Mercredi 1er février 2017

- Présidence de M. Henri Cabanel, président -

La réunion est ouverte à 17 h 30.

Audition conjointe de MM. Loïc Blondiaux, professeur de science politique à l'université Paris I Panthéon-Sorbonne et Rémi Lefebvre, professeur de science politique à l'université Lille II

M. Henri Cabanel, président. - Nous poursuivons les auditions de notre mission d'information en abordant spécifiquement le thème de la démocratie participative. Dans l'attente de la prochaine audition au cours de laquelle nous entendrons le Centre de recherches politiques de Sciences Po - le CEVIPOF -, nous avons le plaisir de recevoir deux professeurs des universités spécialistes de la démocratie participative, MM. Loïc Blondiaux et Rémi Lefebvre.

M. Loïc Blondiaux enseigne à Paris I et a notamment écrit un ouvrage sur le « nouvel esprit de la démocratie » dans lequel il plaide pour une valorisation de la démocratie participative. Il en a identifié les principales limites et détaillera ses préconisations pour réussir ces démarches.

M. Rémi Lefebvre est professeur à l'université Lille II. Ses travaux portent notamment sur les débats publics organisés par la Commission nationale du débat public (CNDP) et sur l'évolution sociologique des partis politiques. Il s'est attaché à montrer que l'impératif participatif qui anime les pouvoirs locaux a débouché sur une prolifération de réponses souvent inadaptées.

Vos travaux corroborent notre conviction que les outils ne correspondent pas toujours aux attentes des citoyens car ils sont souvent pensés par les élus, ce qui conduit les citoyens à inventer eux-mêmes ces outils en s'appropriant cet espace de démocratie participative.

Vos travaux, messieurs les professeurs, correspondent au cadre de notre mission, à savoir comment décider plus légitimement et plus efficacement dans la France de 2017.

Messieurs les professeurs, je vous propose d'intervenir à titre liminaire pendant une dizaine de minutes chacun. Je donnerai ensuite la parole à notre rapporteur, M. Philippe Bonnecarrère, puis à l'ensemble de nos collègues.

M. Loïc Blondiaux, professeur de science politique à l'université Paris I Panthéon-Sorbonne. - En dix minutes, il est compliqué de résumer la situation, les enjeux et les perspectives qu'offre la démocratie participative.

Les enjeux sont nets : nous connaissons une crise majeure de la légitimité et de l'efficacité des institutions traditionnelles de la représentation. La crise de légitimité est documentée : elle génère de la défiance, inédite par son ampleur, de la part des citoyens à l'égard des élus, de l'indifférence qui se traduit par l'abstention, de l'exaspération et de la radicalisation. Cette dernière s'exprime de différentes manières : certaines personnes adhèrent aux programmes de mouvements populistes, « anti-système » ou d'extrême-droite ; d'autres aspirent à d'autres formes de démocratie qu'on ne peut plus négliger. Pour une partie de la population qu'il reste à quantifier et identifier, il y a une allergie, une défiance à l'égard du principe même de la représentation - regardez Nuit debout - et une critique de l'élection, remise en cause pour son incapacité à provoquer l'alternance, poussant à réhabiliter l'idée du tirage au sort.

Les citoyens souhaitent des prises de décision plus inclusives, plus horizontales et - fait récent mais significatif - manifestent une volonté d'implication. Nous sommes passés silencieusement dans une « démocratie du faire ». Sur tout le territoire, sans interpeller les autorités politiques, des citoyens prennent en charge des situations, des lieux, des « communs ». Il n'y a pas encore de cristallisation politique de ce mouvement - peut-être ne le veut-il pas - sous une forme politique traditionnelle. Ce mouvement s'oppose à la posture de consommation de la politique par le citoyen, de délégation de la gestion des affaires publiques à des acteurs spécialisés et d'interpellation, au profit d'une posture d'implication.

La crise de légitimité est la source d'une crise d'efficacité : moins légitimes, les autorités politiques sont moins efficaces. La population connaît un sentiment grandissant selon lequel les politiques sont impuissants et échouent à assurer la prospérité et la sécurité des citoyens. Plus grave, ils estiment que le vrai pouvoir est ailleurs, dans les mains d'acteurs non élus. Le pouvoir politique serait aux ordres du pouvoir économique. Ce sentiment se traduit par le succès de thèses complotistes sur internet ou par le sentiment que le clivage entre la gauche et la droite n'a plus de sens ou que l'alternance est limitée, ce qui produit déception et frustration chez les citoyens.

En ce moment crépusculaire de l'histoire de nos démocraties - peut-être est-il plus tard que minuit moins le quart ! -, comme le succès de M. Trump, des forces d'extrême-droite ou « anti-système » le montre, il existe cependant des signes de renouveau démocratique.

Jusqu'à présent, les institutions étaient robustes et résilientes, réussissant à intégrer les critiques, notamment liées au manque de représentativité des ouvriers ou des femmes. Résisteront-elles aux menaces et crises auxquelles elles sont confrontées ? Il y a trois enjeux pour redéfinir la représentation et réinventer d'autres institutions démocratiques.

Premièrement, qu'est-ce que la légitimité d'une décision ? Aujourd'hui, il ne suffit plus qu'elle soit prise par une autorité élue pour être légitime. C'est la manière dont une décision est prise qui fait sa légitimité. Une décision qui n'a pas été concertée, débattue ou discutée par l'ensemble de ceux qu'elle concerne ne peut plus aujourd'hui être considérée comme légitime. C'est un changement d'approche profond et d'attente important.

Deuxièmement, il y un enjeu à produire des décisions plus intelligentes, mieux adaptées aux situations auxquelles elles sont censées répondre. La contribution ou l'intelligence citoyenne est devenue une donnée majeure. Il est difficile de croire que les experts et les élus détiennent le monopole de l'intelligence et de la vérité. Parier sur l'apport cognitif ou politique des citoyens est un impératif.

Troisièmement, une démocratie repose sur des citoyens actifs et responsables. Nous nous contentons de citoyens consommateurs ou passifs à l'égard des politiques qui les concernent et qui ne se réveillent que pour se révolter. Impliquer les citoyens au maximum dans la production des politiques publiques me semble un impératif pour la démocratie et sa vitalité.

Se dessine un processus de représentation plus démocratique, plus inclusif qui ne se limite pas à une délégation par la voie de l'élection. Cela passe par un retour de l'imagination politique : on redécouvre des institutions, des procédures, des notions refoulées de notre histoire politique. Nous avions fini par considérer que la démocratie ne reposait que sur l'élection, la représentation puis sur les partis politiques. Des procédures font l'objet d'une réhabilitation théorique et politique, comme le tirage au sort ou le mandat impératif, bien que prohibé par la Constitution, dans des organisations, à l'instar du parti Pirate qui le met en oeuvre : les représentants ne peuvent pas être complètement autonomes. Le pouvoir de révocation des élus, qui existent dans certains États américains, est à nouveau envisagé. Il en est de même de l'initiative citoyenne à travers le droit de pétition ou l'initiative référendaire ; de plus en plus de pays ouvrent ce droit : aux Pays-Bas, le référendum sur l'Ukraine a été lancé par une initiative citoyenne. Le droit de pétition retrouve de l'actualité, notamment sur certaines plateformes qui facilitent leur mise en oeuvre.

Un ensemble de propositions citoyennes existe pour la désignation de candidats par les citoyens. La primaire.org proposait de désigner un candidat via une plateforme numérique : près de 100 000 citoyens y ont participé. Le collectif Ma voix se propose d'envoyer à l'Assemblée nationale des « députés augmentés » qui répondraient à un mandat impératif. Au moins un candidat à la primaire de gauche a repris l'idée d'un Sénat citoyen avec des membres tirés au sort. Cette effervescence souligne que ces procédures très anciennes reprennent de l'actualité.

Il faut souligner la richesse, la diversité et la sophistication de l'offre participative. Aujourd'hui, des technologies assistées par le numérique permet de repenser l'association des citoyens à la fabrication des lois. À la fin de 2015, plus de 30 000 citoyens ont déposé plus de 80 000 contributions sur le projet de loi pour une République numérique. On peut imaginer la systématisation de cette consultation au même titre que celles des groupes d'intérêts.

Le système Vox fait ce travail nécessaire d'éducation populaire en matière électorale. Des plateformes innombrables de dialogue entre élus et citoyens, comme democracyOS ou Stig, permettent à ces derniers de faire des propositions afin qu'elles soient discutées, éventuellement votées, puis transmises aux élus. Il existe aussi des plateformes de recueil de plaintes ou de contributions des citoyens, avec des dispositifs cartographiques qui changent l'action publique.

Sous des formes plus traditionnelles, les technologies offrent la possibilité de prendre des décisions au consensus, d'animer les débats, de faire véritablement de la démocratie participative. Ce n'est plus une question d'outils ; il existe des professionnels que je forme d'ailleurs dans mon master d'ingénierie à la concertation à la Sorbonne. Les outils existent, même avec leurs limites. Il s'agit donc d'une question de volonté politique.

Des expériences deviennent significatives, comme le budget participatif parisien...

Mme Sylvie Robert. - Ou celui rennais !

M. Loïc Blondiaux. - Il en existe plusieurs effectivement, à Grenoble ou à Metz également. Cet outil se fonde sur la contribution et l'apport des citoyens, sur leur assentiment et le vote.

À l'échelle internationale, plusieurs procédures existent, par exemple en Islande mais aussi en Estonie où le droit de pétition en matière législative fonctionne. J'ai été garant pour le secrétariat général pour la modernisation de l'action publique (SGMAP) d'un atelier citoyen commandé par un ministère afin de définir sa politique sur le big data en santé : l'idée était de ne pas écouter que les experts mais aussi des citoyens éclairés.

S'ajoutent les dispositifs traditionnels de la démocratie participative qui sont à sauvegarder, comme la Commission nationale du débat public (CNDP) ou autres procédures de dialogue environnemental.

Parmi les limites et obstacles, j'en pointerai trois.

Le principal obstacle réside dans notre culture politique de la participation : les élites techniciennes et politiques n'ont pas été formées à la participation. Il leur a été inculqué qu'elles détenaient la vérité par leur système de sélection propre. Elles perçoivent la participation citoyenne comme une menace, par peur des risques de débordement et de contestation, ou comme une perte de temps car ils pensent avoir les solutions. L'arrière-plan culturel des citoyens et la manière dont ils sont formés - ou plutôt déformés - à l'école, faute de confiance en eux, de formation à la prise de parole et à la coopération, ne les incitent pas à jouer leur rôle, contrairement à des pays scandinaves où la responsabilité citoyenne est acquise plus tôt.

Le deuxième problème concerne tous les dispositifs, y compris les outils numériques, et porte sur le problème de représentativité sociologique et politique. Aucun dispositif ne peut prétendre à une représentativité supérieure à celle des élus, alors même que cette dernière peut elle-même être critiquée. En effet, à l'échelle locale, un maire élu par 10 à 15 % de la population en âge de voter pose question. Il en est de même du Président de la République, au regard de l'abstention et de son score au premier tour quand il rassemble 10 % des personnes en âge de voter.

Il existe un problème de représentativité des élus et des dispositifs de démocratie citoyenne, lesquels ne parviennent pas souvent à faire mieux que la traditionnelle démocratie représentative. Il est impératif de ne pas oublier ceux qui spontanément ne participent pas, notamment sur internet dont l'usage n'est pas totalement développé, ce qui empêche une partie de la population de s'exprimer sur les plateformes créées à leur intention. L'élection et les corps intermédiaires restent donc des acteurs centraux.

La troisième difficulté tient à l'échelle. La plupart de ces dispositifs n'est pas formatée à la bonne échelle : ils sont micro-locaux ou ils s'adressent aux seuls riverains alors que les décisions à prendre concernent des collectivités plus vastes. Il faut reformater à chaque fois l'échelle de la participation en fonction du public concerné par la décision. Il existe un problème de conception à l'échelle nationale ou mondiale, faute d'une représentation démocratique à ces niveaux.

En conclusion, ces problèmes sont majeurs et forts face à la diffusion de ces instruments de la démocratie participative. Pourtant, avons-nous le choix ? Ces dispositifs peuvent être la « dernière cartouche » pour les représentants traditionnels qui sont contestés de toute part, y compris lors de l'élection. Ils n'ont pas intérêt à la brûler.

Mon premier conseil : n'avoir recours à ces dispositifs qu'avec la volonté politique d'associer les citoyens et non de les utiliser pour un objectif de communication, au risque de créer plus de frustration que de confiance. Il faut avoir la volonté de rendre des comptes et de se justifier auprès des citoyens des suites données à leurs contributions.

Deuxième préconisation : il faut être attentif aux détails avec un minimum de moyens. La démocratie est coûteuse et demande du professionnalisme avec des dispositifs robustes. Par exemple, pour une assemblée, consulter les citoyens sans avoir les moyens humains d'analyser le matériau qu'elle reçoit manque l'objectif car la parole des citoyens tombe dans un « triangle des Bermudes ».

Je conclus en laissant le soin à Rémi Lefebvre de compléter. Nous n'avons plus d'autre choix que de réfléchir et innover : minuit moins le quart est passé !

M. Rémi Lefebvre, professeur de science politique à l'université Lille II. -Comme mon collègue, je considère que la démocratie se trouve aujourd'hui dans une situation très critique, même si apparaissent çà et là des ferments de renouveau, qui laissent un certain espoir.

Je partirai de ce lieu commun qu'est la crise de la représentation. En réalité, est-ce la représentation qui est contestée, en tant que mécanisme de production de légitimité, ou les représentants ? Selon moi, ce sont les deux à la fois, mais d'abord les représentants ! Il existe un désir de démocratie participative, mais surtout une aspiration à une meilleure démocratie représentative.

Nous constatons tout d'abord une crise de la représentativité électorale des élus. Pendant longtemps, on a affirmé que l'abstention était plus faible au niveau local qu'à l'échelle nationale, comme le montrait l'élection des maires. Or tel n'est plus le cas aujourd'hui. Les taux de participation aux élections municipales baissent de scrutin en scrutin ! Les communes ne sont plus l'« eldorado » de la démocratie locale, et je n'évoquerai même pas les échelons départementaux et régionaux...

Ensuite, se produit une crise très préoccupante de la représentativité sociale des élites politiques. Nous observons une « hyper professionnalisation » du personnel politique, un phénomène qui est certes ancien, mais qui s'est accentué récemment. De plus en plus, la politique est considérée comme une carrière et nos élus ont été auparavant les collaborateurs d'autres élus, par exemple des assistants parlementaires. En outre, ce phénomène joue également au niveau local. Les travaux de Luc Rouban, notamment, montrent que les élites locales dites « de proximité » sont de moins en moins représentatives socialement. Parmi les élus locaux, il y a de moins en moins d'ouvriers et de plus en plus de fonctionnaires territoriaux. La crise du politique est donc aussi une crise de la capacité des élus à représenter mimétiquement les habitants.

Il existe aussi bien sûr une crise des résultats. Concrètement, les politiques ne parviennent pas à résoudre les problèmes. Ils représentent mal les habitants, au sens où ils ne parviennent pas à défendre leurs intérêts et à exprimer leurs attentes.

Enfin, comme Marcel Gauchet l'a souligné avant moi, nous observons une crise de la représentation de la société. Ce que l'on attend des représentants, c'est qu'ils donnent une image de la société, c'est-à-dire qu'ils produisent des diagnostics et incarnent un discours dans lequel les citoyens puissent se reconnaître. Tel n'est plus le cas aujourd'hui.

Y a-t-il pour autant une crise du mécanisme représentatif ? La question est centrale. Les citoyens attendent-ils plus que de meilleurs représentants ? Veulent-ils participer au-delà de l'élection ?

Depuis la Révolution française, nous considérons que la représentation, c'est l'élection. Or cette dernière peine de plus en plus à produire de la légitimité. Elle est confrontée à l'abstention et ne produit que des alternances sans alternative ; cela fait le jeu des forces politiques qui portent des solutions plus radicales et contestent l'homogénéisation de l'offre politique. Pour certains chercheurs, nous sommes même entrés dans un processus de « dé-démocratisation »...

Aujourd'hui, les citoyens jugent très majoritairement que les hommes politiques sont impuissants, qu'ils ne peuvent rien faire, qu'ils ont abdiqué. Ils sentent que le pouvoir réel, notamment économique, s'est déconnecté du champ électoral, et que le jeu politique tourne à vide. On vote, certes, mais cela ne compte pas ; l'important, ce sont les agences de notation, les institutions internationales ou les lobbys bancaires, comme on l'a vu ces dernières années. Au fond, le lieu politique devient un lieu vide, où des professionnels de la politique s'agitent pour conquérir un pouvoir qui ne représente plus rien.

Marcel Gauchet a affirmé que l'on avait tout essayé en matière de démocratie participative et que, au fond, celle-ci ne fonctionnait pas. Je n'ai pas du tout le même diagnostic ! Selon moi, on n'a pas essayé grand-chose. Les dispositifs se sont certes multipliés ces dernières années, mais, pour l'essentiel, ils ne donnent guère de grain à moudre aux citoyens. On en déduit que la démocratie participative ne fonctionne pas, alors même que l'on n'honore pas cet idéal et que, le plus souvent, les élus instrumentalisent les dispositifs mis en oeuvre.

Les travaux menés par les chercheurs montrent en effet que les dispositifs institutionnels de participation sont canalisés, cadrés, étouffés. En la matière, l'exemple le plus éloquent est celui des conseils citoyens, créés, dans le cadre de la politique de la ville, par la loi du 21 février 2014 de programmation pour la ville et la cohésion urbaine dite « Loi Lamy ». Ces conseils sont encadrés par un cahier des charges, qui limite l'usage du tirage au sort, et ils n'ont aucun pouvoir. Les élus ne leur donnent pas véritablement de prérogatives et parfois même les délégitiment. Aussi, le dispositif agonise avant même d'avoir pu se développer !

En fait, la démocratie participative en France est avant tout pensée comme une politique de l'offre. Ce sont les élus qui organisent et offrent la participation. J'enseigne également à Montréal, et quand je présente à mes collègues ou à mes étudiants québécois les conseils de quartier, ils me disent que ceux-ci ne sont pas du tout de la démocratie participative. En effet, celle-ci suppose l'autonomie des citoyens. Elle est une capacité des citoyens à s'auto-organiser, indépendamment du pouvoir des élus.

Les conseils de quartier sont également prisonniers du piège de la proximité. D'un côté, on reproche à la participation d'offrir une prime aux intérêts particuliers, de l'autre, on ne fait de la concertation que sur des enjeux micro-locaux ! Comment s'étonner alors que se développe le nimby (« not in my backyard ») ou le « syndrome de la crotte de chien », comme on l'appelle souvent ? En outre, on ne pose pas les questions à l'échelle où elles devraient se poser, par exemple à l'échelle intercommunale.

Il est temps, pour ne pas dévoyer cette belle idée de démocratie participative, de faire confiance aux citoyens et de prendre le risque d'instances qui soient moins contrôlées et canalisées. Il faut créer des « tables de quartier » plus que des conseils citoyens et promouvoir des fonds d'interpellation citoyenne, afin que les associations puissent disposer de moyens et ne pas être obligées de quémander auprès d'un pouvoir local qui très souvent, hélas, fait un usage clientéliste des subventions.

La démocratie participative n'en est qu'à ses balbutiements. Elle doit être renforcée, y compris en s'inspirant d'expériences qui se développent en dehors des dispositifs institutionnels. Il faut lui donner plus de prérogatives et de moyens. Il faut multiplier les expériences de budgets participatifs, qui sont aujourd'hui en France au nombre d'une trentaine, mais dont la portée est limitée, ainsi que les dispositifs de « mini-publics », comme les jurys et les conférences de citoyens, qui peuvent enrichir la décision à tous les niveaux.

La demande sociale de participation existe-t-elle ? On affirme souvent que, dans ces dispositifs, on retrouve toujours les mêmes personnes. Pour reprendre les termes de Marcel Gauchet, est-il alors nécessaire de passer d'une démocratie de professionnels de la politique à une démocratie de militants ?

Le problème est que, aujourd'hui, ces dispositifs ne sont pas assez sensibles aux mécanismes d'exclusion des milieux populaires. Certes, la déshérence politique des milieux populaires n'est pas propre à la démocratie participative. Elle concerne aussi la démocratie électorale. On parle beaucoup de la droitisation des milieux populaires. Les ouvriers votent certes à 50 % pour le Front national, mais beaucoup d'entre eux ne participent pas à l'élection. Le premier comportement politique des catégories populaires, c'est l'abstention. Bien entendu, la crise des partis de gauche, qui offraient des médiations importantes pour politiser les milieux populaires, est l'une des causes de ce phénomène.

Il n'y a aucune fatalité à que les dispositifs participatifs soient investis uniquement par des citoyens à fort capital culturel ou politique. Le pari d'une démocratie participative inclusive peut être tenu, si l'on s'en donne les moyens et si l'on accompagne et forme les citoyens.

Pour ma part, je crois beaucoup au tirage au sort. Même s'il ne s'agit pas d'une méthode magique, il permet de diversifier la composition sociale des dispositifs et d'aller chercher des exclus de la politique. La tâche n'est pas simple : on ne peut forcer les citoyens à participer - en général, seule une personne sur dix accepte -, puis les défections sont plus importantes dans les collèges qui ont été tirés au sort que dans ceux qui reposent sur le principe du volontariat.

Le tirage au sort suppose de l'ingénierie, de l'accompagnement et de la formation. Si l'on ne s'en donne pas les moyens, l'expérience échoue, ce qui nourrit l'idée que la démocratie participative ne marche pas. Toutefois, cela peut fonctionner : certains citoyens tirés au sort se politisent et, surtout, renouvellent les processus décisionnels en apportant quelque chose d'intéressant. Face à la démocratie participative, les élus disent souvent : « tout cela pour ça ! » Or il existe une vraie valeur ajoutée cognitive de la participation politique. Pour avoir observé des jurys citoyens, je pense qu'ils apportent vraiment quelque chose, y compris d'ailleurs de l'affect et de l'indignation.

Le vrai obstacle à la démocratie participative est la crainte des élus d'être dépossédés de leur pouvoir par les citoyens. Néanmoins, il ne s'agit pas de pointer uniquement les représentants : on observe le même phénomène chez les experts ou les architectes, par exemple. La culture de la participation est faible en France. Nous voyons l'élection comme une onction.

Je veux évoquer aussi l'intérêt général. Celui-ci est souvent invoqué contre les intérêts particuliers. Dans les années 1960, à l'époque du pouvoir gaulliste, on avait une vision transcendante de l'intérêt général, qui était défini par les grands corps de l'État... C'est fini ! Ne mythifions pas l'intérêt général d'hier : il était une forme de violence politique et symbolique. Aujourd'hui, les citoyens ne l'acceptent plus, notamment parce que le niveau de conscience politique, d'information et d'exigence d'une partie de la population s'est élevé. Les citoyens sont moins dupes des artifices de la communication politique.

La démocratie participative doit être une réponse aux attentes nouvelles de la société, au risque de marginaliser ceux qui ne sont pas dans ces dispositifs. C'est comme dans les primaires qui sont un outil de démocratisation de la sélection des candidats mais produisent les mêmes effets censitaires : votent plutôt des citoyens diplômés, urbains et intégrés socialement.

Pour conclure, je suis très conscient des écueils de la participation politique, mais je pense que les démocraties occidentales n'ont pas le choix, car la légitimité des formes de représentation traditionnelles est structurellement affaiblie.

M. Henri Cabanel, président. - Nous vous remercions, messieurs les professeurs, pour ces propos liminaires.

Mme Corinne Bouchoux. - Je remercie également les deux intervenants pour leur propos qui nous ouvrent de nombreuses pistes de réflexion.

Toutes les personnes présentes à cette audition ont conscience des difficultés rencontrées par notre système démocratique.

Vos constats me semblent à la fois pertinents et désespérants. Je souhaiterais ajouter un exemple complémentaire à votre présentation : les anciens collaborateurs parlementaires accèdent plus facilement aux fonctions électives car ils en connaissent les codes et le mode d'emploi.

Toutefois, derrière ces constats très pessimistes, pourriez-vous nous donner des exemples concrets de dispositifs démocratiques qui donnent satisfaction ?

Mme Françoise Gatel. - Je rejoins ma collègue : chacun d'entre nous ressent la nécessité d'agir face au « crépuscule de la démocratie » que vous évoquez. Je souhaiterais cependant que notre mission d'information dépasse ce simple constat et aide à construire de nouvelles pratiques politiques.

Je ne partage pas votre point de vue sur « l'autonomie » qu'il serait nécessaire de laisser aux citoyens. Les élus n'ont pas peur de céder leur pouvoir de décision aux citoyens. À l'inverse, ils doivent les consulter et travailler en association avec eux. Je rappelle que, dans notre système représentatif, seuls les élus rendent des comptes car ils sont responsables de la décision politique et de la gestion financière. Dès lors, quelle sont vos propositions pour mieux concilier l'autonomie des citoyens et la responsabilité politique et financière des élus ?

J'observe, comme vous, la hausse du niveau d'éducation. Toutefois, le vrai problème réside dans le repli sur soi des citoyens, qui se considèrent avant tout comme des individus. Ils font part de leurs propres exigences et attendent des élus qu'ils règlent leurs besoins personnels. C'est ce que vous appeliez « le syndrome de la crotte de chiens ». Comment rénover nos pratiques démocratiques dans ce contexte ?

Enfin, je pense, comme monsieur Remi Lefebvre, que nous sommes confrontés à un problème de représentativité des élus. Je rappelle que, lors des élections municipales de mars 2014, à l'heure où nous commencions à anticiper les effets de la réforme du cumul des mandats, de nombreux maires étaient des « apparatchiks » d'un parti ou les collaborateurs d'un élu.

Mme Sylvie Robert. - Nous sommes, pour reprendre vos mots, à un moment crépusculaire de notre système politique.  Les citoyens ont l'impression que les choses n'avancent pas ou que les décisions prises ne sont pas efficientes.

J'ai constaté, dans vos propos, un paradoxe, que nous rencontrons également en tant qu'élus locaux : les dispositifs participatifs ne s'improvisent pas, ils demandent rigueur et méthode. Dès lors, qui peut accompagner les élus dans l'organisation de ces démarches participatives ? Des universitaires ?

Je trouve que l'image du « syndrome de la crotte de chien » - selon laquelle les citoyens souhaiteraient seulement s'exprimer sur des problèmes personnels - est réductrice. Aujourd'hui, les citoyens sont à la fois exigeants et éclairés, comme le montrent les débats sur les questions énergétiques. Certains semblent toutefois indifférents à la chose publique.

Je vous rejoins sur les limites de nos dispositifs participatifs, et notamment en ce qui concerne les conseils de quartier. Ces dispositifs nécessitent une ingénierie spécifique que certains acteurs publics n'ont pas les moyens de financer. Plus généralement, quelles sont les conditions de réussite de ces mécanismes participatifs ?

Enfin, il me paraît nécessaire de distinguer le niveau local du niveau national. À l'échelle locale, nous pouvons plus facilement lancer des expérimentations et les évaluer, à l'image des budgets participatifs. À l'échelle nationale, je partage votre diagnostic sur le « crépuscule de la démocratie » mais je pense que nous devons être encore plus inventifs. Je ne crois pas que le tirage au sort des sénateurs soit une réponse.

M. Loïc Blondiaux. - La réussite des dispositifs participatifs dépend des procédures mises en place mais également de la volonté politique des acteurs. Lorsqu'elles sont organisées par des gens qui n'y croient pas, même les meilleures procédures n'auront aucun effet.

Les élus doivent avoir la volonté d'inclure les citoyens pour des choix essentiels qui n'ont pas été tranchés lors des élections ; je continue d'ailleurs de penser que les élus doivent avoir le dernier mot. Les procédures participatives doivent ensuite être adaptées aux enjeux soulevés et aux profils des citoyens.

Il me semble également important d'abaisser les seuils du droit d'initiative citoyenne, tant au niveau national qu'au niveau local, et se rapprocher ainsi du système suisse.

De même, le secrétariat général pour la modernisation de l'action publique (SGMAP) a lancé un atelier citoyen sur les données de santé. Les participants, qui n'avaient aucune idée préconçue, se sont hissés à la hauteur des enjeux et ont produit un avis dont la portée politique est réelle.

Les consultations citoyennes pourraient être généralisées sur les projets de loi les plus importants, comme le suggère d'ailleurs M. Dominique Raimbourg, président de la commission des lois de l'Assemblée nationale. Les consultations organisées sur la plateforme « Parlement & citoyens » donnent d'ailleurs un bon exemple.

En cas de controverses, le débat doit être organisé par une autorité tierce et impartiale. La Commission nationale du débat public (CNDP) peut désormais nommer un « garant » lors des consultations qu'elle organise, dispositif que j'avais soutenu au sein de la « commission Richard » qui a rédigé, en 2015, le rapport « Démocratie environnementale : débattre et décider ». Sans « garant », la collectivité territoriale est à la fois juge et partie lorsqu'elle organise un débat.

Aujourd'hui, quand les élus rencontrent des difficultés, ils s'ouvrent aux citoyens, aux sciences sociales et à des personnes ayant développé des méthodes pour changer le mode d'action de l'administration. Tel est le cas des initiatives de l'organisme « 27ème région » ou de « Partenariat pour un Gouvernement Ouvert ». Ces « laboratoires » produisent des effets rapides et efficaces sur les politiques publiques. Ils conduisent à changer le logiciel de la prise de décision.

Tous ces dispositifs ne forment pas une politique de démocratie « prête à l'emploi » : il n'y a pas de recette miracle.

Il y a autant de dispositifs que de dimensions de la démocratie participative. Nous constatons de nombreuses expériences réussies, notamment à l'échelle internationale. Nous pouvons citer l'Irlande, l'Islande, l'Estonie ou encore la région de Toscane, qui a mis en place l'autorité régionale de garantie et de promotion de la participation.

Je souhaiterais, enfin, évoquer des débats plus généraux. Contrairement au professeur Marcel Gauchet, je ne crois pas que le citoyen est un être individualiste, demandeur de droit, voire une menace pour la décision collective. Ce sont nos sociétés qui font en sorte que les individus ne soient que des consommateurs et des électeurs dans la sphère politique.

On n'a pas donné la possibilité aux citoyens de s'impliquer dans les processus politiques. Les dispositifs tels que les jurys citoyens ont permis de constater qu'au contraire, ils peuvent, sans appétence politique au départ, se responsabiliser, se hisser à la hauteur des enjeux pour produire du jugement politique informé et fondé. Sinon, si on pense que les citoyens sont incapables de produire des décisions intelligentes, il faut renoncer à la démocratie.

Ces dispositifs de participation doivent ainsi produire des effets positifs en conduisant au réveil des citoyens. Par qui ces démarches doivent-elles être accompagnées ? Il existe de plus en plus de professionnels de la concertation, en dehors mais aussi au sein des collectivités territoriales, et j'en forme moi-même dans mon master. Ces personnes doivent être respectées et disposer des moyens nécessaires, alors qu'elles sont souvent en « porte à faux », entre le marteau et l'enclume. En effet, les citoyens considèrent qu'ils sont du côté du pouvoir local tandis que les élus se méfient d'eux puisqu'ils se font les porte-paroles des citoyens. Il faut leur donner des marges d'autonomie et rappeler la volonté politique. Il est également nécessaire que le directeur général de l'administration ou le directeur général des services ainsi que les principaux élus de la collectivité territoriale expriment leur confiance et manifestent leur soutien, de façon réitérée, dans ces processus participatifs pour qu'ils fonctionnent.

Cette culture doit encore se développer, notamment au niveau national où l'indifférence reste majeure. Selon vous, le tirage au sort pour désigner les sénateurs n'est pas une solution. Mais ce mode de désignation pourrait concerner cent citoyens qui siègeraient aux côtés d'autres sénateurs élus. Le mode d'élection devrait, toutefois, être revu, mais c'est un autre débat et le Sénat dispose d'ailleurs de tous les moyens constitutionnels pour empêcher qu'une telle évolution s'opère sans son accord, sauf à réaliser un coup de force...

Quoi qu'il en soit, la présence de cent citoyens tirés au sort au Sénat ne contribuerait-elle pas à changer les choses ? Cela mériterait d'être tenté à mon sens. Leur mandat pourrait être moins long, ils devraient être formés et disposer des éléments d'informations nécessaires, comme les élus qui ne sont d'ailleurs pas, eux non plus, des experts de tous les sujets.

Madame Bouchoux, la question que vous posez est essentielle, on n'a pas assez réfléchi à ce que pourrait être le statut de l'élu, à la façon d'appréhender le métier de politique. Certains élus deviennent des professionnels, « condamnés » à poursuivre leur carrière politique. On pourrait faire comme dans certains pays et prévoir que les anciens élus puissent accéder à des fonctions dans certains corps d'inspection. En tout état de cause, la fin du cumul des mandats dans le temps est, selon moi, un impératif directement lié aux sujets que nous traitons.

M. Rémi Lefebvre. - Je souhaiterais ajouter que la redevabilité des élus vis-à-vis des citoyens pose également problème. Dans quelle mesure les élus rendent-ils compte de leurs actions ? Les élections législatives, par exemple, sont « écrasées » par l'élection présidentielle. Les élections régionales et départementales sont de plus en plus nationalisées, on ne parle plus des enjeux relevant de leur niveau local. C'est encore pire pour les élus intercommunaux, la démocratie représentative reste introuvable à cet échelon territorial. Le mécanisme représentatif est grippé. Seul le président de la République conserve une forme de redevabilité vis-à-vis des citoyens, avec une « démocratie négative » où le sortant n'est pas réélu.

Comme Loïc Blondiaux, je considère que les structures qui s'engagent dans des démarches participatives doivent être accompagnées ; il faut prévoir des fonds qui, comme en Toscane, permettraient de soutenir financièrement les collectivités territoriales qui souhaiteraient se lancer mais qui ne disposeraient pas des moyens nécessaires pour se doter de services dédiés ou avoir recours à des consultants ou bureaux d'études spécialisés.

En outre, ne conviendrait-il pas de développer un cadre juridique plus contraignant en termes de participation des citoyens ? Ce qu'impose la loi du 27 février 2002 relative à la démocratie de proximité avec les conseils de quartiers reste très large, de même que les conseils de développement qui, prévus dans la loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (« loi NOTRe »), devaient disposer de moyens mais cela demeure très vague. Ne faudrait-il pas, par exemple, prévoir l'obligation d'instaurer des jurys citoyens auprès d'un certain nombre d'instances pour évaluer les politiques publiques, y compris au niveau des collectivités territoriales ?

Vous avez trouvé que nos présentations étaient négatives mais de nombreuses propositions pour améliorer le système actuel existent, notamment pour éviter la professionnalisation et le cumul des mandats dans le temps. Je suis personnellement favorable au tirage au sort à tous les niveaux de représentation et je suis convaincu que cette idée va mûrir, même si elle semble encore farfelue pour certains et a pour biais le fait de ne pas créer d'assentiment. Il s'agirait d'injecter du tirage au sort dans des instances où la représentation resterait, malgré tout, principalement fondée sur l'élection. C'est le bon équilibre entre les deux qu'il faut trouver, avec une représentation la meilleure possible et le développement d'une participation citoyenne.

M. Bernard Vera. - Tout en ayant également trouvé vos présentations pessimistes, je partage l'idée que nous n'avons plus le choix. Il est essentiel de retrouver la légitimité de la décision, même lorsque celle-ci découle des engagements pris par un élu. Cela implique de développer la participation des citoyens et de l'ensemble des acteurs dans la prise de décision.

Je suis également d'accord pour dire que tout dépend de l'offre politique proposée par les élus. Toutefois, force est de constater que les pratiques actuelles de démocratie participative restent limitées. Je suis donc un peu gêné de vous entendre dire qu'il convient d'aller encore plus loin, vers une autonomie des citoyens. Cela ne me pose pas de problème en soi mais on a déjà du mal à développer les dispositifs participatifs, à permettre la co-élaboration des décisions. Dans un premier temps, nous pouvons éviter de limiter nos processus de consultation existants aux simples « sujets de trottoirs » ; mon expérience des conseils de quartiers dans une petite commune de 3 600 habitants m'a permis de dépasser ces thèmes pour aborder des enjeux plus larges comme l'intercommunalité ou le budget. Aussi, même si j'entends qu'il est nécessaire d'aller plus loin, comment faire pour développer l'autonomie des citoyens ? Par exemple, les budgets participatifs concernent aujourd'hui essentiellement des aménagements de proximité.

M. René Danesi. - En tant que sénateur du Haut-Rhin, je suis frontalier de la Suisse. Ayant été maire d'une petite commune de 300 habitants pendant plus de 40 ans mais aussi président d'une communauté de communes, je n'ai, pour ma part, pas eu besoin de démocratie participative ; chaque habitant pouvait me joindre facilement lorsqu'il avait quelque chose à me dire, le plus souvent d'ailleurs lorsqu'il y avait un problème ! Cette démocratie « à l'ancienne », où chacun peut aisément s'exprimer, fonctionne pour des petites collectivités, même s'il est vrai que la fermeture des cafés ont rendu les choses plus difficiles. Mais tout se complique surtout pour les collectivités territoriales de plus grande échelle.

Pour autant, j'ai toujours milité en faveur de la pétition et du referendum d'initiative locale. Je regrette que le dispositif existant soit tellement encadré d'un point de vue juridique qu'il est difficilement utilisable.

Toutefois, « tout ce qui brille n'est pas or ». En tant que voisin de la Suisse, je constate que, si les citoyens sont souvent consultés par la voie du referendum, la participation ne dépasse généralement pas la moitié des électeurs. En France, les électeurs ne se déplacent pas parce qu'ils ne sont pas contents, en Suisse c'est au contraire parce qu'ils le sont, alors que le taux de chômage est très faible et que l'économie fonctionne bien. Il existe, bien entendu, quelques exceptions, la participation a, par exemple, été bien plus élevée lors du referendum sur l'interdiction de construire de nouveaux minarets ou celui relatif à l'instauration de quotas de travailleurs étrangers. Ces referendums n'ont d'ailleurs pas manqué de provoquer la désapprobation de l'Union européenne, même si la Suisse n'en est pas membre puisqu'elle a refusé de l'intégrer en raison de la politique agricole. Bruxelles a fait pression sur le Gouvernement suisse pour limiter l'impact du referendum sur les quotas de travailleurs étrangers afin de préserver le principe de libre circulation des biens et des personnes. Cela aura des conséquences, le Gouvernement suisse hésitera probablement avant de demander un nouveau referendum.

La réalité est aussi, comme je l'ai vécu dans le Haut-Rhin, qu'il est de plus en plus difficile de trouver des candidats compétents et disposés à servir l'intérêt général. Ainsi, dans mon département, deux des 377 communes ne parvenaient pas à boucler de liste pour les élections municipales et risquaient d'être fusionnées avec une commune voisine. Les difficultés à trouver des personnes susceptibles de s'engager apparaissent également dans les associations mais aussi parmi les sapeurs-pompiers. Il y a moins d'engagement, moins d'intérêt pour la chose publique. Par contre, les individus sont toujours disposés à s'opposer à un projet en signant une pétition.

La question du renouvellement des personnes ne concerne pas uniquement le milieu politique, elle touche l'ensemble des élites. Où est l'ascenseur social ? Il est vrai que les fonctions électives sont occupées par nombre d'anciens assistants parlementaires par exemple, mais c'est aussi parce que d'autres catégories d'individus, pourtant intéressés par la vie publique, ne souhaitent pas s'engager au regard des contraintes et de la faiblesse des résultats obtenus.

D'ailleurs, notre démocratie est en crise en raison d'un manque de résultats, les citoyens ayant l'impression que les choses sont les mêmes quel que soit le sens du vote. Pourquoi ? Parce que les décisions sont, en réalité, prises à Wall Street, à la City, mais aussi à Bruxelles. Les Français se demandent à quoi servent leurs élus face, par exemple, à la délocalisation de leurs emplois. L'ouvrier français est ainsi mis en concurrence avec d'autres ouvriers dans d'autres pays, ce qui permet, au prix de l'exploitation de l'ensemble de la chaîne, d'avoir un jean à 10 euros. En outre, on fait venir des salariés étrangers, qui concurrencent les salariés français sur place, pour pouvoir consommer moins cher.

Sans être aux extrêmes politiques, certaines personnes me demandent à quoi je sers en tant que sénateur.

Vous n'avez pas évoqué les médias qui pourtant devraient concourir à l'exercice de la démocratie. À l'inverse, en lisant vingt journaux, vous lisez dix-huit fois la même chose : c'est la pensée unique ! Sans aucune gêne, les experts - les mêmes qui disaient que l'économie britannique s'effondreraient dans la semaine qui suivrait le Brexit - ont expliqué huit jours après le contraire. Les médias jouent un rôle dans le fait de décrédibiliser la démocratie. Les sondages montrent que si les élus nationaux ont 11 % de confiance, les médias atteignent à peine 24 % tandis que les élus locaux restent au-dessus des 50 % car ils peuvent être interpellés directement par les citoyens.

Je ne crois pas à l'alternative de la démocratie participative sur internet. Les personnes concernées sont peu nombreuses : après avoir pris le pouvoir économique dans le cadre de la mondialisation, elles veulent prendre le pouvoir politique pour éliminer les élus politiques les plus anciens dont je fais partie.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Pour rester raisonnable, je poserai deux questions précises. Dans la gamme de tous les instruments participatifs existant, lesquels nous recommanderiez-vous plus particulièrement, au niveau local comme national ? Pour vous, le numérique est-il « l'eldorado » de la démocratie participative de demain avec les civic techs comme avenir de la démocratie participative ou est-ce seulement un outil parmi d'autres, du fait notamment des biais de motivation susceptibles d'être engendrés ?

M. Henri Cabanel, président. - Vous avez parlé du statut de l'élu. Pourriez-vous préciser ?

M. Rémi Lefebvre. - Par hypocrisie, on dit que le statut de l'élu n'existe pas alors qu'il y a des dispositions statutaires. Ce déni permet de ne pas aborder cette question de peur de donner l'impression d'améliorer la situation des élus et de banaliser le métier d'élu. D'où des arrangements, comme cumuler sa fonction de maire avec un poste d'assistant parlementaire à temps partiel...

Je suis pour augmenter les élus, limiter le cumul des mandats dans le temps et leur proposer des formations pour assurer des débouchés. Cette limitation du nombre de mandats doit être promue en contrepartie de l'amélioration du statut de l'élu, comme la rémunération des élus en milieu urbain...

M. Henri Cabanel, président. - ... ou rural !

M. Rémi Lefebvre. - Oui, les élus locaux ne sont pas assez indemnisés. Cette question doit donc être posée dans le débat public.

S'agissant de la proximité à conserver en matière de démocratie participative et de la « démocratie à l'ancienne », je ne dis pas, en critiquant la « démocratie de la crotte de chien », que la participation ne doit pas être prise avec les attentes des citoyens. Justement, pour moi, l'élu n'est plus forcément un élu de proximité. La proximité a changé, ne serait-ce que par la fermeture des cafés évoquée tout à l'heure. La mythologie de l'imagerie villageoise et du maire de proximité est contredite pas la réalité. C'est la raison pour laquelle les élus se lancent dans la démocratie participative. Même dans les petites communes, les élus ne voient plus la population qui ne se rend plus dans les manifestations locales et qui, en raison de la périurbanisation, peut avoir des attaches locales très faibles avec leur lieu de résidence. Le taux de notoriété des élus locaux baisse comme le niveau d'autochtonie. Des habitants ne veulent pas participer à l'échelle micro-locale, faute d'intérêt. Il faut une offre de participation multi-niveaux.

Je suis favorable à assouplir les conditions d'organisation des référendums locaux et le référendum d'initiative citoyenne.

M. Rémi Lefebvre. - La participation aux dispositifs démocratiques prend du temps. Il faut tenir compte de l'activité professionnelle des citoyens, de leur vie familiale et de leurs loisirs tout en dégageant un temps de participation politique.

Je crois en la réflexion sur le « crédit-temps », un droit donné aux citoyens pour participer, notamment aux conseils citoyens de la politique de la ville. Aujourd'hui, les personnes retraitées sont très présentes dans ces dispositifs car elles ont du temps et des moyens. Il faut intégrer cette variable du temps à nos réflexions.

M. Loïc Blondiaux. - Il est en effet indispensable de rendre possible une certaine disponibilité des citoyens, ce qui, dans le contexte socio-économique actuel, est très compliqué.

Toutefois, il faut aussi reconnaître un droit à l'indifférence des citoyens. Ceux-ci ne doivent pas être culpabilisés s'ils ne participent pas ! La citoyenneté est forcément intermittente. Les citoyens ne se mobilisent que sur des sujets sur lesquels ils se sentent concernés ou sur lesquels on les implique de manière spécifique, via le tirage au sort.

Je prendrai l'exemple de la petite commune de Saillans, 1 300 habitants, dans la Drôme, qui est en train de se transformer en mythe. Les habitants de cette commune ont décidé de changer complètement la pratique politique. La nouvelle municipalité associe systématiquement les citoyens à l'élaboration des politiques publiques et la personnalisation du rôle de maire a été remise en cause.

Après deux ans et demi d'expérience, les enquêtes montrent qu'un cinquième des citoyens ont participé à des groupes de travail ou à des réunions, ce qui leur a permis d'être directement associés à cette démocratie participative. Toutefois, tous les autres connaissent cette expérience et, surtout, se félicitent de pouvoir y participer. Il faut admettre que la participation est un droit, que l'on peut ne pas exercer.

Pour répondre à la question portant sur les médias, il est vrai que ceux-ci font davantage partie du problème que de la solution. Il faut compenser leurs défaillances, parce qu'ils ne remplissent plus leur fonction d'organisation du débat public sur les enjeux controversés, à l'échelle nationale, évidemment, mais aussi parfois à l'échelle locale.

Le numérique, quant à lui, est un instrument tout à fait intéressant, qui a des avantages et des inconvénients.

Parmi les avantages, le numérique s'adapte à la faible disponibilité physique des citoyens, puisque l'on peut participer de chez soi, sans être obligé d'assister à des réunions très longues et prenantes. Ainsi, il correspond mieux aux conditions de vie des citoyens. Enfin, les jeunes, au moins les plus éduqués d'entre eux, ont une familiarité beaucoup plus grande avec les outils numériques qu'avec les dispositifs traditionnels de démocratie participative. Quand vous avez 18 ans, et sauf si vous voulez faire une carrière politique, vous n'avez pas envie de passer du temps dans les réunions de quartier, qui sont très ennuyeuses, alors que le numérique permet des formes d'implication plus diverses, plus ludiques et plus efficientes.

Toutefois, le numérique laisse toujours de côté une partie de la population. Il manque de représentativité sociologique réelle. La participation doit donc impliquer aussi des face à face et des réunions. Le numérique et l'implication physique ne sont pas exclusifs et doivent être associés.

Enfin, pour répondre à votre question, monsieur le rapporteur, les deux dispositifs de démocratie participative qui me semblent les plus intéressants sont les budgets participatifs et les jurys citoyens. Ils sont parfaitement rodés et ont donné de bons résultats, même si les préconisations des jurys citoyens ne sont pas souvent reprises, hélas, par ceux qui les organisent.

M. Henri Cabanel, président. - Messieurs les professeurs, nous vous remercions.

La réunion est close à 19 h 20.