Mercredi 8 février 2017

- Présidence de M. Jean-Pierre Raffarin, président -

La réunion est ouverte à 9 h 45.

Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République algérienne démocratique et populaire relatif aux échanges de jeunes actifs - Examen du rapport et du texte de la commission

La commission examine le rapport de M. Alain Néri et le texte proposé par la commission sur le projet de loi n° 84 (2016-2017) autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République algérienne démocratique et populaire relatif aux échanges de jeunes actifs.

M. Alain Néri, rapporteur. - Monsieur le Président, mes chers collègues, nous examinons aujourd'hui le projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre la France et l'Algérie relatif aux échanges de jeunes actifs. Je crois que c'est un sujet important parce qu'il aide à développer nos relations avec l'Algérie et aussi plus largement, avec l'ensemble de l'Afrique, qui représente aujourd'hui 700 millions d'habitants et 2 milliards, dans vingt ans. Le continent africain sera le continent du XXIe siècle, compte tenu de ses importantes ressources minières, énergétiques et autres. Je crois que nous serions bien inspirés d'avoir une réflexion très large sur l'ensemble de nos relations avec l'Afrique. Aujourd'hui, nous parlons de l'Algérie, pays avec lequel nous avons une volonté de développer nos échanges. L'accord, que nous examinons, ne traite pas uniquement des échanges de jeunes professionnels, mais aussi des volontaires internationaux en entreprises (VIE), afin de sécuriser leur statut. Il est d'une portée relativement limitée certes, puisqu'il bénéficiera potentiellement à 100 jeunes actifs français et 100 jeunes actifs algériens, chaque année. L'Algérie n'ayant jamais reconnu le dispositif spécifiquement français des VIE, qui permet aux entreprises françaises de confier à de jeunes Français, hommes ou femmes, jusqu'à 28 ans, une mission professionnelle à l'étranger, de nature commerciale ou technique, pour une durée de 6 à 24 mois, il convenait de clarifier les choses. Jusqu'en 2013, l'accomplissement d'une mission de VIE tenait à la bonne volonté des administrations algériennes, qui leur octroyaient des visas de long séjour. Depuis 2013, il n'y a plus de VIE du fait, disons, de « tracasseries administratives » liées à des changements de personnels, or les entreprises françaises en Algérie sont particulièrement « demandeuses » et souhaitent pouvoir aussi envoyer certains de leurs jeunes cadres algériens se former en France, d'où la nécessité de renforcer les échanges de jeunes Français vers l'Algérie et de jeunes Algériens vers la France. En octobre 2014, la France a soumis, à l'Algérie, un projet d'accord marquant une volonté de faire avancer ce dossier, sans pour autant modifier l'accord franco-algérien de 1968 relatif à la circulation, à l'emploi et au séjour des ressortissants algériens. Il a été signé lors de la troisième session du comité mixte économique franco-algérien (COMEFA) en octobre 2015.

Avant d'examiner le contenu de l'accord, il convient de réfléchir sur la situation de l'Algérie et je voudrais dresser en quelques mots un petit bilan de nos relations bilatérales : l'Algérie est un des plus grands États d'Afrique - 2,5 millions de km2 - où vit une population d'environ 40 millions d'habitants. Son PIB de 188 milliards d'euros est le 4e PIB du continent africain. Les richesses de son sous-sol la placent au 7e rang des exportateurs mondiaux de gaz et de pétrole en 2015. Depuis 2014, la chute des cours du pétrole, qui représentait 98 % des exportations du pays et environ 70 % des recettes fiscales, pèse sur ses finances publiques et a souligné la vulnérabilité de son modèle économique. Cela pèse également sur la situation intérieure et notamment sociale, suscitant quelques inquiétudes pour les années à venir, voire à plus brève échéance. En 2015, le budget a ainsi connu un déficit de 16,4 % du PIB, mais la croissance est de 3,9 % dans le secteur, hors hydrocarbure. En 2016, le chômage touchait 9,7 % de la population active, qui s'élevait à environ 12 millions de personnes, dont 24,3 % des jeunes de 15 à 24 ans. Il convient de rappeler les liens humains qui lient la France et l'Algérie, avec la présence de 2 millions de ressortissants algériens sur le territoire national et plus de 11 millions de francophones en Algérie. Nos deux pays entretiennent des relations politiques et institutionnelles fortes, comme en témoigne la signature de la déclaration d'Alger sur l'amitié et la coopération, en décembre 2012. Sur le plan économique et commercial, la France est le deuxième fournisseur de l'Algérie après la Chine (16 % de part de marché) et devant l'Italie, avec une part de marché de plus de 10 % et des exportations d'un montant de 5,4 milliards d'euros en 2015, particulièrement des céréales, des préparations pharmaceutiques et des véhicules automobiles. Les importations françaises en provenance d'Algérie se composent à plus de 90 % d'hydrocarbures (hors hydrocarbures, les engrais et les composés azotés représentent le premier poste des importations françaises) et représentaient 4 milliards d'euros en 2015. La France est également le premier investisseur en Algérie hors hydrocarbures et le second, tous secteurs confondus, avec un stock d'investissements directs à l'étranger (IDE) estimé à 2 milliards d'euros fin 2014. Il y aurait, en Algérie, 450 entreprises françaises représentant près de 40 000 emplois directs et 100 000 emplois indirects dans tous les secteurs d'activité. En 2015, l'Algérie était le 13e client de la France, son 1er client dans le monde arabe et son 2e client hors pays de l'OCDE (Organisation de coopération et de développement économique), après la Chine. En dépit de ses difficultés, l'Algérie reste un marché très porteur pour les entreprises françaises qui continuent à s'y intéresser, mais la position exceptionnelle, que nous y occupions, tend à s'éroder au fur et à mesure que l'Algérie élargit ses partenariats, d'où la nécessité de renforcer notre coopération bilatérale.

Venons-en au contenu de l'accord : conçu sur la base de la réciprocité, cet accord a pour objet d'encourager les échanges de jeunes actifs français et algériens, âgés de plus de 18 ans et de moins de 35 ans, afin de leur permettre d'acquérir une expérience professionnelle susceptible d'améliorer leur carrière, ainsi qu'une meilleure connaissance de l'Etat d'accueil. Les VIE sont expressément visés cette fois-ci. L'emploi dans le pays d'accueil aura une durée comprise entre 6 et 12 mois, qui pourra être prolongée jusqu'à 24 mois. L'accord fixe un contingent global de 200 bénéficiaires par an. Il convient de se rappeler que les accords similaires conclus avec le Maroc (2001) et la Tunisie (2003) se contentent de 100 bénéficiaires. Ce quota, modifiable par simple échange de lettres, semble difficilement réalisable, sans une forte volonté politique de part et d'autre. Côté français, on reste optimiste - en 2010, on avait atteint 70 VIE. Cet accord pose également le principe d'égalité de traitement salarial et prévoit que les jeunes actifs seront soumis aux conventions bilatérales applicables en matière de sécurité sociale et de fiscalité, sauf les VIE qui resteront assujettis au régime français. Enfin, si l'accord encourage la délivrance rapide des titres d'entrée et de séjour, il faudra toutefois veiller à ce que l'Algérie fournisse des détails sur la procédure de délivrance des visas aux jeunes actifs français, si l'on ne veut pas assister à un nouvel abandon progressif des VIE. Pour les ressortissants algériens qui viendront en France, c'est l'accord franco-algérien de décembre 1968 dont je vous ai parlé - dérogatoire au droit commun fixé par le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, et plus favorable - qui s'appliquera.

En conclusion, je pense qu'il est important de développer les relations entre la France et l'Algérie et qu'un bon moyen d'affermir notre partenariat est l'échange de jeunes actifs, ainsi que le développement de la formation et de la connaissance de la vie économique et sociale de nos deux pays. Cet accord ne nécessite pas de modification de l'ordre juridique interne et ne devrait avoir aucun effet négatif sur le marché de l'emploi français. La Partie algérienne a fait savoir qu'elle ratifierait cet accord par un décret présidentiel, dès que la France aurait achevé sa procédure de ratification. C'est pourquoi je recommande l'adoption de ce projet de loi. Il ne peut, en outre, que favoriser la coopération bilatérale.

L'examen en séance publique est prévu le jeudi 16 février 2017, selon la procédure simplifiée, ce à quoi je souscris.

M. Robert del Picchia. - Les VIE fonctionnent très bien dans beaucoup de pays. En Algérie, il y a des difficultés, comme vous l'avez souligné à juste titre, notamment pour l'obtention des visas. Vous avez évoqué le contingent de 200. N'y-a-t-il pas un risque de voir ce chiffre de manière unilatérale, avec plus d'Algériens venant en France que le contraire ? S'agissant du décret présidentiel, comment cela se passera-t-il ?

Mme Hélène Conway-Mouret. - C'est plus une observation qu'une question. Effectuer un VIE représente des avantages incroyables pour les jeunes concernés. C'est, pour beaucoup, la première expérience professionnelle. J'y vois beaucoup d'avantages pour les jeunes Algériens, qui viendront en France et y acquerront une expérience professionnelle et qui, une fois de retour chez eux, participeront au développement économique de leur pays. J'espère que l'Algérie a bien pris la mesure des bénéfices de cet accord pour son économie.

M. Jacques Legendre. - Je souscris tout à fait aux propos du rapporteur. Je crois que tout ce qui peut, dans un cadre officiel, améliorer les échanges entre la France et l'Algérie est positif. J'aurais souhaité que l'Algérie se rapproche davantage des institutions de la francophonie. Vous l'avez rappelé, l'Algérie compte plus de 11 millions de francophones. La présence de ce grand pays manque actuellement dans la francophonie.

M. Alain Néri, rapporteur. - Je partage tout à fait ce que vient de dire Hélène Conway-Mouret. C'est un dispositif très intéressant pour renforcer les liens entre deux pays et entre deux populations. Sur le plan professionnel, l'échange et le fait de vivre dans d'autres pays renforcent la capacité d'adaptation et d'ouverture de nos jeunes. Sur le nombre, Monsieur del Picchia, c'est 200 : 100 jeunes Français et 100 jeunes Algériens. Je ne suis pas sûr que nous parvenions au chiffre de 100 jeunes Algériens venant en France. Je crois que nous devons faire un effort pour populariser cet accord auprès des autorités politiques et économiques algériennes, en faisant valoir l'intérêt qu'il présente pour eux. Les jeunes Français sont assez demandeurs pour partir en VIE en Algérie. Il est envisagé que le groupe d'amitié du Sénat se rende en Algérie début mars et c'est une des choses que nous exposerons à nos interlocuteurs du Conseil de la Nation, mais aussi des autorités économiques que nous rencontrerons. Chacun commence à comprendre que l'Algérie et, au-delà, l'Afrique, représente, pour les années à venir, un territoire où il faudra porter beaucoup d'efforts. Je souscris également tout à fait aux propos de M. Legendre en faveur de la francophonie. Vous savez qu'il y a eu une période d'arabisation en Algérie, mais je crois qu'aujourd'hui nous devons, à travers ces accords économiques, déboucher sur des accords culturels. J'espère que ces jeunes VIE, qui seront en Algérie, pourront s'intégrer à l'activité culturelle algérienne et faire passer le message de la francophonie. Nous avons développé au Sénat, sous l'impulsion du Président Larcher, le forum franco-algérien de coopération parlementaire, qui s'est réuni en septembre dernier, et où il est prévu d'échanger. Ce qui est intéressant, c'est qu'il y a déjà un plan de travail et des sujets de réflexion. C'est à approfondir car nous avons aujourd'hui, en Algérie, des possibilités d'implantation et de développement économique. Désormais, les pays ne demandent plus seulement de la coopération économique, mais aussi de la coopération technologique ainsi que de la « matière grise ». Nous avons, avec cet accord, l'occasion de faire un pas dans ce sens.

Suivant la proposition du rapporteur, la commission a adopté, à l'unanimité, le rapport et le projet de loi précité.

M. Jean-Pierre Raffarin, Président. - Ce vote à l'unanimité est un bon message pour nos amis algériens.

Projet de loi autorisant la ratification du protocole additionnel à la convention du Conseil de l'Europe pour la prévention du terrorisme - Examen du rapport et du texte de la commission

La commission examine le rapport de Mme Joëlle Garriaud-Maylam et le texte proposé par la commission sur le projet de loi n° 848 (2015-2016) autorisant la ratification du protocole additionnel à la convention du Conseil de l'Europe pour la prévention du terrorisme.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam, rapporteure. - Monsieur le Président, mes chers collègues, nous examinons aujourd'hui le projet de loi autorisant la ratification du protocole additionnel à la convention du Conseil de l'Europe pour la prévention du terrorisme, qui a été signé par la France en octobre 2015, à Riga.

La convention du Conseil de l'Europe de mai 2005, que ce protocole vient compléter, est le premier instrument international à aborder la lutte contre le terrorisme sous l'angle de la prévention. Élaborée dans le contexte des attentats terroristes du 11 septembre 2001, elle oblige les parties à qualifier d'infractions pénales divers actes susceptibles de conduire à la commission d'infractions terroristes, notamment la provocation publique, le recrutement et l'entraînement, ainsi qu'à renforcer leur coopération. Elle est entrée en vigueur en juin 2007 et pour la France, l'année suivante.

Ce Protocole est avant tout la réponse du Conseil de l'Europe aux recommandations formulées par le Conseil de Sécurité des Nations unies dans sa Résolution 2178 « Menaces contre la paix et la sécurité internationales résultant d'actes de terrorisme », adoptée à l'unanimité, en septembre 2014. Les Etats y sont appelés à prendre des mesures afin de prévenir et d'endiguer le flux de combattants terroristes étrangers vers les zones de conflit, et à faire notamment en sorte que la qualification des infractions pénales par leur législation interne permette d'engager des poursuites et de réprimer, le fait de se rendre à l'étranger « dans le dessein de commettre, d'organiser ou de préparer des actes de terrorisme, ou afin d'y participer ou de dispenser ou recevoir un entraînement au terrorisme », ainsi que la fourniture, la collecte délibérée de fonds ainsi que toute autre activité qui facilite de tels voyages.

Inutile de rappeler ici combien ce phénomène des combattants étrangers est devenu une préoccupation majeure de la communauté internationale, comme en témoignent également les préconisations du Conseil Européen en août 2014, de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) en décembre 2014 et de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe en janvier 2016. Depuis le début de la guerre en Syrie en 2011, beaucoup de jeunes vivant en Europe, mais aussi dans le reste du monde, sont partis rejoindre les rangs de l'Etat islamique ainsi que d'autres groupes terroristes en Syrie et en Irak. Outre les exactions qu'ils commettent dans ces territoires envers les populations locales ou étrangères, ces combattants, une fois de retour dans leur pays, constituent une menace pour la sécurité, comme l'ont montré notamment les attentats de novembre 2015 en France - la menace sur le territoire national reste actuellement très élevée. Selon les informations recueillies en audition, le nombre total de combattants étrangers au sein de Daech et du Jabhat Fatah al-Cham (ex- Jabhat al Nosra) s'est stabilisé en 2015, plafonnant autour de 15 000 combattants, puis s'est progressivement contracté pour atteindre 12 000 individus actuellement. Les contingents européens actuellement en zone syro-irakienne seraient d'environ 690 Français (principalement à Raqqah), 500 Allemands, 400 Belges, 190 Néerlandais, 125 Espagnols et 120 Suédois, pour ne parler que des Européens. Parmi ces Français, il y aurait 287 femmes et 22 mineurs combattants. On observe un net tarissement des arrivées de combattants terroristes français depuis le 2scd semestre 2015, qui s'explique par les succès de l'action militaire. La France participe à la lutte contre ces groupes terroristes avec les opérations « Barkhane » au Sahel et « Chammal » en Irak et en Syrie ainsi qu'en soutenant, avec la coalition internationale, l'action des forces de sécurité irakiennes pour reprendre Mossoul, ainsi que Raqqa. Au total, plus de 1 500 combattants étrangers européens sont revenus, la plupart en Europe. Le Royaume-Uni totalise le plus grand nombre de retours (328), devant la France (200), où le rythme des retours s'est ralenti en raison de l'augmentation du nombre de décès de Français -un sur quatre ayant atteint la zone syro-irakienne depuis 2012 y a trouvé la mort - et des mesures prises par Daech pour empêcher leurs départs du Levant.

La France s'est très vite emparée de cette question, en renforçant son arsenal juridique, sans parler des actions de prévention de la radicalisation. La loi du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme a créé dans le code de la sécurité intérieure une mesure d'interdiction de sortie du territoire qui emporte, dès son prononcée par le ministre de l'intérieur, l'invalidation des titres d'identité et de voyage et une inscription au fichier des personnes recherchées (FPR), ainsi qu'une mesure d'interdiction administrative du territoire pour les ressortissants étrangers, dont la présence constituerait « du point de vue de l'ordre ou de la sécurité publiques, une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour l'intérêt fondamental de la société », avec là encore, une inscription au fichier des personnes recherchées. La loi du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement a créé dans le code la sécurité intérieure, un mécanisme de contrôle administratif dès le retour sur le territoire national (cette disposition pourrait être modifiée par le projet de loi relatif à la sécurité publique en cours d'examen par le Sénat) : assignation à demeurer à domicile ou dans un périmètre déterminé ou bien encore obligation de se présenter périodiquement aux services de police ou de gendarmerie. Ces lois produisent leurs effets et début janvier 2017, on dénombrait 244 mesures d'interdiction de sortie du territoire, 207 interdictions administratives du territoire concernant des individus liés aux mouvances terroristes et islamistes radicales, 85 mesures d'expulsion de personnes en lien avec le terrorisme.

La politique pénale mise en oeuvre repose sur le principe d'une judiciarisation de l'ensemble des ressortissants français de retour de zone, à l'initiative du parquet de Paris. Une mesure de contrainte leur est appliquée dès leur arrivée sur le territoire national (garde à vue, mise à exécution d'un mandat d'arrêt), dans le but d'évaluer la nécessité d'engager des poursuites judiciaires sur le fondement d'infractions terroristes et plus spécifiquement, au titre de leur participation à une association de malfaiteurs terroriste ayant ou ayant eu pour objet la préparation d'un ou plusieurs crimes d'atteintes aux personnes. À défaut de mesures judiciaires, les mesures administratives évoquées peuvent s'appliquer.

Début janvier 2017, 172 individus de retour de zone irako-syrienne (ou « returnees ») avaient fait l'objet d'un traitement judiciaire, parmi lesquels 50 ont été condamnés par les juridictions répressives, 113 ont été mis en examen, 8 sont en attente de jugement et 1 a le statut de témoin assisté. Parmi les 121 returnees mis en examen ou en attente de jugement, 35 sont sous contrôle judiciaire et 86 sont en détention provisoire. Sur les 50 returnees condamnés, 28 sont actuellement incarcérés et 16 sont visés par des mandats d'arrêt, ayant été jugés par défaut et se trouvant toujours sur zone. Les 6 returnees condamnés mais non écroués sont pour l'essentiel des mineurs.

Venons-en au contenu du Protocole : il fait obligation aux Parties d'ériger en infractions pénales les actes qu'il décrit et qui se présentent principalement comme des actes préparatoires d'actes terroristes. En droit interne, l'infraction d'association de malfaiteurs en vue de préparer des actes de terrorisme (article 421-2-1 du code pénal) et l'infraction de financement d'une entreprise terroriste (article 421-2-2) permettent de poursuivre et de réprimer l'ensemble des comportements à des fins de terrorisme visés aux articles 2 à 6 du protocole : participer à une association ou à un groupe, recevoir un entraînement, se rendre à l'étranger, financer des voyages à l'étranger, organiser ou faciliter des voyages à l'étranger. Dans l'immense majorité des hypothèses, ces comportements s'inscrivent en effet dans le cadre d'une entente entre plusieurs personnes, celles, objets des poursuites en France, et les membres de l'organisation terroriste qu'ils ont rejointe ou tenté de rejoindre ou en lien avec laquelle ils ont suivi un entrainement pour le terrorisme. L'association de malfaiteurs terroriste permet de réprimer en outre tous les faits préparatoires à un acte terroriste : recrutement, intégration ou tentative d'intégration, entraînement, endoctrinement idéologique, acquisition d'armes, location de logements conspiratifs, recherche de moyens de locomotion et de dissimulation, etc... Le Protocole oblige également les Parties à faciliter la coopération internationale à travers l'échange d'informations en désignant un point de contact disponible 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. C'est l'Unité de coordination de la lutte antiterroriste, l'UCLAT, qui sera ce point de contact.

En conclusion, je recommande l'adoption de ce projet de loi. Ce protocole a été signé par 33 États membres du Conseil de l'Europe mais n'a encore été ratifié que par l'Albanie, le Danemark et Monaco, or pour son entrée en vigueur, 6 ratifications sont requises.

Naturellement on ne peut que souhaiter que ce genre de démarche soit étendu, au-delà du Conseil de l'Europe, même si cette convention est déjà un acquis puisque 47 États, dont la Turquie, sont membres du Conseil de l'Europe.

L'examen en séance publique est prévu le jeudi 16 février 2017, selon la procédure simplifiée, ce à quoi je souscris.

M. Daniel Reiner. - J'ai une question liée à la dernière observation du rapporteur. Comment se fait-il que les pays soient si peu intéressés par ce protocole additionnel ?

Mme Joëlle Garriaud-Maylam, rapporteure. - Beaucoup de pays ne se sentent pas encore totalement concernés. Il y a bien sûr une explication liée à la lenteur des procédures juridiques dans beaucoup d'États et nous en avons, nous-mêmes, parfois souffert. Je pense aussi que le phénomène du terrorisme reste encore une préoccupation relativement lointaine dans certains pays membres du Conseil de l'Europe. Je suis membre de l'Assemblée parlementaire de l'OTAN et je suis en particulier chargée de rapports généraux sur le terrorisme. Je viens d'ailleurs de présenter mon troisième rapport sur le sujet en Turquie. Je sens très bien que ce sont toujours les mêmes pays qui sont intéressés, tandis que d'autres pays voient cette menace comme moins importante. Pour vous donner un exemple, même l'Allemagne, avec laquelle nous coopérons de manière étroite, a pendant très longtemps, considéré que, pour elle, le risque d'attentats terroristes venait davantage de groupuscules d'extrême-droite et qu'il s'agissait surtout du problème de la France à laquelle on faisait confiance, au niveau européen, pour régler ce problème. Heureusement, cette attitude a changé, mais c'est relativement récent, ce que m'avait d'ailleurs confirmé le directeur de cabinet de la ministre de la défense allemande, lors d'un colloque sur la sécurité à Bahreïn. C'est peut-être à nous et à nos diplomates de faire également une certaine pression dans les relations avec les autorités des pays concernés, pour faire avancer les choses. Cela dit, la signature de ce protocole date d'octobre 2015, c'est relativement peu à l'échelle du temps parlementaire et en tout cas, beaucoup moins que pour d'autres instruments juridiques.

M. Yves Pozzo di Borgo. - Je suis favorable à ce rapport et je veux juste faire une remarque sur le fonctionnement du Sénat par rapport au Conseil de l'Europe et inversement. Je suis membre de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe depuis 2015 et je dois dire que de nombreux sujets, qui intéressent le quotidien des Français, sont abordés dans cette enceinte. Il y a une nécessité, je crois, à ce que la commission des affaires étrangères et la commission des affaires européennes, qui s'y intéresse un peu plus, se penchent davantage sur le travail du Conseil de l'Europe. Beaucoup de choses que nous traitons le sont également par le Conseil de l'Europe avec une vision plus large, puisqu'il y a quarante-sept États membres, même si la Russie a suspendu sa participation. Je crois que, pour le travail à venir du Sénat, il faut y réfléchir.

M. Jacques Legendre. - Je voulais aller dans le même sens que mon collègue Pozzo di Borgo. Je suis moi-même membre de l'APCE depuis 1995. J'observe que l'APCE réalise de nombreux travaux qui inspirent le Parlement européen. Beaucoup de ces textes, qui deviennent ensuite des directives transposées en France, trouvent leur origine dans les réflexions du Conseil de l'Europe. Pour éviter certaines prises de position ou pour se préparer, il serait utile de suivre les démarches du Conseil de l'Europe depuis leur début.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam, rapporteure. - Je partage tout à fait votre point de vue. Je connais bien l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe pour y avoir travaillé, avant mon entrée au Sénat, en qualité d'expert pour la préparation de différents rapports et colloques, en particulier, avec la commission des migrations. Je trouve que les travaux du Conseil de l'Europe sont faits de manière très sérieuse.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - D'une manière générale, ce que l'on dit du Conseil de l'Europe, on peut également le dire d'autres organisations internationales. En dehors de l'Organisation des Nations unies où notre diplomatie est très implantée et où ce multilatéral est reconnu d'intérêt majeur, on a quand même une certaine faiblesse dans les autres structures internationales. C'est un sujet important au moment où le président américain remet en cause le multilatéral pour privilégier le bilatéral, en faisant du « multibilatéral », une alternative au multilatéral, ce qui ne correspond pas à la philosophie de la diplomatie française. Nous avons, de ce point de vue, un certain nombre de difficultés à surmonter.

Suivant l'avis du rapporteur, la commission a adopté, à l'unanimité, le rapport et le projet de loi précité.

- Présidence de M. Christian Cambon, vice-président -

Audition de S.E. Dr Ismail Hakki Musa, ambassadeur de Turquie en France

M. Christian Cambon, président. - Nous avons le plaisir d'accueillir le nouvel ambassadeur de Turquie en France, M. Ismail Hakki Musa. Lorsque nous avons préparé cette audition, vous nous avez dit, monsieur l'ambassadeur, que vous vouliez un dialogue direct et franc avec notre commission. Vous êtes un grand ami de la France : vous avez été consul général à Lyon. Vous êtes également un grand connaisseur de l'Europe où vous avez exercé des responsabilités importantes. Nous vous recevons alors que la Turquie traverse une période difficile marquée par des tensions et des menaces multiformes.

De nombreux intérêts communs unissent de longue date nos deux pays. La Turquie est un partenaire essentiel de la France mais aussi de l'Union européenne, qu'il s'agisse de la lutte contre le terrorisme ou du règlement des crises régionales, notamment celle de la Syrie, où la Turquie, en tant que membre de l'OTAN, joue un rôle clé. Nous sommes aussi partenaires face à la crise migratoire : la Turquie accueille près de 3 millions de réfugiés.

La Turquie est un partenaire économique très important pour notre pays, avec près de 500 entreprises françaises qui y sont implantées dans de nombreux secteurs. Enfin, vous êtes une destination touristique très prisée par nos compatriotes, même si vous traversez des difficultés en raison des récents évènements.

Nous évoquerons également les différentes évolutions de votre pays qui peuvent nous préoccuper. Ainsi, nous parlerons certainement de la tentative du coup d'État du 15 juillet, tentative immédiatement condamnée par la France, même si vous regrettez que tel n'ait pas été le cas de la part de l'Union européenne. Depuis, le pouvoir s'est quelque peu durci, avec l'emprisonnement de parlementaires, de journalistes, d'universitaires, ce qui suscite notre inquiétude.

La présidentialisation du régime en cours va-t-elle avoir des conséquences sur la séparation des pouvoirs, fondement même de nos démocraties ?

Enfin, la position de la Turquie à l'égard de la Syrie semble avoir évolué, votre pays s'étant récemment rapproché de la Russie et de l'Iran. Vous nous ferez part des efforts de la Turquie pour ramener la paix dans cette région. Nous pourrons également évoquer la question kurde, si vous le souhaitez.

Merci, monsieur l'ambassadeur, d'avoir accepté ce dialogue franc et direct avec notre commission, fruit des rapports amicaux de nos deux pays.

M. Ismail Hakki Musa, ambassadeur de Turquie en France. - Merci pour votre accueil. Depuis mon arrivée à ce poste, je me suis rendu compte de l'existence de grands malentendus dus à un manque d'information de mes amis français, qu'il s'agisse de parlementaires, d'hommes d'affaires, d'académiciens ou de journalistes. Vos interrogations portent sur la situation dans mon pays après la tentative de coup d'État, les raisons de la présidentialisation du régime, les résolutions des conflits régionaux. J'ai donc souhaité échanger avec vous pour lever certaines ambiguïtés. Je suis convaincu que cette atmosphère de malentendu n'est pas conforme aux relations historiques que nous entretenons de longue date.

Je vais vous décrire l'atmosphère de mon pays après la tentative de coup d'État du 15 juillet. En une nuit, entre 2,5 et 3 % des forces militaires turques - notre armée compte de 600 à 700 000 personnes - s'est accaparé une partie de l'infrastructure du pays pour attaquer le Parlement, la présidence de la République, les quartiers généraux des forces de sécurité, la maison de la radio et la télévision. Au cours de cette funeste nuit, 248 de nos concitoyens ont été assassinés et 2 200 ont été blessés, dont une partie grièvement. Le traumatisme a été important, tant dans la population qu'au sein de l'appareil étatique. Il convenait donc de prendre des mesures pour contrôler la situation. Sur appel de notre Président de la République, la population s'est jetée dans la rue pour protester : au petit matin, la situation était sous contrôle. J'ai assisté à cette tentative de coup d'État et je ne souhaite à personne de vivre de tels moments.

Nous avons pris des mesures qui ont pu apparaître brutales au Conseil de l'Europe. Nous avons déclaré que nous respecterions l'article 15 de la convention européenne des droits de l'homme, mais que nous étions en état d'urgence, tout comme la France, d'ailleurs. Certaines des mesures que nous avons prises ont pu sembler difficiles à comprendre, mais il nous a fallu écarter de leur travail des personnes qui étaient impliquées dans cette tentative de putsch militaire. Dans un premier temps, environ 80 000 fonctionnaires ont donc été éloignés de leur travail. Des mesures similaires ont été envisagées dans les secteurs économique, juridique, éducatif.

Comment a-t-on pu arriver à une telle situation ? Depuis trois décennies, l'organisation terroriste affiliée à Fethullah Gülen, sous les apparences d'une organisation de bienfaisance, a infiltré l'administration, à savoir la justice, l'éducation, l'armée, la police. Bien sûr, on s'est demandé pourquoi notre pays était resté indifférent à cet état de fait depuis des décennies. Dans un pays démocratique, il faut des preuves pour démanteler une organisation terroriste. Les institutions de l'État surveillaient cette organisation, mais ne disposaient pas de preuves. C'était la première fois que notre pays était confronté à une tentative d'une telle ampleur. Pour votre parfaite information, sachez que depuis le 15 juillet, 31 000 fonctionnaires ont été réintégrés, 300 institutions ont été rouvertes, de même que 92 établissements scolaires, 18 fondations, 5 chaînes de télévision, 17 journaux et une institution médicale privée. Cette organisation avait infiltré la vie politique, administrative, économique et sociale de notre pays et elle reste active dans plus d'une centaine de pays dans le monde. La France est également infiltrée, même si le danger est moins prégnant. En revanche, d'autres pays risquent de basculer, notamment en Afrique et en Asie centrale. Des informations dignes de foi nous permettent de l'affirmer.

Nous traversons une période difficile avec l'Union européenne, surtout depuis la tentative de coup d'État. Nous expliquons régulièrement notre position auprès des responsables européens. Notre adhésion à l'Union reste une de nos priorités stratégiques. Le 18 mars 2016, nous avons signé un accord très important pour mettre un terme à la crise migratoire syrienne : cet accord comportait plusieurs points importants : les visas, les compensations financières et l'intégration de la Turquie à l'Union européenne. Si elle n'avait pas été contrôlée, cette crise migratoire se serait transformée en crise existentielle pour l'Europe : tous les jours, 7 000 personnes entraient en Europe. Nous avons réussi à mettre un terme à ce fléau. L'Allemagne a accueilli 850 000 personnes en 2015 tandis que la France en recevait je crois 124 000, la Turquie 3 millions, la Jordanie et le Liban chacune 1,5 million. Nous n'y sommes pas pour rien si le système Schengen n'a pas trop souffert. Concernant le volet migratoire, l'accord Europe - Turquie est une réussite. Reste à régler le volet visa pour que les citoyens turcs puissent voyager en Europe. Pas de progrès non plus dans l'accélération des négociations pour l'intégration de la Turquie en Europe. Enfin, notre administration publique a dépensé plus de 15 milliards de dollars pour accueillir les réfugiés. Si l'on y ajoute la contribution des ONG, nous ne sommes pas loin de 25 milliards. Or, la contribution de l'Union ne s'élève qu'à 740 millions. Je vous laisse le soin de l'apprécier à sa juste valeur. Un effort financier supplémentaire permettrait de résoudre cette crise.

Je ne reviens pas sur l'historique de la crise syrienne. Depuis décembre, nous avons évacué environ 50 000 civils assiégés à Alep. Comme la situation n'avançait pas dans le cadre du processus de Genève, nous avons voulu mettre autour de la table des négociations les principales puissances régionales, à savoir Russie, Iran et nous-mêmes, ce qui explique le processus d'Astana. La première réunion a eu lieu à Ankara le 19 décembre, le lendemain à Moscou et le 22 décembre, nous avons pu déclarer un cessez-le-feu qui est resté en vigueur jusqu'à présent. Certes, certaines milices chiites et d'autres soutenues par le régime en place ne le respectent pas mais, globalement, la situation s'est améliorée. Le but est désormais d'étendre ce cessez-le-feu à l'ensemble du territoire syrien, ce qui a été affirmé à Astana le 23 janvier. C'est aussi à cette occasion que la Turquie a défendu la France et l'Europe, les représentants russes et surtout iraniens étant beaucoup plus réticents, surtout en ce qui concerne la présence des Nations-Unies. Nous avons réussi à convaincre nos interlocuteurs car, à nos yeux, ce sont elles qui doivent jouer le rôle de modérateur. Les Nations-Unies ont donc été invitées à la table des négociations, ainsi que les représentants du régime et de l'opposition, ce qui était une première. En outre, l'opposition a fait preuve de modération au cours des négociations. Enfin, et peut être surtout, l'Iran s'est impliquée dans le processus de paix. Les négociations d'Astana vont se poursuivre au cours de ce mois et nous espérons qu'elles pourront enfin se dérouler à Genève sous l'égide des Nations-Unies.

M. Christian Cambon, président. - Merci pour cette présentation liminaire. Je vais passer la parole à M. Malhuret qui est le rapporteur sur la question turque au sein de notre commission.

M. Claude Malhuret. - La politique étrangère de la Turquie nous est devenue incompréhensible. Depuis plusieurs années, elle est faite de volte-face brutales et imprévues. Le candidat Erdogan s'était fait élire sur la promotion de la candidature de la Turquie en Europe. Aujourd'hui, les désaccords entre la Turquie et l'Union européenne vont croissants et l'éloignement est chaque jour plus grand.

Les relations avec Israël étaient bonnes. Elles sont devenues exécrables à partir de 2010 puis redevenues bonnes depuis un an. La Turquie s'éloigne depuis plusieurs années de ses alliés traditionnels de l'OTAN, à commencer par les États-Unis et l'Europe.

Après avoir laissé espérer une solution en 2016, la Turquie vient de se raidir sur la question de Chypre et l'accord semble improbable.

Les relations avec la Russie, l'Iran, l'Égypte, l'Arabie Saoudite ont subi les mêmes zigzags.

Il y a quelques années, le président Erdogan avait repris le dialogue avec les organisations kurdes : désormais, on est au bord de la guerre civile au Kurdistan.

Le président Erdogan est arrivé au pouvoir en grande partie grâce à son allié Fethullah Gülen. Aujourd'hui, 124 000 personnes ont été limogées, des milliers emprisonnés sous prétexte du gülénisme ou d'être frères, cousins ou amis de gülénistes. Vous prétendez que l'organisation de Fethullah Gülen est une organisation terroriste qui a infiltré l'État depuis 30 ans : le président Erdogan est donc arrivé au pouvoir il y a 15 ans grâce à son alliance avec une organisation terroriste... et il aurait mis 15 ans à s'en apercevoir !

La politique étrangère de la Turquie se résume-t-elle à une série de virages à 180 degrés au gré des humeurs d'un président qui n'écoute plus personne ou obéit-elle à une stratégie qui nous reste à découvrir ?

Mme Josette Durrieu. - Au titre du Conseil de l'Europe, j'ai été rapporteure pendant cinq ans du processus post-monitorium. Il y a quelques semaines, je faisais partie de la commission ad hoc qui s'est rendue en Turquie et je serai observateur à l'occasion du référendum d'avril. Ce matin, un décret prévoit 4 000 nouvelles arrestations, dont la moitié d'enseignants. J'ai vécu dans votre pays et j'y suis très attachée. J'ai connu tous les procès, dont celui d'Ergenekon. Je suis allée voir en prison le chef d'état-major Ilker Basbug. Quand je voulais parler de Gülen dans mes rapports, on me demandait de ne pas le faire car on me disait que c'était une association comme les autres. Aujourd'hui, vous la qualifiez d'organisation terroriste armée. Ces procès ont souvent donné lieu à des non-lieux, à des libérations. Aujourd'hui, votre pays connait de nouvelles purges avec plus de 100 000 arrestations. Beaucoup de fonctionnaires ont perdu leur travail et toute perspective d'avenir. Or, la semaine dernière, devant le Conseil de l'Europe, vous vous êtes engagé à mettre en place une commission administrative de sept membres. Est-elle en place ? Sera-t-elle indépendante et aura-t-elle les moyens de se prononcer rapidement sur 100 000 dossiers ?

Telles sont, monsieur l'ambassadeur, les inquiétudes des démocrates.

Mme Gisèle Jourda. - La Turquie semble chercher de nouvelles alliances : quel avenir pour le couple Turquie - Russie ? S'agit-il d'une alliance conjoncturelle ou sur le long terme ? Quid en outre des dossiers en suspens comme Chypre, le génocide, le Haut-Karabagh ? Pourquoi avoir changé d'analyse sur le président Assad ?

Vous prônez un triptyque entre Russie, Iran et Turquie. Du fait des récentes déclarations du président Trump à l'égard de l'Iran, quelle place la Turquie entend-elle tenir dans son alliance géopolitique avec les États-Unis ?

M. Michel Boutant. - Depuis Kemal Atatürk, la Turquie semblait être entrée dans une ère moderne. Faut-il craindre un abandon de la laïcisation de votre pays et une islamisation du régime ?

M. Bernard Cazeau. - La Turquie, membre fondateur de l'OTAN, se rapproche de la Russie. Que pensez-vous de la situation en Ukraine ?

M. Robert del Picchia. - Les entreprises françaises sont très actives en Turquie. Renault produit ainsi un million de voitures à Bursa. Quel avenir pour ces entreprises ?

M. Yves Pozzo di Borgo. - Je suis heureux que vous ne soyez pas revenu sur l'interdiction de la peine de mort. Lorsque j'étais venu comme observateur à l'occasion d'élections, il m'avait été dit que votre Constitution ne permettait pas d'éviter les coups d'État. C'était en quelque sorte prémonitoire. La réforme institutionnelle en cours semble se rapprocher de notre Constitution : est-ce le cas ?

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Vous nous avez dit que des fonctionnaires, des journalistes et des enseignants avaient été éloignés de leur travail. Or, journalistes et enseignants prônent l'ouverture et la liberté de pensée. Si certains ont été réintégrés dans leurs fonctions, d'autres ne l'ont pas été. Que vont-ils devenir alors qu'ils n'ont plus de salaires, qu'ils ne peuvent plus prétendre à d'autres emplois et qu'ils sont privés de leurs droits civiques ?

Nous avons beaucoup d'affection pour la Turquie mais nous avons le sentiment que votre pays est en train de s'éloigner de l'idéal démocratique, pierre angulaire du projet européen. Quelle réponse apportez-vous à nos légitimes interrogations ?

M. Alain Gournac. - Dans le monde, l'image de la Turquie est détériorée. Au-delà des faits, on nous interroge beaucoup sur l'avenir de la Turquie.

M. Ismail Hakki Musa. - La Turquie ne change pas d'alliance : elle est membre à part entière de l'OTAN et elle entend y assumer toutes ses responsabilités. Après trois ou quatre ans d'efforts, la situation en Syrie ne s'améliorait toujours pas et nous assistions, impuissants, à l'assassinat d'un peuple tout entier : 700 000 morts ! Nous ne pouvions plus être spectateur. Dès le début de la crise, nous avons noué un dialogue avec la Russie et l'Iran, même si cela n'a pas été perçu de l'extérieur. Il ne s'agit donc pas de changement d'alliance ni de redistribution des cartes.

Lorsque nous avons abattu un chasseur bombardier russe qui violait notre espace aérien, nos relations avec la Russie se sont profondément détériorées. Nos amis, notamment au sein de l'OTAN, nous ont invités, à juste titre, à renouer avec ce pays. Aujourd'hui, les mêmes nous reprochent d'aller trop loin avec les Russes ! Or, la Russie est un partenaire incontournable dans cette région. Si nous avons des relations avec la France depuis six siècles, celles avec la Russie datent d'il y a quatre ou cinq siècles ! En outre, nous commerçons beaucoup avec ce pays. Nous avons donc normalisé nos relations avec la Russie.

Notre position à l'égard de Bachar el-Assad n'a pas non plus changé : comme la France, nous estimons qu'un chef d'État responsable d'une telle tragédie dans son propre pays doit tirer les conclusions qui s'imposent. Nous essayons néanmoins de trouver un dénominateur commun avec nos amis au sein des enceintes internationales.

La Turquie ne s'éloigne pas de l'Europe. C'est plutôt l'inverse qui semble se produire. Nous sommes liés à l'Europe depuis l'accord d'association de 1963. Je tiens à rendre hommage au président Chirac qui a été à l'origine du déclanchement des négociations pour l'entrée de la Turquie dans l'Union. Nous avons ouvert 16 chapitres ; à ce jour, seul un chapitre a été conclu. Parfois à raison, parfois à tort, nos amis européens nous critiquent dans les domaines des droits de l'homme, de la justice, de la sécurité. Mais ils refusent d'ouvrir les chapitres 23 et 24 alors qu'ils traitent précisément des droits fondamentaux, de la sécurité, de la liberté et de la justice. Pourquoi refuser d'ouvrir ces chapitres tout en poursuivant les critiques ? C'est injuste.

J'en viens à la présidentialisation du régime : des amendements constitutionnels ont été adoptés par le Parlement. A l'avenir, nous aurons un Président, des vice-présidents mais plus de Premier ministre. Le Président dirigera l'exécutif. La séparation des pouvoirs sera bien sûr respectée ; les députés seront 600 au lieu de 550 aujourd'hui. Vous devriez nous comprendre, car nos régimes politiques vont se ressembler. N'y voyez rien d'autre. La Turquie reste un pays démocratique, laïque et soucieux du respect des droits fondamentaux. Les quatre articles de la Constitution sont maintenus en tant que tels : seul le système de gouvernement évolue, mais pas le régime politique. Les principes prônés par Atatürk ne sont en rien remis en cause.

Comme cela a été dit, l'image de la Turquie en Europe s'est détériorée à la suite de la tentative du coup d'État. Nous devons faire oeuvre de pédagogie pour que vous compreniez la situation.

Nous ne reconnaissons pas l'annexion de la Crimée par la Russie et nous l'avons dit à tous nos interlocuteurs. Ce n'est pas parce que la Turquie tente de parvenir à une solution à la crise syrienne avec la Russie qu'elle approuve ce que fait ce pays en Ukraine.

La Turquie compte 1 430 entreprises françaises sur son territoire. La France est en septième position en termes d'investissements directs. Depuis l'empire Ottoman, votre pays est pour nous une fenêtre ouverte vers l'occident. Nous sommes très soucieux de la poursuite et de l'approfondissement de nos relations communes tant en matière culturelle, qu'économique, commerciale et humaines. En outre, elles se sont récemment enrichies d'une dimension stratégique. Désormais, nous allons coopérer en matière d'industrie de la défense.

M. Christian Cambon, président. - Je vous remercie pour cet échange franc et direct. Nous avons réaffirmé notre amitié, notre solidarité mais aussi notre grande vigilance. J'espère que nous multiplierons ces rencontres pour mieux nous comprendre.

M. Ismail Hakki Musa. - Je remercie la France qui n'a pas hésité à soutenir notre système démocratique dès les premières heures de la tentative de coup d'État. J'aurai grand plaisir à revenir vers vous et à vous accueillir dans notre ambassade pour poursuivre ces échanges très francs.

- Présidence de M. Jean-Pierre Raffarin, président -

Audition de S.E. M. Mahmoud Abbas, Président de l'Autorité palestinienne

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - C'est un honneur et un plaisir pour notre commission de vous recevoir, à l'occasion de votre visite officielle en France - juste après votre entretien avec le Président du Sénat ce matin, et après votre entretien avec le Président de la République hier. Nous avons convié à cette audition nos collègues membres du groupe d'amitié France-Palestine.

 Notre commission suit avec la plus grande attention la situation des Territoires palestiniens et du processus de paix au Proche-Orient. Pas plus tard que le 18 janvier dernier, nous avons reçu l'Ambassadeur El-Herfi, chef de la mission de Palestine en France, que je remercie de son intervention.

Le 15 janvier dernier, la Conférence de Paris, même si elle a dû se tenir en l'absence des deux parties concernées, a marqué la volonté de la communauté internationale, mobilisée par la France, de replacer la question du processus de paix en tête de nos préoccupations. Il s'agit de sauvegarder la possibilité de la solution des deux États, que soutient avec constance la France - « deux États : Israël et Palestine, vivant en sécurité, sur la base des frontières arrêtées en 1967, avec Jérusalem pour capitale ». Est-ce encore possible ? C'est en tout cas le combat de la France.

La résolution 2334 du Conseil de sécurité des Nations unies qui, au mois de décembre, a renouvelé la condamnation des colonies israéliennes dans les Territoires palestiniens, va dans ce sens.

Cependant, les signaux, sur le terrain, ne sont pas positifs, avec la reprise de la colonisation. Les déclarations de M. Trump avant son entrée en fonctions ne l'étaient guère davantage - la politique américaine à venir reste incertaine.

Du côté palestinien, on sait les difficultés de l'Autorité à fonctionner, en Cisjordanie ; on attend aussi des avancées tangibles dans le processus de réconciliation engagé entre le Fatah et le Hamas, qui contrôle de facto la bande de Gaza. Nous nous réjouissons de l'annonce d'élections municipales en mai prochain - les premières élections palestiniennes depuis 2006. C'est un signe encourageant, mais ces élections pourront-elles se tenir dans les meilleures conditions ?

S.E. M. Mahmoud Abbas, président de l'Autorité palestinienne. - Je remercie le Président et le Gouvernement de la République française, ainsi que vous-mêmes, des efforts déployés pour que la Conférence de paix organisée à Paris en présence des représentants de soixante-dix pays et de cinq organisations internationales soit un succès. Ce n'est pas nouveau ! La France a toujours soutenu les actions en faveur d'une paix juste et globale dans la région, sur la base de deux États. Elle a pris de nombreuses initiatives et nous a apporté une aide considérable pour construire nos institutions et développer notre économie.

Le vote par l'Assemblée nationale et le Sénat français en 2014 d'une résolution recommandant au Gouvernement français de reconnaître l'État palestinien est encore une preuve de ces valeurs élevées portées par votre peuple, héritier d'une civilisation prestigieuse. Vos combats pour les libertés nous inspirent dans la construction de nos institutions. Onze parlements en Europe ont recommandé à leur gouvernement de reconnaître l'État palestinien, comme ils reconnaissent l'État d'Israël.

Alors que la communauté internationale a voté l'an dernier la résolution 2334 du Conseil de sécurité, le gouvernement israélien a fait adopter hier par la Knesset une loi autorisant le vol de terres palestiniennes privées au profit de colons ; cette légalisation rétroactive concerne tous les territoires occupés depuis 1967, y compris Jérusalem Est. C'est un déni flagrant du droit international ! Nous continuerons à nous adresser aux tribunaux internationaux pour protéger notre vie en Palestine.

Décider de nouvelles expropriations et de nouvelles constructions de logements sur nos terres, c'est une décision grave et dangereuse, qui mine la possibilité de faire coexister deux États et consacre la réalité actuelle, un État d'apartheid, avec en son sein deux systèmes. Est-ce ce que souhaite la communauté internationale ? Les Territoires occupés depuis 1967 représentent seulement 21 % de la Palestine historique, mais notre revendication territoriale pour l'État palestinien se borne à ce pourcentage, Cisjordanie, Jérusalem Est et Gaza. Hélas, ces zones sont remplies de colonies ! Pas moins de 600 000 colons y vivent aujourd'hui ! Où pourrons-nous édifier l'État palestinien ? Israël manifestement n'en veut pas et préfère un État unique, d'apartheid, comme en Afrique du Sud jadis : le monde acceptera-t-il de revenir à ce schéma ? Notre peuple subit l'occupation depuis plus de cinquante ans, Israël persiste en dépit des résolutions internationales successives : celle de 2012 votée par l'Assemblée générale des Nations unies a consacré la reconnaissance de l'État palestinien par 138 États ; elle a été confirmée par la résolution 2334 plus récemment. Plus un aucun autre peuple au monde ne vit sous l'occupation, le nôtre excepté... Comment le peuple israélien accepte-t-il que son gouvernement nous opprime ? Le monde entier réclame deux États, et nous avons pour notre part reconnu l'État israélien. Onze parlements européens, je le répète, ont voté des résolutions demandant la reconnaissance de l'État palestinien : c'est du jamais vu, une réponse à la colonisation...

Israël doit admettre deux États. Nous sommes prêts à négocier dès que l'autre partie le voudra. Nous étions à Moscou dans cet espoir pour une rencontre, mais le chef du gouvernement israélien n'est pas venu. Nous voulons négocier, faire la paix, faire la guerre au terrorisme : qu'attend de plus de nous le monde ?

Il est temps d'appliquer la résolution 2334 affirmant illégitimes et caduques toutes les colonies israéliennes dans les Territoires occupés depuis 1967, y compris à Jérusalem Est. Un suivi international est indispensable pour parvenir à un accord de paix dans le calendrier prévu. La Conférence de Paris a décidé de créer un mécanisme incluant le Quartet international, des représentants de pays européens et de pays arabes, sur le modèle du « 5 + 1 » employé avec l'Iran, pour encourager les parties à négocier.

Nous sommes également désireux de travailler avec Donald Trump pour que prévale une paix fondée sur deux États. Nous respectons le choix des Américains ; nous demandons seulement au nouveau chef d'État d'adopter une vision juste du conflit israélo-palestinien. Les États-Unis sont une grande puissance, dont la parole est entendue : qu'elle soit, non pas de notre côté, non pas contre Israël, mais du côté du droit, de la justice, de la résolution votée à l'ONU. Israël a annexé Jérusalem Est en 1967 et prétend que cette ville soit sa capitale. Transférer l'ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem serait une violation du droit international ; ce serait reconnaître l'annexion, et rendrait toute paix impossible. Que Jérusalem Ouest soit un jour la capitale d'Israël, et Jérusalem Est celle de l'État palestinien, c'est envisageable ; un transfert d'ambassade aujourd'hui ne l'est pas. La capitale de l'État palestinien restera ouverte aux croyants des trois religions monothéistes, nous le garantissons. À l'Unesco, Israël a tenté de déformer notre position - alors que cette instance s'occupe des aspects historiques et non religieux.

Nous respectons le judaïsme, la Torah, Moïse et tous les prophètes envoyés par Dieu. Nous n'avons rien contre la religion juive - ce serait pour nous un blasphème. L'holocauste est la catastrophe humanitaire la plus détestable et la plus horrible. Parmi les Palestiniens, il y a les Juifs de Samarie, d'ailleurs, que rien ne distingue des autres Palestiniens et qui jouissent de leurs droits complets. Ils ont les mêmes droits et les mêmes devoirs que tous les autres.

Donc, je le répète, nous ne sommes pas contre le judaïsme, nous sommes contre l'occupant. Le gouvernement britannique a invité le Premier ministre israélien à célébrer le centième anniversaire de la Déclaration Balfour. Nous demandons au contraire au gouvernement britannique de présenter des excuses au peuple palestinien pour toutes les destructions qui en ont résulté ! Et de suivre la recommandation formulée en 2014 par sa Chambre des pairs en reconnaissant l'État palestinien. Les Anglais ont offert en 1971 quelque chose qu'ils ne possédaient pas à quelqu'un qui ne le méritait pas ! Bien sûr, aujourd'hui, l'État israélien existe. Mais n'oublions pas tout de même comment le gouvernement britannique a nié notre existence. Quelle injustice il nous a faite ! Et il veut la célébrer ?

La coopération avec la France s'est traduite, concrètement, par la création de la zone industrielle de Bethléem ou la restauration de l'église de la Nativité. Je pourrais citer les relations anciennes et exceptionnelles entre des villes françaises et palestiniennes. Et dans le séminaire intergouvernemental que nous tenons régulièrement, nous évoquons tous les sujets de coopération.

Il faut travailler à réunifier notre territoire, lever les blocus, avancer dans la réconciliation interpalestinienne, former un gouvernement d'union nationale sur la base du programme de l'OLP, et organiser des élections législatives le plus tôt possible. La réconciliation avec le Hamas doit se faire sur des bases claires : il doit accepter un programme national et international, et un gouvernement respectant la légalité internationale ; alors nous pourrons organiser des élections législatives et présidentielles. Les élections municipales, qui auraient dû se tenir voici plus d'un an, auront lieu en mai prochain.

La lutte contre le terrorisme sous toutes ses formes est un devoir commun. Nous voulons lutter contre le terrorisme et l'extrémisme. La solution aux crises de la région se trouve dans le dialogue, non dans la guerre, car celle-ci engendre seulement la guerre, selon un cycle interminable. Aux conflits politiques nous voulons des solutions politiques, préservant la souveraineté et l'intégrité territoriale de tous les États. Une solution pacifique à la cause palestinienne aidera à endiguer la menace terroriste, qui prend volontiers en otage notre combat. Il faut ôter ce prétexte aux terroristes !

Nous espérons que vous poursuivrez vos efforts en vue d'une reconnaissance de l'État palestinien et que pourront être créés, avant qu'il ne soit trop tard, deux États aux frontières sûres et reconnues, Jérusalem Est devenant notre capitale et Jérusalem Ouest celle de l'État d'Israël. Et pour lever tout malentendu, je le redis fortement : notre capitale restera ouverte aux croyants de toutes les religions.

Vive l'amitié franco-palestinienne !

M. Jean-Pierre Raffarin, présidente. - La solution politique plutôt que la guerre : c'est tout l'axe de notre action !

M. Christian Cambon. - Merci d'avoir rappelé votre position au lendemain d'un vote israélien qui ne va pas dans le sens de la paix. Vous oeuvrez depuis longtemps à la reconnaissance d'un État palestinien, mais votre tâche a été contrariée pendant dix ans par la fracture entre l'Autorité palestinienne et le Hamas qui contrôle Gaza. Vos tentatives ont été nombreuses pour promouvoir la réconciliation : celle-ci est hélas au point mort. Il ne peut donc y avoir de vrai gouvernement d'union nationale, ni d'élections locales (la dernière élection du Conseil législatif remonte à 2006). Quant aux élections municipales, pourront-elles effectivement se tenir en mai prochain en Cisjordanie et à Gaza ? Les bailleurs internationaux se désengagent. Quelles initiatives envisagez-vous pour réunir les formations politiques de Palestine et constituer une nouvelle force de paix ?

M. Gilbert Roger, président du groupe d'amitié France-Palestine. - Comment travailler plus étroitement avec les collectivités qui seront élues ? Il y a eu une pause, manifestement, dans les relations avec Cités Unies France, avec le groupe d'amitié, etc. Lorsqu'un Conseil législatif sera élu, nous travaillerons bien volontiers avec lui sur tous les sujets. Je viens d'écrire une nouvelle fois au Président Hollande pour lui rappeler la résolution que le Sénat a votée à mon initiative. Je lui ai dit l'utilité, après la Conférence de Paris, de reconnaître l'État palestinien.

Si Donald Trump maintient sa volonté de transférer l'ambassade américaine à Jérusalem, que ferez-vous ?

M. Joël Guerriau. - Le gouvernement de la droite radicale, avec le Likoud, favorise une colonisation intensive. La défiance entre Palestiniens et Israéliens n'a jamais été aussi forte. Et l'absence de représentation des Israéliens en Russie ne nous rassure pas. La France est favorable à une solution équilibrée : deux États, et les frontières de 1967. Nous contestons la loi israélienne d'appropriation des terrains privés en Cisjordanie et soutenons votre volonté d'une solution négociée.

Vous avez réussi à contenir les éléments les plus radicaux du Fatah et à conserver une coopération entre forces palestiniennes et israéliennes de sécurité. Cependant, l'accélération du processus de colonisation ne relancera-t-il pas la tentation d'affrontements directs, parmi les organisations palestiniennes ? Quelles conséquences aura l'arrivée de Donald Trump au pouvoir ? Et quelles actions attendez-vous de l'Europe ?

Mme Michelle Demessine. - C'est un honneur de vous accueillir au sein de notre commission, monsieur Mahmoud Abbas, et j'en ressens toute l'émotion et la gravité. Un nouveau bras de fer est engagé. Les provocations du gouvernement israélien, des États-Unis et même de la Grande-Bretagne n'ont-elles pas pour but de rendre impossible la solution à deux États, pourtant soutenue par l'ONU et par la plus grande partie de la communauté internationale ? Nous avons contribué à la décision du Parlement français concernant l'État palestinien et nous en sommes fiers. Le vote de la résolution à l'ONU est un progrès longtemps attendu ; à présent, il faudrait appliquer son texte. Avec la prise de fonctions de Donald Trump les conditions s'obscurcissent à nouveau : selon vous, quels signes forts émanant de la communauté internationale seraient susceptibles de mettre fin à la nouvelle escalade ? Comment inverser durablement la tendance ?

M. Robert Hue. - La communauté internationale reconnaît en vous un inlassable combattant de la paix et un homme de la réconciliation. Je tiens à vous exprimer notre solidarité alors que la Knesset régularise les occupations de terres par les colons. Parler de « provocation » est trop faible : c'est une agression. Quelle assistance concrète obtenez-vous de l'ONU dans la période actuelle ?

Parfois, c'est dans les moments de plus forte tension que les peuples, les opinions publiques, forment en réaction des mouvements puissants en faveur de la paix. Qu'en est-il aujourd'hui selon vous ?

Mme Leila Aïchi. - Avec la persistance des tensions et des guerres dans la région, en Syrie, en Irak, en Libye, au Mali, ne craignez-vous pas que votre cause cesse d'apparaître comme une priorité, par exemple en Europe ? Quelles sont vos relations actuelles avec le Hamas ? Enfin, qu'attendez-vous de la France, de l'Union européenne, pour avancer sur la question de la paix ?

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Que peut faire la France vis-à-vis de la Turquie, de l'Iran, de la Russie ? Ce conflit central a des ramifications mondiales !

S.E. M. Mahmoud Abbas. - Je souhaite que les pays qui s'ingèrent dans les affaires intérieures des pays du Moyen-Orient travaillent à la paix, pas à la guerre ! Il est évident que la conjoncture régionale fait rétrograder notre cause. Elle sert en outre de prétexte à des terroristes, ce qui l'affaiblit également. C'est pourquoi il est si nécessaire de parvenir rapidement à une solution.

Nous entretenons un dialogue avec le Hamas, et nous ne voulons certainement pas une guerre avec lui. Seule une réconciliation pacifique débouchera sur un gouvernement d'union nationale et des élections. Ceux qui remporteront les suffrages prendront naturellement en mains la politique du pays. Le peuple palestinien décidera qui il veut porter au gouvernement. Une chose est certaine : il n'y aura pas d'État palestinien sans Gaza ; et il n'y aura pas un État palestinien à Gaza.

Déficit démocratique ? C'est vrai, nous avons tardé à organiser des élections législatives et municipales, mais cela ne nous empêche pas d'avancer dans la voie démocratique. Elle doit rester notre principe conducteur. Nous n'avons pas tenu d'élections législatives depuis 2006.

Nous l'avons dit à M. Trump : nous espérons qu'il n'y aura pas de transfert de l'ambassade américaine à Jérusalem. Il n'en a pas été question dans le discours d'investiture, donc ne jugeons pas sur des intentions supposées... Toutes nos réactions seront diplomatiques, pacifiques : nous en appellerons à la légalité internationale et à la communauté internationale, aux différentes nations, et jusqu'aux États-Unis !

Nous sommes rassurés par la politique française à notre égard, et désireux que se poursuive la coopération économique, politique, financière, entre nos collectivités. La France nous apporte un grand soutien également dans la quête pour la reconnaissance de notre État.

De Donald Trump, nous attendons seulement qu'il revienne au constat de la vérité. Ses équipes ne savaient peut-être pas tout de la politique internationale, et les premières décisions prises visaient à faire plaisir à certains, je pense au décret sur les migrants. Mais attendons, il faut quelque temps pour que les idées mûrissent. Une délégation palestinienne de haut niveau est en visite aux États-Unis, des entretiens ont lieu avec les responsables politiques - d'autant que nous avons une coopération en matière de sécurité avec les Américains. Nous espérons - comme avec les Britanniques - que le bras de fer cessera.

Et si les Israéliens poursuivent leur colonisation je serai obligé de mettre un terme à notre coopération de sécurité. Si les Américains veulent jouer le rôle d'arbitre, ils doivent considérer non seulement nos erreurs, mais celles d'Israël. Mme Federica Mogherini a prononcé au nom de l'Europe une déclaration très importante, pourquoi s'interdire de penser que les États-Unis pourraient faire de même ? Lorsqu'il y a atteinte à la légalité internationale, une tape sur la main est préférable à un encouragement adressé au contrevenant...

M. Jean-Pierre Raffarin, présidente. - Nous sommes toujours heureux de vous entendre, même s'il nous faut vous libérer puisque vous avez rendez-vous avec notre ministre des Affaires étrangères.

S.E. M. Mahmoud Abbas. - Je vous remercie de votre accueil. Le président de votre Haute Assemblée est venu nous rendre visite, je vous engage à suivre son exemple, pour constater sur place notre humiliation et l'injustice de l'occupation. Cela vous renforcera dans vos convictions.

La réunion est close à 12 h 35.