Mardi 20 décembre 2016

- Présidence de M. Henri Cabanel, président -

La réunion est ouverte à 13 h 50

Audition de M. Jean-Marie Denquin, professeur émérite de droit public à l'Université Paris Nanterre

M. Henri Cabanel, président. - Mes chers collègues, nous commençons aujourd'hui les auditions de notre mission d'information.

Nous avons le plaisir d'accueillir Jean-Marie Denquin, professeur à l'Université Paris Nanterre.

Constitutionnaliste, Jean-Marie Denquin a beaucoup écrit sur les liens entre la démocratie représentative et la démocratie participative. Cette audition devrait nous offrir le cadre théorique dont nous avons besoin pour nous concentrer, ensuite, sur des exemples plus concrets.

M. Jean-Marie Denquin, professeur émérite de droit public à l'Université Paris Nanterre. - Professeur émérite de l'Université Paris Nanterre, j'ai notamment travaillé sur des questions qui recoupent vos centres d'intérêt. J'ai essentiellement essayé de discuter la notion de « crise de la représentation », qui est très souvent évoquée - c'est devenu une sorte de « tarte à la crème ». Cette notion me paraît ainsi discutable, du fait de l'ambiguïté tant du terme de « crise », que je pourrai développer si vous le souhaitez, que de celui de « représentation ».

À la suite d'une évolution historique, ce dernier terme de représentation en est venu à désigner des réalités très différentes, voire contradictoires.

Il faut se souvenir que la problématique de la représentation, au sens politique, apparaît en 1789, lorsque l'on décide que le roi n'est plus souverain et que l'on confie la souveraineté à la Nation. Celle-ci est une abstraction, ce qui présente un avantage : elle ne risque pas de devenir dictatoriale. L'inconvénient, c'est qu'elle ne peut pas prendre la parole par elle-même. Il faut donc que quelqu'un la représente. Il sera décidé que la Nation sera représentée par les députés à l'Assemblée nationale et par le roi, qui sont déclarés représentants. Le terme « représentants » signifie alors « qui veut pour la Nation », c'est-à-dire « qui fait la loi pour la Nation », « qui adopte des normes opposables aux citoyens », bien que ceux-ci n'aient pas la possibilité d'y souscrire explicitement.

À la suite d'une évolution historique, le terme de « représentation » change ensuite de sens : on en vient à considérer qu'il y a des représentés. Dans le système de 1791, il n'y avait pas de représentés : seule la Nation était représentée et, son opinion n'étant connue que par celle des représentants, il n'y avait pas de risque de contradiction. Au contraire, à partir du moment où l'on considère que les citoyens sont représentés, la possibilité d'une contradiction entre ces deux volontés (celle des représentants et celle des représentés) apparaît.

Il en résulte notamment que l'on entend parfois dire que les citoyens sont mal représentés.

Par conséquent, nous avons deux significations distinctes : la première - la représentation de la Nation - est historique, juridique et objective. La seconde - la représentation des citoyens - est récente, ou contemporaine, politique, ou psychologique, et subjective.

Toute la difficulté de la représentation aujourd'hui tient moins au changement objectif des choses ou des hommes qu'au fait que la représentation est devenue subjective. La question se pose de la combinaison entre ce que les citoyens veulent, ce qu'ils voudraient voir représenter par les représentants et ce que ceux-ci décident effectivement.

La représentation revêt enfin un troisième sens, qui touche plutôt à la représentativité. Je pourrai l'évoquer plus longuement tout à l'heure.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Comment ces constats se combinent-ils avec la défiance à l'égard du monde politique ? D'où vient ce sentiment ? Selon vous, s'agit-il d'un phénomène spécifique à la France ou le retrouve-t-on dans toutes les démocraties aujourd'hui ?

M. Jean-Marie Denquin. - Je répondrai à la fois oui et non. Il y a effectivement quelque chose de spécifiquement français dans ce phénomène, je ne saurai pas vraiment expliquer mais il n'est pas nouveau. L'antiparlementarisme était bien plus virulent sous la Troisième République qu'il ne l'est aujourd'hui !

Par ailleurs, plutôt que de défiance, je parlerai d'absence de confiance. Il existe un décalage d'ordre structurel, puisque le mot « représentation » revêt deux sens différents, qui n'empêche pas du tout le système représentatif de fonctionner sur le plan juridique : le Parlement vote des lois qui ont valeur juridique et qui sont appliquées.

C'est la dimension psychologique de la représentation qui est problématique et peut parfois s'exprimer par un manque de confiance et même parfois par de l'agressivité, avec le sentiment qu'il est difficile de se faire entendre par les représentants, dont personne, du reste, ne conteste la légitimité.

Il faut se demander comment ce rapport, devenu problématique, entre représentants et représentés pourrait être « décrispé », pour reprendre le mot de Valéry Giscard d'Estaing.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Selon vous, cette crispation de la relation entre représentants et représentés est-elle d'abord liée à la perception d'une insuffisance dans les résultats ou y a-t-il, au-delà de ces aspects purement objectifs, d'autres éléments qui interviennent ? Autrement dit, est-ce un problème de mode de fonctionnement ? Doit-on réfléchir à de nouveaux outils et si oui, lesquels ? Vous êtes assez attentif dans vos articles au référendum d'initiative populaire : pourriez-vous nous en parler ?

M. Jean-Marie Denquin. - J'ai l'impression que les deux phénomènes jouent. Il me semble que l'élément le plus important tient à l'absence de résultats, aux difficultés de la vie quotidienne et à la relation de la société à elle-même. Cela dit, beaucoup d'autres facteurs jouent.

Je pense, par exemple, au rôle des médias dans la relation entre le monde politique et les citoyens. Ce rôle est très complexe. La dérision qu'ils entretiennent à l'égard de l'univers politique perturbe profondément, selon moi, la perception qu'en ont nos concitoyens.

Je pense également au phénomène de radicalisation des points de vue. Sur la plupart des thèmes, pour des raisons qui, là aussi, tiennent aux moyens de communication, les positions deviennent de plus en plus difficilement conciliables. Or, comme l'a montré Tocqueville, il faut des éléments de compromis pour qu'une démocratie fonctionne. Si toutes les opinions s'expriment de manière extrême, on aboutit à une sorte de « guerre civile froide ».

Aujourd'hui, l'une des grandes difficultés est de mettre en valeur ce qui unit les hommes pour paraphraser Rousseau. À cet égard, la représentation est efficace lorsqu'elle permet des compromis sur des questions qui ne font pas l'unanimité, lorsque l'on parvient à dégager des solutions viables et acceptables par toutes les parties.

Je suis assez tenté de répondre que, oui, il est nécessaire de mettre en place d'autres mécanismes. Il est certain que les sociétés ne fonctionnent plus aujourd'hui comme elles fonctionnaient voilà encore cinquante ans, pour un certain nombre de raisons. Je pense qu'il y a une confiance à restaurer. Cela peut donc passer par des procédures nouvelles.

De nombreux dispositifs ont été expérimentés à l'étranger, on pourrait aussi en inventer de nouveaux.

À ce sujet, je vous renvoie à une thèse tout à fait remarquable, rédigée par Stéphane Schott, maître de conférences à Bordeaux, sur un sujet jusque-là parfaitement inconnu en France : les mécanismes de démocratie médiate dans les États fédérés allemands. Les Länder ont mis en place un ensemble de procédures de concertation ou d'initiative. De manière très intéressante, Stéphane Schott montre que celles-ci n'aboutissent pas forcément à un référendum : dans certains Länder, il peut y avoir des initiatives « propositives », et non décisionnelles. Dans certains cas, les citoyens s'adressent au corps délibérant, lui demandent de traiter une question ou d'adopter telle ou telle solution mais c'est l'assemblée qui en délibère, et en cas de refus, la procédure s'arrête. Autrement dit, l'initiative ne se conclut pas par l'organisation d'un référendum.

M. Schott estime que ces initiatives sont un procédé de démocratie représentative, et non de démocratie semi-directe, puisque, au final, elles ne se terminent pas par une prise de décision. Cela ne signifie pas que l'on ne pourrait pas, dans certains cas, envisager des initiatives « décisionnelles », prenant la forme d'un référendum.

Ce n'est donc pas du « tout ou rien ». Plusieurs solutions peuvent être mises en oeuvre, soit successivement, soit simultanément, pour renouer une discussion, positive pour les deux parties, entre nos concitoyens et les organes délibérants.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Selon vous, pourquoi notre pays n'a-t-il pas la culture du compromis ? Nous arrivons à trouver des outils plus pertinents pour associer les citoyens, comme en témoigne la multitude d'expériences locales en la matière. Il demeure, cependant, un mystère français : notre difficulté à négocier, à prendre des décisions obtenant approbation et légitimité suffisantes. Au reste, est-ce un mystère ? Connaissez-vous les causes de ce phénomène ? Ce problème tient-il à notre tempérament ? Ou doit-on mettre davantage d'énergie dans la mise en place d'outils de concertation et de négociation ?

Est-il possible, dans la société française de 2017, de dénouer la situation ? Si oui, comment ?

M. Jean-Marie Denquin. - Toutes ces questions sont bien difficiles et je ne suis pas sûr d'avoir toutes les clés en ma possession.

Il est vrai que la tradition française est peu orientée vers le compromis. Ce n'est pas un simple cliché ; c'est un fait.

Pourquoi ? J'avoue ne pas le savoir. Il y a certainement des facteurs historiques. Le grand clivage de la société française qui a suivi la Révolution française a rendu un certain nombre de questions impossibles à traiter rationnellement, en dehors de toute passion et de toute idéologie.

Par ailleurs, certaines procédures de consultation directe des citoyens font l'objet d'un a priori négatif en France en raison d'expériences historiques. Le refus que ces procédures ont suscité dans la classe politique contraste avec l'expérience que l'on observe dans d'autres pays démocratiques. C'est la problématique du plébiscite, qui a parfois eu des effets pervers - je connais bien ce sujet, pour avoir rédigé ma thèse sur ces questions.

Cependant, on peut faire bon usage des procédures de consultation directe, comme on peut faire mauvais usage des élections - je rappelle qu'Adolf Hitler est arrivé au pouvoir à l'issue d'élections parfaitement régulières...

Il faut être très prudent, mais je ne suis pas sûr que récuser le principe même de ces procédures soit une bonne idée. Une telle attitude n'est pas de nature à favoriser le compromis.

Sur ces questions, il faudrait une réflexion dépassionnée et rationnelle. Très souvent, on dit que ces procédures entraînent des clivages binaires, empêchant les discussions. Je ne suis pas sûr que cela soit encore vrai.

D'une part, la discussion est facilitée aujourd'hui par l'existence des nouvelles technologies, des réseaux sociaux ; d'autre part, on peut débattre de certaines questions sans forcément s'affronter. En utilisant ces procédures à bon escient, on pourrait - je suis peut-être utopique - en faire des instruments de discussion utiles sur des sujets ciblés. Je suis conscient que c'est un pari mais refuser a priori à la société le droit de s'occuper de ses propres affaires ne me paraît pas une bonne solution.

M. Henri Cabanel, président. - Aujourd'hui, de nombreux citoyens ou groupes de citoyens créent leurs propres outils, notamment pour observer l'activité des parlementaires.

Le fait que ces outils soient élaborés par des citoyens plutôt que par les élus n'est-il pas de nature à susciter la défiance ? Ne faut-il pas essayer d'institutionnaliser ces outils, que beaucoup de nos concitoyens s'approprient ?

M. Jean-Marie Denquin. - Oui, je crois tout à fait que cette piste mériterait d'être explorée, d'autant que l'on admet aujourd'hui la possibilité d'engager des expérimentations. Cela pourrait résoudre certains problèmes.

Le but est de rapprocher les points de vue, non d'imposer une solution. À cet égard, le fait que certaines initiatives émanent de citoyens, et non des représentants, peut aider à « décrisper » et à lever une certaine défiance.

M. Michel Forissier. - Monsieur le professeur, je vous remercie de votre éclairage qui ne manque pas d'intérêt.

Ne pensez-vous pas qu'il y a, dans la vie politique, différents niveaux, qui, suivant les cas, rapprochent ou éloignent du citoyen ?

Par exemple, sur les grands projets, comme j'ai pu le constater avec quinze ans d'expérience, les élus locaux peuvent davantage dialoguer avec la population et tenir compte des propositions qui leur sont faites. Au niveau national, la complexité institutionnelle échappe aux citoyens, qui pensent que tout est possible.

Par ailleurs, sur le terrain, nous constatons qu'il faut diminuer le nombre de normes. Or, en tant que parlementaires, nous participons à cette inflation.

Nous devons lutter contre cette incohérence et contre notre éloignement du citoyen.

M. Jean-Marie Denquin. - Je suis tout à fait d'accord avec vous : il faut différencier selon les niveaux : certaines procédures, concevables au niveau local, ne le sont pas au niveau national - peut-être l'inverse est-il également vrai. D'ailleurs, vous aurez noté que les procédures allemandes que j'ai évoquées n'existent qu'au niveau des États fédérés.

Je suis obligé aujourd'hui d'en parler en termes très généraux, mais on ne peut discuter de ces procédures juridiques de façon vraiment pertinente qu'en entrant dans les détails, au risque de tomber très vite dans des considérations très techniques.

Si nous devions les adopter, il faudrait parvenir à un bon équilibre pour ne pas les utiliser trop fréquemment, afin d'éviter les effets pervers, et, dans le même temps, pour veiller à ne pas les rendre inapplicables, ce qui est souvent le cas en pratique. Ainsi, en France, on a révisé l'article 11 de la Constitution par deux fois, en 1995 et en 2008, pour y introduire des procédures qui n'ont jamais fonctionné. Certains pensent même qu'elles ont été inscrites pour ne pas être utilisées...

Je suis tout à fait d'accord sur le fait qu'il y a trop de lois. Je ne suis peut-être pas représentatif de la catégorie des juristes, mais je ne fais pas partie de ceux qui considèrent que plus il y a de lois, mieux ça vaut. Je pense plutôt l'inverse ! Le droit est un instrument puissant, mais pas tout-puissant. C'est un instrument efficace, mais qui peut avoir des effets pervers. L'inflation législative présente beaucoup d'inconvénients et peut même jouer dans le manque de confiance du citoyen à l'égard du système.

M. Pierre-Yves Collombat. - Pour ma part, j'ai l'impression que ce que nous observons n'est pas seulement une maladie ou un dysfonctionnement : j'en viens à me demander si ce n'est pas le fonctionnement normal du système.

Les médias ne sont pas qu'un miroir. Ce sont des acteurs politiques.

M. Jean-Marie Denquin. - Absolument !

M. Pierre-Yves Collombat. - Il suffit de savoir qui les possède... Ce sont des acteurs puissants.

Par ailleurs, il n'aura échappé à personne que les parlementaires sont les premiers visés par la vindicte populaire, alors que les institutions parlementaires n'ont jamais été aussi verrouillées, puisque le pouvoir est à l'Élysée et accessoirement dans les banques.

J'en viens donc à penser que, dans notre système, les parlementaires servent d'exutoire. On donne au peuple l'illusion qu'il peut se défouler. On va même inventer des procédures spécifiques, qui permettent aux gens de s'exprimer, mais qui, au final, ne changent rien, parce qu'ils décideront encore moins.

Nous aurions donc tort de chercher une solution qui ferait office de remède. Que pensez-vous de cette présentation ? Vous paraît-elle bizarre ?

M. Jean-Marie Denquin. - Absolument pas. Au reste, elle n'est pas forcément contradictoire avec les propos que j'ai tenus jusque-là.

Vous dénoncez, avec raison, un paradoxe majeur du système contemporain : on s'en prend aux parlementaires, alors qu'ils ont infiniment moins de pouvoir concret qu'ils n'en avaient sous les républiques antérieures.

Cela dit, la qualité de représentant du Président de la République fait elle aussi débat. Certains lui reconnaissent cette qualité, ce qui pose de grands problèmes théoriques et modifie complètement le sens du terme « représentation ». En effet, le Président de la République, dans la Constitution, n'a pas l'initiative des lois, or, autrefois, la représentation consistait à faire la loi ! Autrement dit, une partie de l'opinion publique peut aussi s'opposer aujourd'hui à la personne du Président de la République - les événements récents tendent à accréditer cette thèse.

S'il est vrai que l'antiparlementarisme est moins fort que sous la Troisième République, on constate également aujourd'hui un antipolitisme, un anti-« élites politiques ».

M. Pierre-Yves Collombat. - Ce ne sont pas les fonctions politiques qui sont visées, mais leurs titulaires.

M. Jean-Marie Denquin. - J'en suis moins sûr que vous. La personne de l'actuel chef de l'État a également été mise en cause, à tort ou à raison - à titre personnel, j'ai plutôt le sentiment que c'est à tort -, pendant la quasi-totalité du quinquennat.

Cette mise en cause est inédite par sa force. Je sais bien que le précédent Président de la République n'était pas non plus très populaire, mais il avait quand même bénéficié d'un état de grâce.

M. Pierre-Yves Collombat. - Le roi pouvait être honni, tancé, faire l'objet de pamphlets ; il était quand même le roi ! La fonction royale n'était pas remise en cause. Il me semble que la fonction présidentielle ne l'est pas davantage aujourd'hui, alors que c'est peut-être là le fond du débat.

M. Jean-Marie Denquin. - Comme l'a dit un historien, le roi était responsable du bien mais pas du mal : on expliquait que c'était la faute du Premier ministre, des ministres... Les monarchies fonctionnaient ainsi.

Nous avons connu, sous la Cinquième République, des phénomènes quelque peu similaires, je crois que cela n'existe plus aujourd'hui. La remise en cause du système politique me semble aller nettement plus loin que la seule hostilité envers les parlementaires.

Au reste, les choses changent très vite et le nouveau Président de la République bénéficiera peut-être d'un état de grâce... Mais je n'en suis pas sûr.

Cela dit, il y a toujours eu une partie de la population que la conjoncture politique ne satisfaisait pas ! Reste à savoir si l'on passe actuellement une étape ou s'il s'agit d'un simple mouvement d'humeur, lié à une conjoncture par ailleurs difficile. Nous devrions le savoir après la prochaine élection présidentielle.

M. Henri Cabanel, président. - Mes chers collègues, je vous propose de suspendre notre réunion pour assister à l'éloge funèbre de notre collègue Louis Pinton et de nous retrouver dans une demi-heure.

La réunion, suspendue à 14h30, reprend à 15 heures.

M. René Danesi. - Vous avez évoqué la nécessité de distinguer entre les niveaux ? Elu local depuis quarante ans, je peux témoigner : plus qu'à des citoyens, c'est à des consommateurs que nous avons désormais affaire. Je préside l'association des maires du Haut-Rhin depuis vingt ans et nous partageons le même constat : le maire est très apprécié tant qu'il ne fait de tort à personne. Sinon un comité de défense se crée aussitôt, et lorsqu'il obtient gain de cause, chacun rentre chez soi. Lors des dernières élections municipales, les maires ont eu toutes les peines du monde à trouver des gens de qualité pour constituer leurs listes. On peut toujours évoquer la priorité donnée au travail et à la famille, mais la vérité, c'est que l'engagement pour la chose publique n'est plus partagé. L'élu local bénéficie d'une confiance par défaut, qui perdure tant qu'il n'augmente pas les impôts ni ne touche à tel ou tel intérêt.

Et si l'on monte d'un niveau, la situation est encore plus problématique. L'intercommunalité n'est pas toujours comprise dans son fonctionnement, y compris par les conseillers municipaux. En Alsace, alors que j'étais vice-président du conseil régional, nous avions organisé une consultation en vue de fusionner la région et les deux départements. Nous pensions assister à une ruée sur les urnes en faveur de la simplification. L'échec a été cinglant. Le Bas-Rhin a voté majoritairement en faveur de la fusion, mais la participation n'atteignait pas le pourcentage requis de 25 % des inscrits. Dans le Haut-Rhin, on s'est prononcé majoritairement pour le non. Une réforme institutionnelle ne parle pas nécessairement aux citoyens.

Quant à l'échelle nationale, elle suscite deux types de méfiance, voire de défiance, allant du Président de la République au plus modeste des sénateurs.

La méfiance, tout d'abord, de ceux qui se lèvent pour aller travailler le matin, qui n'ont pas nécessairement fait d'études de droit constitutionnel et se contentent de lire le journal local, ce peuple même que l'on appelle la « France périphérique », qui constate que la législation européenne l'emporte sur la législation nationale. Quand les Alsaciens ont le sentiment que l'Europe s'intéresse plus au grand hamster d'Alsace qu'aux chômeurs, ils en viennent à se demander à quoi servent leurs représentants. L'Europe veut tout uniformiser et n'applique pas suffisamment le principe de subsidiarité tandis que les représentations nationales paraissent inefficaces. Il existe aussi le sentiment que le véritable pouvoir se trouve dans les puissances financières et les multinationales. En Alsace, du fait de notre situation géographique mais aussi parce que le Gouvernement français a pris l'habitude de considérer que notre région pouvait se débrouiller toute seule, et s'est même parfois ingénié à soutenir d'autres lieux d'implantation - je peux en témoigner du fait de mon expérience -, notre industrie est parmi les plus internationalisées des régions françaises. Mais ces dernières années, tout cela s'est effondré : les entreprises ont fermé et délocalisé leur activité aux quatre coins du monde. Les élus sont impuissants, comme ils le sont face aux mouvements migratoires. On peut comprendre, de là, la défiance des Français, touchés par ces problèmes fondamentaux, à l'égard de leurs élus.

La méfiance d'une autre partie de la population, ensuite, que l'on qualifie de « bourgeois bohèmes », les « bobos », qui, s'ils ne sont nullement dérangés par la législation européenne et la mondialisation, considèrent qu'on ne leur demande pas suffisamment leur avis et veulent passer d'une démocratie représentative à une démocratie davantage participative et à un recours permanent à la concertation. Cette idée vient de ces populations de centre-ville, comme en 1789, quand la bourgeoisie a réagi contre les nobles et réclamé, en plus du pouvoir économique, le pouvoir politique.

Il sera difficile de rapprocher les points de vue entre ces deux mondes, les méfiances qui s'y manifestent ne sont pas de même nature. Sans être exagérément pessimiste, il me semble que le sens de l'intérêt général s'est perdu au cours des dernières décennies.

M. Jean-Marie Denquin. - Il est difficile de ne pas être d'accord avec vous sur de nombreux points : vous dressez un constat lucide de la situation. On peut reprocher à la démocratie participative de ne donner le pouvoir qu'à des personnes motivées. Et lorsque les citoyens ne votent pas comme cela pouvait être attendu, on explique qu'ils appartiennent à des catégories « en voie de disparition », comme les personnes âgées, de religion catholique ou issues de milieux ruraux. La démocratie participative ne doit pas remettre en cause le principe qu'une voix vaut une voix.

N'oublions pas cependant que dans une consultation, il y a, in fine, un vote qui n'aboutira pas nécessairement à ce que les médias attendaient. Je ne suis pas sûr que ces dispositifs favorisent nécessairement l'expression démocratique. Je m'exprime avec beaucoup de réserve. C'est l'un des rares privilèges que conservent les universitaires que ce droit de dire qu'ils ne savent pas. Quand j'évoque les possibilités de débat public, je n'entends pas critiquer la démocratie représentative : il n'y a pas d'alternative ! On ne peut revenir à la démocratie athénienne. En revanche, on peut se demander si des procédures de démocratie médiate ou semi-directe, qui ne sont pas incompatibles avec la démocratie représentative, ne seraient pas utiles pour aborder certaines questions. Sans en faire la panacée, je me demande si ce n'est pas un levier sur lequel agir pour que des personnes motivées puissent disposer d'un pouvoir d'initiative pour lancer une procédure, étant entendu que la décision finale ne leur reviendra pas mais restera démocratique, c'est à dire éventuellement majoritaire.

Je reconnais que le référendum alsacien a été désastreux, mais l'opposition à tout changement dont il témoigne est aussi un signe de désarroi. C'est cela qu'il faudrait traiter
- l'idée que si l'on change, cela ne peut être que pire.

M. Henri Cabanel, président. - Lorsqu'on évoque la crise de la démocratie, il faut distinguer élus et citoyens. Les formations politiques actuelles, dont sont issus les élus, permettent-elles une bonne représentation ? Faut-il changer leur fonctionnement ?

M. Jean-Marie Denquin. - Les partis de masse - censés promouvoir une démocratie interne - ont développé des mouvements oligarchiques, comme l'ont bien analysé Robert Michels et les néo-machiavéliens. Ces organisations ont tendance à se refermer sur elles-mêmes, à se coopter. Ce phénomène est inhérent au système. La démocratie représentative entraîne une professionnalisation de la politique. Comme Sieyes le disait déjà et comme le disent encore les sociologues proches des théories de Pierre Bourdieu, elle est une division du pouvoir. L'une des conditions de la démocratie directe à Athènes tient au fait que les citoyens étaient des militants. L'Assemblée athénienne se réunissait quarante jours par an. Qui serait prêt aujourd'hui à ce sacrifice ? À Athènes, même, l'obole que l'on distribuait comme un jeton de présence pour permettre aux plus indigents de participer a abouti à un paradoxe : ce sont les catégories les plus pauvres qui peuplaient le coeur du pouvoir, alors que les riches préféraient gérer leurs affaires. Quoi qu'il en soit, la démocratie directe exige une motivation forte. Souvenez-vous aussi de la prosopopée des lois dans le Criton de Platon : Socrate refuse de s'enfuir et boit la cigüe pour obéir aux lois de la Cité.

Nous sommes bien loin, aujourd'hui, de cette forme athénienne de la démocratie. Désormais, les gens veulent des élus pour qu'ils fassent le travail et pour pouvoir les critiquer. On pourrait en revanche espérer un plus grand intérêt pour la chose publique, que les électeurs aillent voter régulièrement comme cela fut le cas. Mais peut-être y a-t-il là un cercle vicieux : plus les organisations politiques se referment sur elles-mêmes, plus c'est difficile de susciter l'intérêt pour le débat public et, inversement, plus les citoyens se désintéressent de la politique, plus les partis se trouvent repliés sur eux-mêmes.

M. Henri Cabanel, président. - La défiance ne provient-elle pas de la professionnalisation de la politique ?

M. Jean-Marie Denquin. - Mais dans le système représentatif, cette professionnalisation est inévitable.

M. Henri Cabanel, président. - À moins que le non-cumul des mandats, simultanément ou dans le temps, ne permette un certain brassage...

M. Jean-Marie Denquin. - C'est un point sur lequel je n'étais pas d'accord avec mon collègue Guy Carcassonne : le non-cumul des mandats n'aura pas nécessairement que des effets positifs, même s'il peut en exister, par exemple dans le cas d'un député ou d'un sénateur également maire d'une grande ville. Mais cela peut aussi avoir des effets pervers, en faisant arriver au pouvoir des élus, comme cela s'est vu, dont la compétence est loin de celle de leurs prédécesseurs. Même si ce sont des mesures populaires, je ne suis pas sûr qu'elles donnent toujours de bons résultats.

La seule mesure pratique que je juge très utile est la parité : elle a eu des effets positifs. Mais la distinction entre les hommes et les femmes pose à un autre niveau la question de la représentation. Que la moitié des élus soient des femmes ne garantit pas que sera représentée la volonté des femmes. C'est un avantage d'être davantage représenté, mais c'est aussi une manière de dire : « vous êtes représentés désormais, alors taisez-vous ! » Plus généralement, former une assemblée assurant une représentativité de la société dans toutes ses composantes n'est pas la panacée et ne résoudra pas tous les problèmes. Le risque existerait notamment que seuls soient représentés les groupes « sympathiques » qui mériteraient de l'être et non les « antipathiques ». Cela étant, une plus grande transparence dans la vie interne des formations politiques serait positive.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Plus pratiquement, comment lever les blocages existant dans la société française ? Ainsi, pour la création de grandes infrastructures, nous avons tous notamment en tête l'exemple d'un aéroport, ou tout autre grand projet, le système juridique est trop complexe, l'attaque est plus aisée que la défense, la gouvernance fait défaut et l'augmentation des délais réduit la crédibilité du projet. Est-ce un problème de complexité de notre système, qui dilue la responsabilité et empêche la prise de décision ? Est-ce une défaillance de la démocratie semi-directe faute de canaux de discussion adéquats ?

M. Jean-Marie Denquin. - Les blocages juridiques et les délais qu'ils engendrent sont effectivement une difficulté. Il faut un minimum de règles, et trouver un équilibre est très difficile. Certains commencent même à souhaiter une dictature ; même si cette position est minoritaire, elle est une réaction...

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Cette position commence à apparaitre dans les sondages ; elle nous a tous épouvantés.

M. Jean-Marie Denquin. - C'est une réaction au fait que toute initiative doit franchir de nombreux obstacles pour aboutir. Il faudrait revenir à un système de prise de décision plus rapide, mais ce n'est pas simple. Pour le projet d'aéroport que vous évoquez, le référendum n'a servi à rien, je le reconnais, mais cela tient aussi à la définition du corps électoral concerné... Je n'en pense pas moins qu'ouvrir un espace de proposition est un élément qui peut être mobilisateur.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Pour résumer globalement vos propos, la démocratie participative serait une démocratie de proposition, mais une fois la proposition émise, la démocratie représentative devrait reprendre ses droits.

M. Jean-Marie Denquin. - Je peux vous suivre sur ces termes très généraux, mais on sait qu'en droit, le diable est dans les détails.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Quelles expériences étrangères seraient les plus pertinentes pour mieux mener les projets et les réformes ? Pouvez-vous nous préciser ce qu'est la notion d'Administrative Procedure Act, à laquelle vous faites référence dans certains de vos articles ?

M. Jean-Marie Denquin. - C'est une procédure américaine de concertation administrative, datant de 1946, qui fonctionne bien : l'administration a l'obligation légale d'informer les citoyens lorsqu'elle agit et de tenir compte du point de vue des intéressés.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - C'est une « super » étude d'impact ?

M. Jean-Marie Denquin. - Il s'agit d'une concertation administrative. Il existe, par ailleurs, dans certains États américains, comme la Californie, des procédures de démocratie semi-directe. Elles ont des avantages mais aussi des inconvénients, comme lorsque l'initiative populaire aboutit à décider de ne plus payer les fonctionnaires - c'est arrivé... En revanche, on pourrait s'inspirer du système qui, entre l'administration et les citoyens, donne un cadre juridique aux procédures de concertation.

Pour des procédures plus politiques, l'exemple des Länder allemands est intéressant. Ces procédures dépassent l'antinomie et l'hostilité latente entre démocratie directe et démocratie représentative. Regardons aussi l'exemple suisse, complexe et très particulier, car il est lié à l'histoire, la géographie, à la structure d'un État où plusieurs langues se côtoient. En cas d'initiative populaire, les assemblées fédérales peuvent présenter des contre-projets. Les Suisses sont partagés sur la démocratie semi-directe : il y a deux ans, la plupart des participants à un colloque, à Neuchâtel, y étaient hostiles, mais en s'exprimant sur un dispositif existant. Tandis que les Français sont hostiles à une procédure qui n'existe pas... Dans la plupart des cas, dans le système suisse, les initiatives sont repoussées, si bien que sa réputation de populisme, même s'il y a des exceptions, n'est pas méritée. En général, les propositions abracadabrantes sont repoussées, mais le mérite du système est qu'elles sont débattues auparavant. Examinons ces procédures de très près et notamment dans leur dimension juridique. L'essentiel de la littérature sur la démocratie participative procède des sociologues, qui ne se posent pas la question des normes. Les juristes doivent se réapproprier ces questions, sans les rejeter a priori.

M. Michel Forissier. - Il me semble que les outils existent. Sur les projets d'infrastructures sportives ou de transport, la Commission nationale du débat public met en place des commissions particulières qui recueillent l'avis des citoyens. Par ailleurs, il est prévu l'enquête publique. Localement, on trouve des conseils de quartiers, des conseils de citoyens, des conseils de développement auxquels j'ai participé. On y débat beaucoup mais tout le monde veut prendre la décision... Il faut trouver un équilibre. Lors de la requalification d'un quartier, j'ai écouté les citoyens et abandonné un projet de démolition. Les citoyens ont besoin de s'approprier les projets importants concernant leur territoire. Ne pensez-vous pas que c'est surtout la manière dont on utilise les outils existants qui pose problème ? On ne passe pas suffisamment de temps à expliquer les raisons de la décision, ce qui aboutit à une perte de confiance entre le citoyen et le décideur.

On ne peut pas parler de démocratie dans le fonctionnement des partis politiques, mais plutôt de cooptation, comme dans le milieu associatif : la vraie démocratie désormais en politique, ce sont les primaires. Nous avons eu, dans notre camp, des surprises, et il y en aura peut-être dans celui de la gauche.

M. Jean-Marie Denquin. - Les primaires ont aussi un effet pervers, en témoignent les États-Unis. Je voulais écrire un article sur nos primaires, mais mieux vaut être prudent et attendre les résultats de l'élection présidentielle...

Vous avez raison de dire que les outils existent. Le problème est plus global. La méfiance envers les élus, je le dis d'autant plus librement que je ne suis candidat à rien, est largement injuste.

La mise au point de certains procédés nouveaux peut jouer comme un gage donné au citoyen. C'est une piste à explorer, sans être une solution miracle. La véritable crise est symbolique : quand les gens ont le sentiment que ce qu'ils pensent n'a aucune importance et que les décisions se prennent toujours ailleurs. Il est très difficile de les faire changer d'avis.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Que la complexité de notre système rende l'exercice de la représentation fort difficile, nous n'en doutons pas, c'est même ce qui motive en partie notre mission d'information. Mais avez-vous vraiment le sentiment que notre société va devenir plus conflictuelle ?

M. Jean-Marie Denquin. - Il est vrai que certaines questions se sont dépassionnées avec le temps. Mais les réseaux sociaux, dont on fait trop machinalement l'éloge, ont aussi des effets pervers : les gens ont tendance à s'enfermer et à se monter la tête entre eux... C'est ce que j'évoquais tout à l'heure en parlant de radicalisation des points de vue.

M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - On reçoit ainsi des mails antivaccination assez curieux...

M. Jean-Marie Denquin. - Je sens en effet une pression qui rend le dialogue de plus en plus difficile. Dialoguer dans l'entre-soi est facile, mais le dialogue avec ceux qui pensent différemment est un art qui est en train de se perdre.

M. Henri Cabanel, président. - Monsieur le professeur, nous vous remercions de cet échange.

La réunion est close à 15 h 50.