatives citoyennes, du développement rural, de la coopération et de l'égalité. Je passerai vite sur la description d'une situation qui vous a été présentée lors de vos précédentes auditions : nous connaissons une crise et une mutation démocratiques. Nous avons à la fois une crise de légitimité, des questionnements forts qui nous sont posés mais aussi un foisonnement d'initiatives dans nos territoires, l'avènement des civic techs et la mobilisation des citoyens.

Nous sommes dans une société communicationnelle qui permet à chacun de s'exprimer et de mobiliser cette information tandis que l'économie est collaborative. Il est urgent de regarder cette crise et ces mutations démocratiques.

Les régions ont longtemps été des collectivités territoriales stratèges. Désormais, elles ont davantage de compétences connectées au territoire et aux citoyens, du fait des dernières évolutions législatives, que ce soit en matière d'économie, d'emploi, de mobilité, de transports, d'alimentation, de santé, etc. Quelle relation établir avec les citoyens dans la construction des politiques publiques ? Dans la région Centre-Val de Loire, ces questions sont d'autant plus fortes que, lors des dernières élections régionales, les résultats ont montré trois blocs représentant un tiers des voix, sans vainqueur, ni vaincu.

Dans les dispositifs de démocratie participative, souvent les politiques publiques sont mises au débat mais rarement la question de la démocratie elle-même est posée au citoyen. Nous avons fait ce choix complexe et expérimental d'ouvrir ce débat avec les citoyens. Plutôt que de démocratie représentative ou participative, nous préférons évoquer la démocratie permanente, en hommage à la formule du professeur Pierre Rosanvallon, pour dépasser l'opposition entre les deux formes de démocratie et la question de la parcelle de pouvoir laissée aux citoyens dans la démocratie participative.

Comment la démocratie vit-elle, entre deux échéances électorales, tout le temps et partout ? Comment est-elle inclusive et ne se limite-t-elle pas au cercle des « TLM »
- « toujours les mêmes » ?

Nous avons lancé une démarche expérimentale et dense depuis un an, consistant en des « tournées citoyennes » d'une semaine pour aller à la rencontre sincère et réelle des citoyens : ceux qui innovent, ceux qui pratiquent, ceux qui inventent la démocratie de demain, mais aussi ceux qui contestent, ceux qu'on ne voit pas habituellement, dans certains quartiers comme dans les communes rurales. Ces « tournées citoyennes » dans chaque bassin de vie prennent du temps et me conduisent même à dormir chez l'habitant. Elles permettent notamment des échanges appréciés par les gens, dans l'intimité, sur la question démocratique. Elles produisent une « matière brute » transmise à des panels de citoyens choisis par tirage au sort dans chaque territoire, pour formuler ensuite des propositions qui prendront la forme de délibérations en faveur du progrès démocratique dans la région Centre-Val de Loire.

Davantage que les dispositifs eux-mêmes, l'engagement de la collectivité territoriale dans le processus de participation doit être sincère pour que ce dernier soit efficace. Ce « contrat de participation » est fondamental, sans quoi le sentiment d'inutilité pour les citoyens voue tous les dispositifs à l'échec. L'un des éléments de ce contrat est de soumettre à l'assemblée, en fin de processus, une délibération avec des propositions.

Nous manquons de recul mais une première « tournée citoyenne », voici quinze jours, a permis de retrouver des sujets, que l'on pouvait sans doute imaginer nous-mêmes mais qui prennent une autre dimension dès lors qu'ils sont portés directement par des citoyens. Il s'agit de l'éducation à la citoyenneté tout au long de la vie - comment faire vivre la démocratie avec l'éducation populaire, en renforçant l'accès à la connaissance et la capacité à participer ? -, ou de la posture, de l'attitude et du positionnement des élus. Ces derniers sont attendus sur cette question majeure pour retrouver de la proximité avec les citoyens de manière permanente, y compris hors des périodes de campagne électorale. Les élus doivent également se présenter comme une « chambre d'écho » et pas simplement comme des décideurs frappés d'un « coup de magie » du seul fait de l'élection. C'est ainsi reconnaître cette crise démocratique et tenter de la résoudre avec les citoyens.

Cela demande de déployer de l'énergie et de recourir à des acteurs comme le collectif « Démocratie ouverte », dont l'audition par votre mission serait utile. Ces acteurs nous accompagnent pour poser la question démocratique et tester des dispositifs afin d'aboutir à une délibération votée par notre assemblée et faire vivre le progrès démocratique en région.

Première surprise : cette question intéresse beaucoup nos concitoyens, le cercle s'élargit progressivement. Mes collègues conseillers régionaux, étonnés ou méfiants au départ vis-à-vis de cette expérience, retrouvent un certain plaisir dans cette nouvelle démarche de proximité, non pour expliquer mais pour poser des questions, ce qui est, à l'échelle de la région, prometteur.

Mme Alexandrine Leclerc, représentante de l'Assemblée des départements de France. - L'articulation entre la démocratie représentative et la démocratie participative n'est pas spécifique aux fonctions que j'exerce en tant qu'adjointe au maire d'Orléans et vice-présidente du conseil départemental du Loiret en charge des politiques sociales, même si nous développons les comités des usagers. La démocratie participative doit être repensée en profondeur dans une société marquée par des mutations économiques et sociales, l'amélioration de la formation des citoyens, la révolution numérique et l'empilement des réformes législatives. Dans son rapport de mars 2016 intitulé « Une nouvelle ambition territoriale pour la France en Europe », Claudy Lebreton rappelle que 74 % des Français estiment que les idées doivent venir des citoyens pour aider les élus à agir et décider. Ces derniers veulent participer aux décisions, être davantage consultés et prendre part à l'élaboration des projets locaux.

La démocratie participative s'est développée pour combler l'écart qui existe entre la conduite des projets et les attentes des citoyens. Mais les procédures de participation du public aux projets locaux, qui demandent beaucoup de temps et d'énergie, déçoivent parfois nos concitoyens en raison d'une mauvaise présentation, d'un manque de méthode ou d'une mise en oeuvre défaillante. Il est également difficile d'insérer ces procédures dans l'action publique locale tandis que leur pérennité n'est pas garantie.

Conscients des enjeux, des initiatives nouvelles se développent dans les départements, à travers l'organisation d'assises ou encore de consultations numériques. Alors que l'assemblée du conseil départemental du Loiret dont je suis membre a été renouvelée pour plus de la moitié en 2015 et l'exécutif pour les trois quarts, nous avons lancé des réflexions sur l'avenir de notre département dans les quarante prochaines années, organisé des consultations citoyennes et des ateliers de démocratie participative, ainsi que des rencontres avec des responsables politiques, tandis que des étudiants animent des consultations numériques et des cafés-débats. Nous avons également organisé les « Assises de la solidarité » et les « États généraux de la ruralité », auxquels de très nombreuses personnes ont participé avec enthousiasme. Le bilan est positif, les propositions sont nombreuses : à nous maintenant de les analyser.

Je salue la création de votre mission d'information, qui permettra d'identifier les blocages dans les décisions publiques portant sur des grands projets structurants et interroge le système pyramidal de décision qui caractérise notre pays. Les changements législatifs permanents paralysent l'action publique et entraînent une perte de confiance des citoyens à l'égard du législateur, mais aussi, dans une moindre mesure, des élus locaux. C'est par le développement de la démocratie participative, par l'adhésion du plus grand nombre aux règles élaborées que l'on restaurera la confiance des citoyens. J'ai la conviction que le département, échelon de proximité, est le bon niveau pour articuler démocratie représentative et participation du public.

M. Loïc Cauret, président délégué de l'Assemblée des communautés de France (AdCF). - Les intercommunalités, dont le nombre est passé de plus de 2 000 en 2016 à 1 266 en 2017, vont prendre une place croissante dans les années à venir, qu'il s'agisse des métropoles, des communautés urbaines, des communautés d'agglomération ou encore des communautés de communes. Toutes ces structures ont vu leurs compétences renforcées, même si elles ne bénéficient pas d'une clause de compétence générale.

Le débat sur la citoyenneté se pose au niveau intercommunal. Les organes de gouvernance des intercommunalités ne sont pas élus au premier degré. Le « fléchage » des élus intercommunaux au niveau des communes est un progrès réel. Je regrette que, lors des élections municipales, on ne se penche pas davantage sur le programme communautaire car le budget des intercommunalités est bien plus important que celui des communes, comme je le constate sur mon territoire. Le débat démocratique commence là : quelle est la légitimité des personnes élues au deuxième degré dans les organes de gouvernance des intercommunalités pour gérer des budgets de plus en plus importants ?

À mes yeux, il n'est pas normal que des personnes élues n'aient pas pu siéger dans des intercommunalités compte tenu de leur renouvellement : ce problème de fond constitue un déni démocratique et devra être réglé d'ici les prochaines élections. La réduction de la proportion du nombre de femmes dans les intercommunalités, déjà perceptible en 2014, est un autre sujet de préoccupation du point de vue de la représentation. Le troisième défi auquel nous sommes confrontés est de développer de nouvelles formes de débats démocratiques citoyens, pour tenir compte du renforcement des missions des intercommunalités. Nous devons changer de paradigme, en particulier pour les conseils de développement dans les intercommunalités dépassant vingt mille habitants - actuellement sous-estimés -, en privilégiant les expérimentations et la contractualisation. Si l'on ne souhaite plus administrer au sens étroit du terme, on doit davantage associer à la décision publique les corps intermédiaires, au premier rang desquels les associations. Au niveau intercommunal, le monde associatif est fondamental.

Plus globalement, il convient de définir une méthode pour associer les citoyens aux décisions des élus locaux, sans oublier les « publics invisibles » qui ne participent pas nécessairement. L'enjeu essentiel est de faire participer cette partie de la population. Organiser une concertation au sujet de l'installation d'un incinérateur en zone urbaine ne pose pas de difficulté particulière tandis que celle pour la réorganisation d'un plan d'eau au même endroit pourrait se révéler bien plus complexe. Il faut ainsi s'accorder sur les méthodes des dispositifs participatifs et les publics visés. Dans tous les cas, si l'on ne veut pas créer de déception chez nos concitoyens, les élus doivent clarifier leurs démarches en amont et s'y tenir.

S'agissant du rôle de l'État, le contrôle de légalité ne doit pas être négligé. Si l'on réalise une bonne concertation avec le public mais que le projet se heurte finalement à des obstacles juridiques, on décevra immanquablement tout le monde. Les intercommunalités doivent donc travailler en bonne intelligence avec l'État, les régions, les départements et les communes pour éviter ce genre de situations.

M. Bertrand Pancher, représentant l'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalité (AMF). - Député-maire de Bar-le-Duc, je me suis spécialisé depuis une quinzaine d'années sur la participation citoyenne. Je préside en effet le think tank « Décider ensemble » dont l'objectif est de développer la culture de la « décision partagée » en France. Son conseil scientifique rassemble des sociologues et des personnalités qualifiées, tandis que les fédérations des élus locaux, les organisations patronales et les associations environnementales sont présentes à son conseil d'administration.

En quinze ans, les mentalités ont beaucoup évolué : les élus qui refusaient par principe la concertation, au nom de la légitimité exclusive que leur conférait l'élection au suffrage universel, sont désormais très minoritaires.

Les collectivités territoriales de taille importante ont su se structurer pour répondre aux attentes des citoyens, en créant des services et des procédures spécifiques, tandis que les élus dans les petites communes sont, par définition, proches de leurs administrés. En revanche, les collectivités de taille moyenne ont plus de difficultés pour développer la participation des citoyens. J'ai pu notamment le constater il y a un mois à Bordeaux à l'occasion des « Rencontres de la participation », manifestation organisée par notre association et qui a rassemblé plus de cinq cents personnes, essentiellement des collaborateurs dans les collectivités territoriales. Les participants souhaitent que ce genre de rencontres se multiplient afin d'échanger sur leurs pratiques.

Au niveau national, la concertation est satisfaisante, notamment en raison de la convention d'Aarhus du 25 juin 1998 qui s'applique au volet environnemental des projets. L'ordonnance « Richard » du 3 août 2016 vient compléter la législation en renforçant les procédures destinées à assurer l'information et la participation du public à l'élaboration de certaines décisions susceptibles d'avoir une incidence sur l'environnement. Cette ordonnance prévoit des concertations plus en amont et vise également les petits projets. Ne modifions pas dans l'immédiat ces nouvelles règles, qui pourront ensuite être évaluées et ajustées si nécessaire.

Je voudrais toutefois apporter deux bémols à la législation actuelle. Tout d'abord, la période qui s'écoule entre la validation d'un projet et sa réalisation atteint parfois dix à quinze ans, voire davantage. Comme on le voit pour l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes et la liaison ferroviaire Lyon-Turin, un projet peut être amené à évoluer pendant cette période en raison de l'existence de nouvelles infrastructures ou d'autres projets. Il faut donc raccourcir les délais pour éviter les controverses. Ensuite, si la concertation est très bonne sur le volet environnemental des projets, tel n'est pas le cas pour les autres volets, notamment en matière d'urbanisme. C'est pourquoi je plaide pour une convergence des mécanismes de concertation en cette matière.

Je souhaiterais également une meilleure diffusion et coordination des pratiques et des méthodes de concertation. Les exemples étrangers peuvent être riches d'enseignement : ainsi, l'Office de concertation publique de Montréal favorise les débats publics en confiant leur animation à des personnes indépendantes. Enfin, en raison du développement de l'open data, nous devons réfléchir à la portée de la notion de transparence et des informations qui sont mises en ligne, en prenant en compte les contraintes des collectivités territoriales de petite taille.

Je me félicite de la création de votre mission dont la réflexion est bienvenue.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Je tiens à remercier les intervenants pour leurs propos. Nous travaillons tous dans la même direction et cherchons à répondre à la perte de confiance que nous constatons envers les élus.

Je souhaiterais approfondir le thème de l'expérimentation dans les politiques publiques : l'expérimentation constitue-t-elle un assouplissement permettant de mieux répondre aux besoins des citoyens ? Ne crée-t-elle pas des régimes juridiques hétérogènes entre les collectivités territoriales ?

M. Charles Fournier. - Nous sommes favorables aux expérimentations si leurs conditions de mise en oeuvre sont suffisamment claires : qu'expérimente-t-on ? Comment évalue-t-on les résultats de l'expérimentation ? Quelles sont ses impacts sur la décision finale ?

Certaines expérimentations perdent en crédibilité car elles sont généralisées avant d'avoir été évaluées. Par ailleurs, elles restent souvent confidentielles ; nous devons nous interroger sur les procédures de publicité à mettre en oeuvre lors des expérimentations.

Il s'agit aussi d'un problème de culture administrative et politique. Comment faire émerger une culture de la participation au sein de l'administration ? Je me souviens d'un courriel d'un agent public qui m'écrivait que, pour des raisons déontologiques, il n'était pas habilité à s'adresser aux citoyens et que ce rôle revenait uniquement aux élus.

M. Loïc Cauret. - Juridiquement, tout ce qui n'est pas interdit est possible et peut donc faire l'objet d'expérimentations lorsque c'est nouveau. Toutefois, nous sommes confrontés au blocage de nos administrations et des services de l'État qui n'aiment pas ce qui sort du cadre.

À titre d'exemple, la loi portant nouvelle organisation territoriale de la République (« loi NOTRe ») du 7 août 2015 rend obligatoire la création d'un conseil de développement dans les établissements publics de coopération intercommunale à fiscalité propre de plus de 20 000 habitants. Des intercommunalités avaient créé des conseils de développement avant cette loi. Aujourd'hui, elles doivent refonder ces conseils d'un point de vue formel, alors qu'ils fonctionnaient déjà, pour respecter strictement le droit en vigueur...

Nous devons donner plus de liberté à nos territoires. N'oublions pas que l'innovation vient des territoires ! L'équité, ce n'est pas l'égalité, on doit laisser la possibilité de faire différemment.

Enfin, je suis d'accord avec M. Charles Fournier : la culture administrative ne facilite pas la mise en place d'expérimentations.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Concernant les procédures de conception et de réalisation des infrastructures et grands équipements publics, quel est votre avis sur l'autorisation environnementale unique prévue par l'ordonnance du 26 janvier 2017 ?

L'enquête publique est une procédure très encadrée. Présente-t-elle un intérêt en pratique ou participe-t-elle à la cristallisation des positions ?

De même, que pensez-vous des procédures de concertation préalable et de débat public ?

M. Alexandre Touzet, maire de Saint-Yon, représentant l'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalités (AMF). - Pour revenir sur les expérimentations, nous y sommes favorables car elles ouvrent de nouvelles opportunités à nos territoires. Il faut toutefois veiller à l'utilité concrète des procédures mises en oeuvre et éviter d'ajouter des « couches » supplémentaires.

En ce qui concerne les infrastructures, nous soutenons l'unification des démarches administratives et appelons à éviter les « nids à contentieux » qui allongent inutilement les procédures.

L'enquête publique se déroule en fin de procédure, à l'inverse de la concertation préalable qui interroge non pas les modalités de mise en oeuvre du projet mais ses objectifs.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Pourrions-nous nous passer d'une enquête publique lorsqu'une large concertation a été menée en amont ?

M. Alexandre Touzet. - Le commissaire-enquêteur remplit un rôle de « tiers » entre la maîtrise d'ouvrage et le public, ce qui me semble très utile dans un contexte de défiance envers l'investissement public. Ce « tiers » produit un discours différent de celui du maître d'ouvrage et traduit la pensée des personnes consultées, notamment sur les sujets les plus techniques. L'enquête publique permet ainsi de nourrir la réflexion collective et de vulgariser les sujets abordés.

Interrogeons-nous toutefois sur les personnes qui participent aux enquêtes publiques : comment inciter tous les citoyens à intervenir et pas uniquement ceux qui sont directement intéressés par le projet ou les minorités agissantes ?

M. Bertrand Pancher. - L'Allemagne a créé une agence fédérale de l'expérimentation, qui dispose d'un budget propre et collecte les résultats des expérimentations menées. En France, nous menons des expérimentations en catimini et nous n'en tenons jamais compte.

L'enquête publique permet d'informer les citoyens sur leurs droits individuels. Il me semble difficile de la supprimer. La procédure a été modernisée : les commissaires-enquêteurs ont désormais recours aux nouvelles technologies de l'information et de la communication, et peuvent transmettre davantage d'informations à l'ensemble des citoyens.

Pendant trop longtemps, certains ont considéré que le débat public prenait trop de temps ; ils le voyaient comme un mal nécessaire et avaient déjà élaboré leur projet d'infrastructure avant de le soumettre à la consultation publique. Ils ne se souciaient guère des résultats du débat public. À l'inverse, il paraît aujourd'hui indispensable de respecter le point de vue exprimé par l'opinion publique et de prendre en compte les avis émis pendant le débat.

Le débat public a été renforcé avec les ordonnances du 3 août 2016.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Quel est, selon vous, le niveau de collectivités territoriales le plus pertinent pour organiser une expérimentation ?

Mme Alexandrine Leclerc, MM. Charles Fournier, Loïc Cauret, Bertrand Pancher et Alexandre Touzet. - Tous !

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Pensez-vous utile que la mission d'information propose, par exemple en annexe de son rapport, un manuel de la concertation pour aider les élus dans leurs démarches et préciser les avantages et inconvénients de chaque procédure ?

M. Bertrand Pancher. - Oui. Il serait également souhaitable de rappeler le droit en vigueur.

Mme Alexandrine Leclerc. - Il convient, en effet, de rappeler le cadre législatif de la concertation et de préciser les différents cas de figure envisageables.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Pourquoi est-il de plus en plus difficile de réaliser de grands équipements ? Quelle est la place du droit ? Permet-il l'aboutissement des projets ou donne-t-il une prime à l'attaquant en lui offrant de nombreuses voies de recours ? 

M. Charles Fournier. - Ces questions se posent parce que les citoyens sont de plus en plus « éveillés » d'un point de vue politique. Ce n'est d'ailleurs pas un problème : au contraire, le dialogue avec les citoyens favorise l'émergence de l'intérêt général.

Il manque aujourd'hui des outils de contre-expertise des projets d'équipement, surtout au niveau local. Nous avons également besoin de davantage de médiations.

Je siège au sein de la Commission nationale du débat public. Cet instrument me semble fort intéressant dès lors qu'il permet de s'interroger sur l'opportunité du projet. À titre d'exemple, le débat public relatif à la ligne à grande vitesse « Paris-Orléans-Clermont-Ferrand-Lyon » se contentait, fin 2011, de proposer quatre options alternatives, sans possibilité de s'exprimer sur l'opportunité de cette nouvelle ligne. Ce type d'instrument devrait être mis en oeuvre au niveau territorial.

Je ne constate pas tant de recours multiples contre les projets d'infrastructure. Les projets bien préparés fonctionnent sans que les questions de droit soient au coeur du processus !

Mme Alexandrine Leclerc. - La société française se judiciarise, c'est un fait. Élue départementale chargée des affaires sociales, je constate une augmentation des recours en cette matière.

Je retiens toutefois de mon expérience personnelle que le droit n'empêche pas un projet d'aboutir lorsque ce dernier est bien construit et qu'il apparaît justifié aux yeux des élus, même si les procédures juridiques peuvent prendre du temps.

M. Henri Cabanel, président. - Mais qu'est-ce qu'un projet bien construit ?

Mme Alexandrine Leclerc. - Par exemple, dans le Loiret, nous souhaitons construire un pont traversant la Loire. Nous, les élus, nous pensons que ce projet aboutira car il a été correctement préparé.

M. René Danesi. - Les intervenants nous ont fait part de leurs expériences mais je trouve que, globalement, les présentations sont restées très théoriques. Je serais demandeur de plus d'exemples pratiques, notamment sur la mise en oeuvre d'investissements, de services ou de réglementations nouvelles, qui ont été mis à l'épreuve par cette « démocratie permanente ». Comment les concertations se sont-elles déroulées ? Quel est le profil des participants ? Les projets initiaux ont-ils été modifiés à la suite des concertations ?

Pouvez-vous également donner l'exemple d'échecs, ceux-ci étant extrêmement formateurs ? En tant qu'élu local, je veille à faire connaître les causes de mes échecs à mes collègues pour qu'ils ne fassent pas les mêmes erreurs que moi.

Sur le fond, la démocratie participative a-t-elle désarmé les oppositions de principe sur les projets d'infrastructure ? Très souvent, il y a les citoyens qui essaient, en toute bonne foi, de comprendre les enjeux des projets et ceux qui s'y opposent par principe. Ce noyau dur d'opposants est constitué, pour reprendre les mots d'un intervenant, de « minorités agissantes » qui utilisent toutes les voies de recours disponibles. Lorsque tous les recours sont rejetés, ils menacent de s'installer illégalement sur les lieux. Ces situations ont tendance à se multiplier. Je pense par exemple au projet du grand contournement ouest de Strasbourg. Les outils de concertation, modernisés par les ordonnances d'août 2016, permettent-ils de régler ce type de problèmes ?

Mme Françoise Gatel. - Je tiens à remercier les associations d'élus locaux pour leur participation à cette audition.

Je regrette qu'il n'existe pas de solution miracle pour dépasser les blocages. Aujourd'hui, les élus doivent s'attacher à légitimer leurs décisions, au niveau local comme en niveau national.

Qu'attendez-vous, en tant qu'élus, de la démocratie participative ? Cette dernière a été conçue comme un moyen pour les citoyens d'intervenir dans la décision publique. Mais comment peuvent-ils se former un avis ? Certains citoyens ont une opinion sur tout, d'autres s'opposeront à tous les projets. Certains savent s'exprimer en public, d'autres non. Que ce soit pour la construction de l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes, d'un port ou d'un immeuble, les élus proposent un projet car un diagnostic préalable a été établi. Comment transmettre ce diagnostic au public et lui expliquer les éléments justifiant la mise en oeuvre de ce projet ? Comment établir un diagnostic partagé ?

Je suis persuadée que l'élu a la légitimité nécessaire pour lancer les projets mais qu'il doit expliquer ses décisions au public.

Mme Agnès Canayer. - Élue du Havre en charge des affaires sociales, je souhaiterais davantage d'exemples de concertation en cette matière.

Aujourd'hui, la concertation est souvent imposée, notamment dans la politique de la ville. Nous devons réunir, dans les conseils citoyens, des gens tirés au sort et qui, souvent, ne sont pas impliqués dans la chose publique, ce qui me semble inefficace. Pourtant, ces conseils citoyens ont fait l'objet de pratiques expérimentales. Elles ont pu être généralisées mais cela ne fonctionne pas. Pourquoi ?

Mme Sylvie Robert. - Beaucoup d'expérimentations sont menées au niveau local mais elles sont trop rarement évaluées.

Quelles sont les conditions de réussite d'une consultation publique ? Comment renouveler notre espace démocratique en le rendant plus efficace et plus contributif ?

M. Loïc Cauret. - Je prendrai l'exemple de la mise en place de la redevance incitative d'enlèvement des ordures ménagères qui a été, dans mon territoire, un échec sur le plan de la communication et de la concertation, puis une réussite. Nous avons réussi à dépasser les blocages, les élus ayant toujours soutenu le projet et le maître d'ouvrage. Nous avons été invectivés lors des réunions publiques mais nous avons surmonté les intérêts individuels. Comme nous nous y étions engagés, nous avons évalué le dispositif deux ans après sa mise en oeuvre : et là, 95 % des personnes interrogées y étaient favorables.

Rétrospectivement, ce dossier a donc été une réussite technique et financière, mais un échec sur le plan de la communication. Nous nous sommes concentrés sur des canaux d'information trop classiques, et notamment sur la presse écrite. Des rumeurs ont couru et certains ont voulu refaire la campagne municipale.

Actuellement, nous travaillons sur un centre social intercommunal pour lequel nous nous attachons à recueillir l'avis de la population mais aussi des associations.

M. Charles Fournier. - Autre exemple de ce qui n'a pas fonctionné, les comités de ligne « transport express régional » (TER) qui nous ont posé des difficultés : ils sont devenus des lieux de catharsis pour les usagers qui rencontrent des problèmes.

Parallèlement, dans notre région, nous avons modifié les horaires des trains régionaux. Des collectifs de citoyens se sont constitués sur cette question, leurs membres devenant de véritables experts du transport ferroviaire. J'avais alors proposé d'organiser des « États généraux du ferroviaire » avec ces organisations qui tendaient à dépasser la défense d'intérêts personnels pour cheminer vers l'intérêt général. Cette proposition n'a pas abouti. Selon moi, on a loupé le coche pour construire ensemble le service des TER ; on a conservé des lieux où on se contente d'exprimer ses désaccords. À mon sens, le régime démocratique nous impose de tenir compte des opposants.

Mme Alexandrine Leclerc. - Pour revenir sur les enjeux de la concertation dans les politiques sociales, je prendrai l'exemple de la ville d'Orléans. En 2010, elle a été la première commune du département à concevoir un « contrat local de santé », dont le diagnostic a été établi en concertation avec les professionnels de santé et les différents quartiers de la ville. Ce diagnostic ne comportait aucune préconisation. Une fois le diagnostic établi, nous avons réinterrogé les citoyens pour construire avec eux les axes d'action prioritaires.

De même, le centre communal d'action sociale d'Orléans a institué un conseil consultatif de la petite enfance, qui se réunit une fois par an pour établir un bilan de l'année écoulée et proposer des mesures à prendre.

Le conseil départemental du Loiret, quant à lui, est en train de renouveler son schéma de cohésion sociale qui traite de plusieurs problématiques (autonomie, insertion, jeunesse, etc.). Outre des dispositifs d'information sur Internet, il est prévu d'aller sur le terrain pour recueillir l'avis des citoyens.

M. Alexandre Touzet. - La place du droit dépend des niveaux de collectivités territoriales concernées. À titre d'exemple, les recours sont peu fréquents sur les politiques publiques des départements. Ils sont plus nombreux sur les décisions des maires qui touchent directement nos concitoyens. Cela pose deux difficultés : l'allongement des délais, d'une part, dans la mesure où attendre une décision de justice pendant plusieurs années est très pénalisant, notamment pour les acteurs économiques ; la responsabilité des personnes à l'origine des recours, d'autre part, des dispositifs ayant été créés en droit de l'urbanisme contre les recours abusifs mais étant rarement mis en oeuvre. Or, la responsabilité du requérant constitue la contrepartie du principe général du droit (PGD) garantissant le droit au recours.

En tant que maire, j'ai essayé de créer une commune nouvelle en fin d'année dernière. À ce stade, le projet n'a pas abouti car nous avons manqué de temps dans la concertation. Nous avons également manqué d'outils : comment mener une réflexion de concert sur des sujets aussi sensibles ?

À l'inverse, nous avons réussi à élaborer un agenda 21 en concertation avec la population. Nous avons notamment mobilisé les écoles pour que les enfants sensibilisent leurs parents sur la question environnementale.

De manière générale, nous sommes face à une contradiction : les citoyens veulent être associés à la décision publique mais ils n'y participent pas spontanément. Il est nécessaire de solliciter leur intérêt.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Christian Leyrit, président de la Commission nationale du débat public (CNDP)

M. Henri Cabanel, président. - Nous poursuivons les auditions en accueillant M. Christian Leyrit, ingénieur général des ponts, des eaux et des forêts, président de la Commission nationale du débat public (CNDP) depuis 2013.

La CNDP est une autorité administrative indépendante créée par la « loi Barnier » du 2 février 1995, qui veille à la participation du public dans le processus d'élaboration des projets d'aménagement ou d'équipement d'intérêt national. Elle dispose de sept équivalents temps plein et son budget annuel s'élève à 2,3 millions d'euros.

Cette audition, qui sera complétée par celle des commissaires enquêteurs en fin d'après-midi, nous permettra notamment de mieux comprendre les dispositifs de participation dont la CNDP a notamment la responsabilité ainsi que les mesures à mettre en oeuvre pour éventuellement les améliorer et surmonter les blocages que nous rencontrons lors de la construction d'infrastructures et d'équipements de grande ampleur.

Cette rencontre est d'autant plus importante que ces dispositifs de participation ont été largement réformés par les ordonnances du 3 août 2016, inspirées du rapport de notre collègue Alain Richard, et dont le projet de loi de ratification n'a pas encore été examiné par le Parlement.

M. Christian Leyrit, président de la Commission nationale du débat public. - Merci pour votre invitation, c'est un très grand honneur.

Comme vous l'avez rappelé, la CNDP est issue de la « loi Barnier » du 2 février 1995. En signant la convention d'Aarhus en 1998 avec une trentaine d'États, la France était tenue de respecter les engagements prévus et notamment de faire en sorte que « la participation du public commence au début de la procédure, c'est-à-dire lorsque toutes les options sont encore possibles ». C'est à ce stade, bien en amont de l'enquête publique, qu'intervient la CNDP. La loi du 27 février 2002 relative à la démocratie de proximité a ensuite qualifié la CNDP d'autorité administrative indépendante (AAI). La directive européenne du 28 janvier 2003, puis la charte de l'environnement de 2004, qui a acquis une valeur constitutionnelle en 2005, ont conforté le principe de participation du public ; enfin, la « loi Grenelle » du 12 juillet 2010 a étendu les missions de la CNDP. Ce sont donc trois lois successives, prises avec des majorités différentes, qui ont créé et conforté la CNDP. Plus récemment, les ordonnances d'avril et août 2016 ont considérablement développé les missions de la CNDP.

Un sondage datant de 2014 démontre la forte attente des Français envers la participation : plus de 90 % souhaitent être consultés directement avant toute décision publique. C'est le point qui arrive très nettement en tête parmi six propositions pour améliorer le fonctionnement de la démocratie.

Cette demande de participation est d'autant plus forte que le modèle politique apparaît en crise. Les trois-quarts de nos compatriotes pensent que la décision est déjà prise lorsqu'un débat public est lancé. Les Français attendent aussi des garanties de neutralité : 89 % souhaitent que les débats publics soient organisés par une autorité indépendante du Gouvernement. Ainsi, y compris pour les collectivités territoriales, la structure qui organise les débats ne doit pas être partie prenante des décisions. S'agissant des experts, 64 % des citoyens pensent qu'ils sont liés aux pouvoirs politiques, 69 % qu'ils sont liés aux lobbies. Selon le baromètre de la confiance politique du CEVIPOF, 70 % des Français considèrent que la démocratie ne fonctionne pas très bien ou pas bien du tout, soit une augmentation de 22 points par rapport à 2009.

Il y a donc aujourd'hui un problème majeur de confiance et de légitimité des décisions publiques.

Les situations très conflictuelles enregistrées sur de nombreux projets d'aménagement et d'équipement - qui ne sont toutefois pas générales -, amènent aujourd'hui à s'interroger sur nos processus d'élaboration des projets, de consultation des citoyens et de décision.

D'un côté, certains affirment la légitimité de l'État de droit : dès lors que toutes les procédures en vigueur, y compris l'enquête publique, ont été menées, le projet doit être réalisé sans délai. De l'autre, des opposants expriment leur frustration, leur colère de ne pas être entendus par les porteurs de projet. Ces opposants considèrent que des décisions fondées en droit mais prises sans un fondement démocratique suffisant ne sont pas légitimes et doivent être combattues au nom de préoccupations de plus long terme (préservation de l'eau et de la biodiversité, changement climatique...).

Ces deux points de vue antagonistes sont renforcés par la longueur du processus de décision : dix ans, vingt ans s'écoulent entre la conception du projet et sa réalisation. Il arrive donc fréquemment que les besoins évoluent fortement pendant cette période, ce qui peut conduire, in fine, à des réalisations surdimensionnées ou inadaptées.

L'État de droit n'est donc pas suffisant pour légitimer les décisions publiques. À mon sens, la légitimité d'une décision dépend moins de son contenu intrinsèque que des conditions de son élaboration. C'est la transparence, la rigueur, l'impartialité et la loyauté du débat qui fondent cette légitimité.

Mais pour que les citoyens retrouvent la confiance, il faut que le débat ait lieu suffisamment tôt, en amont des décisions, lorsque les choix ne sont pas arrêtés et que d'autres alternatives sont encore possibles. Les citoyens doivent aussi disposer d'éléments pluralistes et d'expertises indépendantes du maître d'ouvrage, que nous développons beaucoup ces derniers temps.

Par ailleurs, dans une décision publique, il y a toujours des « gagnants » et des « perdants ». Le débat public ne conduit que rarement à des consensus, mais il doit permettre d'identifier les « perdants ». Il faut s'assurer que ces derniers reçoivent une compensation et que soient prises en compte des préoccupations de long terme. D'ailleurs, une commission d'enquête du Sénat travaille actuellement sur les compensations en matière de biodiversité.

Enfin, les citoyens doivent être entendus, la devise de la CNDP étant : « Vous donner la parole et la faire entendre ». Le sociologue Michel Callon expliquait à propos du débat public : « Ce qui s'y joue de plus profond, c'est la reconstruction du lien social à partir de l'existence reconnue des minorités ».

Dans notre pays, on a multiplié depuis 20 ans les comités « théodules », mais, en réalité, la consultation directe des citoyens reste peu développée par rapport à d'autres pays. Il faut simplifier les procédures et développer le dialogue direct avec les citoyens.

Beaucoup de responsables politiques et de chefs d'entreprises disent que les procédures de consultation font perdre du temps et retarder les projets. C'est tout le contraire. Combien de projets ont été retardés de 5 ans, 10 ans ou plus parce que l'on n'a pas voulu consacrer quelques mois au dialogue avec les citoyens ? Ce dialogue n'est pas une perte mais un gain de temps. Certains chefs d'entreprises l'ont bien compris - l'un d'entre eux ayant négligé cette dimension sur un grand projet qui est occupé aujourd'hui par des « zadistes » m'a demandé d'organiser un débat public sur des projets de moindre ampleur, qui sont habituellement hors du champ de compétence de la CNDP. D'ailleurs, sans cette dernière, des débats auraient pu difficilement être organisés et des blocages auraient probablement été constatés pour des projets qui se situaient dans la même région.

L'efficacité économique exige des projets qui se réalisent. Pour cela, il faut qu'ils soient plus légitimes. Pour qu'ils soient plus légitimes, il faut plus dialoguer avec les citoyens avant que la décision ne soit prise.

La CNDP développe la culture du débat public pour qu'il devienne naturel de concerter avant de décider. Nous avons fait évoluer les débats que nous organisons. Nous tenons moins de réunions publiques, dans lesquelles la moyenne d'âge est relativement importante et où le profil des participants est plutôt masculin, et de catégories socioprofessionnelles élevées. Nous développons beaucoup les ateliers participatifs, les échanges par petits groupes, les « débats mobiles » dans les gares, les universités, les trains, ou encore les quartiers populaires, comme pour le projet EuropaCity dans le Val-d'Oise.

Parallèlement, nous multiplions les modes d'expression de tous les publics, notamment à travers les réseaux sociaux et les civic techs qui permettent l'implication de la société civile : forums participatifs, outils cartographiques, « jeux sérieux », « outils de réalité augmentée »...

Dans le cadre du chantier sur la démocratisation du dialogue environnemental lancé après le drame à Sivens en octobre 2014, nous avons fait de nombreuses propositions, dont la plupart ont été retenues dans les ordonnances du 3 août 2016 : la création d'un droit d'initiative citoyenne permettant à 10 000 citoyens de demander l'organisation d'un débat public pour les plus grands projets, mais aussi pour les projets de réforme de politique publique, avec une saisine de 500 000 citoyens ou 60 parlementaires ; l'organisation de débats publics sur les plans et programmes nationaux et pas seulement sur les projets individuels ; la création d'un dispositif de conciliation pour réunir les acteurs, rechercher un compromis et traiter des sujets conflictuels ; la mise en place d'un continuum de la concertation tout au long du processus pour maintenir la confiance ; enfin, la création d'un vivier national de garants de la concertation. Sur ce dernier point, nous avons reçu 515 candidatures ; nous formerons les candidats désormais sélectionnés, tous les maîtres d'ouvrage et responsables de collectivités publiques pourront puiser dans ce vivier.

Une autre ordonnance parue en avril 2016 est relative à la consultation des électeurs sur un projet d'équipement. Ces consultations existent dans plusieurs États : Suisse, Finlande, Land de Baden-Württemberg, etc. La première consultation de ce type a eu lieu le 26 juin 2016 sur le projet d'aéroport à Notre-Dame-des-Landes. La Commission nationale du débat public a été chargée d'élaborer le document d'information à l'attention des citoyens.

Plutôt que de multiplier les sondages, il me semblerait préférable de développer les conférences de citoyens. Il s'agit de réunir une vingtaine de personnes, formées de manière contradictoire, et qui délibèrent ensemble sur une thématique donnée. Très développé en Europe du Nord, ce processus a montré sa pertinence sur plusieurs sujets complexes comme le projet de centre industriel de stockage géologique (Cigéo) à Bures, qui concerne l'enfouissement des déchets nucléaires, et l'ouverture des données personnelles de santé. Les résultats sont proprement spectaculaires. Dans l'exemple de Cigéo, projet d'une complexité absolument considérable, les responsables de l'autorité de sûreté nucléaire ont insisté sur la pertinence de cette délibération de dix-huit personnes profanes qui ont travaillé sur ce sujet pendant trois week-ends. Nous avons également organisé un débat citoyen sur l'énergie et le climat, en marge de la Cop 21, qui a réuni le même jour des milliers de participants, avec l'organisation de 97 débats dans 76 pays.

Pour conclure, les questions que nous nous posons sur la place du citoyen dans la décision publique se posent dans tous les pays. Nous recevons des organisations internationales comme la Banque mondiale et des délégations étrangères, y compris de Chine, de Russie. Nous intervenons aussi à l'étranger - récemment en Corée du Sud, à Taïwan, en République dominicaine... En décembre 2016, j'ai lancé, dans le cadre du sommet du partenariat pour un gouvernement ouvert qui s'est tenu à Paris, un réseau d'échanges international « Esprit d'Aarhus » qui vise à promouvoir les bonnes pratiques de participation citoyenne et de gestion des conflits au niveau des États et des grandes villes.

Ce qui est en jeu, c'est la mise en oeuvre d'une nouvelle gouvernance publique, fondée non plus sur des rapports de force, mais sur une capacité d'écoute, une « co-construction » de l'intérêt général, seule à même d'améliorer le fonctionnement de la démocratie et de redonner confiance à nos concitoyens.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Selon quels critères décidez-vous d'organiser un débat public ou une consultation préalable ? Vos choix sont-ils contestés ? Quel est le coût moyen d'un débat public et d'une consultation ?

M. Christian Leyrit. - Les critères sont l'intérêt national, les enjeux socio-économiques et l'impact environnemental du projet ; la loi prévoit une saisine obligatoire de la CNDP pour les projets supérieurs à 300 millions d'euros et dont la liste est fixée par décret en Conseil d'État. Pour les projets entre 150 et 300 millions d'euros, il existe une obligation de publication du projet par le maître d'ouvrage dans la presse avec possibilité de saisine par dix parlementaires - ce qui s'est d'ailleurs produit en 2015 -, une région, un département, un établissement public de coopération intercommunale, une commune, ou encore une association d'intérêt national. Pour les projets de plus de 150 millions d'euros, les ordonnances d'août 2016 ont également introduit le droit d'initiative citoyenne : 10 000 citoyens peuvent saisir la CNDP.

Le collège de la commission est composé de 25 membres. Son indépendance est garantie par son pluralisme puisqu'ils sont nommés par 19 institutions différentes.

Quand un débat public est décidé, nous mobilisons une équipe de 5 à 7 personnes, issues de la société civile, qui préparent et animent le débat. Depuis 2002, 9 recours ont été engagés contre nos décisions, que nous avons tous remportés. Il arrive que nous n'organisions pas de débat public ; dans ce cas, la concertation préalable elle-même est assurée par le maître d'ouvrage, avec la présence d'un garant.

Le coût d'un débat public est très variable. Il était compris entre 800 000 et un million d'euros quand j'ai été nommé à la présidence de la CNDP ; c'est peu quand on rapporte cette somme au coût d'une LGV par exemple, mais cela me paraissait beaucoup pour un débat. J'ai voulu baisser ce coût moyen : aujourd'hui, nous faisons certains débats pour moins de 500 000 euros.

Jusqu'à présent, les maîtres d'ouvrage financent directement le débat. Les ordonnances d'août 2016 créent désormais un fonds de concours alimenté par les maîtres d'ouvrage et géré par la CNDP pour qu'il n'y ait pas ce lien financier direct avec le maître d'ouvrage. Un tel fonds existe déjà pour les commissaires enquêteurs.

- Présidence de Mme Sylvie Robert, vice-présidente -

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Combien de débats publics et de concertations préalables conduisez-vous ?

M. Christian Leyrit. - Nous avons fait l'objet d'environ 200 saisines depuis 2002, avec un peu plus de 80 grands débats publics.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Ce qui revient donc, en moyenne, à six débats publics par an.

Quel est le niveau de participation des citoyens, y compris de ceux qu'en appellent les « invisibles ? Quelle est la proportion de la participation citoyenne ? Quelles sont ensuite les conséquences des débats publics ? Disposez-vous d'un taux de réussite ?

M. Christian Leyrit. - La participation est très variable. Environ 3 000 personnes ont assisté aux réunions publiques relatives au métro de Toulouse. Nous avons également organisé un très grand nombre de rencontres dans les entreprises et obtenu 5 000 réponses à notre questionnaire. Nous avons aussi créé des dispositifs d'information sur Internet : le site a été consulté par plusieurs milliers de visiteurs uniques.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - S'agissait-il de personnes que vous avez encouragées à participer ou de personnes déjà motivées, qui auraient participé de toute façon à une consultation organisée par la collectivité territoriale ?

M. Christian Leyrit. - Dans les 3 000 personnes ayant assisté aux réunions publiques, je ne compte pas celles ayant participé aux débats mobiles, dans les gares, sur les marchés... avec lesquels nous aurions des chiffres beaucoup plus importants. Je compte la participation à des réunions, notamment avec des experts. Un de nos impératifs les plus importants est d'aller au-delà du noyau dur des gens impliqués et se rendant aux réunions.

Sur le modèle du débat citoyen planétaire sur l'énergie et le climat, nous avons cherché, à Toulouse, à développer un dialogue à trois dimensions, avec des citoyens tirés au sort ou sélectionnés par un institut de sondage, représentant la population au niveau de la ville, de l'agglomération, de la région, dans la mesure où cette ligne de métro avait des impacts à tous ces niveaux du territoire.

Pour le projet EuropaCity, dont le montant s'élève à 3 milliards d'euros, le débat public a eu lieu, deux garants ont été désignés et 50 réunions à domicile de type « réunions Tupperware » vont être organisées. Ce continuum est essentiel à la suite du débat public et en attendant l'enquête publique. Précédemment, seul le maître d'ouvrage pouvait demander la nomination d'un garant. Désormais, cette nomination est systématique.

S'agissant des résultats, à la suite de débats publics, 8 ou 9 opérations ont été abandonnées : les contournements de Bordeaux, de Toulouse, de Nice, un terminal méthanier... Un tiers des projets est abandonné ou très fortement modifié ; un tiers ont été modifiés sensiblement ; un tiers très peu modifié.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - À partir de votre expérience, peut-on dire que les grandes réunions publiques, tenues sous l'égide de la Commission nationale du débat public, de l'État, du préfet de région sont des mécanismes lourds et conflictuels, qui ne font pas avancer les choses, et que vous préférez les panels de citoyens représentatifs - qui reprennent l'exemple danois ?

M. Christian Leyrit. - Pour reprendre l'exemple du métro toulousain, nous avons eu recours à plusieurs instruments participatifs. Seulement quatre réunions publiques ont été organisées : il en faut notamment pour le lancement du débat public, la conclusion et la restitution d'une étude. Ces réunions publiques sont utiles mais, quand il y a 500 ou 800 personnes, tout le monde ne peut pas s'exprimer de la même manière. Cela devient une tribune pour les leaders d'opinion. Nous développons ainsi d'autres moyens d'expression.

Il ne faut pas oublier non plus les moyens numériques. Il y a des projets de type cartographique. Pour les liaisons ferroviaires nouvelles, comme la ligne à grande vitesse (LGV) Ouest Bretagne-Pays de la Loire, les citoyens peuvent donner des informations localisées. Parfois, ils sont mis en situation d'arbitrer entre plusieurs scénarios. Dans les grandes réunions, nous avons affaire à une population plutôt âgée, plutôt masculine. Sur le projet de LGV Paris-Orléans-Clermont-Ferrand-Lyon, il y avait 1 000 à 2 000 personnes dans la salle. Cette mobilisation est parfois le fait des collectivités publiques. Aujourd'hui, la participation moyenne ne dépasse guère 500 ou 600 personnes.

Pour le projet de voie ferrée Centre Europe Atlantique, avec des enjeux de transport de voyageurs et de fret, nous avons aussi préféré des réunions de quelques centaines de personnes sur tout l'itinéraire. Nous avons prévu des débats par petits groupes de six personnes, comme pour le débat citoyen planétaire.

À la Commission nationale du débat public, les maîtres mots sont la transparence, l'impartialité, la neutralité et l'équivalence : chaque citoyen a le même temps de parole. On me demande souvent si le numérique bouleverse le débat public. Je réponds que cela le fait évoluer fortement, mais attention : les échanges sur Facebook ou Twitter se font la plupart du temps entre personnes qui sont du même avis.

Dans le sondage que nous avons commandé, les réponses à la question « le numérique améliore-t-il fortement la participation des citoyens à la décision publique ? » ont été contrastées : 41 % de oui et 42 % de non. Le numérique permet un foisonnement d'expressions, mais il faudra toujours faire en sorte de solliciter les gens.

J'ai rencontré une start-up, qui propose un « porte-à-porte 2.0 », avec une cartographie précise. Ils ont, par exemple, travaillé sur un débat relatif à l'installation d'éoliennes...

Mme Sylvie Robert, présidente. - Un grand cabinet situé à Paris propose cette prestation...

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Les grandes réunions sont donc nécessaires, mais elles pâtissent, comme vous l'avez fait remarquer, d'un biais sociologique et d'une conflictualité naturelle. Les civic techs souffrent, elles aussi, de biais. Finalement, faut-il privilégier une approche qualitative, avec des panels ou des tables rondes ?

M. Christian Leyrit. - Les conférences citoyennes devraient se développer. La société est complexe. Un sondage par téléphone peut être pertinent, mais pas pour toutes les thématiques. Ce qu'il faut, c'est obtenir le point de vue de citoyens éclairés. Il ne s'agit pas de dire aux citoyens qu'ils vont décider et se substituer à la démocratie représentative. Mais, par exemple, la réforme territoriale se serait sans doute mieux passée si on avait organisé des conférences de citoyens dans chaque région, avec des historiens, des géographes...

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - D'aucuns disent que, lorsque nous faisons cela, la conclusion est un moratoire dans trois cas sur quatre...

Mme Sylvie Robert. - ...ou qu'il ne faut rien changer !

M. Christian Leyrit. - Mon expérience m'amène à penser que, sur des sujets complexes, il faut informer de manière contradictoire les participants aux conférences de citoyens pour leur permettre de délibérer. Sur l'ouverture des données personnelles de santé, ce fut une réussite. En réalité, les citoyens informés sont assez ambitieux.

Dans le débat citoyen planétaire que j'ai précédemment évoqué, 80 % des citoyens interrogés ont déclaré qu'ils voulaient que leur pays prenne des mesures pour lutter contre le changement climatique, même si les autres États ne le faisaient pas. On est loin d'une telle attitude chez les dirigeants... Près de 80 % des personnes interrogées estiment ainsi que ces mesures ne sont pas une contrainte, mais une opportunité pour améliorer leur qualité de vie. Les citoyens sont plus ambitieux qu'on ne l'imagine, mais aussi très soucieux de l'utilisation des deniers publics. S'agissant des lignes à grande vitesse, ils considèrent souvent que dépenser 4 milliards d'euros pour que quatre trains franchissent le cap symbolique des deux heures ne les intéresse pas. Je ne propose pas de confier au citoyen le soin de décider, mais de fournir au décideur une information plus éclairante que les seuls sondages.

Mme Sylvie Robert, présidente. - Nous en sommes aussi persuadés. Mais il faut que le cadre de ces consultations publiques soit bien déterminé. La rigueur, la transparence sont fondamentales pour la réussite des grands projets. On est souvent passé outre...

M. Christian Leyrit. - Le débat public est effectivement très utile s'il est organisé avec rigueur. Sur l'exemple précité du projet Cigéo, nous n'avons pas pu tenir une réunion publique. Les opposants eux-mêmes ne veulent pas s'exprimer. Nous avons donc formé un comité de pilotage de six personnes, présidé par une juriste, avec des membres favorables et défavorables au projet. Nous avons créé un comité d'évaluation de trois universitaires, dont un étranger, qui a remis un rapport. Toute l'information est accessible sur le site de la commission nationale du débat public. Des universitaires ont même proposé que ce système soit inscrit dans la Constitution !

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Il existe de nombreuses procédures différentes : la concertation préalable prévue dans les ordonnances de 2016, le débat public, l'enquête publique, les enquêtes publiques complémentaires, la saisine des autorités environnementales ou financières... Comment ces différentes procédures s'articulent-elles ? Quelles sont vos propositions pour simplifier ce processus décisionnel qui apparaît particulièrement complexe ?

M. Christian Leyrit. - Le dialogue avec les citoyens ne doit pas être perçu comme une procédure qui s'ajoute simplement aux autres, mais comme un élément fondamental si l'on veut faire avancer les projets.

Certes, le droit de l'environnement s'est complexifié de manière considérable et il faut le simplifier, mais le temps passé au dialogue n'est jamais perdu. Certains ont proposé de supprimer l'enquête publique, qui arrive une fois le projet élaboré et donc trop tard pour les citoyens. Mais l'enquête publique reste nécessaire pour les expropriations pour cause d'utilité publique.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Que penseriez-vous d'une fusion du débat public et de l'enquête publique ?

M. Christian Leyrit. - Cela me semble difficile. Nous en avions débattu au sein de la commission présidée par Alain Richard. En tant que président de la Commission nationale du débat public, je n'ai pas de compétences particulières pour proposer des simplifications au droit de l'environnement.

L'information en amont sur la description du processus de décision est également un élément de satisfaction pour les citoyens. Le processus est souvent trop complexe : pour le cas précité du projet Cigéo, le Parlement se prononce, de même que l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire, l'Autorité de sécurité nucléaire... Les citoyens doivent savoir qu'ils seront entendus et comment la décision est prise. Mais il est vrai que c'est long : il peut y avoir un débat public, une enquête publique, une enquête prévue par la loi sur l'eau, laquelle est souvent menée quelques années plus tard...

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Absolument !

M. Christian Leyrit. - À titre d'exemple, le débat public d'un grand projet a eu lieu en 2003, l'enquête publique en 2008, l'enquête sur l'eau en 2013 et les travaux ne sont pas encore commencés.

Et au moment de cette enquête sur l'eau, les citoyens posent à nouveau la question de l'opportunité du projet !

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Eh oui, en arguant que si le projet n'a toujours pas abouti après tout ce temps, c'est qu'on pouvait s'en passer...

Le rôle de conciliateur que les ordonnances d'août 2016 attribuent à la CNDP a-t-il déjà été mis en oeuvre ?

M. Christian Leyrit. - Non, le décret n'a pas encore été pris.

Dans mes anciennes fonctions préfectorales, je devais parfois réunir tout le monde pendant des heures, pour des conflits d'entreprises où l'État n'avait pourtant aucune part. Certes ces conflits sont différents de ceux constatés dans le cadre des projets environnementaux. Mais la conciliation est une voie prometteuse. Il faut l'utiliser très en amont : je n'en proposerais pas sur des projets ou le conflit est déjà vif.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Nous conseillez-vous d'oeuvrer plutôt vers une fusion des codes de l'environnement et de l'urbanisme, ou plutôt vers une coordination ou une convergence de ces deux droits?

M. Christian Leyrit. - Dans la commission présidée par Alain Richard, je plaidais pour une prise en compte du droit de l'urbanisme, car les questions environnementales et urbanistiques sont très liées.

La ministre du logement et de l'habitat durable a donné une mission dans ce sens au Conseil général de l'environnement et du développement durable, j'ai d'ailleurs reçu les inspecteurs généraux en charge de ce dossier. Les champs d'application des droits de l'environnement et de l'urbanisme sont très proches et les maîtres d'ouvrage rencontrent, dans les faits, de nombreuses difficultés. Il semble nécessaire de traiter cette confluence, mais cela constituerait un autre chantier, assez vaste.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Vous êtes satisfait du travail de la CNDP sur les thèmes des nouvelles technologies, des données personnelles de santé ou des déchets nucléaires. Quel en a été l'impact ? Je constate, par ailleurs, que nous sommes aujourd'hui assez loin d'un apaisement sur le projet Cigéo... Le débat n'a pas été décloisonné.

M. Christian Leyrit. - J'ai rédigé un bilan de la consultation qui s'est tenue sur le projet Cigéo, qui rejoint d'ailleurs sur de nombreux points l'avis des citoyens interrogés. Beaucoup de préconisations ont été prises en compte par le maître d'ouvrage et par les pouvoirs publics, comme l'idée d'un dispositif expérimental pendant 5 à 10 ans avant de passer à la phase industrielle.

Il faudrait aussi aborder une autre question, celle des groupes de citoyens qui viennent d'ailleurs, extrêmement bien organisés, et qui combattent non les projets en eux-mêmes mais l'évolution de la société en général. J'ai organisé une réunion sur le thème « comment réagir aux conflits environnementaux ? ». J'étais directeur des routes au sein d'une préfecture dans les années 1990, il y avait déjà des oppositions très fortes. Mais les « zones à défendre » (ZAD) sont un phénomène nouveau.

Mme Sylvie Robert, présidente. - Je vous remercie pour cette audition, monsieur le Président. La consultation des citoyens évolue très rapidement et le numérique continuera à bouleverser ce champ.

En tant que membre de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), j'examine de plus en plus de demandes relevant de la « démocratie citoyenne ». Une nouvelle forme de démocratie doit se mettre en place pour répondre à la défiance des citoyens et à leur volonté de participer à la prise de décision publique. Certains dispositifs n'ont pas encore fait la preuve de leur efficacité. C'est un chantier passionnant dans lequel la CNDP est un acteur essentiel. Il reste toutefois de nombreuses questions sans réponse.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

- Présidence de M. Henri Cabanel, président -

Audition de Mme Brigitte Chalopin, présidente de la Compagnie nationale des commissaires enquêteurs (CNCE), et M. Jean-Pierre Chaulet, vice-président de la CNCE, président de la Compagne des commissaires enquêteurs d'Île-de-France

M. Henri Cabanel, président. - Nous abordons à présent une autre procédure de concertation, les enquêtes publiques, en accueillant Mme Brigitte Chalopin et M. Jean-Pierre Chaulet, qui représentent la Compagnie nationale des commissaires enquêteurs. Cette organisation fédère 3 700 commissaires enquêteurs et connaît donc particulièrement bien la manière dont les enquêtes publiques se déroulent sur le terrain.

Nous pourrons ainsi profiter de cette audition pour évoquer le cadre juridique de ces enquêtes, leur articulation avec les autres dispositifs de concertation et les moyens à mettre en oeuvre pour inciter les citoyens à y participer. Il y a deux semaines, notre collègue Didier Mandelli mentionnait l'exemple du schéma de cohérence territoriale (SCoT) de son territoire : 120 000 habitants et 14 réponses à l'enquête publique, ce qui semble très peu et nous amène à nous interroger sur cette procédure.

Je vous rappelle que cette audition fait l'objet d'une captation vidéo avec diffusion en direct sur Internet. Elle est également ouverte au public et à la presse et fera l'objet d'un compte rendu écrit.

Madame, Monsieur, je vous propose d'intervenir à titre liminaire pour quelques minutes avant de donner la parole à notre rapporteur.

Mme Brigitte Chalopin, présidente de la compagnie nationale des commissaires enquêteurs (CNCE). - Nous nous exprimons comme praticiens de l'enquête publique, à travers notre expérience de terrain et celle des 3 700 commissaires enquêteurs qui adhèrent aujourd'hui à la Compagnie nationale des commissaires enquêteurs (CNCE). Pour ma part, je suis inscrite sur la liste d'aptitude aux fonctions de commissaire enquêteur du Maine-et-Loire depuis 1995. Je précise que nous sommes tenus à une certaine réserve concernant les enquêtes publiques que nous avons conduites.

Les dernières années ont vu l'émergence de conflits d'une intensité renouvelée, opposant des citoyens à des porteurs de projet qui ne parviennent plus à faire partager les objectifs qu'ils se sont donnés, et plus encore à justifier de l'utilité de leurs opérations. Néanmoins, il me semble important de préciser que la majorité des opérations de création d'installations classées, des projets urbains ou des développements d'axes de transport aboutissent sans trop de conflictualité, particulièrement lorsqu'ils ont fait l'objet d'une bonne information et d'un dialogue transparent avec le public, ce qui favorise leur acceptation.

De nombreux maîtres d'ouvrage, y compris des collectivités territoriales, affichent de plus en plus une réelle volonté de « bien faire » en matière de consultation du public : ils deviennent de plus en plus sensibles à la bonne information et à la bonne exécution des procédures et ils cherchent à adapter leurs projets pour prendre en compte les réactions qu'ils suscitent.

À l'inverse, des autorités publiques, dont beaucoup d'élus, peinent à adapter leurs processus de décision pour permettre aux citoyens de ne plus être des spectateurs passifs ou critiques des différents étapes d'élaboration des projets, en devenant de véritables forces de proposition, des acteurs à même d'améliorer les caractéristiques d'un projet, voire d'en discuter l'opportunité en s'appuyant sur des bases raisonnables ou rationnelles.

Comment concourir à cette évolution ? Quelle place l'enquête publique occupe-t-elle aujourd'hui dans le processus de démocratisation du dialogue environnemental engagé ces deux dernières années et traduit dans l'ordonnance du 3 août 2016, par des mesures de nature à rendre plus effective l'amélioration de la participation du public ?

L'enquête publique remonte à l'Ancien régime. Elle était alors destinée à favoriser les relations entre les citoyens et l'administration. Elle a fait l'objet d'une adaptation continue au fil des évolutions sociétales et réglementaires, les plus marquantes étant issues de la loi dite « Bouchardeau » du 12 juillet 1983 et de la loi dite « Grenelle II » du 12 juillet 2010, qui ont étendu considérablement le champ d'application de l'enquête publique et ont réglementé la fonction et le rôle du commissaire enquêteur.

Pour mémoire, le code de l'environnement définit ainsi cette procédure de concertation : « L'enquête publique a pour objet d'assurer l'information et la participation du public, ainsi que la prise en compte des intérêts des tiers, lors de l'élaboration des décisions susceptibles d'affecter l'environnement [...]. Les observations et propositions recueillies pendant le délai de l'enquête sont prises en considération par le maître d'ouvrage et par l'autorité compétente pour prendre la décision ». Pourtant, cette dernière disposition est-elle toujours mise en oeuvre ?

Particularité française, l'enquête publique n'a pas d'équivalent dans les autres pays européens. Aujourd'hui, elle a atteint une maturité certaine, même s'il apparaît qu'elle ne bénéficie pas toujours de la juste reconnaissance qu'elle mérite.

Contrairement aux idées reçues, souvent relayées par la presse et de nombreux élus, l'enquête publique n'est pas une consultation obsolète, onéreuse, trop tardive qui ne servirait qu'à contrarier et à retarder les projets. Cette procédure cristallise de nombreuses critiques dans un contexte économique appelant de plus en plus à une simplification de l'action publique et alors qu'est attendue une mise en oeuvre plus rapide des projets, tandis que ces derniers font encore l'objet de procédures souvent longues et complexes. Dans sa forme antérieure à la loi du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l'environnement (« Grenelle II »), l'enquête publique permettait peut-être certaines de ces critiques, ce n'est plus forcément le cas aujourd'hui.

L'enquête publique existe depuis longtemps, est bien identifiée par le public et est devenue un véritable outil d'information et de recueil d'opinion qui permet, dans la majorité des cas, de mesurer l'acceptabilité sociale et environnementale d'un projet. L'enquête publique peut maintenant être suspendue pour tenir compte des réactions du public, voire complétée en cas de modification importante du projet. Toutefois, ces moyens sont très peu utilisés, voire très méconnus des maîtres d'ouvrage ou des autorités publiques, ce qui est dommageable.

Certaines procédures de démocratie participative n'aboutissent pas à un dialogue réellement constructif, à cause de leurs défauts ou en raison de l'esprit dans lequel elles sont menées. Dans ce cas, elles font naître, à l'inverse des objectifs poursuivis, une exaspération des citoyens qui y participent loyalement et constatent qu'en réalité « les jeux sont faits » et que la démocratie participative n'est qu'un simulacre. Souvent, le public que nous, les commissaires enquêteurs, rencontrons, nous interpelle à ce sujet.

Le public a changé au fil des années : il est plus éduqué, il est mieux organisé, il est curieux, il s'informe par lui-même, il n'est pas forcément directement intéressé dans ses biens par le projet faisant l'objet de l'enquête publique, mais davantage concerné par son environnement, son cadre de vie ou une politique d'urbanisme, il devient beaucoup plus exigeant.

La généralisation de la dématérialisation de l'enquête publique, prévue par les ordonnances du 3 août 2016, devrait faciliter la mobilisation d'un plus grand nombre de citoyens en démultipliant l'information et en favorisant la prise en conscience du public et ses intérêts à participer.

Monsieur Jean-Pierre Chaulet va vous illustrer mon propos général par quelques exemples.

M. Jean-Pierre Chaulet, vice-président de la CNCE, président de la Compagnie des commissaires enquêteurs d'Île-de-France. - Au titre de mes fonctions, j'ai été amené à m'occuper de très importantes enquêtes. J'en évoquerai trois : le canal Seine-Nord Europe, l'autoroute ferroviaire Atlantique et la ligne 18 du Grand Paris Express, pour laquelle a été prévue une participation du public par voie électronique. J'ai d'ailleurs mené trois des sept enquêtes organisées autour du Grand Paris Express et j'ai donc pu réaliser des comparaisons entre les modes de participation utilisés.

S'agissant du canal Seine-Nord Europe, l'enquête avait été précédée d'une large concertation. Or, bien que celle-ci se soit produite en 2005 et 2006, soit quelques années après les attentats du World Trade Center, rien n'avait été prévu pour ce qui concerne la vulnérabilité du canal, qui devait pourtant franchir la Somme grâce à un pont-canal en béton d'une longueur de 1 200 mètres. Si, par hypothèse, quelqu'un avait fait sauter ce pont-canal, l'eau se serait déversée dans la vallée de la Somme. Les biefs, c'est-à-dire les écluses les plus proches, se situant à 30 kilomètres en amont et à 5 kilomètres en aval, tous les villages des environs auraient été submergés, risquant ainsi de conduire à de nombreuses victimes. Nous avons donc émis une réserve et préconisé, en nous inspirant du canal de Madgebourg, en Allemagne, la création de portes de garde, c'est-à-dire d'immenses portes métalliques qui, par dépression et surpression, se seraient fermées en cas de destruction du pont. Le maître d'ouvrage, en l'occurrence Voies navigables de France, nous a indiqué que de telles portes coûteraient 250 millions d'euros, alors que la construction totale du canal, alors évaluée à 4,3 milliards d'euros, n'était elle-même pas financée ; l'ouvrage n'est d'ailleurs pas encore construit, même si l'Europe vient de s'engager à contribuer au chantier. Il m'avait alors été indiqué que cette réserve ne pourrait être levée.

Je me suis alors interrogé sur le sens de la réserve. Revient-il à la commission d'enquête de dire quel moyen technique mettre en place ? N'est-il pas préférable d'indiquer l'effet devant être produit ? Voies navigables de France a finalement mis en place deux commissions, chargées respectivement d'évaluer la vulnérabilité du canal et de proposer des solutions pratiques. La première commission a remarqué que le pont-canal se trouvait en dehors des couloirs aériens, ce qui écartait le risque de chute d'un avion de ligne. Par ailleurs, pour détruire le pont-canal, il aurait fallu installer une tonne d'explosif près de l'un des piliers, alors que toute la structure se situait dans une zone marécageuse, difficile d'accès. La première commission a donc conclu que le risque était très faible, tandis que la seconde préconisait la création d'un poste de contrôle spécialement dédié au pont-canal et la mise en place de caméras fonctionnant 24 heures sur 24.

J'en viens au cas de l'autoroute ferroviaire Atlantique. Celle-ci devait s'étendre sur 1 050 kilomètres, du nord de la France jusqu'au Pays Basque. L'enquête, prévue dans le « Grenelle II » de l'environnement, a fait l'objet d'un soin particulier, notamment de la part du ministère. Elle a mis en exergue un grave problème : cette autoroute ferroviaire devait traverser toute la région parisienne, déjà très fréquentée par des convois de voyageurs. Il aurait fallu procéder à des insonorisations considérables. Nous avons formulé une réserve importante : créer une voie dédiée au transport par ferroutage et contournant la région parisienne. Mme Ségolène Royal a entendu nos préoccupations, et cette autoroute ferroviaire n'a pas été construite.

Enfin, s'agissant de la ligne 18 du Grand Paris Express, il était prévu une participation du public par voie électronique. Pour la ligne 15 Ouest, moins sensible, nous avions reçu environ 600 observations et courriers. Sur la ligne 18, nous en avons reçu 4 695, dont 4 092 par courriels, accompagnés d'environ 11 000 pages de pièces jointes.

Avant d'être désigné comme président de cette commission d'enquête, j'avais assisté à certains des débats publics menés par la Commission nationale du débat public. Par exemple, à Versailles, pour réaliser la gare du Grand Paris Express, il fallait détruire une église protestante, ce qui suscitait une certaine émotion.

Surtout, un grave problème se posait au niveau de la liaison entre Saclay et Guyancourt : la ligne y était non pas enterrée, mais aérienne, ce qui suscitait une très forte opposition. Quand l'enquête publique a eu lieu, le dossier n'avait pas évolué. Aucune intégration paysagère n'était prévue et enterrer la ligne aurait coûté 700 millions d'euros de plus. Nous avons formulé des réserves sur l'insonorisation et l'intégration paysagère qui, selon moi, auraient déjà dû figurer dans le dossier. Aujourd'hui, le décret n'a pas encore été publié, mais la Société du Grand Paris s'est engagée à prendre en compte ces réserves, ce qu'elle aurait dû faire dès avant l'enquête publique.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Le modèle de l'enquête publique est-il propre à la France ? Est-il utilisé dans d'autres pays ? Sinon, comment procèdent ces derniers ? Comment trouvent-ils un équilibre entre les besoins de la collectivité et l'expression des citoyens ?

M. Jean-Pierre Chaulet. - Certaines procédures se rapprochent de l'enquête publique française, mais aucune n'est équivalente. En Suisse ou au Luxembourg, cette procédure n'existe pas. Au Royaume-Uni, les public inquiries sont menées par des magistrats. La procédure la plus proche de la nôtre est celle du Québec, où elle est confiée à des fonctionnaires, alors que, en France, le commissaire enquêteur est un tiers indépendant. Au reste, cette indépendance a été renforcée par la loi du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l'environnement : désormais, quand ils acceptent une enquête, les commissaires doivent signer une déclaration sur l'honneur affirmant qu'ils n'ont aucun intérêt dans l'opération en cours.

Je le répète, la procédure de l'enquête publique française remonte à la Révolution française. Elle était une conséquence de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et visait surtout à mieux compenser les atteintes à la propriété.

La loi Bouchardeau a entraîné un important développement des enquêtes publiques, en les ouvrant aux préoccupations environnementales. Cette dimension, qui concerne aujourd'hui 90 % des enquêtes, n'a cessé de progresser : avec la loi du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l'environnement - de façon significative, le mot apparaît -, l'on parle désormais explicitement d'enquête environnementale.

Mme Brigitte Chalopin. - Dans les pays anglo-saxons, la procédure d'enquête publique n'existe pas. Ces pays privilégient la concertation ou la mise à disposition des dossiers, pour susciter la réaction des citoyens. Ce n'est qu'au Québec qu'il existe une procédure aussi structurée que chez nous. Des professionnels étudient le dossier et y entendent les citoyens, ou du moins ceux qu'ils veulent bien entendre.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Combien d'enquêtes publiques sont-elles menées chaque année dans notre pays ? Quel est leur coût moyen ?

Mme Brigitte Chalopin. - En 2015, quelque 5 400 enquêtes ont eu lieu sur le territoire, contre 9 300 en 2013. La baisse vient de ce que de nouveaux textes ont relevé des seuils à partir desquels un projet doit faire l'objet d'une enquête publique, par exemple en matière d'autorisations d'installations classées ou d'élevages. Désormais, pour toutes ces opérations, il n'existe plus qu'un processus de consultation ou de simple mise à disposition des dossiers.

S'agissant du coût des enquêtes, je suis toujours agacée quand j'entends dire que celles-ci sont chères.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - On fait aussi ce reproche à la démocratie...

Mme Brigitte Chalopin. - Oui ! En fait, l'intervention du commissaire public, dont l'indemnité ne s'élève qu'à 38,10 euros l'heure, coûte en moyenne de 1 500 à 2 000 euros seulement. Certes, il faut ajouter à cette somme les annonces légales, dans deux journaux différents, qui atteignent vite 3 000 euros. La CNCE estime d'ailleurs qu'une seule annonce serait efficiente et suffisante pour informer le public - qui regarde les annonces légales tous les jours pour savoir si une enquête publique est organisée ? - et que, en contrepartie, l'on pourrait favoriser la publicité sur le terrain, par exemple, en installant des panneaux annonçant la mise en oeuvre d'un plan local d'urbanisme ou la construction d'une installation classée. Il faut ajouter également, pour l'enquête publique, le coût considérable de la réalisation du dossier par des cabinets d'études.

Toutefois, si l'on compare avec les procédures de concertation qui accompagnent les infrastructures importantes, on se rend compte qu'un débat public, qui n'aboutit pas toujours à une conclusion positive, peut coûter de 700 000 à un million d'euros. Au total, il faut donc relativiser le coût de l'enquête publique et travailler à simplifier les dossiers présentés, qui sont trop complexes, trop foisonnants et trop difficiles à manipuler. J'aimerais que la dématérialisation permette d'avancer en ce sens.

M. Henri Cabanel, président. - Dans les enquêtes réalisées, quelle est la proportion des avis favorables, des avis défavorables et des avis favorables sous réserves ?

M. Jean-Pierre Chaulet. - Les avis défavorables ne représentent que 4 % du total, ce qui est très peu. Dans l'immense majorité des cas, sont rendus des avis favorables avec réserves ou propositions d'améliorations. Le but de l'enquête est d'ailleurs d'offrir un regard extérieur qui permette d'améliorer le projet et d'accroître son acceptabilité sociale. Les grands porteurs de projet, qui ont été confrontés à des échecs retentissants, ont pris en compte cette dimension. Il y a vingt ou vingt-cinq ans, des sociétés comme EDF ou la SNCF se paraient de la puissance publique et passaient en force. Désormais, ils ont compris que le public pouvait paralyser un projet.

S'agissant du canal Seine-Nord Europe, nous avions proposé la création d'une passerelle réservée aux machines agricoles, pour éviter que les agriculteurs dont les terres étaient traversées par cette infrastructure ne soient contraints de faire de trop longs détours. De même, Voies navigables de France a accepté d'acheter une habitation qui, sans être dans le couloir d'expropriation, se situait à 25 mètres de celui-ci et aurait donc connu d'importantes nuisances. Toutes ces mesures ont permis une meilleure acceptation sociale du projet de canal, ce qui est tout de même l'objectif visé par tous les porteurs de projet. Elles ont représenté environ 100 millions d'euros, à mettre en regard des 4,3 milliards d'euros du coût total du projet.

Pourquoi les coûts des enquêtes ont-ils augmenté ? Autrefois, pour la réalisation d'un plan d'occupation des sols, par exemple, les communes étaient aidées par les services de l'État. Or les directions départementales se sont recentrées sur leurs missions étatiques et les collectivités territoriales doivent donc faire appel à des cabinets d'études. Il n'est pas rare que, pour un PLU d'une commune de 10 000 habitants, un cabinet d'études exige de 50 000 à 60 000 euros.

S'agissant de l'exigence de publicité, l'autoroute ferroviaire Atlantique traversait 22 départements. La loi obligeant à faire deux annonces quinze jours avant l'enquête, et deux autres dans les huit premiers jours de celle-ci, il fallait faire au total 88 annonces locales et 4 annonces nationales. C'était trois fois le coût de la commission d'enquête elle-même !

Mme Brigitte Chalopin. - Pourquoi les commissaires enquêteurs donnent-ils beaucoup d'avis favorables ? Un bon commissaire enquêteur doit aller au fond des choses, avec indépendance et en toute transparence, et examiner avec le porteur de projet ce qui peut être amélioré. Son objectif n'est pas d'arrêter un projet qui a déjà suscité beaucoup de frais et d'énergie. Quand un avis défavorable est rendu, c'est qu'il y a un problème grave et qu'aucune solution n'a été trouvée avec le porteur de projet. Le problème est que ces avis défavorables ne sont pas toujours suivis. Il arrive que le décideur choisisse de passer outre l'avis de la commission d'enquête, ce qui ne laisse pas de m'interroger.

M. Henri Cabanel, président. - Est-ce fréquent ?

Mme Brigitte Chalopin. - Cela le devient ! Le porteur de projet doit alors en assumer les risques et ne doit pas s'étonner des levées de boucliers contre l'opération.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Il arrive que la participation à l'enquête publique soit extrêmement faible, ce qui est gênant pour l'enquêteur comme pour la collectivité. Quelles propositions formuleriez-vous pour favoriser la participation aux enquêtes publiques ?

M. Jean-Pierre Chaulet. - Ce problème agite la communauté des commissaires enquêteurs depuis une trentaine d'années, et il est réel. Quand très peu de monde participe à l'enquête, le commissaire doit malheureusement se fonder sur le seul dossier. Or, les remarques qui lui sont faites par les citoyens lors de l'enquête peuvent susciter sa curiosité et le conduire à faire des découvertes. Dans le cas de l'élaboration d'un plan local d'urbanisme, par exemple, les gens qui se déplacent le font à 80 % pour un problème personnel. Les associations ont, quant à elles, une vision plus complète du projet. Elles ne sont pas les ennemies du commissaire enquêteur, au contraire.

À la vérité, nous n'avons pas vraiment la solution au problème de la faible participation. Quand il s'agit d'un plan local d'urbanisme, les choses ne se passent pas trop mal, car le maire a tout intérêt à en faire de la publicité. Quand plusieurs enquêtes publiques sont faites pour un même projet, on démobilise la population. La réglementation prévoit d'ailleurs la possibilité d'enquêtes conjointes. Par exemple, il y a eu, me semble-t-il, 14 enquêtes sur l'aménagement du Mont Saint-Michel. C'est trop ! Les gens ne savent plus pourquoi ils viennent.

Ensuite, les dossiers sont devenus d'une incroyable complexité. Pour la ligne 15 Sud du Grand Paris Express, le dossier pesait 80 kg. Il était intransportable ! Des dossiers qui, voilà une vingtaine d'années, auraient fait 500 pages, en font désormais 11 000. Les textes successifs ont ajouté de multiples strates, ce qui fait le bonheur des cabinets d'études, mais n'apporte pas grand-chose à l'enquête. Pour un problème d'insonorisation, par exemple, le dossier peut comporter jusqu'à plusieurs centaines de pages d'équations, alors que ce qui intéresse le public, ce sont les trois pages de conclusions. À cet égard, les associations jouent un rôle important car elles étudient le dossier et en font une synthèse pour leurs mandants. Ainsi, quand les gens viennent participer à l'enquête, ils ont les questions plus précises à poser.

M. Henri Cabanel, président. - S'agissant de la ligne 18 du Grand Paris Express, pourquoi la participation a-t-elle été si considérable ?

M. Jean-Pierre Chaulet. - Parce qu'il y avait une très forte opposition. Les enquêtes publiques ont cette particularité qu'elles mobilisent davantage les opposants que les partisans d'un projet...

Mme Brigitte Chalopin. - Sur ce point, la situation est peut-être en train d'évoluer, grâce à la dématérialisation des enquêtes publiques. Récemment, dans le cadre d'un projet d'éoliennes offshore, j'ai mené à Saint-Nazaire une importante enquête, pour laquelle la commission d'enquête avait souhaité créer un registre dématérialisé. Or nous nous sommes rendus compte que les personnes favorables au projet se manifestaient de cette façon, alors qu'elles ne seraient pas déplacées dans une mairie ou un lieu d'enquête. Nous avons reçu presque un tiers d'avis favorables, notamment de la part de jeunes.

Le numérique nous offre une ouverture intéressante et permet au commissaire enquêteur de développer un point de vue plus équilibré. La Compagnie nationale des commissaires enquêteurs promeut cette culture de la participation, qui doit se développer dans notre pays et être encouragée dès l'école.

M. Jean-Pierre Chaulet. - Cette dématérialisation touche une autre couche de la population, qui connaît bien les outils numériques et peut envoyer des observations depuis son smartphone. Si l'on organise des permanences en semaine, on touche essentiellement des retraités ; ceux qui travaillent ne viennent pas. Si on organise des permanences le samedi matin, ils ne viennent pas non plus, parce qu'ils font alors leurs courses. Grâce à Internet, les gens peuvent nous adresser leurs observations à n'importe quel moment, le soir ou le dimanche matin. En outre, il arrive qu'ils nous écrivent depuis l'Allemagne ou le Royaume-Uni - la seule exigence est qu'ils le fassent en français !

Mme Brigitte Chalopin. - Pour accroître la participation du public, il faut aussi lutter contre toutes les formes de conflit d'intérêts. Le commissaire enquêteur et le porteur de projet doivent être crédibles.

Par ailleurs, les élus ne doivent pas hésiter à faire des réunions d'information préalablement à l'enquête publique. Très souvent, nous notons une insuffisante information du public au préalable. Dans la formation que nous offrons aux commissaires enquêteurs, nous essayons de valoriser cet outil qu'est la réunion publique, alors que certains étaient encore réservés.

M. Jean-Pierre Chaulet. - Il y a 25 ans, le commissaire enquêteur était un notable, qui avait fait auparavant une belle carrière. Aujourd'hui, il est plus jeune et il est devenu un professionnel de la procédure de l'enquête publique, qu'il doit connaître parfaitement, parce qu'elle a des conséquences juridiques et financières importantes pour le porteur de projet. Nous formons les commissaires pour qu'ils se sentent de plus en plus responsables.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Sous le contrôle des tribunaux administratifs.

M. Jean-Pierre Chaulet. - Naturellement ! C'est d'ailleurs pour nous une garantie d'indépendance que d'être désignés par le président d'un tribunal administratif.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Certains projets importants sont affectés par ce que je qualifierais de cumul des procédures. Pour un même dossier, il peut y avoir plusieurs phases de concertation, d'enquête publique, etc. Avez-vous des propositions de simplification à formuler dans ce domaine ?

Mme Brigitte Chalopin. - Pour les projets importants, notamment les infrastructures qui cristallisent les oppositions, il faut éviter le « saucissonnage » des procédures. On parle beaucoup aujourd'hui d'autorisation unique ou d'enquête unique, et nous y sommes tout à fait favorables. Pour être bien accepté, un projet doit être évalué globalement, sinon le public ne s'y retrouve pas. Si l'on multiplie les procédures, le public change d'une enquête à l'autre, et l'on revient donc sur l'opportunité du projet. C'est cela qui est dramatique !

M. Jean-Pierre Chaulet. - Chaque fois que l'on peut, il faut réaliser la déclaration d'utilité publique en même temps que l'enquête parcellaire, cette dernière pouvant sinon être l'occasion de contester l'utilité publique.

Mme Brigitte Chalopin. - L'ordonnance du 3 août 2016 part d'une bonne intention. Toutefois, elle va aboutir à « procéduraliser » en amont la concertation, ce dont je me suis inquiétée auprès de la commission présidée par Alain Richard. Ne va-t-on pas laisser passer trop de temps et susciter une force d'opposition alors que l'on recherchait une force d'initiative ? On va laisser les associations environnementales ou les élus demander de nouvelles études, ce qui risque de décourager le porteur de projet. Il serait préférable de mieux réfléchir en amont à l'opportunité de l'opération et interroger des collectifs de citoyens - il existe bien des formes de participation du public.

M. Henri Cabanel, président. - Madame, monsieur, je vous remercie.

Mme Brigitte Chalopin. - L'idéal serait que chaque possesseur de smartphone puisse réagir immédiatement grâce à une application dédiée aux enquêtes publiques. Nous partageons votre point de vue sur l'association des citoyens en amont dans l'élaboration de projets et sur le développement du numérique. Les réseaux sociaux sont incontournables ; nous devons faire avec eux.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est levée à 19 h 10.

Jeudi 23 février 2017

- Présidence de M. Henri Cabanel, président -

La réunion est ouverte à 13 h 35

Audition, sur la participation des citoyens à la prise de décision publique, de M. Florent Guignard, vice-président de Démocratie ouverte, M. Stéphane Vincent, délégué général de La 27e région, M. Cyril Lage, fondateur de Parlement et citoyens, et MM. Benjamin Ooghe-Tabanou et François Massot, administrateurs de Regards citoyens

M. Henri Cabanel, président. - Cette nouvelle audition de la mission d'information nous permet d'accueillir conjointement les représentants de quatre associations.

Démocratie ouverte, représentée par M. Florent Guignard, regroupe des acteurs ayant développé des outils numériques d'information et de participation des citoyens, comme l'application Open dialog, qui permet d'attirer l'attention de candidats à une élection sur une thématique donnée.

La 27e région, représentée par M. Stéphane Vincent, se définit comme « un laboratoire de transformation des politiques publiques et territoriales ». Elle gère notamment « Superpublic », un programme qui propose différents ateliers d'échanges autour de thèmes politiques. Cette approche, liée aux problématiques locales, nous intéresse également.

Parlement et citoyens, association représentée par M. Cyril Lage, propose une plateforme de consultation en ligne. Cet outil a notamment été utilisé par notre collègue Joël Labbé lors de l'examen du projet de loi sur la biodiversité, ainsi que par M. Dominique Raimbourg, président de la commission des lois de l'Assemblée nationale, à propos des prisons.

L'objectif de Regards citoyens, association représentée par MM. Benjamin Ooghe-Tabanou et François Massot, est de « proposer un accès simplifié au fonctionnement de nos institutions démocratiques à partir des informations publiques ». Les sites qu'elle gère suivent tout particulièrement l'activité parlementaire.

Messieurs, depuis décembre, notre mission d'information s'interroge notamment sur les outils à mettre en oeuvre pour répondre à une attente des citoyens ou, à tout le moins, d'une partie d'entre eux, en leur permettant d'être associés à la prise de décision publique.

Ce questionnement général est complété par une analyse plus spécifique des procédures mises en oeuvre pour mieux consulter le public lors de la construction d'infrastructures et d'équipements de grande envergure. Des auditions sont prévues précisément sur ce sujet. Hier, nous recevions ainsi la Commission nationale du débat public (CNDP) et la Commission nationale des commissaires enquêteurs. Un autre axe de réflexion concerne enfin la démocratie paritaire. Nous avons ainsi entendu M. Jean-Denis Combrexelle et nous recevrons prochainement des organisations professionnelles représentatives.

Selon vous, quels sont les dispositifs les plus efficaces pour permettre une participation des citoyens ? Le cas échéant, pouvez-vous aussi nous présenter leurs limites ? Quelle articulation ont ces outils avec la démocratie représentative, socle de notre système institutionnel ? Les expérimentations de consultation en ligne sur des projets de loi sont-elles concluantes ? Enfin, quelle doit être, selon vous, la place des civic techs dans le débat public ?

M. Florent Guignard, vice-président de Démocratie ouverte. - Notre association regroupe des projets et des personnes extrêmement divers. Nous représentons des civic techs au sens large, c'est-à-dire des projets, numériques ou non, d'innovation démocratique. Notre collectif comprend aussi des chercheurs, comme M. Loïc Blondiaux, que vous avez entendu, et des citoyens engagés. Il n'est pas toujours simple de parler d'une seule voix au nom de notre collectif du fait de la variété des profils et des opinions de nos membres. Je m'attacherai à montrer ce foisonnement d'idées et à mettre en lumière certaines de nos initiatives.

Nous percevons chez les citoyens un désir très fort de participation, lié à une crise de légitimité des institutions. Une certaine défiance existe vis-à-vis de la démocratie représentative. Les citoyens désirent être associés à la construction des décisions politiques ; ils veulent plus de transparence et de décisions collectives. La manière dont la décision est prise est presque aussi importante que la décision elle-même : une décision adoptée sur un coin de table, sans participation, a tendance à être violemment rejetée.

L'outil numérique permet une forme d'intelligence collective beaucoup plus large que les autres méthodes. Des applications - par exemple, Stig ou encore Gov, laquelle ne fait pas partie de Démocratie ouverte - permettent de sonder la population en temps réel. Certaines permettent même d'associer, plus en amont, les citoyens à la prise de décision. Des mairies peuvent ainsi lancer des campagnes de financement participatif pour déterminer les commerces dont ils ont besoin. On peut aussi évoquer Fluicity, application notamment orientée vers l'urbanisme, ou encore Demodyne, qui est utilisée pour construire un projet numérique.

Ces outils sont souvent associés à des démarches et des méthodes d'animation non numériques. On peut citer à ce titre l'entreprise sociale et solidaire Kawaa, qui permet de créer du lien social autour de thématiques ou de projets variés. La dimension « hors-ligne » est aussi importante, car, si les outils numériques offrent bien des possibilités, ils peuvent également exclure ceux qui n'y ont pas accès et ne remplacent pas complètement les autres démarches.

Comment pousser les citoyens à s'engager ? Pour nous, cette question est cruciale. Ainsi, la Commission européenne avait mené une consultation en ligne sur la pêche en eaux profondes, qui avait reçu très peu de contributions ; en revanche, une pétition en ligne sur ce même sujet avait récolté plus d'un million de signatures. Il ne suffit pas de proposer des outils pour qu'ils soient utilisés et que les citoyens passent de l'attentisme à l'engagement ; un vrai travail d'explication est nécessaire.

De ce point de vue, certains adhérents de notre collectif développent des initiatives intéressantes. L'association Voxe, organisée autour d'un comparateur de programmes politiques, permet notamment aux jeunes de s'intéresser à la chose politique. Acropolis, une chaîne YouTube, commente les questions au Gouvernement et explique aux jeunes ce qu'est la politique. Enfin, à titre personnel, j'ai fondé Le Drenche, un journal de débats qui permet aux citoyens de se forger une opinion et de passer à l'action.

En fait, il est important de considérer chaque civic tech comme un maillon d'une chaîne permettant d'augmenter la participation. Ces outils inspirent une forte confiance, car ils sont créés par des citoyens et issus de structures de taille réduite et souvent personnalisées : on peut associer à chaque structure quelques visages. Ces outils sont souples, rapides et dynamiques, qu'ils soient le fait d'associations ou d'autres structures, voire même de projets sans statut juridique. Ils suscitent en conséquence un intérêt très fort.

En revanche, le financement de ces civic techs est un problème. Nombre d'acteurs de ce milieu peinent à trouver un modèle économique viable. En outre, leur définition même est parfois compliquée : certaines sources de financement de civic techs suscitent des questions éthiques.

M. Stéphane Vincent, délégué général de La 27e région. - L'action de notre association repose sur trois hypothèses.

Premièrement, selon nous, le désaveu démocratique est corrélé, avant tout, à l'échec des politiques publiques. Il faut donc s'intéresser de près à leur succès. La participation doit améliorer la qualité des décisions.

Deuxièmement, les modalités actuelles de fabrication des politiques publiques est obsolète. Ce point est tout à fait documenté par les chercheurs comme les praticiens. Les élus choisissent les problèmes auxquels ils souhaitent répondre, en tirent des programmes, puis évaluent les politiques menées. Cette démarche est aujourd'hui caduque.

Troisièmement, la marge de manoeuvre pour l'amélioration de la construction des politiques publiques réside dans le fonctionnement des institutions elles-mêmes. Les collectivités territoriales ne peuvent pas demander sans cesse aux autres d'être plus démocratiques et innovantes sans appliquer ces exigences à elles-mêmes. Il est prioritaire d'accomplir cette transformation au sein des institutions. Notre association travaille surtout à l'échelon des collectivités territoriales.

D'après notre expérience, il serait intéressant de reprendre l'histoire de chaque problème politique, de son identification à l'élaboration de solutions, et de déterminer ainsi l'origine de ces difficultés. Dans le cas de Notre-Dame-des-Landes, par exemple, il y a eu un malentendu au moment du diagnostic. Le manque de clarté dans le diagnostic peut aussi être un problème. Il est bien beau d'apporter des solutions aux problèmes, mais il faut d'abord prendre au sérieux le moment du diagnostic.

Il est temps de passer à une fabrique post-industrielle des politiques publiques. La société a changé depuis l'ère industrielle, durant laquelle nos institutions se sont formées. Il faut associer les usagers plus en amont et, peut-être, différemment.

Nous préférons parler de pistes, plutôt que de solutions. Il faudrait, selon nous, introduire plus de réflexivité, d'expériences et de dialogue avec les usagers, selon une pratique comparable aux départements de recherche et développement des entreprises. Par analogie, si Airbus construisait ses avions comme on construit nos politiques publiques, il y aurait beaucoup plus d'accidents aériens ! Comment réintroduire, dans la fabrique de l'action publique, les notions de tâtonnement, d'essai-erreur, communément admises dans le monde de l'entreprise ?

Il faut aussi un rôle accru pour la recherche. La sociologie, en particulier, est trop absente du processus de décision, alors qu'elle permettrait d'éviter bien des erreurs. Par exemple, les sociologues et les praticiens savent comment la police pourrait reconstruire sa relation avec les citoyens mais on ne le fait pas !

Il manque à la fabrique des politiques publiques des zones de test. Il faut construire un rapport « adulte » avec les citoyens, qui en ont assez du « marketing politique », dont la pauvreté symbolique est indéniable. L'impression dominante est que les politiques sont élaborées, pour ainsi dire, dans une « boîte noire » ; c'est devenu insupportable.

M. Cyril Lage, fondateur de Parlement et citoyens. - Notre plateforme permet aux parlementaires d'associer les citoyens à l'élaboration de la loi. Notre projet est issu d'un constat similaire à celui qu'a développé M. Vincent : les politiques publiques ne semblent pas répondre aux attentes de la population, laquelle exprime un sentiment de défiance très fort. Deux orientations sont possibles : soit on s'attaque aux maux et, éventuellement, on cherche les coupables, soit on s'adresse à ceux qui, à l'intérieur du système, sont prêts à expérimenter et à aller de l'avant. Nous avons choisi cette seconde voie et nous proposons donc un instrument aux parlementaires désireux de l'emprunter avec nous.

Nous nous sommes imposé une exigence d'indépendance vis-à-vis des engagements partisans ; nous nous sommes donc adressés à des parlementaires appartenant à chacun des principaux partis représentés au Parlement. Nous avons aussi fait le choix d'un engagement complètement bénévole, afin de ne dépendre de personne. Notre expérimentation, qui devait à l'origine durer un an, nous a finalement occupés deux ans et demi.

Notre idée était de réfléchir à une nouvelle méthode d'élaboration de la loi ; il nous fallait alors imaginer un processus complet. Nous avons pris garde à certains dangers : il fallait éviter d'éventuelles tentatives d'instrumentalisation de la part de divers groupes d'intérêts, mais aussi décourager les « trolls » qui sévissent sur Internet. Nous ne voulions pas faire croire non plus aux citoyens qu'il s'agissait du passage d'une démocratie représentative à une démocratie directe.

L'objet de notre démarche n'était pas de changer de matrice ou de contester la légitimité des élus à voter la loi. Nous entendions simplement faire sortir l'élaboration de la loi du huis clos, de manière à ce qu'elle se fasse à ciel ouvert.

Nous entendions aussi tirer la conséquence d'évolutions sociologiques majeures. En 1958, on ne comptait que 10 % de bacheliers par génération. Le minitel n'avait pas même été inventé. Aujourd'hui, le taux de réussite au baccalauréat est de 85 % et nous disposons d'Internet !

Notre expérimentation a produit de bons résultats. M. Joël Labbé a notamment utilisé notre outil lors de l'examen de la loi du 6 février 2014, visant à mieux encadrer l'utilisation des produits phytosanitaires sur le territoire national. On peut aussi mentionner la consultation menée sur la loi du 9 août 2016 de reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, ou encore celle engagée par M. Dominique Raimbourg sur les prisons. Cette dernière en particulier a démontré que, quand le processus est maîtrisé et que des engagements sont pris, les problèmes les plus craints sur Internet disparaissent. Ainsi, nous n'avons eu à modérer que 17 contributions, sur près de 10 000. Quand l'ambition est de stimuler la discussion, les citoyens s'engagent dans cette démarche avec une attitude constructive.

Quant au modèle économique, nous avons pour ainsi dire mis le doigt dans un engrenage qui nous dépasse. Nous n'avons pas obtenu des assemblées les moyens nécessaires à la prolongation de notre entreprise. En revanche, des élus, des chefs d'entreprise et des responsables associatifs ont voulu utiliser notre outil. Nous avons par conséquent créé une start-up, indépendante de l'association, afin de pérenniser et de faire essaimer notre démarche. Mme la ministre Axelle Lemaire a utilisé ce dispositif pour le projet de loi pour une République numérique. Nous avons aussi participé à la candidature de Paris aux Jeux olympiques de 2024. Enfin, nous travaillons aujourd'hui avec la CFDT, ce qui nous permet de réfléchir au rôle de la démocratie paritaire. Nos méthodes se diffusent dans l'ensemble de la société.

Dans cette perspective, cette mission d'information nous donne l'occasion de porter le message que la transformation de la démocratie est l'affaire de tous. Il s'agit de travailler ensemble, de prendre des engagements simples au début du processus participatif, puis de les tenir. Témoignage du potentiel de cette démarche, quand on demande aux participants de la consultation sur la loi pour une République numérique s'ils sont prêts à renouveler l'expérience selon les mêmes modalités, 92 % d'entre eux disent oui !

M. François Massot, administrateur de Regards citoyens. - Notre association rassemble des bénévoles qui militent pour la transparence des institutions publiques et une meilleure compréhension du travail parlementaire. Il s'agit de rapprocher les citoyens du Parlement.

Nous connaissons très bien les enjeux de la participation. Nous autorisons les citoyens qui utilisent nos sites à déposer des commentaires sur les projets de loi ou les amendements : à ce jour, 2 500 personnes ont déposé 8 500 commentaires, avec également quelques réponses de députés et de sénateurs. Nous expérimentons également la possibilité de suggérer des modifications sur un projet de loi. Enfin, nous avons récemment participé à un crowdsourcing des résultats de la consultation citoyenne relative à la politique publique en faveur de l'égalité entre les femmes et les hommes, menée par l'Assemblée nationale. Un important travail d'analyse était nécessaire ; nous avons aidé l'Assemblée nationale à le faire.

La participation citoyenne n'est pas quelque chose de nouveau dans notre démocratie. Les assemblées en sont très conscientes et notre présence aujourd'hui le prouve. Des concertations publiques existent : on peut participer aux études d'impact sur le site de l'Assemblée nationale. Existent en outre la Commission nationale du débat public et les « agenda 21 » des collectivités locales. En général, il est très difficile d'avoir des retours sur les résultats des consultations. Il y a un effet de « boîte noire » très frustrant pour les citoyens et qui limite la participation.

Le numérique permet d'aller beaucoup plus loin qu'une audition comme aujourd'hui. La consultation sur la loi pour une République numérique l'a démontré. On a été surpris par la participation, mais aussi par la façon dont cette consultation a été utilisée. Alors que le Gouvernement a plutôt suivi les lobbys classiques, c'est le Parlement qui s'est plutôt saisi des propositions des citoyens. L'outil numérique est très puissant, mais ses bénéfices ne sont pas toujours là où on les attend.

M. Benjamin Ooghe-Tabanou, administrateur de Regards citoyens. - Cette consultation expérimentale sur la loi pour une République numérique l'a bien montré, le danger est que ces outils soient au final de simples « bacs à sable » : les citoyens pourraient s'amuser, mais cela ne changerait rien. Il faut veiller à ce que la participation soit effective et ait un impact.

Nous recommandons donc de ne pas systématiser les consultations. Du fait de la fracture numérique, cela risquerait d'entraîner une rupture d'égalité par rapport à ceux qui ne pourraient pas participer. Par ailleurs, il existe un danger d'épuisement : les citoyens ne seraient sans doute pas prêts à s'engager sur tous les textes que vous examinez, mesdames, messieurs les sénateurs, tant ils sont nombreux.

Il faut aussi qu'il y ait une obligation de réponse de la part des acteurs publics. Ce besoin de suivi est crucial dès lors que l'on permet aux citoyens de s'exprimer. Si ces derniers ne sont pas été entendus, il faut au moins qu'ils sachent pourquoi !

Il faut enfin apporter des garde-fous démocratiques. La démocratie, depuis toujours, repose sur la confiance, la transparence et la neutralité. Il est essentiel que les nouveaux outils numériques respectent ces principes. Lors d'une récente consultation sur la généralisation des consultations numériques pour les textes de loi les plus importants, des propositions étaient « épinglées » par Parlement et citoyens au-dessus des autres sur le site : cela crée une inégalité des acteurs qui est problématique. Le besoin de transparence est réel. Le dépouillement public des élections assure la confiance des citoyens dans le processus électoral ; en revanche, un outil numérique dont le fonctionnement est opaque ne peut susciter la confiance, car rien ne garantit que certains votes ne sont pas comptabilisés quatre ou cinq fois. Il existe des moyens simples pour garantir cette transparence dans le monde numérique : la transparence des programmes informatiques, par le biais du logiciel libre, et celle des données, l'open data. Tout outil utilisé dans le système démocratique doit reposer sur ces principes.

M. Henri Cabanel, président. - Notre mission d'information offre elle aussi un espace numérique ouvert aux citoyens.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Ma première question concerne le foisonnement des outils de participation : panels, conférences, pétitions en ligne, etc. Selon vous, existe-t-il un outil devant être privilégié, ou bien considérez-vous que le choix de l'outil doit dépendre de l'échelle ou de la nature des problèmes à traiter ?

M. Florent Guignard. - En tant que représentant d'un collectif, il m'est impossible de vous proposer une hiérarchie, forcément subjective, des outils numériques. Je pense, en outre, sincèrement que différents outils sont adaptés à différents objectifs ; une commune n'aura pas les mêmes besoins qu'un ministre ou qu'un parlementaire : il faut laisser chaque acteur choisir ces outils. Le foisonnement même conduira, par une sorte de darwinisme, à la sélection des outils les plus efficaces et les plus pertinents.

M. Stéphane Vincent. - Il existe un risque de « fétichisme » des outils. On s'en entiche, alors que la pluridisciplinarité est utile. D'un côté, on a besoin de meilleurs outils d'observation des usages, tels que ceux utilisés par les sociologues ; de l'autre, il existe aussi de nouveaux outils de conversation et de signalement des usagers. On aura atteint une nouvelle étape quand on aura une meilleure compréhension de la diversité des usages de ces outils. Ainsi, on parviendra à ce que la participation se fasse, non pas pour elle-même, mais pour nourrir une meilleure compréhension des problèmes et pour parvenir à de meilleures solutions. Je suis donc favorable à une grande diversité des outils en fonction des usages.

M. Cyril Lage. - Je suis entièrement d'accord avec Stéphane Vincent. Il faut trouver les outils qui correspondent le mieux à chaque usage. Nous sommes moins dogmatiques que Regards citoyens de ce point de vue. Il existe aujourd'hui une très grande variété d'outils aujourd'hui. Les besoins des parlementaires sont assez définis, mais ceux des collectivités territoriales sont beaucoup plus divers : il appartient à chacun, par une procédure de marché public par exemple, d'établir des grilles de sélection des outils.

M. Benjamin Ooghe-Tabanou. - Respecter les valeurs démocratiques serait-il une position dogmatique ? Je suis plutôt d'accord avec les orateurs qui m'ont précédé : il est difficile d'établir une liste arrêtée, d'autant que les meilleurs outils sont encore à venir. Il faut surtout que les outils soient adaptés à l'action recherchée et au public ciblé. Il importe aussi qu'ils respectent les valeurs démocratiques : c'est pourquoi nous voulons privilégier des outils qui peuvent permettre à d'autres projets d'émerger ou de s'améliorer. Un outil bloqué fermé est un outil qui ne peut évoluer facilement ; sa réutilisation par un autre acteur public est par conséquent difficile.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Que pensez-vous, dans une logique de déblocage de la prise de décision, des référendums ? Je pense tant aux référendums français, où l'on pose une question de manière quelque peu dramatique, qu'au modèle suisse, où les référendums sont fréquents et quelque peu banalisés. Par ailleurs, que pensez-vous de l'expérimentation ? Existe-t-il des solutions pour la société française dans l'un ou l'autre de ces thèmes ?

M. Florent Guignard. - Je n'ai pas d'avis particulier sur les référendums, mais dans les pays où ils sont rares, ils deviennent des défouloirs, les citoyens ne répondant souvent pas à la question posée. Une pratique régulière du référendum, comme en Suisse, ou une association plus en amont des citoyens aux décisions changerait la donne.

Démocratie ouverte défend l'expérimentation : on a le droit de se tromper, d'expérimenter, pour voir ce qui est bon et ce qui l'est moins. Un peu comme le font les start-ups ! Elles testent, elles tâtonnent ; leurs produits réussissent rarement du premier coup : ils sont améliorés en fonction des réactions des utilisateurs. Pareillement, cela permet d'associer les citoyens à l'élaboration des outils.

M. Stéphane Vincent. - Nous passons beaucoup de temps à faire de l'expérimentation. Mais entendons-nous sur le terme « expérimentation » : à mes yeux, il s'agit de tester auprès des utilisateurs les politiques publiques. Le référendum, c'est la démocratie spectaculaire, mais bien d'autres expérimentations se déroulent plus discrètement, au niveau local - sur l'avenir des services publics en zone rurale, par exemple : l'immersion sur le terrain fonctionne comme un travail en laboratoire. On part alors du terrain. Nous vivons dans un monde où les innovations publiques sont nombreuses, tous les États suivent d'ailleurs cette piste du recours aux « essais-erreurs ». Aujourd'hui, la règle a basculé : les problèmes sont complexes, les dirigeants n'ont pas la science infuse, et il y aurait des risques considérables à ne pas tester les politiques envisagées.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - C'est le pari de Pascal...

M. Cyril Lage. - Je suis très favorable à la logique d'expérimentation. Nous la pratiquons constamment depuis 2013. Depuis hier, nous expérimentons la co-construction du programme d'un candidat à la présidentielle : nous avons eu 10 000 contributeurs en deux jours, et le rythme s'accélère. Chaque nouvelle consultation est une expérience inédite malgré une méthode assez identique, car chacune repose sur une sociologie, une population, des objectifs différents. Aucun outil, aucun modèle n'est parfait dès le départ. Il faut tester, pour améliorer.

Je suis partisan d'un vrai référendum d'initiative citoyenne, comme en Suisse. Oui, les Français, lors d'un référendum, répondent, non pas à la question posée, mais à la personne qui la pose - le président de la République, en général. Il en irait différemment si la question était soulevée par les citoyens eux-mêmes. Le Parlement pourrait intervenir au préalable pour éclairer la consultation ; le processus d'expression des opinions serait ainsi complet.

Systématiser les consultations ne signifie pas que tout le monde doive y participer tout le temps, mais que tout le monde peut y participer, à égalité. Procéder en toute transparence est indispensable pour que les effets en soient bénéfiques.

M. Benjamin Ooghe-Tabanou. - Comment, avec des référendums à question fermée - réponse A ou B, oui ou non -, gérer la complexité ? Le sens d'un texte se joue souvent à la virgule près. Il est difficile de prétendre pouvoir prendre ainsi de grandes décisions. On peut plutôt décider de grandes orientations pour qu'ensuite, le Parlement élabore une loi qui va dans la direction ainsi définie.

En revanche, quelle est la signification d'un référendum organisé tous les dix ans et qui revient à soutenir ou non le Président de la République ?

M. Henri Cabanel, président. - C'est un vote sanction !

M. Benjamin Ooghe-Tabanou. - Exactement. Olivier Rozenberg avait proposé à François Hollande, après l'élection présidentielle, d'organiser un référendum à questions multiples, comme lors de certains scrutins américains. Interroger les citoyens en début de mandat sur plusieurs sujets (en l'occurrence, le vote des étrangers vivant en France, le mariage pour tous, etc.) nous aurait fait sortir du vote sanction.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Quels sont les avantages et les inconvénients du numérique pour la participation des citoyens ? Des universitaires que nous avons entendus ont souligné des biais de motivation : ceux qui ont une idée sur la question se mobilisent fortement, ceux qui n'ont pas de position a priori se trouvent marginalisés. Certains de nos interlocuteurs rappellent aussi que le numérique n'incite pas à l'esprit critique, à la recherche d'une information équilibrée. Facebook et les autres acteurs du numérique s'interrogent sur leur responsabilité dans la propagation des « fake news » pendant la campagne présidentielle américaine. Je ne critique pas l'outil numérique ni les civic techs, mais il serait bon de définir plus précisément ce que l'on entend par intelligence collective et écouter quelles précautions il convient de prendre.

M. Henri Cabanel, président. - Notre réunion est retransmise en direct via Facebook...

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - C'est le président de Facebook lui-même qui s'est exprimé sur la responsabilité des réseaux sociaux !

M. Florent Guignard. - Les bulles de filtres ont certes tendance à nous entretenir dans nos opinions. Avec le journal dont je m'occupe, nous poussons les personnes à lire des avis divergents. Le numérique est un outil ; il peut produire le meilleur ou le pire, tout dépend de la façon dont il est utilisé. Certains utilisent Internet non pour développer l'intelligence collective, mais pour la rentabilité économique, le buzz, la diffusion d'une idéologie. L'intelligence collective se travaille ; la faire émerger est un métier. L'exemple de la loi pour une République numérique nous rend optimistes. Lorsque l'on pose les bonnes questions et que chacun peut s'exprimer dans un cadre à la fois contrôlé et intelligent, les résultats sont extraordinaires. Des systèmes autogérés, comme Wikipédia, associant des millions de personnes, donnent des résultats remarquables !

M. Stéphane Vincent. - L'intelligence collective peut aussi se traiter à petite échelle. Loin de la course au volume, à la concertation avec la terre entière, nous nous rendons en immersion dans un village ou un quartier pendant quelques semaines : c'est la condition pour parvenir à une compréhension profonde de la situation. Cette démarche relève de l'ethnologie ou de la sociologie de terrain, elle est le contraire du buzz ! Nous allons à la rencontre de gens qui ne sont pas dans le système et nous construisons ainsi des contrefeux, aux côtés des moyens offerts par la technologie. Pourquoi des personnes ne réclament-elles pas le revenu de solidarité active (RSA) auquel pourtant elles ont droit ? Pour le comprendre, il faut aller les voir. C'est en créant la confiance que l'on peut poser la question et obtenir des réponses. J'appelle donc à un renouveau des sciences humaines et sociales. Elles doivent se réinventer, développer de nouvelles formes de « recherche-action ». Les solutions ne se trouvent pas exclusivement sur les supports numériques !

M. Cyril Lage. - Aucune civic tech ne vous dira que la solution se trouve dans l'Internet ! C'est un outil, une brique.

Je veux dire un mot des ateliers-relais que nous avons créés pour les populations éloignées des réseaux. L'une de nos premières expérimentations avec le Conseil national du numérique a également consisté à monter une plateforme numérique comprenant différents niveaux, dont un très simple, consistant à choisir entre « je suis d'accord », « je suis mitigé » et « je ne suis pas d'accord », sans nécessité de développer une thèse.

À mon sens, la question essentielle est : comment garantir un droit égal pour tous les citoyens à participer à la décision, quel que soit le mode par lequel chacun s'exprime ? Il importe de veiller à éviter le favoritisme, grâce à la transparence des contributions. L'intelligence collective peut sembler une expression de marketing ; il ne faut pas oublier l'intelligence individuelle, dans ces processus... Lors de la consultation menée par Joël Labbé, un individu a vu une faille dans le dispositif, les collectivités territoriales pouvant échapper à leur obligation par l'externalisation. Preuve que l'on construit à la fois collectivement et individuellement. Ce qui compte, c'est le processus, ce ne sont pas les moyens.

M. François Massot. - Le numérique n'est effectivement pas la solution unique, il y en a beaucoup d'autres ! Un citoyen expert inconnu peut faire valoir sa connaissance, comme pour la loi pour une République numérique, et faire connaître ses réflexions. En outre, des communautés de personnes se créent à cette occasion autour de certains thèmes ; elles peuvent faire émerger des idées, qui pourront être retenues. Il y a aussi des garanties à donner, de neutralité et de transparence des plateformes.

À titre personnel, je pense que les fake news dépassent le cadre des bulles d'information et le numérique.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Combien de personnes ont-elles été consultées sur la loi pour une République numérique ? Vaut-il mieux demander des propositions anonymes ou signées ? Si de nombreuses contributions sont déposées, comment doivent-elles être traitées ? Avec un algorithme ? Et quel est le coût d'une consultation ?

M. Michel Forissier. - Vos initiatives sont très intéressantes. Vous avez montré que l'enjeu n'est pas l'outil, mais son usage. Je suis élu d'un territoire qui a connu la construction d'un aéroport, d'un stade de 60 000 places, de deux autoroutes et d'une gare TGV et nous avons à venir la construction de la ligne Lyon-Turin et le contournement ferroviaire. Ma commune est passée de 1 000 habitants au début du XXe siècle à 35 000 aujourd'hui et pourrait grossir jusqu'à 60 000 habitants dans l'avenir. J'ai accepté qu'y soient implantés un établissement pénitentiaire pour mineurs, puis une mosquée ; or j'ai été réélu au premier tour. Tout dépend de la confiance entre les citoyens et leurs élus ; tout est dans la manière dont on aborde un sujet.

L'école de la République ne règle pas la difficulté de l'égalité des chances à la sortie et nos compatriotes ne sont pas préparés à devenir des citoyens. Le périmètre de l'intérêt général est variable : l'autoroute qui traverse un territoire est supportable par la population si une sortie est prévue à peu de distance de leur domicile ; sinon, elle peut poser problème. Il faut régler tous ces détails. La concertation doit avoir lieu au stade de l'idée, très en amont.

J'ai participé à des débats publics. Ils débouchent sur de la frustration quand la décision est inchangée quelles que soient les opinions exprimées.

Comment former les Français à devenir des citoyens ? Je pensais jadis que la démocratie était naturelle. Je crois aujourd'hui qu'elle est un idéal impossible à atteindre.

M. Michel Raison. - Nous en sommes tous d'accord, la démocratie doit évoluer, comme évoluent aussi les méthodes de consultation, les médias et les réseaux sociaux. Le rapporteur vous a plutôt interrogés sur les outils, je me concentrerai sur les sujets. On observe une montée des populismes. En effet, les pétitions lancées ici et là sont parfois effrayantes, leur contenu témoignant d'un manque criant d'information. Sur une question d'urbanisme, il est facile de réunir les habitants d'une commune et d'améliorer les projets par les remarques de chacun. En matière scientifique, en revanche, sur les vaccins ou les organismes génétiquement modifiés (OGM), des avis renient les connaissances établies. À ce compte-là, l'invention de Pasteur resterait, peut-être, inexploitée aujourd'hui ! Les citoyens ne possèdent pas toutes les données, ne les maîtrisent pas en profondeur. Comment s'éloigner des populismes ? Les médias peuvent vendre de la peur et les gens signent la pétition...

M. Florent Guignard. - Quelle est la place des médias dans le débat public : au service de qui, de quoi, sont-ils ? Forment-ils les Français à devenir des citoyens responsables, à s'engager ? Aujourd'hui, le système des médias est financé en partie par l'État ; de nombreux intérêts privés investissent également beaucoup d'argent, souvent à perte, pour des raisons idéologiques. Cependant certains médias innovants s'efforcent de contribuer à la formation et à la participation citoyennes, mais ils ont du mal à trouver les financements. Sans doute faut-il revoir les critères d'attribution des aides financières.

Quel est le coût d'une consultation ? C'est difficile à évaluer. Plus les participations seront nombreuses, plus le coût sera réduit. Au reste, je parlerais plutôt d'investissement pour la démocratie que de coût.

M. Stéphane Vincent. - Sur la formation des citoyens, vous auriez pu entendre des associations et mouvements telles que Pouvoir d'agir, dans la sphère de l'éducation populaire, qui apprend aux personnes à prendre la parole en public, à développer des arguments, etc. Hélas, ces mouvements reçoivent peu de soutiens financiers. Personne n'investit dans l'innovation démocratique.

Les pouvoirs publics doivent considérer les citoyens comme des acteurs capables, non comme des consommateurs de services publics et de politiques publiques. Le courant de l'innovation sociale reconnaît l'expertise des utilisateurs et des citoyens : le médecin doit admettre à présent que le patient se renseigne, teste des traitements, possède lui aussi un savoir. La loi portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) du 7 août 2015, avec la notion de droits culturels, va dans le même sens.

M. Cyril Lage. - Je suis farouchement opposé à l'utilisation d'algorithmes pour traiter les contributions, au nom de la crédibilité du processus. Une machine traiterait les contributions des citoyens, tandis que les lobbies sont reçus dans le cadre d'auditions parlementaires ? Il faut le même traitement pour ceux qui ont la possibilité de vous rencontrer et ceux qui font une contribution par la voie numérique. Nous avons en revanche songé à un back-office qui cartographierait les contributions, en établissant des familles d'arguments. Cette cartographie serait ensuite rendue publique. Quant au coût, il est au moins cent fois inférieur aux charges salariales des collaborateurs qui répondent chacun, en silo, à tous les mails que vous recevez !

La démocratie est un système assez fou : personne n'est d'accord sur rien, mais l'on s'impose de voter une loi pour tous. Oui, c'est un idéal impossible à atteindre ! L'éducation, c'est apprendre à respecter les points de vue, même si l'on n'est pas d'accord. Dans les prochains mois, nous mènerons une expérimentation dans des collèges et des lycées pour faire vivre la citoyenneté, par la confrontation à la parole des autres et la recherche, ensemble, de solutions.

Les populismes naissent d'une distance qui s'est créée entre les élites et les citoyens, avec au milieu les médias, qui ne servent plus de relais pour faire remonter les attentes ou purger les fake news.

M. François Massot. - Les outils participatifs ont un rôle à jouer dans la formation des citoyens. Et ils sont à même de réduire la fracture entre les décideurs publics et les citoyens, malgré le bruit des médias. La participation peut donc renouveler la démocratie... à quelques conditions. Car aujourd'hui, elle s'applique à peu de sujets : l'expérience autour du projet de loi pour une République numérique a causé beaucoup de déceptions, car l'exécutif a repris peu de contributions. Que de surprises aussi lors de la publication de certains décrets d'application, les citoyens n'ont plus leur mot à dire lors de leur élaboration...

M. Michel Raison. - C'est pareil pour nous !

M. François Massot. - Dans ses fonctions de contrôle, également, le Parlement pourrait solliciter la participation des citoyens experts. Cela les formerait et les rapprocherait de la décision publique.

Le minimum est de répondre à ceux qui s'expriment. Si l'on prend le temps de présenter une contribution, ne recevoir aucune réponse entraîne une défiance, voire une révolte. Car la participation est un investissement !

Mme Sylvie Robert. - Place aux femmes, enfin, dans cette réunion d'hommes... Les objectifs de notre mission se multiplient. Au-delà de la participation des citoyens, la question est posée de l'efficience des politiques publiques. J'ai apprécié à cet égard les propos de M. Stéphane Vincent.

Dans un monde complexe, on ne peut pas tout simplifier, il faut gérer la complexité. Il n'y a pas de recettes, par exemple pour ce qui concerne les collectivités territoriales. Une grande rigueur méthodologique est indispensable. La méthode est une question de fond, une question politique.

Quid de l'éthique ? Vous avez parlé d'indépendance, de garanties... J'ajouterai la protection des données. Ce qui se passe aux États-Unis est très dangereux, les Français, eux, ont heureusement un vrai souci de la protection des données.

Il est temps de faire en sorte que les expérimentations sur les projets aient un réel impact dans nos collectivités territoriales. Au plan national, la belle démarche sur la loi pour une République numérique a toutefois donné lieu à une traçabilité et à un feed-back insuffisants.

Faut-il changer structurellement l'organisation de nos institutions, afin que l'élaboration et l'application des lois soient rendues plus transparentes et plus efficientes ?

Mme Corinne Bouchoux. - Je tenais à vous remercier, le groupe écologiste a profité de votre expertise d'usage ; grâce à vous, nous avons augmenté notre force de frappe. Cela n'a pas toujours été agréable, mais le Parlement a globalement bénéficié de vos travaux, notamment pour la dotation parlementaire ou l'établissement des statistiques sur l'absentéisme. Le 26 septembre, je serai heureuse de travailler de nouveau avec vous, quand je serai de retour dans ma salle de classe...

Une question sur la mixité et la parité : pourquoi tous nos invités sont-ils des hommes ?

Mme Françoise Gatel. - M. Cyril Lage insiste sur la nécessité de faire évoluer la fabrication de la décision en raison d'une élévation du niveau d'éducation. Je partage cet avis. Toutefois, il se produit une autre évolution, à laquelle les élus locaux sont confrontés, c'est la montée de l'individualisme - le not in my backyard. Autrement dit, l'intérêt général ne doit pas contrarier mon intérêt particulier.

Comme ma collègue, je suis frappée qu'aucun de nos invités ne soit une femme. La démocratie et la fabrication de la décision publique ne les intéressent-elles pas ?

M. Stéphane Guignard a présenté un avis personnel sur certains points. C'est sans doute que les avis sont multiples au sein de son collectif. Telle est précisément ma question en tant qu'élue : comment transformer des avis divers, tous très valables, en un seul avis pour prendre une décision ?

La pétition fonctionne aussi parce que l'on n'ose pas refuser sa signature à un voisin. Cela interroge. En ce qui concerne l'association des citoyens - et non des individus - à la décision, il reste à savoir comment l'on conduit les citoyens à se forger une opinion.

Vous avez évoqué les suites des consultations : je voudrais dire un mot sur l'aéroport Notre-Dame des Landes. Le contrôle de la situation échappait à tout le monde et le référendum a donc paru une bonne idée. Son résultat a été clair. Or, depuis, silence absolu ! Un tel exercice de la démocratie directe ne dessert-il pas le principe de la concertation pour associer les citoyens à la prise de décision ? Les élus n'utilisent-ils pas la consultation pour se défausser d'un problème ?

M. Florent Guignard. - Je ne peux que comprendre que vous abordiez le thème du sexisme lorsque les personnes qui viennent vous rencontrer sont toutes des hommes. Je le déplore et m'en excuse. C'est un exemple d'une société qui demeure trop sexiste alors que les femmes sont effectivement aussi intéressées par ces sujets.

S'agissant des valeurs, l'enjeu éthique est certain. On constate un rapprochement entre les civic techs et l'entrepreneuriat social et solidaire. Il existe, par exemple, un label « entreprise sociale et solidaire de presse », qui représente hélas encore peu de chose. Une labellisation des projets serait bienvenue, le législateur pourrait y contribuer.

M. Stéphane Vincent. - Sur l'éthique, le problème est de décrypter les idéologies. Il importe de savoir d'où chacun parle.

Aujourd'hui, madame Bouchoux, nous sommes ici cinq hommes, mais je précise que l'équipe de neuf personnes à laquelle j'appartiens en compte seulement deux. C'est un effet d'optique.

M. Cyril Lage. - Le statut ne fait pas la vertu : chef d'entreprise ou acteur associatif, la vertu se constate aux actes, aux résultats. Sinon on en arrive à dire que tout élu est pourri, que tout entrepreneur est un patron voyou...

On peut juger insuffisante l'opération de participation sur la loi pour une République numérique, mais c'était un début. Trois amis ont remporté ce marché public de 60 000 euros et monté cette consultation en installant un bureau de fortune dans leur garage. Ils ont eu moins de trois semaines pour améliorer la méthodologie. Grâce au portage quasi sacrificiel du projet, les résultats ont été énormes. Il faut encore progresser.

M. Benjamin Ooghe-Tabanou. - Regards citoyens a un conseil d'administration composé à 80 % de développeurs informatiques, une activité où les femmes y sont sous-représentées. Néanmoins, nous avons accueilli une première administratrice récemment, et je suis certain qu'elle participera bientôt à une audition.

Je veux dire toute l'importance de la neutralité et de la transparence. Je suis attristé que Cyril Lage qualifie cet élément de « dogmatisme ». En effet, tout l'enjeu est de respecter les valeurs éthiques. Il faut évaluer la méthode et pour cela, comprendre comment fonctionne le logiciel. Sinon, on reste dans l'opacité, qui crée la défiance.

M. Henri Cabanel, président. - Messieurs, nous vous remercions vivement.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 15 h 05.