Mercredi 25 janvier 2017

- Présidence de M. Jean-Pierre Raffarin, président -

La réunion est ouverte à 9 h 35

Projet de loi autorisant la ratification de l'accord de passation conjointe de marché en vue de l'acquisition de contre-mesures médicales - Examen du rapport et du texte de la commission

La commission examine le rapport de M. Bernard Cazeau et le texte proposé par la commission pour le projet de loi n° 230 (2016-2017) autorisant la ratification de l'accord de passation conjointe de marché en vue de l'acquisition de contre-mesures médicales.

M. Bernard Cazeau, rapporteur. - Nous examinons aujourd'hui le projet de loi autorisant la ratification de l'accord de passation conjointe de marché en vue de l'acquisition de contre-mesures médicales.

Cet accord fait suite aux critiques soulevées par la gestion de la pandémie grippale A-H1N1 de 2009, notamment dans le rapport de la commission d'enquête du Sénat de juillet 2010 et le rapport de la Cour des Comptes de février 2011. Tirant les leçons de cette pandémie, le Conseil de l'Union européenne a invité, dès septembre 2010, la Commission européenne à élaborer un mécanisme de passation conjointe de marchés concernant les vaccins et les médicaments antiviraux qui permettent aux États membres, sur une base volontaire, « de mettre en place des approches communes en matière de négociation de contrats avec l'industrie qui incluent clairement des questions relatives à la responsabilité, à la disponibilité et aux prix des médicaments, ainsi qu'à la confidentialité ». En octobre 2013, le Parlement européen et le Conseil de l'Union européenne, ont adopté une décision (N° 1082/2013, et son article 5, plus précisément) qui sert de base légale au présent accord.

Cet accord a pour objet de permettre aux États membres, qui l'ont signé et ratifié, ainsi qu'à la Commission européenne, d'engager une procédure conjointe de passation de marché, en vue de l'achat anticipé de contre-mesures médicales relatives à des menaces transfrontières graves de santé. La menace transfrontière grave sur la santé est définie comme « un danger mortel ou tout autre danger grave pour la santé, d'origine biologique, chimique, environnementale ou inconnue, qui se propage ou présente un risque important de propagation par-delà les frontières nationales des États membres, et qui peut nécessiter une coordination au niveau de l'Union afin d'assurer un niveau élevé de protection de la santé humaine ». À titre d'exemple, on peut citer le virus Ebola, les coronavirus comme le Syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS).

Les contre-mesures médicales (article 2 du présent accord) sont définies comme «tout médicament, dispositif médical ou autre bien ou service destiné à la lutte contre des menaces transfrontières graves sur la santé ». Il peut s'agir de médicaments antiviraux, de vaccins, d'outils de diagnostic ou bien encore d'équipements de protection. Ainsi, dans l'éventualité d'un risque sanitaire transfrontière important, cet accord vise à garantir que les vaccins et autres contre-mesures médicales seront disponibles en quantités suffisantes, que tous les États membres participants auront accès aux vaccins ou contre-mesures médicales, qu'ils seront traités de façon égale et bénéficieront de conditions contractuelles correctes, s'agissant notamment des prix, compte tenu de l'effet de levier.

Je tiens à dire d'emblée que la conclusion de cet accord, si elle ouvre la possibilité de sortir du cadre national pour constituer des stocks, n'oblige pas pour autant la France à participer ultérieurement aux procédures conjointes de passation de marché conduites par la Commission européenne. C'est sur la stricte base du volontariat. J'ajoute que si la France décidait de s'engager dans une telle procédure, elle aurait la possibilité de s'en retirer, même très tardivement.

En effet, l'accord donne aux États participants des possibilités de renonciation ou d'annulation de la procédure, pour des raisons fondées et dûment motivées -prix trop élevé, non-respect de critères techniques - soit avant l'attribution du marché ou la signature du contrat, si c'est une démarche collective ; soit avant l'attribution du marché si c'est une démarche individuelle. Je termine ces remarques liminaires en vous disant que l'accord donne la possibilité à un État contractant de revendre ou de donner des contre-mesures médicales acquises dans le cadre d'une procédure conjointe de passation de marché à un ou plusieurs autres États contractants qui viendraient à en manquer par exemple.

Cet accord a un contenu essentiellement technique que je vous décris à grands traits. Il fixe la répartition des compétences entre le Commission européenne et les États membres contractants ainsi que les modalités pratiques régissant la procédure conjointe de passation de marché, conformément aux directives « marchés publics » qui ont été transposées dans le code des marchés publics français. La Commission européenne assure la préparation et l'organisation globales de la procédure. Elle est l'unique représentant des parties contractantes auprès des opérateurs économiques, des candidats ou des soumissionnaires tout au long de la procédure ainsi que dans toute instance. Les États membres contractants interagissent par l'intermédiaire de comités dans lesquels ils sont représentés. Un représentant du ministère de la santé, assisté d'un représentant de l'Agence nationale de santé publique représentera la France dans le Comité directeur de l'accord de passation conjointe de marché qui est une instance stratégique, tandis que l'agence de santé représentera l'État français dans les comités directeurs qui seront constitués pour la préparation des marchés spécifiques et le pilotage de la procédure. Tout membre du comité directeur de l'accord peut proposer l'ouverture d'une procédure de passation de marché, mais celle-ci n'est ouverte que si au moins 5 parties contractantes, dont la Commission, y sont favorables. Ensuite, le comité directeur spécifique décide du type de procédure - procédure d'appel d'offres, procédure négociée, dialogue compétitif - ainsi que du type et de la durée du marché attribué. Cet accord est déjà en vigueur pour 23 des 24 États membres qui l'ont signé et ratifié. La Commission européenne a lancé, en 2016, une passation conjointe de marché pour l'acquisition de tenues de protection individuelles à utiliser pour le traitement de maladies infectieuses graves comme Ebola. La France, qui a fort heureusement encore du stock, n'a pas pu y prendre part.

En conclusion, je recommande l'adoption de ce projet de loi, d'autant que La France est le dernier pays dont le processus de ratification est encore en cours et qu'elle espère pouvoir participer à la prochaine procédure conjointe, début 2017, pour l'acquisition de vaccins grippaux pandémiques. Selon les services du ministère de la santé auditionnés (audition du 30 novembre 2016), la seule incertitude porterait sur la capacité de la Commission européenne à conduire les négociations et à obtenir les meilleurs prix. Les experts français en matière d'achats publics de l'agence nationale de santé publique et du Conseil économique des produits de santé pourraient alors être un soutien déterminant.

L'examen en séance publique aura lieu le jeudi 26 janvier 2017, selon la procédure simplifiée, ce à quoi je souscris.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Y a-t-il des oppositions à ce texte, ou des abstentions ?

Suivant la proposition du rapporteur, la commission a adopté, à l'unanimité, le rapport et le projet de loi précité.

Projet de loi autorisant la ratification de la convention relative à l'assistance alimentaire - Examen du rapport et du texte de la commission

La commission examine le rapport de Mme Marie-Françoise Perol-Dumont et le texte proposé par la commission pour le projet de loi n° 137 (2016-2017) autorisant la ratification de la convention relative à l'assistance alimentaire.

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont, rapporteure. - La convention relative à l'assistance alimentaire, dont l'autorisation de ratification est l'objet du projet de loi qui nous est soumis après l'Assemblée nationale, a été adoptée à Londres en avril 2012 et signée par la France au mois de novembre de la même année.

Cette convention multilatérale, placée sous la supervision du Conseil international des céréales, est la nouvelle version de plusieurs conventions similaires qui, depuis 1967, traduisent l'engagement des États signataires, et de la France en particulier, à réduire la faim dans le monde. Elle est entrée en vigueur le 1er janvier 2013 et se substitue, en la modernisant, à la convention de 1999, qui s'est révélée moins efficace qu'attendu pour combattre ce fléau. En effet, la persistance d'une situation critique en matière de sous-nutrition appelle de nouveaux outils internationaux d'assistance et un engagement renouvelé des économies développées.

Je voudrais tout d'abord souligner la gravité persistante de l'insécurité alimentaire dans le monde, qui a motivé l'adoption d'une nouvelle convention sur l'assistance alimentaire :

Selon les chiffres de l'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture, le nombre de personnes sous-alimentées dans le monde a diminué en valeur absolue, passant d'un milliard environ en 1990 à 794 millions en 2014. Mais cette amélioration est à nuancer, puisqu'une augmentation sensible est observée en Afrique subsaharienne, le chiffre passant de 175 millions de personnes en 1990 à 220 millions en 2014. 65 % des personnes en insécurité alimentaire dans le monde se trouvent cependant en Asie du Sud, notamment sur le sous-continent indien. 20 pays se trouvent aujourd'hui en situation d'insécurité alimentaire structurelle et menacent de basculer dans une crise majeure au moindre accident conjoncturel (sécheresse, crise politique ou variation des prix agricoles).

C'est dans ce contexte que 13 pays développés et l'Union européenne ont déjà ratifié la convention relative à l'assistance alimentaire de 2012. Les États parties membres de l'Union européenne sont l'Autriche, le Luxembourg, l'Espagne, la Slovénie, le Danemark et la Suède. Les États-Unis, la Russie et le Canada l'ont également ratifiée.

Avant d'en venir aux avancées que comporte cette convention, je souhaiterais exposer succinctement les principes du cadre international de l'assistance alimentaire, tel qu'il a été mis en place depuis le Congrès mondial de l'alimentation de 1963.

L'insécurité alimentaire est depuis cette date, hélas, régulièrement présentée dans les enceintes internationales comme l'une des grandes causes mondiales de notre temps. En 2015, l'Assemblée générale des Nations unies a adopté les objectifs du développement durable à l'horizon 2030, que la France a d'ailleurs contribué à identifier. Reconduisant l'un des « Objectifs du Millénaire » définis en 1990, l'Assemblée générale a ainsi retenu comme deuxième objectif l'éradication de l'insécurité alimentaire dans un contexte contraint par le changement climatique. A ces enjeux structurels s'ajoutent les crises, souvent humanitaires au départ, qui se changent rapidement en crises alimentaires. Elles ont été nombreuses en 2016 : la crise syrienne bien sûr, qui a fortement mobilisé les moyens de l'aide alimentaire française pour répondre aux besoins de près de 4,5 millions de réfugiés au Levant ; le phénomène climatique El Nino, qui a frappé l'Afrique ; les crises sécuritaires au Burundi, en Centrafrique, au Nigeria, au Yémen, et j'en passe... Le constat des Nations unies est le suivant - et il est sans appel : pour nourrir 9 milliards de personnes d'ici à 2050 et éradiquer les menaces de crises alimentaires majeures, il faudra augmenter la production agricole mondiale de 60 %.

Nous en sommes évidemment très loin, et des zones de tension grave persistent ; pour les soulager, plusieurs conventions relatives à l'aide alimentaire ont été adoptées depuis 1967. La présente convention, comme je l'ai indiqué, prend la suite de celle de 1999, qui a expiré en juin 2012. Dans cette précédente convention, les pays développés disposant d'excédents agricoles s'engageaient à fournir aux pays en développement qui en avaient besoin un minimum d'aide alimentaire, notamment de céréales et de denrées non-périssables.

Plusieurs aspects de ce cadre international préexistant demeurent inchangés par la convention signée de 2012 que nous examinons :

L'organisation administrative d'abord : la convention de 1999 avait mis en place un Comité d'aide alimentaire chargé de veiller à la bonne application de la convention et de traiter toute question relative à son application. Le secrétariat de ce comité était assuré par le secrétariat du Conseil international des céréales qui administre la Convention sur le commerce des céréales de 1995. Cette organisation demeure en l'état.

Le régime juridique général de la nouvelle convention est également le même, en particulier son articulation avec l'Accord relatif à l'agriculture de l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC) de 1994, qui comporte des dispositions relatives à l'assistance alimentaire : la présente convention ne modifie ni ne permet de déroger à des obligations souscrites dans le cadre de l'OMC. Elle n'affecte donc en rien nos engagements commerciaux internationaux.

De même, les modalités de versement de l'aide alimentaire française sont inchangées. La sélection et le suivi des projets d'aide resteront comme aujourd'hui assurés de manière décentralisée par nos ambassades, qui entretiennent le dialogue avec les acteurs locaux. C'est ce dialogue qui permet d'identifier précisément les besoins sur place et d'allouer ainsi notre aide alimentaire de la manière la plus pertinente possible aux populations concernées, femmes et enfants notamment. Cette présence permet également aux autorités et aux populations locales d'identifier l'origine de l'aide qui leur est apportée et contribue ainsi au rayonnement de la France. Après cette phase de détermination des besoins par nos postes diplomatiques, l'aide continuera de transiter par des opérateurs bénéficiaires, comme aujourd'hui, sur la décision du Comité interministériel de l'aide alimentaire, qui réunit les ministères chargés des affaires étrangères, de l'agriculture et de l'économie, ainsi que l'Agence française de développement (AFD). Enfin, le versement effectif de l'aide sera toujours effectué via ces opérateurs partenaires de la France, qui demeurent en priorité le Programme alimentaire mondial, le Comité international de la Croix Rouge, l'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture, ainsi que différentes organisations non gouvernementales comme « Action contre la faim ».

Bref, le cadre administratif et juridique pour notre pays et les États parties demeurent les mêmes que sous l'empire de la convention d'assistance alimentaire précédente de 1999.

Cependant, les pays donateurs ont estimé en 2012 que plusieurs caractéristiques techniques de cette convention la rendaient moins efficace qu'espéré, voire contre-productive.

J'en viens donc aux avancées de la présente convention relative à l'assistance alimentaire par rapport à sa devancière :

La France et l'Union européenne notamment ont estimé qu'il était nécessaire de faire évoluer la logique de dons en nature de surplus agricoles, qui était celle des conventions précédentes depuis 1967, vers une architecture de contributions plus modulable, centrée sur les pays les plus vulnérables.

La présente convention prend ainsi acte d'un basculement du principe d'aide uniquement en nature, qui s'avère souvent déstabilisatrice pour les marchés locaux, vers une stratégie d'assistance portée par une multiplicité d'instruments. La gamme des outils de l'aide alimentaire est ainsi élargie aux bons d'achat, aux transferts monétaires, à la fourniture de semence ou aux interventions vétérinaires. Il s'agit de cette façon de mettre fin aux effets pervers de mécanismes d'assistance qui empêchent le développement de filières locales. La nouvelle convention doit donc permettre une plus grande adaptabilité des interventions et une meilleure coordination des bailleurs. En outre, elle favorise désormais la programmation d'engagements des États contributeurs en valeur monétaire : la France avait ainsi annoncé en 2012, pour la période 2013-2015, un engagement minimum de 35 millions d'euros par an d'aide alimentaire, montant d'aide d'ailleurs constant depuis 2009. Pour ce qui est de l'année 2015, sur un total de 35 millions d'euros :

- 10,6 millions d'euros ont été alloués au Levant ;

- 8,1 millions à l'Afrique de l'Ouest ;

- 6,7 millions d'euros à l'Afrique centrale ;

- 3 millions d'euros à l'Afrique australe et orientale ;

- 2,4 millions d'euros à l'Asie.

56 % de cette aide a été fournie en nature, notamment pour celle concernant la crise au Moyen-Orient. Le reste de l'aide est décliné sous forme de distribution d'argent liquide, de cartes de paiements ou de coupons.

Chaque État partie à la convention doit en outre produire, chaque année, un rapport par lequel il rend compte de la manière dont il a rempli son engagement en matière d'aide alimentaire. Il doit également échanger avec les autres parties des informations sur sa politique en ce domaine, et les résultats de celle-ci. Ces obligations de compte-rendu (« reporting ») et d'échange d'informations sont de nature à renforcer la coordination internationale de l'assistance alimentaire et à en améliorer le ciblage.

Enfin, la nouvelle convention donne la priorité aux pays les moins avancés dans l'allocation des aides, et elle privilégie le caractère humanitaire de ces aides : l'assistance alimentaire visée par cette convention est une assistance de court terme, adaptée aux situations d'urgence, plutôt qu'une assistance à long terme qui fait l'objet d'autres secteurs des politiques d'aide au développement, comme les programmes de l'AFD sur la durabilité des pratiques agricoles. Dans un contexte de multiplication des crises alimentaires dues au changement climatique ou à des crises politiques, notamment sur le continent africain et au Moyen-Orient, cette nouvelle logique de réaction rapide apparaît en effet comme plus pertinente.

La convention de 2012 marque ainsi un tournant dans l'approche multilatérale de l'aide alimentaire. Elle devrait en particulier permettre à la France de mener une action plus efficace en Afrique, continent gravement touché par l'insécurité alimentaire et premier récipiendaire de notre aide alimentaire, grâce à une palette d'instruments plus large. Le volet humanitaire de court terme prévu par cette convention constitue également une réponse à la crise des réfugiés au Moyen-Orient, zone à laquelle nous avons consacré près d'un tiers de notre effort en matière d'aide alimentaire en 2015, soit, comme je l'ai dit, près de 11 millions d'euros.

En conclusion, cette nouvelle convention représente un outil plus flexible et mieux adapté à la réalité humanitaire du XXIème siècle. Elle constitue un cadre plus respectueux des économies locales et doit permettre à la fois un soutien à la résilience des pays fragiles et une gestion de crise sensiblement améliorée.

C'est pourquoi je recommande à notre commission l'adoption de ce projet de loi, qui ne soulève d'ailleurs pas de difficulté particulière et a été adopté par l'Assemblée nationale le 23 novembre 2016. Il sera examiné en séance publique, en procédure simplifiée, demain, jeudi 26 janvier.

Mme Nathalie Goulet. - Merci à la rapporteure pour son exposé et, en particulier, pour la mention qu'elle a faite du Yémen. Ce pays, en effet, est aujourd'hui frappé par une grave crise alimentaire.

Le sujet de l'aide alimentaire est essentiel, car il touche directement à l'humain. Les enjeux vont bien au-delà de simples questions administratives.

Je ne formulerai que quelques observations. La gestion de l'aide alimentaire soulève une série de difficultés de coordination : entre programmes d'aide alimentaire d'abord ; avec les programmes de lutte contre le gaspillage alimentaire ensuite ; enfin, avec notre propre politique nationale d'aide aux territoires, dans le contexte d'un monde agricole en crise et paupérisé. Par ailleurs, quel triste paradoxe que la moitié du monde meure de faim pendant que l'autre est au régime !

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont, rapporteure. - Merci, chère collègue, pour vos observations. Je tiens à dire que je partage votre indignation. Quand on voit que, comme je l'ai indiqué, nourrir la population mondiale d'ici à 2050 et éradiquer les menaces majeures de crises alimentaires supposerait d'augmenter la production agricole mondiale de 60 %, on mesure l'ampleur de la tâche et la modestie des initiatives actuelles...

Je partage également votre préoccupation en ce qui concerne le lien entre aide alimentaire et lutte contre le gaspillage alimentaire.

M. Alain Gournac. - Une simple observation : il n'est pas rare que, dans les pays bénéficiaires de programmes d'aide alimentaire, les produits provenant de ceux-ci se retrouvent sur le marché, après avoir été détournés.

Suivant l'avis de la rapporteure, la commission adopte le rapport ainsi que le projet de loi précité.

Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République italienne signé le 24 février 2015 pour l'engagement des travaux définitifs de la section transfrontalière de la nouvelle ligne ferroviaire Lyon-Turin - Examen du rapport et du texte de la commission

La commission examine le rapport de M. Yves Pozzo di Borgo et le texte proposé par la commission pour le projet de loi n° 271 (2016-2017) autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République italienne signé le 24 février 2015 pour l'engagement des travaux définitifs de la section transfrontalière de la nouvelle ligne ferroviaire Lyon-Turin.

M. Yves Pozzo di Borgo, rapporteur. - Monsieur le Président, mes chers collègues, nous examinons aujourd'hui le projet de loi autorisant l'approbation de l'accord franco-italien de février 2015 pour l'engagement des travaux définitifs de la section transfrontalière de la nouvelle ligne ferroviaire Lyon-Turin.

Le projet de liaison ferroviaire Lyon-Turin, projet phare de la coopération franco-italienne, a déjà fait l'objet de trois accords entre la France et l'Italie, tous ratifiés par la France : l'accord de janvier 1996 créant une commission intergouvernementale pour le Lyon-Turin ; l'accord de janvier 2001 pour la réalisation d'une nouvelle ligne Lyon-Turin, qui a conduit notamment à la création d'un promoteur public chargé de mener les études, les reconnaissances et les travaux préliminaires et enfin l'accord de janvier 2012 - voté à la majorité de nos collègues - pour la réalisation et l'exploitation de la nouvelle ligne.

Cet accord correspond à l'avenant prévu à l'article 4 de l'accord de 2001, afin d'engager les travaux définitifs de la section transfrontalière de la ligne Lyon-Turin, soit le franchissement du massif alpin par un tunnel de base de 57,5 km de long - dont 45 km en France et 12,5 km en Italie - entre Saint-Jean-de-Maurienne en France et Suse - Bussoleno en Italie. Il s'agit de substituer à la ligne de montagne historique de la Maurienne et au tunnel ferroviaire du Fréjus situé à plus de 1 300 mètres d'altitude - les sections très pentues obligent les trains de fret à rouler à 30 km/h et à être tractés par deux, voire trois locomotives - une ligne de plaine, plus compétitive et répondant aux standards internationaux.

Après la ratification de cet accord, le promoteur public, la société TELT (Tunnel Euralpin Lyon Turin), détenue pour moitié par chacun des deux États, sera chargée de la réalisation des travaux définitifs de la section transfrontalière entre 2017 et 2029, puis de son exploitation. Depuis 2001, trois galeries de reconnaissance ont été réalisées, côté France, et deux autres sont actuellement en cours en France et en Italie. Sur l'ensemble des travaux d'excavation, 10 % ont déjà été réalisés et 20 % ont fait l'objet de l'attribution de marchés. 30 % des travaux sont déjà réalisés ou en passe de l'être.

Cet avenant comprend l'accord de février 2015 permettant l'engagement des travaux définitifs, le protocole additionnel de mars 2016 et le règlement des contrats en vue de lutter contre les tentatives d'infiltration mafieuse validé par la commission intergouvernementale en juin 2016.

Le protocole additionnel fixe le coût de la section transfrontalière à un peu plus de 8 milliards d'euros (valeur janvier 2012), coût certifié par le groupement belge Tractebel Engineering-Tuc Rail en 2015. La Commission européenne a attribué à ce chantier une subvention d'environ 810 millions d'euros, pour la période 2014-2019, au titre du Mécanisme pour l'Interconnexion en Europe (MIE) et montre son intention de le financer au-delà de 2019, soit une prise en charge des travaux à hauteur de 40 %, le taux maximal. Aux termes de l'accord de 2012, les coûts de réalisation de la section transfrontalière seront répartis selon la clé de répartition suivante : 42,1 % pour la France et 57,9 % pour l'Italie (la clé de répartition sur l'ensemble de la ligne Lyon-Turin est de 50 % pour la France et de 50 % pour l'Italie), déduction faite de la participation de l'Union européenne qui couvrira 40 % des travaux. La participation financière de la France s'élève à un peu plus de 2 milliards d'euros (valeur janvier 2012), soit 25 % du coût total du projet.

Le financement de la participation financière française, environ 200 millions d'euros chaque année sur 12 ans, pourrait venir du Fonds de développement d'une politique intermodale des transports dans le massif alpin (FDPITMA), alimenté par les recettes des tunnels routiers du Mont Blanc et du Fréjus (environ 15 millions d'euros par an). De nouvelles recettes résultant de la mise en oeuvre d'un sur-péage perçue pour la circulation des poids lourds sur certains tronçons autoroutiers de montagne, au titre de la directive « Eurovignette » de 1999, conformément aux recommandations de la mission parlementaire de MM. Michel Destot et Michel Bouvard, font l'objet de discussion avec la Commission européenne. 290 millions d'euros d'autorisations d'engagement viennent d'être inscrits au budget 2017 de l'Agence de Financement des Infrastructures de Transport de France, l'AFITF. Cela ne veut toutefois pas dire que la pérennité du financement est complétement assurée !

Voyons maintenant le règlement destiné à lutter contre les infiltrations mafieuses dans les contrats conclus par le promoteur public, TELT. C'est la première fois qu'un tel dispositif antimafia s'appliquera au plan transnational à un grand chantier européen de travaux publics.

En quoi consiste ce dispositif qui existe déjà dans la législation italienne? Des motifs d'exclusion des contrats, des contrats de sous-traitance et des sous-contrats viennent compléter les dispositions de l'ordonnance de juillet 2015 relative aux marchés publics. Ils sont vérifiés par une structure binationale composée du préfet de Turin et du préfet désigné par la France: le préfet français vérifiera les entreprises françaises. Il s'agira, je crois savoir, du préfet de la région Auvergne-Rhône-Alpes. L'absence de motifs d'exclusion permet l'inscription des opérateurs économiques - en principe pour 12 mois - sur une liste blanche tenue par TELT. Pour appliquer ces nouvelles mesures de police administrative inédites en France, le préfet ne disposera pas de moyens propres et dédiés et j'ai donc interrogé le ministre de l'intérieur sur les moyens qui seront mis à la disposition de celui-ci pour qu'il puisse véritablement remplir sa mission. Tracfin, que j'ai auditionné, m'a indiqué, par exemple, qu'il ne pouvait pas informer le préfet.

Enfin, voyons les enjeux de cette section transfrontalière. Citons tout d'abord le report modal du fret et des voyageurs de la route vers le rail et la sécurisation des transports. Ce projet vise à permettre au mode ferroviaire d'assurer plus de 50 % des échanges de marchandises transitant par les Alpes franco-italiennes. Actuellement les flux routiers représentent 90 % des échanges de fret entre la France et l'Italie avec le passage annuel de 2,5 millions de poids lourds. La part modale du fer n'a cessé de diminuer pour atteindre 9,2 % en 2013. Il faudra cependant adopter une politique globale efficace en faveur du développement du fret ferroviaire pour atteindre un report de 700 000 à 1 000 000 de poids lourds par an de la route vers le rail. Un effort gouvernemental conséquent est nécessaire pour favoriser le fret ferroviaire. Le transport des voyageurs sera également facilité : Lyon-Turin se fera en 3 heures, Paris-Milan en 4 heures et Milan-Barcelone en 6 h 30. Le trafic international passerait de 1,2 million de voyageurs à 4 millions, dont 1,2 million reportés de l'aérien. Citons ensuite la protection de l'environnement. Le report modal - le train est 4 à 5 fois moins polluant qu'un transport routier - permettra la réduction des émissions de polluants nocifs et des nuisances sonores, alors que la fréquence et la durée des pics de pollution sont en augmentation dans les Alpes (Vallée de Chamonix). Je vous renvoie aux questions au Gouvernement de nos collègues à la fin de l'année dernière. La France sera ainsi à même de respecter ses engagements internationaux sur la protection des Alpes - la convention Alpine de 1991 et son protocole des transports de 2000 - et sur le climat, plus généralement.

Enfin, la liaison ferroviaire Lyon-Turin est un élément clé du corridor transeuropéen méditerranéen, au sein du réseau central du réseau transeuropéen de transport. Ce corridor assurera la liaison entre la péninsule ibérique, l'arc méditerranéen, le Nord de l'Italie, la Slovénie et la Hongrie et prend toute son importance au regard de la construction de la « route de la soie » ferroviaire par la Chine et la Russie, qui n'arrive que jusqu'à Turin. Seul tunnel orienté Est-Ouest, il devrait permettre à terme un rééquilibrage géostratégique des flux économiques et éviter une « finistérisation » de la France, en favorisant les échanges entre la France et l'Italie. La France est le deuxième client et le deuxième fournisseur de l'Italie derrière l'Allemagne. On rappelle que les échanges économiques concernés par les traversées Nord-Sud du massif alpin représentent annuellement 105 milliards d'euros tandis que ceux relatifs aux traversées Est-Ouest s'élèvent seulement à 70 milliards d'euros.

Les aménagements suisses avec les tunnels ferroviaires du Lötschberg et du Saint-Gothard - sans parler de la construction du tunnel du Brenner en Autriche - ont déjà fait basculer, hors de France, le trafic provenant du Benelux et du Royaume-Uni et à destination de l'Italie. Selon moi, la construction de cette liaison ferroviaire Lyon-Turin, qui reliera deux aires économiquement fortes, le Grand Paris et le Grand Milan, permettra d'éviter que les flux économiques ne s'écartent de la France, en marginalisant notamment sa partie ouest. Pour éviter que les containers n'arrivent plus que dans les ports néerlandais et qu'ils ne transitent plus que par les axes Nord-Sud, il faut adopter ce projet de loi.

En conclusion et pour les raisons que je viens d'évoquer, je recommande l'adoption de ce projet de loi. Dans son rapport d'information [rapport n° 858 (2015-2016)] sur le financement des infrastructures de transport, la commission des finances a indiqué, en septembre dernier, que ce projet « peut représenter une véritable opportunité économique pour le sud-est de la France ». La mise en service du tunnel de base fin 2029 ne sera toutefois possible que si les voies d'accès françaises sont opérationnelles à cette même date et une mission vient d'être confiée à ce sujet au Conseil général de l'environnement et du développement durable. J'ajouterai que ce projet a déjà eu des retombées économiques pour la région Auvergne-Rhône-Alpes avec la démarche « Grand chantier » et la signature du contrat de territoire Maurienne en septembre 2016. 500 ouvriers et techniciens travaillent déjà sur le chantier de Saint-Martin-la-Porte et la société TELT prévoit d'employer jusqu'à 4 000 personnes en France et en Italie d'ici à 2029.

Enfin, la procédure de ratification italienne s'est achevée le 12 janvier dernier.

L'examen en séance publique est prévu jeudi 26 janvier 2017, selon la procédure normale.

M. Jean-Pierre Raffarin, Président. - Le projet ferroviaire Lyon-Turin fait partie des grands projets adoptés par le Comité interministériel d'aménagement et de développement du territoire (CIADT) en 2003. Il sera intéressant de comparer les délais de réalisation des différents projets entérinés à l'époque.

Mme Éliane Giraud. - J'adresse mes félicitations au rapporteur. Je sais qu'il a procédé à de nombreuses auditions. J'ai d'ailleurs participé à celle de M. Louis Besson, Président de la Commission intergouvernementale, avec beaucoup d'intérêt. C'est un dossier très important avec une décision du CIADT que vous venez de rappeler, Monsieur le Président. L'on peut s'interroger sur la façon, dont on mène les grands projets. En région Rhône-Alpes, j'ai eu pour mission d'accompagner l'ensemble des acteurs économiques et des personnes intéressées sur ce sujet. L'Italie, il faut le rappeler, est le deuxième partenaire de la France et de la région Auvergne-Rhône-Alpes. Sur des projets de cette ampleur, il faut être capable de mettre en place une réflexion pour maintenir une dynamique et pour faire en sorte que des oppositions, qui sont des visions à court terme, ne prennent pas le pas sur des visions stratégiques. C'est un projet très stratégique pour la France et pour l'Europe, notamment sur les liaisons Est-Ouest jusqu'en Europe centrale. Il a été ciblé comme tel et la section transfrontalière que l'Europe finance en est une partie fondamentale. Aujourd'hui, certains disent qu'il aurait fallu commencer par les voies d'accès et que la création d'une voie supplémentaire aurait été suffisante. Rendre le fret compétitif, c'est un problème de pente et le doublement de la voie actuelle n'aurait donc pas permis de régler ce point. Le creusement de la section internationale est prévu au niveau de Saint-Jean-de-Maurienne qui est à peu près à la même hauteur que Saint-Etienne. Il faut donc faire en sorte que l'on ait le moins de pente possible et c'est la raison pour laquelle, ce projet est important au plan économique, écologique et pour le devenir des échanges et des traversées des Alpes. La question du financement a été examinée très précisément par Michel Destot et Michel Bouvard, un député et un sénateur, un Isérois et un Savoyard. Il faut rappeler aussi que la question des tunnels routiers en Savoie est une question majeure, avec l'accident du tunnel du Mont-Blanc notamment, ainsi que les routes de Maurienne encombrées par les camions. C'est un projet très important pour les populations qui vivent dans ces vallées polluées. Le coût de l'opération a finalement été tranché à la suite de discussions très longues avec l'Italie. Aujourd'hui, l'on sait qu'il faudra trouver environ 200 millions par an, pendant douze ans. Je rappelle que les investissements annuels de l'Etat dans les transports s'élèvent à 15 milliards d'euros depuis les années 2000. C'est donc tout à fait réalisable ! Il faut naturellement qu'il ait aussi une réflexion sur les voies d'accès et sur l'ensemble du réseau de fret régional, mais je sais que différents acteurs, y compris la région, ont déjà commencé, en lien avec l'Etat. Nous voterons ce rapport, car ce projet a beaucoup d'intérêt pour les régions mais aussi pour les populations. Je vous invite, Monsieur le Président, et vous aussi, mes chers collègues, à venir rendre visite au tunnelier Federica, car c'est un chantier extrêmement important et intéressant. Je veux juste finir, en rappelant qu'une procédure « Grand chantier » est en cours. La région et l'Etat mènent également des discussions avec les agriculteurs dont les exploitations sont concernées par ce projet.

M. Jean-Marie Bockel. - Je remercie le rapporteur pour son excellent rapport. Une belle cause défendue avec conviction ! Je voterai naturellement pour. Si au début des années 2000, Monsieur le Président, vous avez fait avancer les dossiers, on peut dire aujourd'hui que les majorités se succèdent mais que le sujet du ferroviaire demeure. La France n'a pas réglé la question du ferroviaire en général et des trains à grande vitesse en particulier, sans parler de la question de l'entretien. Elle ne s'est pas donné les moyens de se maintenir à niveau, y compris sur les lignes secondaires, et de moderniser le réseau. Cette question est devant nous et il faudra s'en saisir avec la SNCF et les régions.

M. Jean-Pierre Raffarin, Président. - On peut se demander si la réflexion doit rester au niveau de la SNCF ou, comme par le passé, être portée à un niveau plus stratégique comme autrefois autour de la Délégation à l'aménagement du territoire et à l'action régionale (DATAR). En perdant la DATAR, on a perdu, à mon avis, la vision à long terme.

M. André Trillard. - J'approuve cette idée de DATAR. Je veux simplement demander au rapporteur de retirer de son rapport le terme « finistérisation », qui me semble injurieux pour les habitants du Finistère et qui indiquerait que l'Etat n'a pas fait son travail pour cette partie de la France.

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Je m'interroge sur les différentes positions des hautes instances nationales sur les projets d'infrastructures d'intérêt majeur. Je ne veux pas parler de l'opportunité du projet mais des remarques. Sur le projet Lyon-Turin, les plus hautes instances ont émis des réserves sur sa viabilité et son intérêt économique. Cela me rappelle le projet de liaison à grande vitesse entre Limoges et Poitiers, une autre transversale, un enjeu économique majeur dans la perspective des grandes régions, dont les plus hautes instances, pour le dire familièrement, ont eu « la peau», mais nous allons le relancer. Je m'interroge sur le rôle de ces hautes instances et sur leurs remarques de non-viabilité économique.

M. Jean-Pierre Raffarin, Président. - Je partage votre réflexion mais la question porte sur notre capacité de programmation pluriannuelle. On ne fait plus de moyen terme actuellement et les sujets qui ne présentent pas une rentabilité immédiate mais relèvent d'une stratégie de développement sont effacés par rapport aux autres. On manque de vision de moyen terme. C'est une faiblesse. C'est un débat que j'ai eu publiquement avec Dominique de Villepin quand il a choisi de rattacher la DATAR au seul ministère de l'agriculture.

M. Jean-Paul Émorine. - Je suis tout à fait favorable à ce projet Lyon-Turin. Pour parler d'aménagement du territoire, j'aurais souhaité la prise en compte de la liaison fluviale Rhin-Rhône, ce qui reste d'actualité. Sur la question du fret ferroviaire, je présidais la commission des affaires économiques lorsqu'on a parlé du Grenelle de l'environnement. Il faut avoir en tête que 90 % des trains circulent sur 50 % du réseau et que toutes les petites lignes qui desservaient les régions céréalières étaient plus polluantes que la route, compte tenu des ruptures de charge. Le transfert modal de la route vers le rail ne se fait que sur des grandes distances, au moins 500 kms. Il se fera petit à petit mais le vrai problème, c'est que la SNCF a le monopole de la circulation. Ce sera un point à examiner.

M. Bernard Cazeau. - M'étant battu en faveur du TGV Atlantique, je veux indiquer que je me rallie à la position d'Eliane Giraud pour des raisons économiques et environnementales. Je partage également la position de Françoise Perol-Dumont sur la ligne Limoges-Poitiers.

M. Daniel Reiner. - Je veux évoquer la question du report modal. Je suis favorable à la ligne Lyon-Turin, qui est de bon sens, même si l'on peut regretter la longueur des délais. On a travaillé longtemps sur le fret ferroviaire, Jean-Paul Emorine vient de le dire, et j'avoue que j'ai baissé les bras. À l'époque de Jean-Claude Gayssot, on transportait 55 milliards tonnes-kilomètre en fret ferroviaire, aujourd'hui, c'est moins de 30 milliards de tonnes-kilomètre. On a diminué au lieu de progresser. Il faut une politique générale en matière de transport ferroviaire mais pas seulement des outils. Il faut une politique qui oblige au report modal. Les conditions économiques du moment sont favorables au transport routier. Sans pénalisation du transport routier, il n'y aura pas de report modal ! Dans les circonstances actuelles, le fret ferroviaire ne peut pas lutter contre le transport par camion. On a beaucoup reculé sur ce sujet, à preuve l'affaire des péages sur les camions et des portiques, alors que c'est ce qu'il aurait fallu faire.

M. Claude Malhuret. - Merci pour ce rapport. J'ai des questions de néophyte. Quand on lit les journaux, on entend parler de manifestations en Italie. Pourquoi ces manifestants italiens s'y opposent-ils ? On parle également de partenariat public-privé, qu'en est-il ? Que faut-il penser des critiques du Conseil d'Etat et de la Cour des comptes ?

M. Alain Joyandet. - Qu'en est-il du calendrier des travaux et des paiements ? Je me méfie des effets d'annonce sur les autorisations de programme. L'on a financé, un temps, la ligne à grande vitesse Rhin-Rhône, dont la branche sud a été abandonnée.

M. Yves Pozzo di Borgo, rapporteur. - Sur la « finistérisation », c'était un mot pédagogique mais il sera retiré du rapport. S'agissant des points négatifs évoqués, toutes les voies d'accès au tunnel de base ne sont pas financées, il y a un effort à faire de la part de l'Etat et de la région. Les financements européens sont assurés jusqu'en 2019, mais il reste beaucoup d'interrogations sur la pérennisation du financement français. S'agissant du report modal, comme l'ont dit les sénateurs Reiner et Emorine, il faut s'engager dans une véritable politique globale en faveur du fret ferroviaire, compte tenu du coût des chauffeurs routiers européens. Pour répondre à M. Claude Malhuret, l'opposition en Italie était d'abord écologiste mais elle est devenue « cinq étoiles » avec l'élection de la maire de Turin, issue de ce mouvement et qui est contre le projet, mais elle vient d'être désavouée par le Conseil métropolitain de Turin. Sur la question de la Cour des comptes, j'ai des informations qui établissent que ces critiques étaient plus le fait d'un conseiller que de la Cour des comptes elle-même et je peux vous les transmettre. Je vous remercie pour votre soutien.

Suivant l'avis du rapporteur, la commission adopte le rapport ainsi que le projet de loi précité, le groupe écologiste, en la personne de Mme Leila Aïchi, votant contre.

- Présidence de M. Jean-Pierre Raffarin, président, puis de M. Christian Cambon, vice-président -

La réunion est ouverte à 10 h 40

Audition de M. Charles Fries, ambassadeur de France en Turquie

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Bienvenue et merci, Monsieur l'ambassadeur, de venir devant notre commission. La situation en Turquie nous intéresse au plus haut point, tant pour son évolution intérieure que pour les développements les plus récents sur le plan extérieur : comment le pays évolue-t-il ? Quelle est la vision de la Turquie de la crise au Levant ? Que penser de l'alliance qui s'affirme entre la Russie, la Turquie et l'Iran, une alliance très surprenante, mais puissante ? Je ne doute pas que mes collègues auront, après vous avoir entendu, des questions très nombreuses.

M. Charles Fries, ambassadeur de France en Turquie. - Je souhaite tout d'abord remercier la commission des affaires étrangères du Sénat et son Président de m'avoir invité pour cette audition consacrée à la Turquie. En poste à Ankara depuis presqu'un an et demi, je n'ai pas besoin de vous dire combien ma mission est à la fois passionnante et exigeante tant la matière est riche et ce pays régulièrement au coeur de l'actualité, avec des problématiques essentielles pour la France (Syrie, migrants, terrorisme) sans oublier ses évolutions internes qui suscitent débat et critiques.

J'ai reçu de nombreuses délégations du Sénat dont notamment celle de la commission des affaires étrangères conduite par les Sénateurs Claude Malhuret, Claude Haut et Leïla Aïchi avec un excellent rapport intitulé « La Turquie : une relation complexe mais incontournable ». Ce rapport a été adopté fin juin 2016 mais son titre garde toute sa pertinence. Pour la clarté de l'exposé, je traiterai successivement deux questions : où en est la Turquie en ce début d'année 2017? Pourquoi reste-t-elle pour nous un partenaire majeur et incontournable ?

La Turquie fait face aujourd'hui à de grands défis. Pour tous ceux qui suivent la Turquie depuis longtemps, le contraste est saisissant entre la Turquie des premières années de l'AKP au pouvoir (ouverture des négociations d'adhésion à l'UE, nombreuses réformes, croissance économique très forte, « modèle » conciliant islam et démocratie) et la Turquie d'aujourd'hui (image négative en Occident, pays qui s'éloignerait des références d'Atatürk et de l'ancrage à l'Europe au profit d'une vision plus conservatrice et néo-ottomane, durcissement du régime). Ce pays, dont la stabilité est essentielle pour celle de l'Europe, suscite aujourd'hui beaucoup d'inquiétude.

La situation intérieure est très dégradée.

Au plan sécuritaire :

- Les attentats se sont multipliés depuis l'été 2015 (Daech, PKK/TAK, DHKP-C) avec près de 500 morts ;

- La situation dans le Sud-est du pays est très préoccupante suite à la reprise des hostilités par le PKK en juillet 2015, avec environ 900 morts au sein des forces de sécurité turques et 600 victimes civiles ainsi que des destructions massives dans plusieurs villes du Sud-est et des populations déplacées ;

- Le coup d'Etat avorté du 15 juillet 2016 a fait près de 250 morts et plus de 2 000 blessés, le Parlement a été bombardé, causant un vif traumatisme pour tout le pays. Cette tentative de putsch a été présentée et perçue comme une véritable attaque terroriste venant de la confrérie de Fetullah Gülen, autrefois proche de l'AKP.

Le résultat aujourd'hui est que la menace terroriste n'a jamais été aussi forte en Turquie. Le climat est lourd dans le pays : les gens sortent moins et le tourisme est en chute libre. L'assassinat en décembre de l'ambassadeur russe a montré en outre certaines failles du dispositif sécuritaire. La menace est donc globale et multiforme mais le ressenti n'est pas forcément le même : il faut bien distinguer les menaces vécues comme « existentielles » (celle du PKK car c'est une remise en cause de l'intégrité du territoire, celle de la mouvance güléniste car elle porte atteinte à la stabilité de l'Etat et de ses institutions) des menaces simplement « sécuritaires » et plus récentes (Daech). L'attentat d'Istanbul du 1er janvier, revendiqué par Daech, montre toutefois combien cette organisation veut s'attaquer plus fortement à la Turquie.

Au plan politique, on assiste à une détérioration préoccupante de l'Etat de droit et des libertés fondamentales en Turquie, enclenchée depuis plusieurs années mais accélérée avec la proclamation de l'état d'urgence. Des purges massives ont été décidées après le coup d'Etat avorté : plus de 120 000 personnes ont été mises à pied dans l'administration, environ 40 000 personnes ont été arrêtées, 45 % des officiers généraux ont été limogés et des centaines d'entreprises privées ont été mises sous tutelle. Ces purges ne touchent pas seulement les auteurs du putsch mais des sympathisants gülénistes, des partisans de la cause kurde ainsi que des opposants au régime. Des politologues estiment à environ un million le nombre de personnes directement ou indirectement touchées, si on intègre les familles et les proches. Une des difficultés était l'absence de recours juridique pour toutes ces personnes limogées mais le gouvernement a annoncé la mise en place cette semaine d'une commission pour instruire les plaintes de ceux qui s'estimaient injustement sanctionnés Cette mesure a permis d'ailleurs de désamorcer certaines critiques du Conseil de l'Europe.

Par ailleurs, la liberté d'expression est sérieusement fragilisée. Je rappelle que la Turquie est ainsi le pays au monde où il y a le plus de journalistes en prison. Il faut aussi mentionner l'arrestation de nombreux députés du parti HDP et une justice très affectée par les purges (un quart des magistrats a été radié).

Le résultat est qu'on a aujourd'hui une société très polarisée. L'état d'urgence entretient un climat de défiance dans la société. On assiste par exemple à une forte hausse des demandes d'expatriation d'étudiants ou de Turcs travaillant dans des groupes étrangers.

Le Président Erdogan veut promouvoir une « nouvelle Turquie ». Il se voit en père refondateur de la République et entend mobiliser son peuple autour de l'objectif 2023, année du centenaire de la République d'Atatürk, en développant notamment de grands projets d'infrastructures. Il s'est aussi fortement engagé en faveur d'une réforme de la Constitution afin de mettre en place un régime présidentiel. Après son adoption par le Parlement, cette réforme sera soumise à référendum, probablement courant avril. Des interrogations sérieuses sont apparues s'agissant du respect de la séparation des pouvoirs, sujet qui sera examiné de près par la Commission de Venise du Conseil de l'Europe. Cette réforme pourrait permettre théoriquement au Président Erdogan de pouvoir être réélu encore deux fois, soit jusqu'en 2029.

Au plan économique, pour la première fois depuis 2009, on a enregistré une récession de 1,8 % au 3ème trimestre 2016. La livre turque a fortement chuté, perdant un tiers de sa valeur en un an. Les conséquences de la dégradation de la situation sécuritaire et politique se traduisent par une chute du tourisme. Le nombre de touristes français a baissé de 40 % de 2014 à 2016. On observe un tassement des investissements étrangers, dans un climat d'insécurité juridique. Les décideurs économiques sont pour la plupart dans une position d'attentisme. Ce ralentissement économique est d'autant plus préoccupant que la Turquie est dépendante des financements étrangers, en raison de la faiblesse de son épargne domestique, pour couvrir le déficit de sa balance des paiements et l'amortissement de sa dette extérieure.

Certes, la Turquie a montré dans le passé sa capacité de résilience aux chocs externes, grâce notamment à la bonne tenue de ses finances publiques et à la bonne santé de son secteur bancaire. Ce pays garde des atouts indéniables sur le moyen terme : un marché de près de 80 millions de consommateurs, une situation géographique exceptionnelle, la présence de grands groupes nationaux et étrangers qui tirent l'économie et exportent -BTP, automobile, banques-, des infrastructures de qualité et un volontarisme public fort. Mais les experts économiques considèrent que la Turquie est probablement aujourd'hui le pays émergent le plus vulnérable à une crise de refinancement externe. Le Président Erdogan a demandé aux Turcs de convertir leurs devises étrangères pour soutenir la livre et il a assimilé ceux qui spéculent contre la monnaie nationale à des « terroristes économiques ». Une hausse des taux d'intérêt semble inévitable pour enrayer la chute de la livre, alors même que le Chef de l'Etat, soucieux de maintenir la croissance, accentue les pressions sur les banques pour qu'elles diminuent leurs taux.

Cette dégradation de la situation économique est probablement à court terme la difficulté principale pour le régime, notamment dans la perspective du référendum, car si l'AKP a remporté toutes les élections depuis 2002, c'était notamment en raison du développement très rapide du pays ces quinze dernières années.

La politique étrangère de la Turquie est soumise à rude épreuve.

Depuis le départ de l'ancien Premier ministre M. Davutoglu en mai 2016, l'objectif principal de la Turquie est de normaliser ses relations avec ses voisins. Le nouveau Premier ministre M. Yildirim a ainsi déclaré que la Turquie voulait avoir « moins d'ennemis et plus d'amis », ce qui est un des facteurs du rapprochement avec Israël et la Russie. Plus généralement, la politique étrangère aujourd'hui de la Turquie est largement dictée par les impératifs sécuritaires.

La priorité est en effet de contrer les menaces qui déstabilisent le pays, avec la question kurde qui reste centrale pour comprendre la stratégie d'Ankara. L'opération Bouclier de l'Euphrate, déclenchée fin août 2016 en Syrie, a eu ainsi pour but d'éloigner Daech de sa frontière mais surtout d'empêcher la réunion des cantons kurdes au nord de la Syrie. Pour la Turquie, le PYD est aussi dangereux que le PKK car Ankara estime que de nombreux attentats commis en Turquie ont été préparés dans les camps du PYD. Ces deux organisations ont le même commandement (Qandil), la même idéologie, les mêmes combattants. D'où l'incompréhension totale d'Ankara de voir que la coalition soutient les Forces Démocratiques Syriennes, dominées par les milices du PYD, pour combattre Daech car « on ne devrait pas lutter contre un groupe terroriste en ayant recours à un autre groupe terroriste ».

En Irak, c'est la même chose, avec la crainte que le PKK ne s'installe de façon durable dans le mont Sinjar. Ankara refuse la perspective d'un « 2ème mont Qandil ». Derrière les enjeux de sécurité en Syrie et en Irak, il y a aussi la volonté de la Turquie d'empêcher la constitution d'un arc chiite dans la région et de contrer l'influence de l'Iran.

Ce prisme sécuritaire explique assez largement les tensions avec l'Occident de ces derniers mois. Les principales critiques sont les suivantes :

L'Occident aurait sous-estimé le choc subi avec le coup d'Etat et n'aurait pas fait preuve de suffisamment d'empathie et de solidarité après les événements du 15 juillet (on aurait plus critiqué la Turquie pour l'ampleur de ses purges que soutenu ce pays pour avoir surmonté l'épreuve du putsch).

- Avec les Etats-Unis, les tensions se concentrent sur la demande d'extradition de Fetullah Gülen (l'équivalent pour les Turcs de Ben Laden) et la coopération menée par Washington avec le PYD. Le pouvoir turc met beaucoup d'espoirs dans la nouvelle administration américaine, en espérant un changement sur ces deux points de la part du Président Trump.

- L'Union européenne est pour sa part critiquée de ne pas agir assez fortement pour lutter contre le PKK, de n'avoir toujours pas levé l'obligation de visas et d'avoir stoppé de facto les négociations d'adhésion. Le reproche du « deux poids, deux mesures » est récurrent, tout comme le sentiment que l'UE ne tient pas ses engagements.

En conséquence, on assiste à une montée d'une rhétorique anti-occidentale dans une large partie de la presse et des réseaux sociaux, où foisonnent aussi les théories complotistes souvent très farfelues.

La Turquie reste en même temps un partenaire majeur et incontournable pour la France. La Turquie est un partenaire essentiel.

La relation franco-turque est aujourd'hui fondée sur un partenariat stratégique dont le cadre a été fixé lors de la visite d'Etat du Président de la République en janvier 2014, cadre qui prévoit des consultations annuelles entre Ministres des affaires étrangères. La dernière a eu lieu avec le déplacement de Jean-Marc Ayrault en octobre dernier à Ankara.

Je souhaiterais donner quatre illustrations montrant qu'on a besoin de la Turquie :

- dans le domaine de la lutte contre le terrorisme, notre objectif est d'empêcher que des combattants français parviennent à se rendre en Syrie ou Irak via la Turquie ou qu'ils puissent revenir en Europe et y commettre des actes terroristes. Depuis septembre 2014 (suite à la visite de Bernard Cazeneuve), 183 ressortissants français arrêtés en Turquie ont été renvoyés en France. C'est un résultat très important et qui illustre la qualité du travail effectué entre nos services de police et de renseignement. Le maintien de cette excellente coopération franco-turque constitue la priorité n°1 pour l'ambassade car il en va de notre sécurité nationale.

- s'agissant du règlement des crises régionales, avec son entrée militaire dans le nord du pays, la Turquie est devenue plus que jamais un acteur incontournable sur le dossier syrien. Nous avons avec elle de nombreuses convergences : le soutien à l'opposition, la lutte contre Daech, une transition sans Bachar, l'unité et l'intégrité territoriale de la Syrie. Nous partageons aussi l'objectif que la prise de Raqqa ne puisse pas donner lieu à un affrontement entre Kurdes et Arabes et que cette ville, libérée de Daech, soit gouvernée par des représentants des populations locales. Nous avons eu aussi une concertation bilatérale très poussée ces dernière semaines suite à l'accord de cessez-le-feu intervenu fin décembre sous l'égide de la Russie et de la Turquie pour s'assurer que le processus d'Astana ne conduise pas à un accord au rabais et éloigné des paramètres de Genève.

- concernant la crise migratoire, la Turquie accueille aujourd'hui le plus grand nombre de réfugiés dans le monde (3 millions, dont 2,7 millions de Syriens). Elle a estimé de façon légitime qu'elle n'avait pas à supporter seule un tel fardeau. D'où l'accord UE/Turquie du 18 mars 2016 qui, dans l'ensemble, a bien marché avec une réduction considérable des départs de Turquie vers les îles grecques, un contrôle accru par la Turquie de sa frontière et une lutte renforcée contre les filières de passeurs, une aide financière de l'UE pour soulager ce pays. Cet accord a été critiqué mais il fonctionne et il est globalement respecté.

- la Turquie, 18ème puissance économique mondiale, est enfin un grand marché pour nos entreprises : nous avons plus de 450 entreprises françaises en Turquie, représentant plus de 100 000 emplois. La France est le sixième fournisseur de la Turquie et son huitième investisseur étranger ; la Turquie est le troisième client de la France hors UE devant le Brésil et l'Inde. La Turquie est une terre de croissance pour nos entreprises et une plateforme régionale pour leur développement (Iran, Asie centrale, Caucase, Moyen-Orient). Nous contribuons à l'indépendance énergétique de ce pays, au travers du projet nucléaire Sinop avec la fourniture de réacteurs Atmea, et au développement des grandes villes (métro et tramway d'Istanbul avec des rames Alstom) ; l'impact de l'usine Renault de Bursa dans l'activité économique et les exportations du pays est aussi très significatif. Nous avons par ailleurs des prospects importants, dans les domaines de l'armement, en matière de défense aérienne et anti-missiles, des satellites de télécommunications ou des trains à grande vitesse. Nous souhaiterions enfin nous impliquer plus fortement dans la mise en oeuvre des « grands projets 2023 » dans le domaine des infrastructures. Tous ces sujets seront évoqués lors de la visite de M. Matthias Fekl le 31 janvier à Istanbul, avec pour objectif d'augmenter progressivement le volume d'échanges de 12 à 20 milliards d'euros.

Au total, la relation bilatérale est aujourd'hui bonne et plutôt dynamique. On sait en même temps qu'elle n'est jamais à l'abri de potentielles tensions, qu'il s'agisse de la question arménienne, de l'adhésion à l'UE, de la lutte contre le PKK en France, jugée parfois insuffisante par Ankara, ou maintenant de la lutte contre la mouvance güléniste. Il faut donc toujours rester très vigilant.

Quels sont les enjeux pour les prochains mois ? Même si la Turquie apparaît parfois comme un partenaire un peu compliqué, il est capital de garder le dialogue ouvert avec ce grand pays, dans le respect de nos principes et de nos valeurs et sans rien perdre de notre lucidité.

Sur la situation intérieure, nous devons rappeler à la Turquie que nous la soutenons pleinement dans sa lutte contre le terrorisme mais que celle-ci doit se faire dans le respect de l'Etat de droit, de façon proportionnée et en conformité avec ses engagements internationaux. Nous devons avoir un dialogue clair et exigeant avec ce pays, en soulignant les limites à ne pas franchir. Beaucoup de mes interlocuteurs, notamment les milieux d'affaires turcs, espèrent la fin prochaine de l'état d'urgence car cela montrerait un retour à la normale et permettrait de rétablir un climat de confiance auprès des investisseurs étrangers.

Sur sa relation avec l'UE, la Turquie est un partenaire absolument essentiel pour l'UE. Le processus de négociations d'adhésion a été engagé depuis longtemps (2005) et s'avère donc assez frustrant pour les Turcs. Mais c'est ce qui permet à la Turquie de rester arrimée à l'Europe et de se transformer progressivement ; c'est par ailleurs le levier fondamental dont l'UE dispose pour inciter la Turquie à faire des réformes. Mettre fin à ce processus renforcerait certaines tendances actuelles du régime et n'est donc pas souhaité par les opposants, la société civile et les milieux d'affaires. Le processus de négociations est en soi beaucoup plus important que son issue ou son calendrier : l'intérêt de l'UE est de garder une Turquie engagée et non pas de la rejeter. A défaut de pouvoir avancer en ce moment sur les négociations d'adhésion compte tenu du contexte intérieur, le Conseil va examiner dans les prochains mois le nouveau chantier, proposé par la Commission, de la modernisation de l'union douanière UE/Turquie, avec l'enjeu d'une éventuelle extension de l'actuelle union douanière à l'agriculture, aux services et aux marchés publics. Cette proposition mérite d'être regardée de près car elle peut représenter un sujet positif dans la relation euro-turque en 2017. Quant aux visas, on sait que ce fut un sujet très sensible ces derniers mois ; la position de l'UE doit rester constante, à savoir la nécessité pour la Turquie de respecter l'intégralité des 72 critères et donc de procéder, lorsqu'elle l'estimera possible, à une révision de sa loi sur le terrorisme.

Sur sa politique étrangère, il faut s'attendre dans les prochains mois à une politique étrangère plus pragmatique, voire opportuniste, avec la recherche d'un équilibre entre Ouest et Est. D'un côté, on ne doit pas surestimer le rapprochement avec la Russie car la Turquie ne peut pas se passer de son alliance avec les Etats-Unis et du parapluie militaire de l'Otan. La Turquie a aussi un grand besoin de l'UE qui est son premier partenaire commercial, investisseur étranger et pourvoyeur de touristes ; le Président Erdogan a d'ailleurs rappelé récemment que l'adhésion restait un choix stratégique de la Turquie. On doit donc bien distinguer un discours souvent populiste et anti-occidental mais à usage surtout interne des fondamentaux de la politique étrangère de ce pays qui, selon moi, ne devraient pas substantiellement changer. De l'autre côté, cela ne signifie pas que la Turquie ne va pas continuer à diversifier ses alliances, à pousser ses liens avec la Russie (au regard notamment de ses enjeux énergétiques), la Chine et l'Afrique (où elle mène depuis quelques années une forte offensive diplomatique et économique) et à poursuivre ses attaques contre l'ordre international actuel qu'elle estime dépassé, en particulier en demandant une réforme du Conseil de sécurité des Nations unies car « le monde est plus grand que 5 ». Le Président Erdogan est avant tout pragmatique, notamment en politique étrangère, et il continuera à mon avis de jouer sur tous les tableaux, au mieux des intérêts de son pays.

Sur sa relation avec la France, la Turquie va suivre avec intérêt la campagne présidentielle, anticipant le fait qu'elle va être stigmatisée par tous les candidats. Je prépare avec mon équipe, en lien avec mon homologue turc à Paris, le futur plan d'action de notre partenariat stratégique pour la période 2017/2019 afin qu'il donne une forte impulsion à notre relation bilatérale après l'élection en France d'un nouveau Président de la République et d'une nouvelle Assemblée nationale.

En conclusion, la Turquie apparaît donc bien comme un pays incontournable mais complexe, prometteur en raison de son potentiel de croissance pour nos entreprises mais vulnérable à court terme en raison de la dégradation du climat politique et sécuritaire.

Je m'attends à une année 2017 encore assez compliquée pour la Turquie, avec le référendum et ses conséquences politiques, le risque de nouveaux attentats, et une situation économique fragile. Ces difficultés sont une raison supplémentaire de parler à ce grand pays, en particulier dans le cadre de la diplomatie parlementaire, car la France et la Turquie, tout comme l'UE et la Turquie, ont besoin mutuellement l'une de l'autre.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - La situation, comme vous le dites, est pour le moins complexe, c'est bien pourquoi nous avons besoin de votre éclairage, les enjeux sont importants.

- Présidence de M. Christian Cambon -

M. Claude Malhuret. - Merci pour cet exposé riche et complet et je vous renouvelle nos remerciements pour votre accueil en Turquie lors de la visite de notre délégation.

Comment évolue l'image du président Erdogan dans l'opinion publique turque ? Nous avons l'impression d'un grand soutien populaire, d'une forme de solidarité, alors même que certaines inflexions politiques, internes comme externes, pourraient affaiblir le président turc - je pense à la situation économique du pays, à la chute de la livre turque, aux accommodements avec l'Iran, aux arrestations massives qui ont suivi le coup d'Etat de juillet dernier : le président Erdogan vous parait-il un dictateur peu, ou pas contesté ?

Sur le coup d'Etat, ensuite, tout le monde s'inquiète de la brutalité de la répression, mais personne ne semble contester que les gülénistes soient effectivement responsables du coup d'Etat : Fethullah Gülen vous semble-t-il bien à l'origine du coup d'Etat, ou bien n'y a-t-il pas là pour le régime, un prétexte pour se débarrasser d'un opposant ?

L'accord sur les réfugiés fonctionne bien, mais jusqu'à quand vous semble-t-il que le président Erdogan acceptera de contenir les migrants sur son territoire, en l'absence de contrepartie sur les visas européens ?

L'administration américaine a changé : avez-vous discuté avec votre homologue américain, des positions de la nouvelle administration américaine ?

M. Jeanny Lorgeoux. - Selon vos informations, qui a commis le coup d'Etat du 16 juillet dernier ? Ensuite, quelle vous paraît la longévité d'un pouvoir qui purge à ce point les forces de l'ordre et qui voit sa base anatolienne diminuer avec la dégradation économique interne : la Turquie n'est-elle pas devenue un colosse aux pieds d'argile ?

M. Xavier Pintat. - Lorsque nous nous sommes vus en marge de l'assemblée parlementaire de l'OTAN, vous nous avez dit que les autorités turques avaient très mal vécu le choc du coup d'Etat ; quelle vous paraît l'implication des gülénistes ? Comment la présidentialisation du régime est-elle perçue par l'opinion ? Vous nous dites que la Turquie veut stabiliser les relations avec ses voisins : le régime va-t-il toujours privilégier ses relations avec l'OTAN et avec l'UE ?

M. Bernard Cazeau. - Vous dites que le PKK est perçu comme une menace existentielle par le régime turc. Dès lors que la Syrie, comme l'Irak, sert de base arrière au PKK, une intervention militaire de la Turquie dans ces deux pays vous paraît-elle durable ? Quelle est la position des Russes sur cette question ?

M. Michel Boutant. - Les ressentiments turcs envers les Occidentaux vous paraissent-ils de nature à affecter la coopération sur la question des « revenants », ces Européens partis faire la guerre en Syrie et qui, de même qu'ils sont passés par la Turquie pour aller en Syrie, repasseront par la Turquie pour en revenir ? S'agissant de l'opposition entre Turcs « noirs » et « blancs », ce clivage recoupe-t-il celui des soutiens et des opposants au président Erdogan, et celui, géographique, entre les parties européenne et asiatique de la Turquie ?

M. Yves Pozzo di Borgo. - La Turquie est très présente au sein du Conseil de l'Europe, je le constate depuis 2004 où je participe aux sessions parlementaires, mais le régime a affirmé, au lendemain du coup d'Etat, qu'il allait remettre en cause provisoirement la convention européenne des droits de l'homme. Beaucoup ne croient pas que la Turquie ira loin dans ce sens, en particulier sur le rétablissement de la peine de mort : quel est votre sentiment sur la question ? Je veux témoigner, ensuite, pour avoir été observateur au nom du Conseil de l'Europe, que les élections en Turquie se déroulent dans des conditions tout à fait correctes.

M. Michel Billout. - Vous faites un plaidoyer pour que la France maintienne un haut niveau de relations avec la Turquie, sur la base d'un débat clair et exigeant avec les Turcs ; cela suppose des analyses précises des deux côtés, circonstanciées, ce qu'elles ne sont pas toujours. On justifie parfois les positions d'Erdogan par la menace terroriste, mais on oublie que le président turc a longtemps soutenu des mouvements terroristes, par exemple Al-Qaïda sur le territoire syrien, qui a pu se servir de camps de réfugiés en Turquie comme base arrière, de même que l'on tait la collaboration commerciale de la Turquie avec Daech. On ne saurait traiter sur un pied d'égalité le PKK, le mouvement Gülen et Daech, leur histoire et leurs perspectives sont très différentes.

La question kurde, ensuite, n'est pas née avec Erdogan, elle se pose depuis longtemps et particulièrement depuis quelques décennies, avec l'action des mouvements indépendantistes et régionalistes. Mais la Turquie ne compte pas vingt millions de militants du PKK et la question kurde ne saurait se résumer à l'action de cette organisation. Les Kurdes ont manifesté leur volonté de trouver une solution politique via le HDP, en lien avec la gauche turque : il ne faut pas l'oublier. Enfin, quelle est la situation dans le sud-est de la Turquie, où Amnesty International parle d'une véritable guerre civile, avec des quartiers de ville et des villages rasés, et quelque 500 000 déplacés : confirmez-vous ces informations ?

Mme Hélène Conway-Mouret. - Des députés du HDP ont été incarcérés : ces arrestations suscitent-elles des protestations, des mouvements de soutien dans le pays ? Comment, ensuite, les relations avec la Grèce évoluent-elles, après l'échec de la conférence du 13 janvier dernier organisée sous l'égide de l'ONU, qui a vu le président Erdogan s'opposer à tout retrait de Chypre ?

M. Alain Néri. - Comme membre d'une délégation de l'OSCE, j'ai pu constater que la visite d'un camp de réfugiés en Turquie nous était refusée par les autorités, pour des raisons, nous ont-elles dit, de sécurité : selon vous, ce motif est-il sérieux, ou n'est-il qu'un prétexte ?

Des parlementaires turcs ont été arrêtés, emprisonnés, cela compromet directement le fonctionnement de la démocratie turque. Je m'étonne, du reste, de la tournure du régime, me souvenant qu'en 2013, lors des grandes manifestations de la place Taksim, on présentait le président Erdogan comme affaibli, son pouvoir, fragilisé - votre prédécesseur nous avait fait ce tableau. Qu'en est-il aujourd'hui, selon vous ?

M. Christian Cambon, président. - Dans nos contacts avec le président de l'assemblée nationale turque, j'ai senti une forte inquiétude de nos interlocuteurs face à la perspective que la France adopte l'article mémoriel de la loi relative à l'égalité et à la citoyenneté ; le Conseil constitutionnel va trancher, pour dire le droit. Avez-vous le sentiment que les autorités turques veuillent trouver une solution à cette problématique qui cause des tensions bien inutiles ?

M. Charles Fries. -S'agissant de la nature du régime politique en Turquie, certains politologues parlent souvent d'une « démocrature », avec une majorité issue des élections - tout à fait régulières - qui, entre les échéances électorales, détient un pouvoir fort. Ce que l'on constate en Turquie, c'est que le président Erdogan est populaire et que sa popularité a fortement augmenté avec le coup d'Etat - il faut avoir à l'esprit ces images du Président, le soir du putsch, appelant sur Face Time son peuple à descendre dans la rue pour sauver la démocratie, c'est bien cela qu'on a retenu en Turquie, le président comme « sauveur de la démocratie », comme « père de la nation », sachant que la figure du chef et le culte de l'autorité sont très importants dans les traditions de ce pays. Le président Erdogan a manié avec efficacité le thème du « moi ou le chaos » lorsque l'AKP n'a pas obtenu la majorité absolue au Parlement en juin 2015 - ce qui n'était pas arrivé depuis 2002. Le président a alors fait revoter les Turcs en novembre de la même année : il n'était pas question, pour lui, d'avoir une coalition gouvernementale. Et il a gagné son pari, puisque quatre millions de voix se sont déplacées en faveur de l'AKP : les électeurs l'ont choisi, peut-être parce que la perception du danger, sur laquelle il avait politiquement misé, avantage celui qu'on connaît et qui rassure. Qu'en est-il aujourd'hui ? Le référendum prévu au printemps sera un test, mais il s'engage comme un plébiscite, avec un pouvoir qui contrôle désormais largement les médias. L'opposition, ensuite, n'est pas en position de force : le CHP, kémaliste, qui représente le quart des électeurs, a peu de latitude dans ce climat où la patrie est présentée comme en danger et où chacun est appelé à se ranger derrière le chef.

Qui a fait le coup d'Etat ? Ankara considère que c'est un complot ourdi par la confrérie de F. Gülen, organisation qui avait été qualifiée de terroriste en Turquie bien avant la tentative de putsch. Certains pensent que c'était peut-être une alliance de circonstance, entre des officiers gülénistes (qui se savaient menacés par des purges et qui ont probablement formé le coeur de cette tentative de coup d'Etat), des officiers kémalistes et tout simplement des opportunistes - car il ne faut pas oublier que les coups d'État avaient jusque-là toujours réussi en Turquie.

L'accord sur les réfugiés fonctionne bien, le nombre de passages quotidiens est de 80 à 90 personnes en moyenne, 40 la semaine dernière ; le nombre de réadmissions est assez faible- 1300 au total, dont environ 150 Syriens volontaires -, car les réfugiés demandent presque systématiquement l'asile en arrivant sur les îles grecques et les procédures prennent alors du temps. Environ 3000 Syriens ont été réinstallés au sein de l'UE, dont 438 en France, ce qui place notre pays au troisième rang, derrière l'Allemagne et les Pays-Bas.

Le risque, effectivement, ce serait que la Turquie, mécontente de ne pas obtenir ce qu'elle souhaite sur les visas, décide de ne plus appliquer l'accord du 18 mars 2016 et de ne plus retenir les migrants. On n'en est heureusement pas là et une telle hypothèse créerait une crise majeure avec l'Allemagne et avec l'UE dans son ensemble.

Comment les Turcs reçoivent-ils la nouvelle administration américaine ? Je crois qu'ils en attendent deux choses que l'administration Obama leur a refusées : l'extradition de Fethullah Gülen et l'arrêt du soutien au PYD en Syrie. Nous savons combien la justice américaine est indépendante, attentive à la notion de procès juste et équitable, nous verrons ce qu'il en advient ; quant au soutien américain aux Kurdes de Syrie, il participe à la volonté américaine de voir les territoires être repris à Daech par des combattants déjà engagés efficacement sur le théâtre des opérations. Là aussi, on ne connaît pas encore les intentions concrètes de M. Trump.

Les discussions de Genève en janvier sur Chypre ont suscité beaucoup d'espoir ; pour la première fois, des cartes précises ont été échangées et les parties ont parlé de garanties de sécurité, sujet longtemps tabou. La France soutient ce processus de négociations, pour mettre fin à cette partition anachronique. Je demeure cependant un peu sceptique quant à des avancées avant le référendum sur le changement de Constitution en Turquie, car le régime ne voudra probablement pas s'aliéner les voix des ultra-nationalistes du MHP.

Le président Erdogan n'a jamais eu autant de pouvoirs qu'aujourd'hui et il semble conserver un large soutien populaire. Cependant la situation n'est jamais figée, les choses peuvent changer en particulier si la situation économique ou sécuritaire continuait à se dégrader. Les arrestations de députés provoquent-elles des manifestations ? Il faut bien voir combien la situation a changé depuis les événements de Gezi de 2013 car la Turquie vit sous état d'urgence depuis l'été dernier, les gens ont parfois peur pour leur propre sécurité et les manifestations sont en principe interdites.

Les autorités turques ont été déçues par la réaction des Occidentaux après le coup d'État mais je rappelle toujours que les marques de soutien avaient été pourtant rapides, fortes et unanimes ; tous les responsables gouvernementaux se sont exprimés, Jean-Marc Ayrault avait envoyé par exemple un message très clair de soutien à son homologue dès le 16 juillet au matin. Mais, dans l'esprit des Occidentaux, le choc des purges a effacé le choc du putsch, alors que les Turcs attendaient d'abord des preuves concrètes de solidarité après le traumatisme subi par le pays.

Comment la présidentialisation est-elle perçue ? Le référendum le dira, le Président Erdogan considère pour sa part que cette réforme sera un gage de stabilité pour le pays.

L'OTAN et l'UE resteront-elles prioritaires pour la Turquie ? Je le crois, car si la Turquie est un allié exigeant et parfois compliqué, elle demeure très importante pour la défense du flanc sud de l'Otan et l'alliance compte pour les Turcs eux-mêmes. Quant à l'UE, j'ai expliqué combien il serait risqué pour la Turquie de s'en éloigner, ne serait-ce que pour des raisons économiques.

Le PKK est vécu comme une menace existentielle, la guerre a fait plus de 40 000 morts depuis les années 1980, alors que Daech ne représente une menace que seulement depuis quelques années. La Turquie ne peut tolérer, à juste titre, que le territoire syrien puisse servir de base arrière à des attaques sur son sol menées par des terroristes kurdes, c'est une ligne rouge.

Les Turcs sont très engagés sur notre coopération sur les « revenants » mais ils nous rappellent régulièrement que s'ils nous aident pour lutter contre Daech, ils attendent aussi qu'on les aide davantage pour lutter contre le PKK en Europe.

L'expression de Turcs « noirs » et « blancs » est utilisée par les politologues. Elle recouvre, d'un côté, les classes moyennes et la petite bourgeoise conservatrices d'Anatolie et, de l'autre, les élites kémalistes et plutôt occidentalisées. Il y a effectivement un soutien des premiers à l'AKP en Anatolie - voyez les « Tigres anatoliens », ces entrepreneurs installés en Anatolie qui se sont développés grâce à l'AKP et qui en sont un soutien assuré, alors que les « Turcs blancs » sont davantage sur la côte ouest du pays.

Le rétablissement de la peine de mort serait une cause de rupture avec l'UE et le Conseil de l'Europe mais je ne crois pas que la Turquie va passer à l'acte. Je constate que ce sujet n'est plus sur la table pour le moment.

Si la Turquie a pu faire preuve d'une certaine ambivalence par rapport à certains mouvements radicaux, c'était parce qu'à l'époque la priorité absolue était de renverser Bachar El-Assad. Ce n'est plus du tout le cas aujourd'hui, Daech est clairement une menace très importante, elle pourrait même devenir une menace elle aussi « existentielle » car les attentats des derniers mois, notamment celui d'Istanbul du 1er janvier, ont cherché à vraiment déstabiliser le pays. Il ne faut pas douter un instant que la Turquie est aujourd'hui en première ligne pour combattre Daech, comme en atteste son engagement militaire en Syrie.

La question kurde ne se réduit pas à celle du PKK, effectivement, mais il faut voir que le régime accuse le HDP de n'avoir pas clairement condamné le PKK, ce qui entretient un procès en complicité. Il faudra reprendre le moment venu un processus de dialogue politique sur la question kurde, car il n'y aura pas de solution militaire. Dans le sud-est anatolien, beaucoup d'observateurs considèrent que le climat est celui d'une quasi-guerre civile, avec des villages détruits et des centaines de milliers de personnes déplacées.

Les arrestations des députés du HDP n'ont pas provoqué de réel mouvement populaire. Beaucoup de Turcs ont approuvé une telle décision. Ceux qui y sont opposés savent combien il est difficile de manifester en raison de l'état d'urgence.

Les relations turco-grecques sont historiquement complexes. Les autorités grecques n'ont pas apprécié que le Président Ergodan parle des « frontières de coeur » pour son pays, en plus des frontières physiques reconnues par les traités internationaux, car cela a donné l'impression à la Grèce que la Turquie serait susceptible de remettre éventuellement en cause certains tracés territoriaux.

Les camps de migrants posent-ils des problèmes de sécurité ? L'impression générale est que ces camps sont bien tenus et respectent pleinement les standards internationaux. Certains de ces camps peuvent être visités, comme cela a été le cas lors du déplacement de Jean-Marc Ayrault à Gaziantep en octobre dernier qui a marqué son soutien et son admiration pour les efforts menés par les autorités turques afin d'aider les réfugiés à mieux s'insérer dans ce pays. Il est donc tout à fait possible d'aller dans un de ces camps.

M. Christian Cambon, président. - Il se pourrait que l'ambassadeur turc le propose lorsqu'il viendra s'exprimer devant nous.

M. Charles Fries. - Où en est la Turquie sur la question arménienne ? Le président Erdogan avait fait des gestes il y a quelques années, lorsqu'il avait souhaité par exemple que des historiens se saisissent de cette question et aient accès aux archives mais je ne pense pas que, dans le climat actuel, ce sujet connaisse dans l'immédiat de nouveaux développements en Turquie.

M. Christian Cambon, président. - Merci pour la qualité et la précision de vos propos. Je tenais à vous rendre hommage pour la façon dont vous nous aviez reçus lorsque vous étiez ambassadeur au Maroc - et je vous souhaite bonne chance dans vos fonctions actuelles.

La réunion est close à 12 h 20