Mardi 20 décembre 2016

- Présidence de Mme Chantal Jouanno, présidente -

Audition de M. Arnaud Gossement, avocat, Mme Marthe Lucas, maître de conférences à l'Université d'Avignon, et M. François-Guy Trébulle, professeur à l'École de droit de la Sorbonne, Université Paris I Panthéon-Sorbonne

La réunion est ouverte à 17 h 55.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Mes chers collègues, nous poursuivons aujourd'hui les auditions de notre commission d'enquête sur les mesures de compensation des atteintes à la biodiversité engagées sur des grands projets d'infrastructures.

Je rappelle que cette commission d'enquête a délimité un double cadre pour ses travaux : d'une part, elle étudiera en particulier les mesures d'anticipation, les études préalables, les conditions de réalisation et le suivi dans la durée des mesures de compensation ; d'autre part, elle analysera en détail quatre projets d'infrastructures : le suivi des mesures mises en oeuvre dans le cadre de la construction de l'autoroute A65, la réalisation en cours des mesures de compensation du projet de LGV Tours-Bordeaux, les inventaires et la conception des mesures de compensation pour le projet d'aéroport à Notre-Dame-des-Landes et, enfin, la réserve d'actifs naturels de Cossure en plaine de la Crau.

Ces projets en sont tous à un stade différent de mise en oeuvre de la compensation et devront ainsi nous permettre d'apprécier l'efficacité et surtout l'effectivité du système de mesures compensatoires existant aujourd'hui, et d'identifier les difficultés et les obstacles éventuels qui, aujourd'hui, ne permettent pas une bonne application de la séquence « éviterréduire-compenser ».

La commission d'enquête a souhaité que notre réunion d'aujourd'hui soit ouverte au public et à la presse : elle fera l'objet d'une captation vidéo et sera retransmise en direct sur le site internet du Sénat ; un compte rendu en sera publié.

Nous entendons aujourd'hui trois spécialistes du droit de l'environnement.

Mme Marthe Lucas est docteure en droit public et maître de conférences à l'université d'Avignon. Elle travaille également au laboratoire de l'Institut méditerranéen de biodiversité et d'écologie marine et continentale. Sa thèse s'intitulait « Étude juridique de la compensation écologique ».

M. Arnaud Gossement est docteur en droit de l'université Paris I Panthéon-Sorbonne, avocat au barreau de Paris et spécialisé dans le droit de l'environnement.

M. François-Guy Trébulle est professeur des universités en droit privé et sciences criminelles à l'université Paris I Panthéon-Sorbonne. Son champ d'enseignement et de recherche concerne le droit privé, le droit des affaires et le droit de l'environnement et du développement durable et de leurs interfaces.

Je rappelle à l'attention de Mme Lucas et MM. Gossement et Trébulle que chacun des groupes politiques du Sénat dispose d'un droit de tirage annuel qui lui permet notamment de solliciter la création d'une commission d'enquête. Le bureau du Sénat a accepté la demande du groupe écologiste d'utiliser ce droit pour soulever la question des mesures de compensation des atteintes à la biodiversité. C'est sur cette base que notre commission d'enquête s'est constituée, le 29 novembre dernier. M. Ronan Dantec, auteur de la proposition de résolution à l'origine de la constitution de cette commission, en est le rapporteur.

Mes chers collègues, cette table ronde doit nous permettre d'appréhender les enjeux juridiques de la compensation des atteintes à la biodiversité. Il serait utile également que vous puissiez nous éclairer sur les exemples internationaux sur ce sujet que nous pourriez utilement approfondir.

Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, demander à Marthe Lucas, Arnaud Gossement et François-Guy Trébulle de prêter serment.

Je rappelle que tout faux témoignage devant la commission d'enquête et toute subornation de témoin serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende pour un témoignage mensonger.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Marthe Lucas, MM. Arnaud Gossement et François-Guy Trébulle prêtent serment.

Mme Chantal Jouanno, présidente. -  Monsieur François-Guy Trebulle, prêtez serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites : « Je le jure ».

M. François-Guy Trebulle. - Je le jure.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - A la suite de vos propos introductifs, mon collègue Ronan Dantec, rapporteur de la commission d'enquête vous posera un certain nombre de questions, puis les membres de la commission d'enquête vous solliciteront à leur tour.

Pouvez-vous nous indiquer, à titre liminaire, les liens d'intérêt que vous pourriez avoir avec les différents projets concernés par notre commission d'enquête ?

Mme Marthe Lucas. - Aucun lien d'intérêt en ce qui me concerne.

M. François-Guy Trébulle. -  Moi non plus.

M. Arnaud Gossement. -  En ce qui me concerne, j'ai eu un lien d'intérêt avec le projet de Notre-Dame-des-Landes à deux titres : d'une part, en tant qu'avocat faisant partie d'un cabinet qui défendait les associations, et, d'autre part, au titre de France Nature Environnement, dont j'étais administrateur, et qui est engagé contre ce projet.

Mme Marthe Lucas. - C'est un grand honneur pour moi d'être auditionnée. Je vous remercie sincèrement de l'intérêt que vous portez à mes travaux.

Je vais essayer de résumer la démarche de ma thèse en quelques mots. J'ai commencé mes travaux en 2008 dans le but de faire un état des lieux des différents dispositifs juridiques de compensation écologique. J'en suis très vite arrivée à la conclusion que ceux-ci étaient au nombre de huit dans notre droit, avec évidemment des modalités et des objectifs différents, ce qui pose des problèmes de complexité, d'articulation et de cohérence juridique.

Au-delà de l'étude des textes, j'ai pris le parti de regarder la jurisprudence et la doctrine, qui étaient assez rares en 2008. Ensuite, j'ai choisi de compléter mes informations en allant à la rencontre des acteurs du terrain, pour savoir comment ils déterminaient les mesures compensatoires et, surtout, comment ils les mettaient en oeuvre.

À partir de ces éléments, j'ai proposé dans ma thèse la caractérisation d'une notion de compensation écologique, qui, pour répondre à sa finalité curative, devait obéir à plusieurs critères : des mesures en nature, destinées à compenser des dommages résiduels et fondées sur l'équivalence et l'additionnalité écologiques.

Je me suis également intéressée aux propositions pour améliorer la procédure de détermination des mesures et leur mise en place. Parmi les réflexions, notamment sur la nécessité de mutualiser les mesures compensatoires, je me suis penchée sur l'outil du marché d'unité de compensation, ainsi que sur la mutualisation par l'intermédiaire de la planification.

J'aimerais attirer votre attention sur deux points qui me semblent essentiels.

Le premier, c'est la place à réserver à la compensation écologique. Celle-ci est rattachée au triptyque éviter-réduire-compenser, dit ERC, que la loi pour la reconquête de la biodiversité a rappelé. Ce texte a également rattaché ce triptyque au principe de prévention. Autant, pour les mesures d'évitement et de réduction, nous sommes évidemment dans la prévention, puisqu'il s'agit d'empêcher la survenance d'un dommage, autant, pour la compensation, il s'agit plutôt de réparer un dommage, même si c'est de manière anticipée. Au-delà du triptyque ERC, la compensation fait partie d'une démarche beaucoup plus large, celle de l'étude d'impact. À mon sens, elle doit vraiment se rattacher à cette dernière, qui comprend notamment les principales solutions de substitution du projet, qui doivent désormais être décrites, et non plus seulement esquissées. Nous nous situons là véritablement dans de la prévention.

Nous devons certes avoir à l'esprit la loi sur la biodiversité, mais également l'ordonnance du 3 août 2016 sur la réforme des études d'impact et le décret d'application, qui a notamment conduit à un recul en termes de champ d'application des études d'impact.

Le second point essentiel est de rappeler les enjeux juridiques de la compensation. À mon sens, ils se situent au niveau de leur détermination, mais également au niveau de leur réalisation par les acteurs.

Sur la détermination et la définition des mesures compensatoires, de grands progrès ont été faits, ce qui a permis notamment de ne plus les confondre avec les mesures de réduction.

Sur la réalisation des mesures compensatoires par les acteurs, en revanche, il reste de nombreuses interrogations juridiques, qui sont particulièrement d'actualité, la loi biodiversité ayant augmenté les exigences en matière de compensation.

Ainsi, on peut s'interroger sur la façon dont on va inciter les partenaires locaux à gérer durablement un site de compensation. En d'autres termes, comment le maître d'ouvrage va-t-il réussir à contractualiser ?

De même, comment inciter le propriétaire à louer son fonds sur plusieurs années, voire à recourir à une obligation réelle environnementale ? Quelles pratiques agricoles peuvent être qualifiées de mesures compensatoires ?

Par ailleurs, comment réussir à garantir une compensation qui soit effective et pérenne sur le très long terme, alors qu'elle est actuellement le fruit de contrats de courte durée, ce qui nécessite une succession de contrats dans le temps ? Comment faire face au changement de gestionnaire de compensation, de propriétaire, voire carrément de site de compensation en cours de projet ou même de maître d'ouvrage ?

Enfin, comment ne pas perdre de vue une cohérence écologique sur les territoires, de façon à maximiser les apports de la compensation ?

Le besoin de recherche est réel sur ces points. L'Agence nationale de la recherche en a entrepris. Il conviendrait cependant de mettre en place une instance de travail qui réunirait les chercheurs, y compris les juristes, et les acteurs qui sont directement impliqués sur le terrain. Je pense particulièrement aux conservatoires d'espaces naturels, qui apportent des expertises très intéressantes.

Ces questions ne sont d'ailleurs absolument pas déconnectées de la mise en place des sites naturels de compensation, qui ont tendance à focaliser les débats quand il s'agit de réalisation de mesures compensatoires. Je vous remercie de votre attention.

M. Arnaud Gossement. -  Je vous remettrai une note, bien modeste par rapport aux travaux de Mme Lucas, sur le cadre juridique lui-même de l'obligation de compensation des atteintes à la biodiversité, et sur l'évolution depuis 1976 de cette notion, contenant un certain nombre de références de jurisprudence.

Je rappelle également dans cette note que le ministère de l'environnement, pour essayer de clarifier les choses, a élaboré une doctrine dite ERC. Je me suis également inspiré des travaux du groupe de travail présidé par M. Romain Dubois, à qui la commission de modernisation du droit de l'environnement a demandé en 2015 de travailler à l'amélioration de la séquence ERC. Ces travaux ont débouché sur un certain nombre de propositions assez techniques sur la compensation des atteintes à l'environnement.

Je comprends que votre commission s'intéresse à la biodiversité, mais le sujet pourrait être plus large, et concerner la forêt ou le carbone par exemple.

Je vous ferai tout d'abord part du point de vue de l'ancien militant que je suis. En 2008, lorsqu'il a été beaucoup question de la compensation de la biodiversité, que l'on avait un peu oubliée depuis 1976, les débats au sein des associations de défense de l'environnement, notamment de France Nature Environnement, ont été extrêmement nourris. Il faut savoir que le débat est toujours le même : les associations de défense de l'environnement, comme les porteurs de projets, ont des réactions paradoxales par rapport à ce sujet.

Par exemple, au sein des associations, un certain nombre de responsables considèrent que la compensation est un droit à détruire. C'est un mouvement assez fort, même si des associations, notamment en Alsace, ont mené des chantiers de compensation sur le grand hamster extrêmement intéressants, qui ont permis de faire évoluer la position du mouvement associatif français en général. En même temps, lorsqu'il y a un contentieux, ces mêmes associations critiquent la faiblesse des mesures de compensation. Même s'il ne s'agit pas forcément des mêmes personnes, des mêmes points de vue ni des mêmes moments dans l'histoire, cela peut paraître paradoxal vu de l'extérieur.

Il en va de même pour les maîtres d'ouvrage et les porteurs de projets. D'un côté, mes clients me disent aujourd'hui que ces mesures de compensation sont compliquées et qu'elles coûtent cher car elles entraînent de la spéculation foncière, ce qui barre l'accès aux marchés pour les petites et moyennes entreprises. D'un autre côté, ils ont conscience que la compensation permet de faire accepter les projets.

Des deux côtés, en fin de compte, on a des attitudes paradoxales, et l'enjeu est aujourd'hui d'en sortir.

Après l'accueil de la compensation par les acteurs eux-mêmes, j'évoquerai l'attitude du juge. En réalisant une étude pour un acteur qui se lançait sur le terrain de la compensation de la biodiversité en France, j'avais constaté que, depuis 1976, le juge administratif avait une attitude assez constante. Les décisions qui ont été rendues vendredi dernier par la cour administrative d'appel de Lyon marquent cependant un tournant. En effet, jusqu'à présent, le Conseil d'État avait fait preuve d'une grande prudence sur l'obligation de compensation, au sens compensation-prévention ou anticipation des problèmes, c'est-à-dire dans la phase ex-ante, pour revenir à la typologie exposée par Mme Lucas. Je cite notamment la décision du Conseil d'Etat Syndicat mixte de la vallée de l'Oise rendue en 2008, où le juge exerçait un contrôle le plus restreint possible, c'est-à-dire se bornait à regarder si, dans l'étude d'impact, il y avait ou pas description des mesures compensatoires et de la méthodologie pour les mettre en oeuvre. En d'autres termes, l'étude d'impact était-elle sincère ? Le Conseil d'État avait par ailleurs dans cette décision une vision assez extensive de la mesure compensatoire dans la mesure où il l'étendait à des questions telles que l'envol des déchets ou la prolifération des animaux nuisibles. Or les puristes de la compensation les qualifient non pas de mesures compensatoires mais de mesures d'évitement.

On constatait donc un contrôle restreint et un souci du Conseil d'État, de faire en sorte que le juge administratif ne soit pas le juge de la qualité des mesures. Aujourd'hui, à mon avis, demander au juge administratif de le faire, comme le font les acteurs des quatre projets que vous avez retenus, revient à perdre son temps. Le juge administratif n'est pas la bonne autorité pour réaliser cette analyse de la qualité des mesures compensatoires : il intervient trop tard, il n'est pas outillé pour cela et les associations n'ont pas les moyens d'engager des mesures d'expertise judiciaire.

Tel était l'accueil par le juge administratif, jusqu'à la jurisprudence de la société Roybon Cottages. En l'espèce, la cour administrative de Lyon a pris le contre-pied du Conseil d'État lorsqu'il a été saisi du référé, puisqu'elle est allée beaucoup plus loin dans l'examen des mesures compensatoires « zones humides ». Le Conseil d'Etat a été saisi d'un pourvoi par le maître d'ouvrage, et il sera intéressant de voir comment il tranche.

Pour conclure, je me permets de faire quelques propositions inspirées de ma double expérience d'associatif et d'avocat d'entreprises qui interviennent dans le domaine des énergies renouvelables et des déchets.

Tout d'abord, je pense qu'il faut clarifier le régime juridique de l'obligation de compensation. Certes, vous avez tenté de le faire dans le cadre de la loi biodiversité, mais il y aujourd'hui des notions, notamment l'absence de perte nette ou le gain de biodiversité, qui me font un peu peur. À mon sens, il faut préciser les termes sur l'objectif même de la mesure compensatoire pour rassurer et éviter des stratégies de contournement de l'obligation de compensation.

Ensuite, il importe de réaffirmer encore plus franchement et plus précisément que la compensation n'est pas un droit à détruire mais la dernière séquence du triptyque ERC. Certes, cela figure dans les textes, mais l'administration laisse parfois passer des études d'impact dans lesquelles on passe directement à la mesure compensatoire sans que la preuve ait été apportée que l'on ne pourrait ni éviter ni réduire. Le maître d'ouvrage n'est pas forcément responsable, car lui-même peut être incité par l'administration, au nom de l'acceptabilité de son projet, à tout de suite passer à la compensation des atteintes éventuelles de son projet. Il faut vraiment que l'administration intègre cela.

Par ailleurs, je pense qu'il faut lancer un débat sur la spécialisation du travail de définition et d'exécution des mesures compensatoires. Mes clients, lorsqu'il s'agit de petites entreprises qui font appel à des bureaux d'études assez modestes, ne sont pas des spécialistes de la biodiversité et de son ingénierie. Or, faire appel à un tiers peut avoir un coût important qui va grever le budget, voire conduire à son abandon. Pourtant, une telle intervention est nécessaire. C'est pourquoi il faut reposer la question du rôle de l'Agence française de la biodiversité en tant que pôle d'ingénierie publique. Nous en avions débattu lors du Grenelle de l'environnement, sans que la question soit tranchée. En droit communautaire, c'est le maître d'ouvrage qui a la responsabilité de ces mesures, mais peut-on déconnecter le problème du financement en demandant à un organe public d'assurer la définition, l'exécution et le suivi des mesures compensatoires ? C'est un vrai débat, que la loi sur la biodiversité n'a pas permis de régler.

Ma troisième proposition est d'assurer l'indépendance de l'autorité environnementale. Au sein de la commission en charge de la modernisation du droit de l'environnement, présidée par M. Alain Richard, j'avais proposé de donner une véritable indépendance à cette autorité. Ce débat n'a pas non plus été tranché. Pourtant, c'est l'autorité environnementale qui est chargée de vérifier la sincérité et la qualité des mesures compensatoires qui sont dans l'étude d'impact. D'ailleurs, les avis qu'elle rend sont de grande qualité, mais ils sont un peu tardifs, ce qui peut être catastrophique pour le maître d'ouvrage. Surtout, l'autorité environnementale manque de moyens et il faut savoir que ses décisions sont souvent préparées par les directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL). Je suis favorable à ce que l'on lui donne une véritable indépendance et de vrais moyens, notamment pour asseoir la crédibilité des mesures. Dans les projets que vous avez retenus, on voit bien que, systématiquement, la question des mesures compensatoires est posée alors qu'il est beaucoup trop tard et que le sujet a déjà complètement dégénéré.

Pour l'avenir, prévenons le problème avec une autorité environnementale totalement indépendante. C'est le sens de la jurisprudence dont la Cour de justice de l'Union européenne a posé les bases avec l'arrêt « Seaport », rendu le 20 octobre 2011. Nous aurions dû lui donner plus de poids, même s'il est peut-être interprété de manière excessive.

Enfin, à mon sens, il serait dommage de s'orienter vers un contrôle du juge administratif différencié. Je sais que la tentation existe chez certains parlementaires, mais je pense que le juge administratif n'a pas à être l'instance de contrôle de la qualité des mesures compensatoires.

Telles sont les propositions démocratiques et juridiques que je souhaitais porter à votre connaissance.

M. François-Guy Trébulle. -  En préambule, je voudrais faire un rappel bibliographique pour citer d'abord la thèse de Marthe Lucas. J'ai également communiqué à la commission d'enquête une thèse, soutenue la semaine dernière sur l'immeuble et la protection de l'environnement par Grégoire Leray. Je signale aussi un numéro spécial à paraître de La revue juridique de l'environnement, avec notamment un article du professeur Gilles Martin sur la compensation écologique, intitulé « De la clandestinité honteuse à l'affichage mal assumé ». Tout est dans le titre...

Sans revenir de manière exhaustive sur le cadre et les différents instruments de la compensation écologique, je tiens à souligner que, dans les différents instruments qui préexistaient aux travaux tout à fait récents, il faut peut-être évoquer une compensation particulière, qui est celle prévue par le code forestier en matière de défrichement. Elle est particulièrement intéressante parce que, d'une part, elle suscite un réel contentieux, et d'autre part, parce qu'elle fournit un très bon contre-exemple : le code forestier prévoit en effet la possibilité, lorsque l'on arrive pas à compenser, soit de le faire éventuellement sur d'autres terrains - la jurisprudence est très compréhensive, puisque cela peut être à des dizaines de kilomètres -, soit de verser une indemnité équivalente, dont le montant est déterminé par l'autorité administrative. Ce cas nous conduit à la problématique tout à fait majeure du prix associé à la compensation et par conséquent d'une forme de monétarisation.

Tout en saluant les avancées réalisées par la loi relative à la biodiversité, je tiens à aborder quelques points saillants, notamment la place de cette doctrine ERC, qui a été consacrée récemment par le législateur, après n'avoir été qu'une doctrine du ministère, dépourvue de force juridique en tant que telle. À mon sens, celle-ci introduit un biais un peu troublant dans le rapport à la compensation. Comme le montrent très bien les travaux de Marthe Lucas, la compensation peut être soit ex-ante, soit ex-post. Or l'article 1347-1 du code civil dispose que la compensation n'a lieu qu'entre deux obligations fongibles, certaines, liquides et exigibles. La compensation en matière écologique est-elle fondamentalement différente de la compensation de droit commun ? À vrai dire, je ne le crois pas, car des termes différents auraient été choisis s'il ne s'agissait pas de traduire une réalité commune.

La thèse que je veux défendre devant vous est celle d'un continuum entre la compensation ex-ante et la compensation ex-post. En réalité, il est assez vain de prétendre scinder les deux et cantonner la compensation ex-ante à ce qui va être réalisé jusqu'à l'autorisation, pour poser éventuellement après la question de la responsabilité. En effet, dans les deux cas, il y a destruction. Je rejoins tout à fait Marthe Lucas lorsqu'elle dit que le rattachement au principe de prévention relève très largement du forçage des notions. À partir du moment où l'on est dans une logique de compensation, on constate qu'une dégradation, certes résiduelle pour la compensation ex-ante, est survenue. Par hypothèse, on n'est alors plus dans la prévention. J'irais jusqu'à parler de responsabilité quand Marthe Lucas dit réparation. C'est un autre principe tout à fait fondamental qui entre ici en ligne de compte. Cette responsabilité est un peu problématique, car elle va être envisagée, pré-positionnée, ex-ante, avant même que le préjudice n'arrive, mais celui-ci est certain dans l'hypothèse où le projet sera effectivement autorisé et les travaux réalisés. C'est cet élément qui va nous permettre de raisonner par anticipation en termes de compensation. Il est très important d'avoir à l'esprit qu'il s'agit de traiter juridiquement, le mieux possible, une dégradation de l'environnement. Plus que de la prévention, ce principe se rapproche plutôt de la correction par priorité à la source, ce qui n'est pas rigoureusement identique.

La compensation est donc une notion globale. J'en veux pour preuve le fait qu'on la retrouve dans la directive 2004/35/CE relative à la responsabilité environnementale, laquelle a été transposée par le législateur en droit français en 2008. Dans les différentes formes de réparation prévues à l'article L. 162-9 du code de l'environnement, cette idée est omniprésente.

En matière de responsabilité, on va déboucher sur la réparation évoquée, laquelle peut se faire soit en nature, soit par équivalent, qui sera alors l'archétype de ce qui est fongible, c'est-à-dire l'argent. On retrouve ex-ante exactement la même problématique. Certaines compensations pourraient s'envisager en nature, avec ces deux principes sur lesquels on reviendra peut-être : le principe d'équivalence, qui doit nous interroger en termes de fonctionnalité et potentiellement de dépeçage des fonctionnalités ; le principe de proximité, sur lequel il va aussi falloir revenir, singulièrement dans la perspective de création d'unités de compensation ou d'unités de biodiversité, rendue désormais possible. Certes, leur création était possible auparavant, ce qui n'est pas interdit étant permis, mais elles ont été consacrées explicitement par le législateur cet été.

Ces éléments m'apparaissent essentiels pour tenter de comprendre le cadre général de la compensation. On parle bien de se saisir d'une dégradation, que l'on va réparer le mieux possible en l'anticipant, d'une part, et en la corrigeant, d'autre part. C'est fondamental pour répondre à certaines des questions que vous avez posées et pour comprendre que l'Etat, entendu largo sensu, est un acteur dont on ne parle pas suffisamment.

Vous nous avez interrogés sur les responsabilités. Bien sûr, on va d'abord penser à celui qui dégrade, c'est-à-dire au maître d'ouvrage, mais celui qui va autoriser la compensation ex-ante, sur la foi d'analyses qui seront peut-être insuffisantes, pourrait potentiellement faire partie de ceux auxquels il conviendrait de demander des comptes si jamais il s'avérait que la compensation ex-ante laissait la place à une compensation ex-post au moment de la réalisation. Malheureusement, il ne s'agit pas d'une vue de l'esprit. Penser le continuum, c'est aussi penser cette possible responsabilité.

Par ailleurs, de la même manière que les civilisations sont mortelles, comme l'a dit Paul Valéry, n'oublions pas que les opérateurs sont mortels, fragiles. De ce point de vue, je voudrais vraiment attirer votre attention sur la distorsion fondamentale qui existe, d'une part, entre la temporalité des acteurs économiques, d'autre part, les dégradations qu'il s'agit de réparer. À cet égard, toute solution compensatoire qui ne reposerait pas sur des garanties de pérennité équivalente à la perte constatée serait nécessairement de l'ordre de l'artefact. L'enjeu est redoutable de ce point de vue. On sait que les États Unis, via les mitigation banking, sur lesquels le ministère de l'écologie a fait un remarquable rapport de parangonnage, ont une belle expérience en la matière. Il y a beaucoup à en retirer sur le montage des projets de compensation.

Quand on s'intéresse à l'effectivité, il est plus difficile de savoir si la compensation fonctionne vraiment, si les garanties temporelles sont réellement fournies. Face à la fragilité d'opérateurs, il y a quelque chose de vertigineux à proprement parler, tant et si bien qu'à l'exception des mécanismes reposant sur le droit réel, particulièrement sur la propriété, éventuellement publique, ou sur une fiducie bien comprise, laquelle permettrait de dépasser la vue économique, il sera très difficile d'envisager l'effectivité des mesures.

La problématique de la compensation nous interroge aussi par rapport à l'approche des fonctionnalités des écosystèmes qui vont être touchés. À cet égard, je veux juste dire un mot de la problématique des unités de compensation, des unités de biodiversité, pour bien souligner leur différence avec les quotas d'émission de gaz à effet de serre. Ceux-ci participent totalement de cette dynamique et, dans une certaine mesure, leur succès théorique, conceptuel, est lié au fait qu'ils sont absolument fongibles. Une tonne de carbone est totalement fongible avec une autre tonne dans un univers qui ne connaît, par hypothèse, pas de frontières.

En revanche, lorsque l'on s'intéresse à la biodiversité et aux problématiques écologiques ancrées dans un territoire, dans un sol, dans un immeuble, alors la fongibilité est très difficile à appréhender. Elle n'est pas insurmontable, mais elle ne peut être surmontée que par des artifices écologico-juridiques. Il faut assumer cette construction intellectuelle, avec toutes les limites qu'elle représente.

Je ne voudrais pas terminer sur une note négative, mais le fait est que si les mécanismes de compensation sont dans une dynamique plutôt satisfaisante, ils ne relèvent pas de la panacée. Ils sont, de surcroît, très complexes.

M. Ronan Dantec, rapporteur. - Tout le monde a compris que le sujet n'était pas d'une totale simplicité. C'est un premier point de consensus entre nous. Nous avançons pas à pas.

Paul Delduc nous disait la semaine dernière que la doctrine se construisait beaucoup à partir de la jurisprudence. Nous avons choisi un certain nombre de dossiers très médiatisés, avec plusieurs décisions de justice ces dernières semaines. Ces décisions sont-elles cohérentes ?

Le calendrier et les délais d'instruction se situent-ils dans une cohérence d'ensemble ? Il conviendrait d'évoquer le problème du caractère suspensif des décisions, car on voit bien que les opposants sont tentés d'employer des moyens pas tout à fait légaux pour les rendre suspensives. Peut-on raccourcir les procédures pour créer du consensus sur les dispositifs ?

J'ai été surpris de ne pratiquement pas entendre parler du droit européen. Sommes-nous en présence de deux droits qui ne s'articulent pas totalement ?

Enfin, dernière question, dont vous avez peu parlé : les sanctions quand les engagements de compensation ne sont pas tenus. Est-ce que l'arsenal répressif permet d'y remédier, soit en obligeant, soit en prononçant des amendes dissuasives ? Le dispositif est-il cohérent, y compris dans sa dimension pénale ?

Mme Marthe Lucas. - La cohérence de la jurisprudence est assez difficile à constater. Pour essayer de faire simple, je dirai que le juge administratif contrôle les mesures compensatoires à deux moments différents : l'étude d'impact et l'arrêté d'autorisation.

Pendant longtemps, le juge administratif ne faisait pas de distinction entre les trois éléments du triptyque ERC. Pour lui, dès qu'il y avait des mesures de réduction, il y avait compensation. C'est d'ailleurs une confusion que faisaient le juge, les requérants et l'administration.

Le juge aime s'appuyer sur des textes juridiques précis. Or, la plupart du temps, les textes n'étaient pas précis sur le contenu de l'obligation de compenser. Comment compenser ? Qu'est-ce qu'une mesure de compensation ? Comment définir la restauration de milieu et la recréation ? Le juge avait du mal à sanctionner en l'espèce.

J'ai relevé une grande cohérence par rapport aux schémas directeurs d'aménagement et de gestion des eaux, les SDAGE. Au vu de la transposition de la directive-cadre sur l'eau, qui fixe des objectifs de qualité écologique, les auteurs des SDAGE se sont mis à prévoir des modalités de compensation, qui pouvaient être variables. En gros, ils ont attribué des ratios de compensation, qui allaient de 100 % à 200 %, selon qu'il s'agissait de la destruction d'une zone humide ou de zones d'expansion des crues.

Dès lors que l'on était en présence de ratios très précis, ces schémas allaient plus loin que la réglementation nationale et le juge a pu s'appuyer sur des quotas qu'il était à même de contrôler pour sanctionner la compatibilité de mesures compensatoires au SDAGE.

S'agissant des sites Natura 2000, le principe est que les projets susceptibles d'avoir des conséquences ne doivent pas voir le jour, sauf dérogation si le projet répond à des raisons impératives d'intérêt public majeur, s'il n'existe pas de solution alternative et si des mesures compensatoires sont prévues.

En l'espèce, la compensation est déconnectée de l'étude d'impact. On regarde si l'impact du projet est significatif après les mesures d'évitement et de réduction, ce qui est très prudent, dans la mesure où l'on n'a aucune garantie de pouvoir recréer écologiquement un milieu identique à celui qui a été détruit.

Sur ce point, un arrêt de la cour administrative d'appel de Nantes a contrôlé très sévèrement une mesure compensatoire sur le pont de Donges.

Au-delà, il me semble assez difficile de porter un jugement sur la position du juge administratif. De manière générale, les requérants sont plus précis, donc le juge est aussi plus précis sur la faisabilité des mesures compensatoires. Mais il n'est absolument pas spécialiste pour évaluer le contenu écologique des mesures compensatoires.

M. François-Guy Trébulle. -  Sur la cohérence de la jurisprudence, je partage absolument le sentiment que l'examen se fait de plus en plus précis. Le dernier arrêt sur Notre-Dame-des-Landes, qui est d'une densité incroyable, illustre d'ailleurs très bien ce constat. Le fait est qu'on assiste peut-être à un mécanisme d'apprentissage collectif dans lequel les porteurs de projets améliorent les dossiers en travaillant avec des gens de plus en plus compétents.

Pour ma part, je ne vois pas tellement d'incohérences dans la jurisprudence. J'observe plutôt une vraie volonté d'essayer de trouver des éléments. Cela dit, à partir du moment où l'on n'a pas de définition très précise sur laquelle s'appuyer, s'il y a une prise en compte sans omission flagrante d'impact, on sent une volonté du juge de ne pas être celui qui s'oppose à la réalisation de projets.

Mme Marthe Lucas. - J'ai oublié quelque chose de très important sur le juge administratif en matière de déclaration d'utilité publique. Il y a un raisonnement qui me gêne dans la pesée des avantages et des inconvénients que fait le juge administratif : il considère que les mesures compensatoires qui figurent dans l'arrêté de compensation sont des éléments positifs et s'en sert pour dire que le projet n'a pas d'impact sur l'environnement. C'est pour moi un vrai problème. Le juge devrait au contraire se dire que plus un projet prévoit des mesures compensatoires importantes, plus son impact sur l'environnement est fort.

M. François-Guy Trébulle. - Le juge national est d'ailleurs en discordance avec le juge européen, puisque ce dernier souligne attentivement que les mesures compensatoires doivent être considérées à part de l'ensemble du projet.

Sur la question de l'ancrage européen, il faut rappeler que l'on parle de sujets complètement communautarisés lorsque l'on évoque les habitats et les espèces. Par voie de conséquence, on est de toute façon dans des matières dans lesquelles la perspective européenne est centrale. C'est la même chose pour le réseau Natura 2000 : on ne peut pas envisager le développement de règles nationales sans tenir compte des règles européennes. De ce point de vue, s'il y a quelques décisions à soutenir, il faut mentionner l'arrêt du 19 janvier 2004 sur le râle des genêts, qui a établi que certaines des mesures proposées étaient inappropriées parce qu'elles n'auraient qu'un effet partiel et seraient difficiles à mettre en oeuvre, avec une efficacité douteuse à long terme. Deux autres arrêts de la CJUE doivent être remarqués : un arrêt du 15 mai 2014 à propos de l'intérêt public majeur permettant de déroger aux protections de Natura 2000 ; un arrêt du 21 juillet 2016, qui précise que les éventuels effets positifs du développement futur d'un nouvel habitat sont difficilement prévisibles et, en tout état de cause, ne seront visibles que dans quelques années. Ce dernier arrêt a conduit la Cour à établir une certaine distance entre des mesures qui sans être illusoires, se situent dans un futur relativement incertain, et la réalité des atteintes constatées.

La loi relative à la biodiversité votée cet été évoque une obligation de résultat dans des termes qui sèment le doute. Ira-t-on vers l'exécution forcée ? Ce n'est pas clair.

L'article L. 163-4 du code de l'environnement fait référence aux possibles sanctions administratives prévues à l'article L. 171-8 du code de l'environnement. En outre, celui qui n'aura pas respecté les mesures de compensation sera en infraction aux règles de police administrative, assorties pour la plupart de sanctions pénales. Il pourra se voir reprocher ce qu'il n'a pas réalisé.

M. Arnaud Gossement. - Le rapporteur soulignait la complexité du sujet. Le maître d'ouvrage fait face à un dilemme infernal. S'il remplit scrupuleusement le volet portant sur les mesures compensatoires de son étude d'impact, il se verra rétorquer que son projet pèse très lourdement sur l'environnement et qu'il n'a pas su éviter ni réduire ; s'il ne remplit pas le volet, il s'entendra dire que son étude d'impact n'est pas sincère et qu'il n'a pas su éviter ni réduire. Quel que soit son choix, il sera critiqué. C'est la raison pour laquelle il s'adresse à des juristes, eux-mêmes démunis face à un droit qui définit avec trop d'imprécision la mesure compensatoire.

Le droit européen a fermé des débats qu'il faut rouvrir. Selon la directive de 2011 sur l'évaluation environnementale, c'est le maître d'ouvrage qui est responsable de cette évaluation. Cela se discute : un fabricant des panneaux solaires n'est pas spécialiste de l'habitat des espèces protégées. Il faudrait qu'il puisse confier la définition, l'exécution et le suivi des mesures compensatoires à un tiers indépendant ou à la puissance publique.

La directive 2004/35/CE interdit les compensations financières. Cela se discute aussi. Dans certains cas, les mesures compensatoires ont pu être envisagées par l'État comme un moyen de financer cette politique publique trop peu dotée par ailleurs. Organisons clairement la fiscalité de la biodiversité. Ce tabou n'a pas lieu d'être.

Le problème de la proximité est identique. Songeons à la jurisprudence Roybon. Le juge administratif critique l'éloignement de la mesure de compensation. Mais s'il s'agit d'un site dégradé, tel un terril, la compensation n'est pas pertinente sur place. Elle le serait davantage un peu plus loin.

Quant aux procédures, j'espère que le prétoire ne deviendra pas le lieu d'examen des mesures compensatoires. Les juges administratifs ont accompli d'immenses progrès en réduisant considérablement le délai de jugement. En revanche, il est problématique que le recours soit devenu une arme en soi, dont le but est de faire perdre du temps. Reconnaissons que des réponses partielles ont été apportées, notamment pour l'éolien offshore avec la création d'une juridiction spécialisée, l'autorisation unique et le recours à l'ordonnance en droit de l'urbanisme.

M. Ronan Dantec, rapporteur. - Les sanctions sont-elles dissuasives ?

M. François-Guy Trébulle. - Il existe encore très peu de contentieux sur la réalisation de mesures de compensation.

Le code forestier impose le rétablissement en bois et forêt des lieux défrichés en cas de non-exécution des travaux imposés : c'est une solution dissuasive. Toutefois, il n'est pas crédible d'imposer la démolition d'une autoroute ou d'un aéroport pour replanter des arbres. La sanction économique serait peut-être plus convaincante que la sanction pénale.

Enfin, je m'oppose à l'utilisation du mécanisme de compensation pour financer la politique de biodiversité. Ce serait un problème.

M. Arnaud Gossement. - Je n'ai absolument pas proposé, tout à l'heure, de créer une nouvelle taxe. J'appelle juste à la clarté du débat.

M. Rémy Pointereau. - La complexité juridique du sujet le réserve à des initiés.

Comment situez-vous le droit de l'environnement français par rapport au droit allemand ou italien ?

La compensation des atteintes à la biodiversité pose un problème de surcoût, notamment en forêt où le coût de réparation est hors de proportion, mettant en péril les projets. Il deviendra de plus en plus difficile de créer des infrastructures. En Charente, beaucoup de projets de retenues collinaires réalisés ne peuvent être utilisés pour des raisons juridiques. Comment supprimer les freins juridiques ? On met notre pays sous cloche.

M. Gérard Bailly. - La France compte des espaces ruraux, forestiers, humides d'une très grande diversité.

La langue française nous pose problème : défrichement, déboisement, déforestation, débroussaillement... Pour moi, le déboisement est la suppression de bois, le débroussaillement de broussailles, et le défrichement de friches - et non de bois. Nous butons sur ce dernier terme. Les élus du Massif central ont déclaré lors du débat sur la loi Montagne que l'espace agricole avait progressé de 50 % au cours des soixante dernières années. Je vous accorde que ce chiffre pose problème s'il s'agit bien de déboisement et non de défrichement.

Je parcours les mêmes territoires depuis plus de soixante ans ; j'y ai constaté des évolutions. De belles pâtures ont été abandonnées car trop éloignées. Situées sur des plateaux pauvres en terre, elles accueillent aujourd'hui des genévriers. La forêt n'y a pas d'avenir. Pourtant, les agriculteurs ou les communes qui veulent y réinstaller des pâtures doivent affronter des obstacles. La compensation porte-t-elle sur la situation à l'instant « t » ou sur l'état passé ?

Il est gênant de laisser la décision à la jurisprudence. Elle doit revenir au législateur.

22 % du territoire du Jura est classé Natura 2000. Il y a vingt ans, on l'a proposé au secteur de la petite montagne en promettant aux habitants nombre d'avantages. Aujourd'hui, on rejette leurs projets à cause de ce classement. Il est normal que les gens, désormais, se méfient.

M. Jérôme Bignon. - Existe-t-il un inventaire des opérations donnant lieu au triptyque ERC ? Les DREAL doivent toutes tenir un tableau de bord. À terme, l'Agence française pour la biodiversité s'en chargera. Qu'est-il advenu des opérations de compensation, d'évitement ou de réduction passées ? Les contentieux sont-ils fréquents ? Le passé éclaire la réflexion sur l'avenir.

Le principe de proximité complique extraordinairement le système dans un pays ravagé par des friches que l'on ne sait pas réparer. On délaisse ces zones de pollution tout en instaurant une compensation par ailleurs. On ne traite pas les friches, alors que les habitants en souffrent.

Pour compenser la dégradation de l'eau, la taxe pollueur-payeur a été inventée. C'est le meilleur système inventé pour obtenir une eau de bonne qualité en quantité. Une compensation classique n'aurait pas résolu le problème.

Je mesure mon caractère iconoclaste, mais s'il restait de l'argent non utilisé par les opérateurs de compensation, il pourrait être confié à un agent public tel que le Centre d'études et d'expertise sur les risques, l'environnement, la mobilité et l'aménagement (Cerema), qui compte 3 000 fonctionnaires et s'appuie sur un savoir-faire gigantesque.

En tant qu'avocat, j'aime défendre plutôt que poursuivre. Néanmoins, la poursuite est nécessaire dans certains cas. Le droit pénal qui permet de poursuivre ceux qui enfreignent la réglementation sur la compensation est-il contraventionnel - c'est-à-dire que l'infraction est automatique - ou réprime-t-il l'intention ? Je suis tenté de recommander peu d'indulgence vis-à-vis du responsable d'une violation délibérée des règles de compensation.

La Direction départementale des territoires et de la mer (DDTM) de la Somme, assurant une maîtrise d'ouvrage déléguée pour la mise en place d'une station d'épuration, a totalement fait fi des mesures d'évitement et de réduction. En tant que président de la commission locale de l'eau du Schéma d'aménagement et de gestion des eaux (Sage) compétent, je l'ai dénoncé. Nous avons voté contre. La DDTM n'en a pas tenu compte. Je n'ai pas porté plainte, mais je constate que les projets locaux échappent au regard.

Mme Évelyne Didier. - Les juristes que nous recevons aujourd'hui sont éminents. Pensez-vous qu'il est possible de construire sur ces questions une culture partagée sans pédagogie, sans simplification du vocabulaire ? Toute démarche ne devrait-elle pas commencer par une culture partagée ? La gestion des déchets a vraiment progressé quand la population a été impliquée.

J'ai entendu beaucoup de sénateurs rire, dans l'hémicycle tout à l'heure, quand la disparition d'oiseaux a été évoquée par M. Dantec. La perte de biodiversité n'est pas perçue comme un phénomène dramatique.

Existe-t-il un répertoire des exemples d'évitement ou de réduction réussis, sans avoir coûté cher ?

Quels sont les recours en cas d'échec de la compensation, par exemple quand des arbres ne repoussent pas dans une parcelle reboisée ?

Mme Chantal Jouanno, présidente. - N'existe-t-il pas deux poids, deux mesures entre les grands et les petits projets ?

M. François-Guy Trébulle. - J'entends que le juridique pourrait l'emporter sur l'intérêt général. Le maître de la loi est le législateur. Celui qui met le pays sous cloche est celui qui a la main sur cette cloche. La question centrale est celle de la définition de l'intérêt général.

Notre impératif majeur, plus que la simplicité, est l'exactitude des notions. En privilégiant la pédagogie, on se heurte parfois à des murs. Les concertations massives organisées pour certains projets n'ont pas amoindri la radicalité des oppositions.

La norme de référence de la compensation est celle de l'état du milieu au moment du lancement du projet, et non l'état passé.

Je n'ai pas de réponse quant aux opérations menées par le passé. L'administration a peut-être des éléments de réponse.

J'en viens à la proximité. La question est : que recherche-t-on ? Si c'est une compensation écologique de la détérioration liée à un projet donné, cette notion de proximité a du sens.

Je suis extrêmement sensible au problème des friches, mais sa résolution n'incombe pas à la compensation.

Mme Marthe Lucas. - Le défrichement, selon le code forestier, est toute opération qui implique la destruction de l'état boisé d'un terrain, mais qui, également, met fin à sa destination forestière. La différence entre le défrichement et le déboisement est que ce dernier conserve la destination forestière du terrain.

La loi de 1976 était très simple : il fallait compenser. Mais cette loi a créé des incohérences et, in fine, personne ne compensait.

La loi américaine de 2008 est extrêmement détaillée : elle définit les notions de proximité, d'équivalence, d'aire de service, ou d'autres. Cette rédaction peut sembler complexe mais apporte de la transparence et de la sécurité juridique pour tous les acteurs.

La loi relative à la biodiversité, en introduisant une obligation de résultat, fait oeuvre de pédagogie. Juridiquement, le maître d'ouvrage pourra être condamné même s'il n'a pas commis de faute, si sa mesure compensatoire n'atteint pas le résultat fixé. C'est extrêmement fort.

Lorsque j'ai achevé ma thèse, certaines DREAL commençaient à mettre en place un recensement des mesures compensatoires. Jusqu'au décret de 2011 du Grenelle de l'environnement, les mesures compensatoires n'étaient pas obligatoirement reprises dans l'arrêté d'autorisation. Il n'était donc pas possible de contraindre le maître d'ouvrage à les réaliser - beaucoup ne l'ont pas été, mais on ne l'a pas su car il n'y avait pas de suivi. En outre, les mesures compensatoires n'ayant pas de caractère opposable, beaucoup ont disparu sous un nouveau projet, dont les propres mesures compensatoires ne s'additionnent pas aux précédentes.

La loi relative à la biodiversité, en imposant la géolocalisation des mesures compensatoires, favorise un suivi extrêmement intéressant. Les associations de protection de l'environnement seront attentives et pourront demander au préfet un arrêté de mise en demeure de réalisation des mesures compensatoires, si elles ne le sont pas.

Les sanctions pénales relatives à l'inexécution, ou à la mauvaise exécution, des mesures compensatoires, sont très rares. Il existe seulement une contravention de cinquième classe sur les installations, ouvrages, travaux et activités.

La caducité de l'autorisation, faute de réalisation des mesures compensatoires dans les trois ans, serait une mesure très dissuasive, mais qui ne serait pas valable pour les grands projets.

Il existe une différence entre les petits et les grands projets, mais aussi entre ceux qui sont portés par le secteur privé et ceux portés par le secteur public. Il existe nombre d'instruments juridiques de protection de l'environnement, mais beaucoup sont à l'initiative des pouvoirs publics. Un gros projet bénéficiera d'un partenariat public, contrairement à un petit projet pour lequel la compensation sera bien plus compliquée à mettre en place, l'acquisition n'étant pas toujours une solution. Il faut réussir à trouver des acteurs pour contractualiser sur le long terme, la loi relative à la biodiversité imposant des compensations effectives pendant toute la durée des atteintes.

M. Arnaud Gossement. -. Le niveau de connaissance des procureurs en droit de l'environnement est insuffisant, faute de formation et de moyens. Lors des états généraux du droit de l'environnement en 2013, le procureur qui avait créé l'association européenne des Green Prosecutors avait demandé aux élus présents des fonds pour acheter des codes de l'environnement.

La sanction administrative a des limites. Quelle est la pédagogie de la sanction d'un agriculteur qui a fait appel à une entreprise spécialisée pour draguer un fossé, laquelle ne s'est pas assurée qu'il avait une autorisation ? La violence n'est pas une solution.

Mme Évelyne Didier. - Répondez aussi sur le fond de mon propos.

M. Arnaud Gossement. - Pourquoi les juristes sont-ils difficilement audibles ? Parce qu'ils lisent des textes difficilement lisibles : les lois. Mes clients ne comprennent rien à certains textes votés ici. Même après treize ans de pratique du droit, je ne comprends pas certains passages de la loi biodiversité.

Je sais bien que les groupes d'intérêts s'adressent au Parlement et que celui-ci tente de trouver des compromis.

La qualité du droit pose problème. Le Conseil d'État a déjà rendu deux rapports pour déplorer sa dégradation. Les consultations d'avocats sont de plus en plus longues car nous avons de plus en plus de mal à expliquer le droit à nos clients. La complexité est parfois demandée par des défenseurs de l'environnement qui veulent augmenter le niveau de protection par de nouvelles règles. Mais plus le niveau de protection augmente, plus le droit bavarde et plus il sert les intérêts de grands maîtres d'ouvrage qui seuls peuvent franchir les barrières à l'accès au marché. Les élus locaux sont empêchés d'investir via des partenariats public-privé, tout comme les TPE et PME. Une règle bien comprise sera mieux appliquée. Le politique doit sauter le pas de la simplification, qui est absolument nécessaire.

Il est plus facile de construire sur un espace naturel sensible que sur une friche polluée, alors que l'État y incite : le cahier des charges sera moins long dans le premier cas. Si l'un des objectifs est de protéger la santé publique, on se heurte aussi à un entrelacs de réglementations. Les contrats contiennent toutes sortes de clauses de garantie de passif. Il serait intéressant qu'une installation sur une friche constitue une mesure de compensation - ce n'est pas possible aujourd'hui. Il faudrait un opérateur qui noue des liens entre les différents projets.

En effet, il y a deux poids, deux mesures entre grands et petits projets. Ces derniers étouffent parfois sous des mesures de compensation dont on ne comprend pas la justification quand les premiers en sont dispensés.

Un inventaire des mesures de compensation serait absolument essentiel. Il faut mutualiser les connaissances. Le fichier national des études d'impact est difficilement accessible ; des obstacles liés à la confidentialité peuvent exister. Cet inventaire est du ressort de l'Agence française pour la biodiversité, dont le financement pose problème. Cet outil n'en est qu'à sa préfiguration.

La compensation est absolument essentielle, d'un point de vue économique, écologique, technique, scientifique. Ne vous contentez pas de définir des sanctions.

M. Rémy Pointereau. - Vous n'avez pas répondu à ma demande de comparaison avec l'Allemagne et l'Italie.

Mme Marthe Lucas. - Il est difficile de vous répondre. Le droit de l'environnement repose sur des directives européennes adaptées par chacun. Ainsi, l'Allemagne a décidé de créer des banques de compensation.

M. François-Guy Trébulle. - En Allemagne, les collectivités territoriales ont la possibilité d'être agents de compensation.

Dans tous les domaines où le droit européen s'applique, la jurisprudence européenne est très peu française ; le droit est très harmonisé. Il faudrait une étude de droit comparé pour plus de précisions.

M. Ronan Dantec, rapporteur. - On constate l'extrême complexité du sujet. Comment construire une culture partagée dans ces conditions ?

Nous sommes preneurs de propositions d'améliorations, notre but étant de fournir des préconisations cohérentes.

Je soulignerai, en conclusion, que la nouvelle loi biodiversité apporte des améliorations, notamment sur la géolocalisation. Pas à pas, nous gagnons en cohérence. Merci.

La réunion est close à 19 h 40.

Mercredi 21 décembre 2016

- Présidence de Mme Chantal Jouanno, présidente -

La réunion est ouverte à 14 h 05

Audition de Mme Carole Hernandez-Zakine, manager, responsable du droit de l'agro-écologie à InVivo AgroSolutions

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Nous poursuivons les auditions de notre commission d'enquête sur les mesures de compensation des atteintes à la biodiversité engagées sur des grands projets d'infrastructures, créée à la demande du groupe écologiste. Nous étudierons les mesures d'anticipation, les études préalables, les conditions de réalisation et le suivi dans la durée des mesures de compensation et analyserons quatre projets : l'autoroute A65, la LGV Tours-Bordeaux, Notre-Dame des Landes et la réserve d'actifs naturels de la plaine de la Crau. Nous nous pencherons sur l'efficacité et surtout l'effectivité du système de mesures compensatoires.

Notre réunion est ouverte au public et à la presse ; elle fait l'objet d'une captation vidéo retransmise en direct sur le site internet du Sénat ; un compte rendu en sera publié.

Nous recevons Mme Carole Hernandez-Zakine, manager et responsable du droit de l'agro-écologie à InVivo AgroSolutions. Elle est accompagnée de M. Raphaël Zarader, consultant chez Rivington.

InVivo est un groupe coopératif agricole français issu de la fusion des deux unions de coopératives, de collecte et d'approvisionnement, Sigma et l'Union nationale des coopératives agricoles d'approvisionnement (Uncaa). Sa filiale InVivo AgroSolutions est opérateur de compensation de biodiversité.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Carole Hernandez-Zakine prête serment.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Madame Carole Hernandez-Zakine, quels sont vos liens d'intérêt avec les différents projets cités ?

Mme Carole Hernandez-Zakine, manager, responsable du droit de l'agro-écologie à InVivo AgroSolutions. - Je n'en ai aucun. AgroSolutions, filiale d'InVivo, est un cabinet de conseil et d'expertise en agro-écologie. Il n'a pas de lien avec les grands projets cités car nous travaillons surtout sur de petits projets.

Merci de m'avoir conviée. J'ai ainsi l'occasion de vous présenter un nouveau métier, celui d'opérateur de compensation, qui existe depuis très peu de temps. Reconnu très récemment par la loi biodiversité, il est encore en construction.

AgroSolutions rassemble une quarantaine d'experts en agronomie, hydrogéologie, pédologie, protection des plantes, écologie, gestion des données, droit rural et droit de l'environnement - un merveilleux domaine d'innovation juridique. Grâce à nos compétences croisées en agriculture et en environnement, nous accompagnons les agriculteurs dans la transition vers l'agro-écologie. Notre but est de leur assurer des revenus durables et de les aider à intégrer les exigences environnementales et sanitaires, tout en tenant compte de leur bien-être.

La compensation existe depuis quelques années. Comment peut-elle servir le projet de l'agro-écologie ? Je précise que nous fonctionnons par la demande et non par l'offre. Selon la loi biodiversité, l'opérateur intervient pour mettre en oeuvre des mesures de compensation pour l'aménageur qui y est obligé, une fois que les mesures sont définies et autorisées, ce qui suppose que l'étude d'impact soit terminée. De plus en plus toutefois, nous ne travaillons plus seulement après la validation des mesures, mais aussi en amont.

Nous passons un contrat sur-mesure avec l'aménageur pour expertiser ses mesures de compensation et l'aider à les mettre en oeuvre. Demain, nous espérons passer un deuxième contrat de suivi de ces mesures.

Prenons l'exemple d'autorisations administratives qui exigent la préservation de prairies pendant la nidification d'une espèce donnée. Nous conseillons concrètement l'aménageur sur la mise en place de cette demande sur un territoire agricole, en définissant la période de fauchage de la prairie, les conditions de pâturage, la pratique de fertilisation, le drainage. Outre notre expertise théorique, nous rencontrons sur le terrain les acteurs du territoire, notamment les agriculteurs, que nous avons parfois déjà identifiés. Une fois le cahier des charges des mesures de compensation élaboré - sa coconstruction améliore grandement son acceptabilité - nous rédigeons le contrat proposé à l'agriculteur en charge de la compensation. AgroSolutions a choisi de rémunérer ce service rendu. Le contrat de mise en place des mesures de compensation peut être signé entre AgroSolutions et l'agriculteur, entre AgroSolutions, l'agriculteur et l'aménageur, ou entre ces deux derniers. Tout dépend du projet de chaque aménageur. Le travail de suivi de l'opérateur est ensuite très important, puisque la compensation se situe dans une dynamique de très long terme.

La loi biodiversité insiste sur l'obligation de résultat ainsi que sur l'obligation de moyens. Celle-ci peut être, par exemple, l'implantation de haies. Au bout d'un an, on vérifie si les haies ont été plantées et si les bonnes espèces ont été sélectionnées. Au bout de deux ou trois ans, on vérifie si l'implantation a réussi et si les haies sont suffisamment denses pour accueillir l'espèce concernée. Au fil du temps, le suivi évolue pour améliorer en permanence la compensation. L'accompagnement des agriculteurs est donc nécessaire, l'opérateur assurant le lien entre l'aménageur et l'agriculteur.

L'obligation de résultat inscrite dans la loi m'a beaucoup interrogée. Qu'afficher ? Peut-on exiger un certain nombre d'individus d'une espèce, ou de terriers ? Doit-on plutôt viser l'amélioration de la qualité des habitats ? Il est impossible, dix ans à l'avance, de prédire un nombre d'individus. La nature est capricieuse. Évaluer la capacité d'un habitat à accueillir des individus est plus aisé.

Depuis peu, nous sommes saisis par des aménageurs qui souhaitent que nous les aidions en amont du projet à définir des mesures de compensation précises dans leur étude d'impact et à sécuriser leur accès aux agriculteurs qui les mettront en oeuvre, en anticipation de l'autorisation administrative. Afin de nous assurer un réservoir d'agriculteurs et de terres agricoles, nous passons des contrats d'engagement préalable, de courte durée, avec les agriculteurs.

Nous ne travaillons pas que sur des mesures de compensation, mais également sur des mesures de réduction. Là aussi, nous élaborons des contrats. Notre travail est pédagogique : nous expliquons aux aménageurs ce qu'est la compensation, en quoi elle impose des contraintes et offre des opportunités. L'exigence d'efficacité à long terme impose des échanges fournis entre l'opérateur et l'aménageur. Le premier doit par exemple être capable de pallier le désengagement d'un agriculteur, dont le contrat échoit au bout de cinq ans, quand la compensation court sur trente ou quarante ans.

Nous accompagnons aussi les aménageurs qui ne parviennent pas à déployer leurs mesures de compensation car elles ne sont pas acceptées par les agriculteurs. L'un de nos clients avait prévu deux hectares de jachère par éolienne mais ne trouvait aucun agriculteur partenaire. Nous avons cherché des mesures équivalentes. Après le passage d'une convention avec le Muséum national d'histoire naturelle, nous avons rencontré les coopératives d'agriculteurs, la chambre d'agriculture, les associations de chasseurs. Dans le respect de l'équivalence écologique, il s'est avéré intéressant d'alterner la jachère avec la mise en place de haies, de bouchons et de bandes enherbées. Les conflits ont été apaisés.

La compensation est une véritable occasion pour l'agriculteur de jouer un rôle dans la préservation de l'environnement, tout en gagnant un revenu complémentaire. Les sommes ne sont pas très élevées et ne pousseront pas un agriculteur à produire des papillons plutôt que du blé. Pour que la compensation soit réussie, il faut que chacun soit raisonnable et construise ensemble la solution, en conjuguant intérêt général de la biodiversité et intérêt particulier de l'agriculteur.

Enfin, notre logique est de privilégier la contractualisation plutôt que l'acquisition de terres.

M. Ronan Dantec, rapporteur. - Constatez-vous deux poids, deux mesures entre les grands projets qui suscitent l'intérêt de l'État et les petits projets auquel il est plus indifférent ? On a parfois l'impression que plus le projet est petit, plus l'État est soucieux de la qualité des mesures de compensation.

Quels sont les coûts d'investissement et les coûts de fonctionnement des mesures de compensation ?

Avez-vous le sentiment que l'État joue son rôle de contrôleur ?

Les mesures de compensation participent-elles à l'approche environnementale des territoires, telle que la trame verte et bleue ? Quelle est l'échelle de proximité ?

Mme Carole Hernandez-Zakine. - Pour l'heure, nous, opérateur de compensation, ne sommes pas contrôlés par l'État en tant que tel. C'est l'aménageur qui l'est. Nous travaillons pour l'instant sur des petits projets et constatons une grande hétérogénéité du contrôle selon les territoires. Dans certains cas, nous constatons un militantisme administratif où l'État veut imposer ses mesures de compensation, tandis que dans d'autres cas, c'est presque l'indifférence.

Vous m'interrogez sur la proximité. Alors que nous travaillions sur un projet de plantation d'arbres, nous avons appris que la commune avait un projet d'infrastructure paysagère. Nous prévoyons de trouver une cohérence entre les deux projets - ce n'est pas une obligation.

Notre accompagnement étant sur-mesure, il peut être délicat d'en chiffrer le coût. Toutefois, ce peut être de l'ordre de 10 000 euros par an pour bénéficier de l'accompagnement d'un opérateur de compensation.

M. Ronan Dantec, rapporteur. - Est-ce 10 000 euros par hectare ?

Mme Carole Hernandez-Zakine. - Ce chiffre concerne un petit projet d'une dizaine d'éoliennes.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Quelle proportion du coût global du projet cette somme représente-t-elle ?

M. Ronan Dantec, rapporteur. - Est-ce 1 000 à 2 000 euros par hectare agricole ?

Mme Carole Hernandez-Zakine. - Je vous ferai parvenir le détail par écrit.

M. André Trillard. - L'obligation de résultat est impossible à tenir sur du vivant, qu'il soit végétal ou animal. Elle dépend de nombreux facteurs.

M. Ronan Dantec, rapporteur. - Mme Hernandez-Zakine suggérait de raisonner en obligation de constitution d'un milieu plutôt qu'en nombre d'individus.

M. André Trillard. - En Loire-Atlantique, la terre n'est pas chère, elle est vendue 1 400 euros par hectare. C'est beaucoup moins cher d'acheter de la terre que de dépenser 10 000 euros par an pour compenser.

En Loire-Atlantique, la Brière est en train de se fermer, à cause de l'absence d'agriculture et de la prolifération de la jussie. Pourquoi se préoccuper de quelques hectares quand on a laissé 5 000 hectares disparaître de notre territoire ? N'est-on pas en train de créer des obligations pour les petits projets en fermant les yeux sur les grands sujets ?

Mme Carole Hernandez-Zakine. - Le chiffre de 10 000 euros est un simple indicateur. Le coût dépend du territoire et des mesures.

Je le répète, l'obligation de résultat est impossible à tenir s'il s'agit d'un nombre précis d'individus. Il faut plutôt réfléchir en termes de dynamique positive.

M. Jérôme Bignon. - Combien de contrats avez-vous signé avec des aménageurs ? Vous devez faire vivre quarante collaborateurs.

Mme Carole Hernandez-Zakine. - Notre cabinet ne vit pas que de la compensation. Nous avons 300 000 euros de contrats. La compensation est un marché dans la mesure où il y a une offre et une demande, mais il est réduit. Notre société a choisi d'y participer car il s'agit d'une activité symbolique qui rapproche agriculture et écologie.

Mme Sophie Primas. - L'activité d'un grand groupe comme InVivo garantit la présence d'experts auquel un opérateur indépendant ne pourrait pas recourir.

Mme Carole Hernandez-Zakine. - En effet. En outre, nous avons accès aux chambres d'agriculture et aux agriculteurs en général.

La compensation est une mission que nous souhaitons remplir.

M. Jérôme Bignon. - Pourquoi ne travaillez-vous pas sur de grands projets ? N'y avez-vous pas accès ?

Mme Carole Hernandez-Zakine. - Les grands aménageurs intègrent l'expertise au sein de leur propre structure. Nous sommes en contact avec eux pour des démarches complémentaires.

M. Ronan Dantec, rapporteur. - Avez-vous connaissance de projets dont les coûts de compensation étaient tels que l'aménageur a préféré y renoncer ou le modifier ?

Les opérateurs de compensation devront-ils être certifiés ?

Mme Carole Hernandez-Zakine. - Je ne connais pas de cas de renoncement ni de modification.

Oui, la certification serait positive puisque nous sommes dans une dynamique de professionnalisation.

M. Daniel Gremillet. - Nous abordons ici un surcoût dont nous devrons débattre entre nous.

M. Jérôme Bignon. - L'agrément n'a pas été inscrit dans le texte de loi pour que les agriculteurs puissent être opérateurs. Peut-être faudra-t-il distinguer petits et grands projets.

M. André Trillard. - L'installation d'une éolienne nécessite un trou de 1 000 mètres cube alors qu'on interdit des puits de 3 mètres de profondeur. Les éoliennes sont une atteinte suffisante à l'environnement pour qu'on n'impose pas d'autres problèmes en plus.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Merci.

Audition des représentants de la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA), de l'Assemblée permanente des chambres d'agriculture (APCA), de Coordination rurale, de la Confédération paysanne et de Jeunes Agriculteurs

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Nous recevons M. Pascal Férey, secrétaire adjoint de l'Assemblée permanente des chambres d'agriculture (APCA), Mme Morgan Ody agricultrice, et M. Bernard Breton, animateur foncier, de la Confédération paysanne, M. Alain Sambourg, vice-président de la section « CR77 » de Coordination rurale, Mme Christiane Lambert, vice-présidente, et Mme Kristell Labous, responsable des affaires juridiques de l'environnement, de la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA), et M. Guillaume Darrouy, membre du conseil d'administration des Jeunes Agriculteurs.

Cette commission d'enquête a délimité un double cadre pour ses travaux : d'une part, elle étudiera les mesures d'anticipation, les études préalables, les conditions de réalisation et le suivi dans la durée des mesures de compensation ; d'autre part, elle analysera quatre cas spécifiques, quatre projets d'infrastructures : le suivi des mesures mises en oeuvre dans le cadre de la construction de l'autoroute A65, la réalisation en cours des mesures de compensation du projet de LGV Tours-Bordeaux, les inventaires et la conception des mesures de compensation pour le projet d'aéroport à Notre-Dame-des-Landes, et enfin la réserve d'actifs naturels de Cossure en plaine de la Crau.

Je rappelle que tout faux témoignage et toute subornation de témoin serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende pour un témoignage mensonger.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Pascal Férey, Mme Morgan Ody, M. Bernard Breton, M. Alain Sambourg, Mme Christiane Lambert, Mme Kristell Labous, M. Guillaume Darrouy prêtent serment.

Ils déclarent aussi ne pas avoir de lien d'intérêt avec aucun des quatre projets mentionnés ci-dessus.

Mme Christiane Lambert, vice-présidente de la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA). - La compensation écologique est perçue comme une obligation réglementaire par les agriculteurs. Les premières expériences ont été peu concluantes. Depuis, la réussite de certaines opérations a fait quelque peu évoluer le regard. La loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages a instauré les obligations réelles environnementales et a reconnu le rôle des agriculteurs dans le maintien de la biodiversité. Des initiatives professionnelles pour définir des contrats de prestation de services environnementaux ont vu le jour. Nous regrettons toutefois que l'accent ne soit pas assez mis sur les autres mots de la séquence « éviter-réduire-compenser » (ERC). Eviter est essentiel. Limiter la consommation de foncier permet de réduire les pertes de biodiversité et de potentiel économique. Réduire est aussi important.

La compensation est parfois perçue comme une contrainte. Il y a des confusions entre les responsabilités du maître d'ouvrage et celles des agriculteurs. Le maître d'ouvrage doit compenser, mais c'est sur les terres de l'agriculteur. La confusion est maximale quand l'État est maître d'oeuvre, car il cherche à compenser en périphérie, comme ce fut le cas pour des opérations de contournements ou pour la construction de routes nationales. Les impacts économiques ou logistiques, lorsque des exploitations sont fragmentées, doivent faire l'objet d'une estimation précise. On ne comprend pas toujours le coefficient multiplicateur. Dix pour un, c'est souvent excessif ! La règle du « un hectare pour un hectare » devrait prévaloir. La concertation en amont avec les agriculteurs doit être améliorée ; les chambres d'agriculture se sont dotées de services d'aménagement qui travaillent en lien avec les syndicats agricoles. Il conviendrait aussi d'associer les agriculteurs à la réalisation des inventaires d'espèces. Les chambres d'agriculture et les organisations agricoles disposent d'experts compétents. Enfin, pour que les compensations soient opérationnelles, les agriculteurs doivent être associés à la rédaction des cahiers des charges.

Nous sommes attachés à un cadre juridique stable. Les contrats de prestation de services environnementaux sont une avancée en ce sens. La profession s'est mieux organisée. Aujourd'hui on parle de marché de compensation. N'oublions pas que les agriculteurs sont des acteurs de la compensation, des producteurs de biodiversité. Celle-ci a de la valeur. Si l'on nous demande des mesures supplémentaires en faveur de la biodiversité, il est normal de rémunérer ce travail utile à la société et de compenser les éventuels surcoûts. Nous sommes attachés au caractère volontaire et opposés à l'acquisition foncière par le maître d'ouvrage car il est possible de concilier l'activité agricole et la restauration de la biodiversité. Partout, dans le Finistère, le Loir-et-Cher ou la Marne, les responsables des fédérations départementales tiennent des réunions locales pour présenter les contrats de prestation pour services environnementaux. Les agriculteurs prennent conscience que la biodiversité est une richesse à préserver et qu'ils ont un rôle à jouer en la matière. La loi sur la biodiversité a facilité cette reconnaissance.

Les organisations agricoles doivent être associées en amont. Lorsque les maîtres d'ouvrage réduisent la concertation, ils créent les germes du conflit. Les interlocuteurs ne manquent pas : chambres d'agriculture, syndicats agricoles, bureaux d'études locaux, etc. L'acquisition foncière est souvent une solution de facilité. Elle pose aussi des problèmes de responsabilité.

La loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages a créé les obligations environnementales. Elles étaient présentées à l'origine comme une servitude, une obligation sans contrepartie ; aujourd'hui il est écrit qu'elles peuvent donner lieu à des contrats de prestation de services environnementaux. La FNSEA est en première ligne pour expliquer la démarche aux agriculteurs. Enfin, beaucoup de terres sont exploitées en fermage : dans ce cas, le fermier doit être aussi associé.

M. Pascal Férey, secrétaire adjoint de l'Assemblée permanente des chambres d'agriculture (APCA). - Je suis exploitant dans une région classée Natura 2000. Je connais bien les compensations écologiques. Tout d'abord si l'on parle de compensation, c'est que l'évitement et la réduction n'ont pas été suffisants. Pour les agriculteurs, la compensation, c'est un peu la double peine : on leur prend des terres pour réaliser des projets d'intérêt général, et on compense en prenant d'autres terres agricoles. Le mode de calcul du coefficient est opaque. Les donneurs d'ordres devraient le justifier car son caractère inflationniste pose problème. L'expérience montre aussi que les donneurs d'ordre, qu'il s'agisse de l'Etat ou des collectivités territoriales, sont souvent très exigeants avec les agriculteurs et beaucoup moins avec eux ! On pourrait faire appel à d'autres structures que les bureaux d'études ou les directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement pour valider les documents préalables aux aménagements ; le Muséum national d'histoire naturelle, par exemple, qui est compétent pour les territoires Natura 2000, a l'expertise nécessaire.

Les compensations fluctuent en fonction des territoires et des sites : en zone viticole classée, la compensation en périmètre immédiat sera plus légère qu'ailleurs. À l'inverse, dans ma région, classée Natura 2000, le coefficient était de dix  pour une opération de contournement urbain ! Les opérateurs sont arrivés, via la société d'aménagement foncier et d'établissement rural, avec un chéquier pour racheter les terres et ont fait flamber le prix du foncier. Non seulement les terres agricoles ont fondu mais leur prix a augmenté...

Prévoir une consultation publique, c'est bien. Encore faut-il que les documents soient compréhensibles ! Beaucoup de ces documents font des milliers de pages, en petits caractères, et sont techniques et inintelligibles, même pour des experts. La transparence doit aussi s'accompagner d'une bonne gouvernance. Être élu ne dispense pas d'expliquer son action. Trop souvent, lors des débats publics, les partisans et les adversaires du projet se mobilisent, mais 90% de la population n'a pas voix au chapitre.

Enfin, les projets d'aménagement sont des projets de long terme. Il faut davantage de pédagogie, prendre le temps d'expliquer en amont comment la compensation se fera et dans quel cadre. Les agriculteurs ne pourront indéfiniment supporter toutes les contraintes sans compensation financière. Les agriculteurs sont des producteurs de biodiversité. Il est normal que la société rétribue leur prestation.

M. Alain Sambourg, vice-président de la section « CR77 » de Coordination rurale. - La compensation des atteintes à la biodiversité concerne toutes les modifications de l'environnement, sur le plan écologique comme humain. Elle doit être définie sur la base d'une analyse exhaustive des mutations provoquées par un projet d'aménagement. Toute opération d'urbanisme en milieu rural crée des obligations pour les agriculteurs : restriction de l'usage des produits phytosanitaires, réduction des bruits, des odeurs, etc. Cela accroît leurs charges financières. Les agriculteurs doivent être associés à la procédure de détermination des préjudices et participer aux audits initiaux. Ces analyses doivent être réalisées dès l'étape de faisabilité, avant l'établissement des plans de financement, afin que leur coût financier soit bien inclus dans le calcul de rentabilité. On s'aperçoit trop souvent, après coup, que les crédits manquent pour les opérations de compensation. Les nuisances des projets pour le monde agricole sont sous-estimées par les services de l'Etat. Les indemnisations en cas d'expropriation sont trop faibles au regard de la dégradation irréversible de l'outil de travail. Les conséquences pour les pratiques agricoles doivent aussi être analysées à long terme. Les charges de production augmentent à cause de la création de zones non traitées, de la modification des horaires de travail ou de circulation de véhicules. Là encore, les agriculteurs sont pénalisés.

On constate aussi que plusieurs équipements ont provoqué un développement des plantes indésirables comme les renouées du Japon, les berces ou les chardons. Les sols sont vivants et captent le carbone. Le compte n'y est pas quand on transforme une terre agricole en route et que l'on compense avec une terre inculte ou polluée : la surface est identique mais le comportement du sol sera très différent. Je m'alarme aussi quand on remplace une terre capable de capter du carbone par des sols imperméables où l'eau ruissellera, entrainant des pollutions. L'agriculteur rend service à la collectivité grâce à l'activité biologique de ses sols. Ne l'oublions pas.

Mme Morgan Ody, agricultrice, membre de la Confédération paysanne. - Merci d'avoir pris l'initiative de cette commission d'enquête. Pour la Confédération paysanne, la compensation est un leurre. Elle intervient parce que l'on n'a pas su éviter ni réduire. A ce titre, elle est toujours un échec pour la biodiversité. Plusieurs études scientifiques remettent ainsi en cause l'idée selon laquelle il serait possible de compenser la destruction d'un écosystème par la restauration d'un écosystème équivalent.

La compensation évidemment un marché. Le succès actuel des mécanismes de compensation au niveau international est dû à la création d'un nouveau marché juteux. On donne artificiellement une valeur marchande aux milieux naturels, à chaque mare, aux abeilles, etc. Les milieux financiers et les bureaux d'études se frottent les mains, mais les paysans à travers le monde sont inquiets. Donner une valeur monétaire aux richesses naturelles risque de les exclure encore davantage et de les marginaliser. Si nous ne pouvons plus acheter la terre ou accéder à l'eau, nous ne pourrons plus travailler. Or, ce sont les agriculteurs qui sont les meilleurs garants de la biodiversité. Lorsque l'open field céréalier remplace le bocage ou que des activités pastorales de montagne disparaissent, des écosystèmes disparaissent également. La biodiversité suppose le maintien de paysans nombreux sur tout le territoire. Or, les mesures compensatoires n'aident pas les paysans, elles les excluent. Ainsi les constructions du campus du plateau de Saclay ont-elles été compensées par la création de bassins de rétention d'eau, grâce à l'expropriation d'autres agriculteurs. Mais les terres agricoles ne sont pas illimitées ! On compense l'atteinte à une terre en prélevant les terres d'un autre agriculteur... C'est un jeu à somme nulle.

La Confédération paysanne plaide pour un processus territorial de proximité qui associe mieux les agriculteurs. Nous sommes opposés aux réserves d'actifs naturels et à tous les processus de financiarisation qui permettent aux bétonneurs de s'affranchir de la consultation des populations. La suspicion pèse sur la compensation car les phases d'évitement et de réduction sont négligées. A Sivens il a fallu un mort pour que l'on étudie enfin un projet alternatif ! À Notre-Dame-des-Landes, les pouvoirs publics refusent de prendre au sérieux la possibilité d'améliorer l'aéroport de Nantes-Atlantique. Si l'on respectait la séquence « ERC », les projets consommant le moins d'espaces naturels et agricoles devraient pourtant être privilégiés, mais ce n'est jamais le cas. L'Etat manque d'impartialité, faute d'une séparation fonctionnelle entre les services chargés d'autoriser un projet et ceux qui doivent l'évaluer sur le plan environnemental. C'est le préfet qui assure ces deux missions, avec de fortes pressions politiques. Les conflits d'intérêts sont nombreux. Le préfet qui a attribué le chantier de Notre-Dame-des-Landes à Vinci est devenu salarié de cette société ! À Sivens, la Compagnie d'aménagement des coteaux de Gascogne, société mixte dont beaucoup d'élus locaux sont administrateurs, a réalisé les études concluant à la nécessité d'un barrage et a été désignée, par les élus, pour construire l'ouvrage et pour assurer la gestion de la ressource. Juge et partie !

La loi sur la biodiversité a renforcé la compensation sans renforcer l'évitement ni la réduction. On a enterré de fait ces deux étapes qui étaient pourtant prioritaires dans la loi de 1976. Cette loi marque un retournement dramatique pour la protection de la biodiversité. Elle favorise les acteurs privés qui achètent des terres pour soi-disant les restaurer et ensuite les revendent aux sociétés qui veulent bétonner. Le risque est de remplacer une politique articulée autour de parcs naturels par une politique menée par des acteurs privés guidés par la recherche du profit à court terme. Dans la plaine de la Crau, la Caisse des dépôts promet une gestion sur trente ans. À Notre-Dame-des-Landes, les mesures compensatoires sont prévues dans le cadre de baux ruraux de neuf ans. Or, il est prouvé que pour restaurer des milieux naturels, il faut au moins une centaine d'années, pour un résultat incertain, alors que ce qui est détruit, le restera.

Les contrats signés avec le propriétaire posent la question du respect du statut du fermage. En empilant les mesures de compensation décidées par le propriétaire, on risque de remettre en cause le libre choix du fermier dans la gestion de sa ferme et de donner des pouvoirs excessifs au propriétaire au détriment du preneur.

Nous estimons que dans le cas des quatre projets qui vous intéressent, l'étude des alternatives a été bâclée, voire oubliée dans la mise en place de la séquence éviter-réduire-compenser. Il faut au contraire renforcer les moyens de l'action locale dans la conception des projets.

Ainsi, l'A65 était-elle bien nécessaire, au vu de sa faible fréquentation ? L'aéroport de Notre-Dame-des-Landes s'imposait-il alors que, d'après une étude sérieuse, il était possible d'améliorer à moindres frais l'aéroport Nantes-Atlantique ?

Quant à la réserve naturelle de Cossure, la création d'un marché de protection de la biodiversité créerait un dangereux précédent. Les politiques publiques, qui ont prouvé leur efficacité, seraient remplacées par des acteurs privés, avec leur logique de court terme. Ne serait-il pas plus simple de faciliter le maintien et l'installation de paysans pratiquant le pastoralisme ? Pour l'instant, la Caisse des dépôts et consignation installe des moutons...

La mise en oeuvre de la séquence éviter-réduire-compenser présente évidemment des enjeux pour le monde agricole. Éviter un aménagement, c'est empêcher une perte de terre agricole ; le réduire, c'est diminuer la perte ; en revanche, introduire une compensation, c'est actionner une chaîne de compensations successives qui impactent plusieurs fois les producteurs - en témoigne l'exemple de la plaine de Saclay.

La transformation des richesses naturelles en marchandises est une menace grave pour les paysans, pour le monde agricole et, au-delà, pour la production alimentaire. Cela nous concerne tous.

M. Guillaume Darrouy, membre du conseil d'administration des Jeunes Agriculteurs. - L'environnement est pour nous, jeunes agriculteurs, un enjeu essentiel. C'est notre outil de travail, nous sommes attachés à sa préservation. La compensation incombe au maître d'ouvrage, pas aux seuls agriculteurs. Nous y sommes attachés, car il est plus facile de s'en prendre à l'agriculteur à la fin du projet que de l'impliquer en amont. Il est indispensable de dissocier le maître d'ouvrage, qui est juridiquement responsable de la compensation, de l'opérateur, qu'il soit agriculteur ou autre.

L'estimation des impacts d'un projet doit faire l'objet d'une concertation en amont, pour évaluer les éventuelles mesures d'évitement et de réduction ainsi que, si nécessaire, les mesures de compensation. Quand on impose des mesures en fin de projet, les agriculteurs se braquent et le débat devient stérile. Ces derniers doivent être associés à l'élaboration du cahier des charges lors de la première discussion préalable.

La compensation revient-elle à créer un marché ? Je le crains. On voit des opérateurs vendre des mesures de compensation à des porteurs de projet, ou apparaître dans les commissions d'acquisition du foncier. Cela suscite des réactions très négatives des agriculteurs. La terre disponible ne doit pas être réservée à la compensation, mais destinée en priorité à l'installation de jeunes agriculteurs. Il faudra faire preuve de vigilance pour éviter que le foncier agricole ne devienne un puits sans fond. En cent ans, l'espace forestier a doublé, alors que l'espace agricole s'est réduit.

Les agriculteurs sont un vecteur de biodiversité, quel que soit leur mode de production. Quand on crée des ressources en eau, on peut aussi créer de la biodiversité - je pense au barrage de Sivens. La compensation peut offrir des opportunités à un jeune agriculteur qui s'installe, mais dans un cadre bien défini juridiquement. Le risque principal est celui d'une financiarisation de la compensation. Il faut écouter les agriculteurs, ils ont leur mot à dire sur les projets.

La co-construction doit être engagée avec tous les acteurs, en impliquant d'abord les personnes proches du site ; je ne vois pas quelle est la légitimité d'individus qui vivent à des centaines de kilomètres, comme les zadistes à Sivens.

Quant aux mesures à destination du grand public, j'ai du mal à me faire une opinion sur la base d'un dossier de 1 700 pages. Nous sommes nombreux à ne pas avoir l'instruction nécessaire pour l'analyser et déterminer si les mesures proposées sont à la hauteur de l'enjeu.

Plutôt que de nous demander ce que nous proposons ou ce que nous faisons déjà en matière de biodiversité, les services de l'État nous tirent dessus à boulets rouges.

Les agriculteurs, producteurs de biodiversité, ont beaucoup à apporter. Nous demandons que l'État joue le rôle de cheville ouvrière de la protection de l'environnement ; qu'il alerte et sensibilise les opérateurs sur le fait que l'on n'achète pas du foncier seulement pour remplir des obligations réglementaires. Éviter-réduire-compenser ne doit pas se réduire à un drapeau que l'on lève pour montrer qu'on a écouté les environnementalistes.

Le dispositif actuel n'est pas mauvais, à condition que l'on sache s'en servir. La loi a reconnu les services environnementaux rendus par les jeunes agriculteurs ; il faudra le traduire au plan économique. Nous sommes tout autant attachés au foncier qu'à l'environnement.

Pour conclure, j'espère que cette table ronde ne sera pas qu'une réunion de plus, et qu'elle permettra d'intégrer davantage la profession agricole et de l'associer à l'ensemble de la démarche.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Notre commission d'enquête se donne pour objectif de mesurer l'efficacité et l'effectivité de la loi sur toute la séquence ERC, et pas seulement sur la compensation.

Mme Christiane Lambert. - Un mot sur l'utilisation des friches industrielles et des sites militaires abandonnés, question qui a été largement abordée lors de l'examen de la loi biodiversité. Nous sommes dans une posture pragmatique : nous sommes conscients que des zones industrielles, des zones artisanales et des voies de communication sont nécessaires pour désenclaver et créer de l'activité ; il faut par conséquent éviter et réduire autant que possible mais il restera toujours une part pour la compensation.

Nous sommes en mesure d'identifier des friches ; de jeunes agriculteurs ont lancé une opération appelée « Les délaissés », consistant à semer du blé pour donner la récolte à des associations caritatives.

La superficie des friches identifiées est parfois très importante ; il faut les valoriser en priorité. Dans la Marne, un terrain militaire désaffecté, la base 112, a été reconverti, à l'initiative de la FDSEA et avec l'expertise de la chambre d'agriculture, en « ferme 112 », un espace dédié à l'expérimentation et à l'innovation agricoles, en mobilisant des moyens publics et privés. Autre initiative, la FDSEA de l'Oise a participé à l'identification du domaine foncier public abandonné pour les mesures de compensation prévues dans le cadre du projet de canal Seine-Nord. Ces domaines pourraient être utilisés pour la création de serres ou de fermes verticales. Ces projets, dont l'ampleur est réelle, ont vocation à se substituer à la gestion très dispendieuse du foncier qui a longtemps prévalu.

Les DREAL continuent à privilégier l'acquisition pour assurer la pérennité du foncier. Or nous considérons que cette question a été réglée par la loi biodiversité, notamment dans le cadre des obligations réelles environnementales transmissibles. L'administration doit donc changer de logiciel.

Pour le repérage des friches, nous disposons d'outils comme les PLU et les SCoT, ainsi que l'acquisition par les collectivités, désormais conscientes de la rareté et de la cherté du foncier. Il s'agit de mettre en place une approche plus globale et anticipée, notamment avec les Safer.

La compensation est là ; il faut faire avec et procéder avec pragmatisme plutôt que par idéologie ou idéalisme, en impliquant tous les acteurs dans les départements.

M. Guillaume Darrouy. - Un recensement exhaustif des friches a été lancé dans les Landes par la chambre d'agriculture. Un grand nombre de surfaces dépérissent. Les mesures de compensation pourraient commencer par la conservation de ce type d'espaces, ce qui permettrait de rétablir du foncier agricole dans certaines zones.

M. Ronan Dantec, rapporteur. - Notre commission d'enquête cherche à dégager un équilibre et une vision cohérente entre des acteurs aux intérêts parfois divergents. Je prends vos remerciements à l'ouverture de cette réunion comme un encouragement pour nos travaux dont, nous l'avons constaté hier, la complexité est grande, notamment au plan juridique.

Vous semblez d'accord pour défendre le caractère prioritaire des deux premiers termes de la séquence : éviter et réduire. Il convient avant tout de maintenir le foncier agricole ; et pour cela, de faire en sorte que les aménageurs s'inscrivent dans cette démarche. Ainsi, tel maître d'ouvrage pourrait être tenté de préférer un parking simple à un parking en silo si le foncier n'est pas cher. Les contraintes liées à la compensation pourraient au contraire conduire les opérateurs à privilégier la séquence éviter-réduire. Votre avis sur cette question nous intéresse ; les positions idéologiques peuvent diverger, mais nous recherchons des éléments opérationnels. Dans le cadre de l'enquête coût-bénéfice, évitons aussi que la valeur attribuée aux terrains soit honteusement insuffisante.

Les délais de la compensation font l'objet d'intérêts et d'enjeux qui s'affrontent. Vous convenez tous que, pour être efficace, la compensation doit s'inscrire dans la durée. Or les agriculteurs sont inquiets des engagements de contractualisation dans la longue durée. Quelle est votre vision de cet arbitrage ?

Les friches peuvent être utilisées dans le cadre de la compensation, mais elles ne représentent pas toujours une équivalence écologique satisfaisante. Le partenariat éventuel avec le Muséum national d'histoire naturelle, que vous avez cité, est intéressant. Comment percevez-vous l'approche de la biodiversité qui repose, en France, sur le concept de trame verte et bleue ? Cela assure la cohérence globale des écosystèmes mais représente aussi une contrainte potentielle : tous les territoires n'ont pas la même valeur, en termes de compensation comme de fonctionnement.

Enfin, que serait, selon vous, une fourchette satisfaisante pour la valeur du service rendu par l'agriculteur dans une logique de compensation ?

Mme Christiane Lambert. - Les aménageurs communiquent beaucoup plus sur la compensation, à l'aide de belles brochures, que sur l'évitement. Une comptabilisation des hectares évités aurait un effet incitatif. De plus, la communication des aménageurs ignore souvent les actions de compensation engagées par les agriculteurs eux-mêmes.

Le centre commercial Atoll Angers a enseveli un hectare de zone humide. L'aménageur proposait une compensation à hauteur de seize hectares ; mais, après des échanges avec la chambre d'agriculture et les associations de défense de l'environnement, il a été jugé préférable de mettre en place quatre hectares de zone humide dans de meilleures conditions. Le résultat a satisfait toutes les parties prenantes.

La loi du 13 octobre 2014 d'avenir pour l'agriculture a introduit le concept de compensation collective agricole. L'indemnisation ne suffit pas toujours pour des opérations susceptibles de déstructurer l'économie agricole. Ainsi, 25 hectares en moins d'emprise foncière pour la coopération ou le négoce se traduisent par une baisse de chiffre d'affaires et des surcoûts logistiques. La compensation collective agricole oblige l'aménageur à compenser aussi cela. Ainsi, un rééquilibrage entre compensation de la biodiversité et compensation du potentiel de production peut être envisagé, permettant des études d'impact plus globales et fidèles à la réalité.

Pour être efficace, la compensation doit s'inscrire dans la durée. Pour cela, elle doit être rémunératrice. Les agriculteurs ne sont pas habitués à une indemnisation à juste valeur... Dans le cadre du contrat d'agriculture durable (CAD), successeur du contrat territorial d'exploitation (CTE), les surcoûts liés aux mesures agro-environnementales sont calculés et l'indemnisation est fixée à un niveau attractif pour l'agriculteur. Il convient d'associer les acteurs agricoles et les experts qui les représentent très en amont, dès la phase du calcul de l'indemnisation.

Les mesures de protection pour le grand hamster d'Alsace ont conduit les agriculteurs à convertir des hectares de maïs en hectares de blé ou de prairie. Le coût de ces conversions est facile à calculer. L'agriculteur qui l'accepte sera plus enclin à l'inscrire dans la durée si la compensation financière est à la hauteur. C'est donc avant tout une question de moyens mobilisés.

Comme pour les circuits courts, on veut à la fois l'apport écologique et un prix au rabais. Or la biodiversité a un prix - et celui qui doit le payer est le demandeur de biodiversité. Les espaces que l'on veut protéger ont une valeur ; il est d'autant plus opportun de le rappeler que le chiffre d'affaires agricole a baissé de cinq milliards d'euros l'année dernière.

M. Ronan Dantec, rapporteur. - Sur les quatre dossiers qui nous intéressent, considérez-vous que les mesures de compensation proposées par les opérateurs sont raisonnables ?

Mme Christiane Lambert. - Sur la réserve de la Crau, la discussion a été difficile. C'était une approche nouvelle avec, pour les agriculteurs concernés, un sentiment de dépossession. De plus, ils n'étaient pas préparés à la négociation avec la Caisse des dépôts et consignations, qui en a tiré avantage. Désormais, les chambres d'agriculture conduisent des études d'impact globales.

La concertation s'est mieux déroulée dans le cas du grand hamster d'Alsace. Quant à Notre-Dame-des-Landes, le sujet est tellement polémique qu'il est très difficile de se faire une opinion. Pour répondre à votre question, je ne connais pas les propositions financières sur ce dossier. Quel espace serait concerné ? Nous n'avons pas d'éléments assez précis.

Mme Kristell Labous, responsable des affaires juridiques de l'environnement, FNSEA. - La ligne à grande vitesse Tours-Bordeaux avait fait l'objet d'une véritable négociation entre Réseau ferré de France (RFF) et les agriculteurs ; mais RFF a accordé une concession à Vinci. La compensation négociée, avec la participation de la chambre d'agriculture, avait satisfait les agriculteurs. Sera-t-elle maintenue ? Point important, la compensation a été homogène entre agriculteurs. Pour éviter la concurrence, il convient de formuler une proposition pour l'ensemble du territoire, en fonction des actions proposées par les agriculteurs. Si le prix du foncier est trop élevé dans certains endroits, certains propriétaires pourraient être tentés de ne plus mettre leurs terres en fermage.

L'A65 a fait l'objet d'une négociation avec les propriétaires-exploitants. Le montant négocié était, d'après mes informations, très attractif. Dans toutes ces situations, le prix résulte d'un équilibre à trouver.

M. Ronan Dantec, rapporteur. - J'en conclus que la compensation reste hétérogène entre ces différents dossiers.

Mme Kristell Labous. - Elle l'est encore plus sur les autres dossiers dont j'ai connaissance. Lorsque des baux à clauses environnementales sont passés, les agriculteurs ne touchent pas de rémunération. Pour nous, ce n'est pas une solution durable. Le bureau d'études Dervenn, en Bretagne, privilégie les contrats en traitant directement avec les agriculteurs. Enfin, sur la ligne à grande vitesse Nîmes-Montpellier, les discussions avec RFF se déroulent bien, mais le prix du foncier a augmenté.

Mme Christiane Lambert. - Nous avons passé en 2016 une convention avec SNCF-Réseau pour la mise en place de la séquence éviter-réduire-compenser en amont, suite aux griefs exprimés. Il y a, en la matière, un conflit historique à lever.

Mme Morgan Ody. - Travailler sur la partie « éviter-réduire » est essentiel, d'autant que la France ne respecte pas toujours les obligations européennes en matière d'étude de solutions alternatives. Il convient d'intégrer celles-ci dès le début de la consultation et de prendre en compte les propositions des acteurs locaux.

Je regrette que la loi biodiversité n'ait pas tenu compte de cette dimension, d'autant que les défauts de la procédure ont donné lieu à des conflits. Aujourd'hui, l'État arrive avec un projet dont tout le monde sait qu'il sera retenu à l'issue de la consultation ; du coup, le public y voit une farce et n'y participe pas.

Nous sommes opposés, vous l'aurez compris, au principe même de la compensation. Il faut aussi reconnaître et quantifier la perte écologique. Prétendre que la compensation l'annule, c'est faire preuve de duplicité - comme pour la taxe carbone : un trajet en avion compensé n'est pas neutre pour autant.

Concernant les friches, nous estimons préférable de construire la ville sur la ville, en assumant le coût que cela représente. Arrêtons de considérer les terres agricoles comme des déserts. Il faut au contraire les sanctuariser autant que possible, et compenser la perte si on ne le peut pas.

La fourchette de prix que vous évoquez n'est pas dans notre logique. Nous ne voulons pas que les paysans deviennent des faire-valoir pour les bétonneurs, bons à compenser les destructions des autres. Ils ont un rôle à jouer dans la biodiversité. Nous voulons être rémunérés pour produire !

M. Ronan Dantec, rapporteur. - Qu'en est-il des trames vertes et bleues ?

M. Guillaume Darrouy. - Privilégions la partie « éviter-réduire ». Lorsqu'une collectivité vient annoncer à un agriculteur une déviation, elle doit la justifier de manière argumentée, définir le cadre et les besoins dans le temps. Si ce socle n'est pas assuré, l'aménageur ne cherchera jamais à éviter ni à réduire. Pour chaque projet, l'État doit préciser par écrit quelles mesures il a envisagées pour éviter les atteintes à la biodiversité, et pourquoi il ne les a pas retenues.

Le traitement de la durée dépend des mesures prises. On pourrait s'apercevoir, cinq ans après, qu'elles n'ont servi à rien. Autre problème, la transmission des contrats et de la compensation. Il me semble difficile d'imposer à un agriculteur qui s'installe les compensations contractualisées par son prédécesseur - surtout quand le porteur de projet a fait l'objet d'une liquidation judiciaire ou a cessé son activité. La durée impose la prudence. Certains propriétaires et agriculteurs pourraient être tentés de toucher l'enveloppe, et advienne que pourra... La rétention foncière est un problème pour le fermage, quand on sait combien l'installation par acquisition est rare. Elle pourrait également avoir un impact sur le marché du foncier. Autour de Nice, les prix atteignent déjà des niveaux astronomiques, et devraient encore monter.

La concertation sur les trames vertes et bleues a été insuffisante au niveau local. La concertation a eu lieu au niveau régional ; ensuite, on a rédigé des guides envoyés aux bureaux d'études pour intégration dans les documents d'urbanisme. Il faudrait établir aussi un cahier des charges et engager une démarche de construction avec les chambres consulaires, notamment les chambres d'agriculture. Si la trame verte et bleue est décidée depuis Bruxelles ou même au niveau de la Région, c'est beaucoup plus compliqué.

La valeur du service rendu doit être calculée en évaluant précisément les efforts financiers, humains, stratégiques et économiques demandés à l'agriculteur. Si cela représente un risque économique, il doit être aidé. La valeur peut par conséquent aller du simple au double ; tout dépend de ce que l'on cherche à protéger. Il est hors de question d'imposer - comme c'est le cas actuellement - des contraintes environnementales supplémentaires ; et les agriculteurs volontaires doivent y trouver une contrepartie, d'autant que, comme nous le savons, leur situation est de plus en plus difficile.

M. Alain Sambourg. - Après un délai, les terres mobilisées sous forme de réserve foncière doivent être rendues à l'agriculture. Certaines zones artisanales sont en friche depuis quarante ans ! Le prix d'un mètre carré varie d'un euro à 150 euros, ce qui exclut l'installation d'agriculteurs. Lorsqu'il atteint 300 euros, comme en région parisienne, comment s'étonner que des exploitants proches de la retraite soient tentés de vendre à des acheteurs chinois ou arabes ? Si nous voulons un paysage agricole, à vous de jouer ! La compensation agricole est dans les cordes des agriculteurs. La compensation environnementale est un autre métier, qui doit faire l'objet d'une rémunération proportionnelle à la surface et garantie dans le temps. L'État a compensé, dernièrement, pour une entreprise italienne ayant contribué à l'exposition universelle de Milan. Il peut donc aussi compenser un changement d'activité. Quant aux friches, s'il s'agit de terres agricoles, elles doivent le redevenir. On peut se donner les moyens pour transformer des terres agricoles en zones humides, en formant et en rémunérant l'agriculteur chargé de les entretenir. Ce qu'il faut, c'est évaluer la biodiversité détruite par une construction, pour calculer la compensation. Et c'est bien celui qui détruit la biodiversité qui doit en assumer la charge.

M. Pascal Férey. - Chaque collectivité territoriale a des obligations. En 2007, 160 000 hectares de friches industrielles ou artisanales étaient inutilisés en France. Cela peut être dû à de la spéculation, mais aussi à des questions de complexité : critères de dépollution, documents d'urbanisme faisant obstacle ad vitam aeternam... Des opérations financières non négligeables sont réalisées par les collectivités territoriales. A Melun-Sénart, la terre agricole achetée 20 000 ou 30 000 euros se vend 350 000 ou 400 000 euros une fois constructible. Et ce sont les exploitants agricoles qui doivent accepter la compensation suite à ce type d'opération ! Les hectares de terres périurbaines ont de la valeur, et il faut en tenir compte.

Qui a qualité pour définir un coefficient multiplicateur ? Il faudra tôt ou tard organiser le marché de la compensation pour éviter la spéculation. Le même agriculteur qui réclame la protection du code rural tant qu'il est actif ne se prive pas, la retraite venue, de proposer ses terres à la collectivité. Trêve d'hypocrisie : sans organisation, les marchés parallèles se développeront. J'ai les plus grandes réserves sur de grosses opérations comme la constitution de la réserve d'actifs naturels de la Crau. Les structures de grande taille disposent de moyens importants et présentent des projets de rêve. Pour être acceptée, la compensation écologique doit rester supportable et être bien expliquée.

La maîtrise du foncier est en sujet important. Quand le conservatoire du littoral achète du foncier, celui-ci ne peut plus être mis en fermage. La seule option est une convention de mise à disposition, c'est-à-dire la précarité. Dans la Manche, plusieurs centaines de milliers d'hectare sont détenus par le conservatoire du littoral. Lorsqu'un agriculteur part à la retraite, le cahier des charges peut changer du tout au tout. Écartons-nous le moins possible du statut du fermage.

M. Gérard Bailly. - La loi montagne a été l'occasion d'évoquer le problème de l'enfrichement des terres, gagnées même par la forêt. En 65 ans, la forêt a largement reconquis le Massif Central, par exemple. Mais quels sont les dispositifs de soutien pour un jeune agriculteur qui voudrait renverser cette tendance ? Y a-t-il des indemnités, des compensations ? Quid des retenues d'eau ? Il faudrait comparer aux compensations exigées autrefois. Dans ces zones, l'agriculteur ne fait souvent que restaurer un état antérieur. Pourquoi des taxes de défrichement ?

M. Jérôme Bignon. - Je suis sensible à la double peine dénoncée par les agriculteurs : sur 70 hectares, lorsqu'on vous en prend dix pour un projet, dix hectares supplémentaires sont mobilisés pour la compensation. S'il est acceptable, dans une société démocratique, de sacrifier une part de ses terres à l'intérêt général, il semble plus difficile de renoncer en plus à une surface équivalente pour de la compensation.

Une première piste serait de renoncer à certains projets, moins pertinents que d'autres. Nous n'avons qu'une économie agricole, et il est chimérique de prétendre la remplacer par des cultures réalisées en ville ou sur nos balcons. Il est difficile de discuter de cette double peine. L'intitulé même de notre commission d'enquête trahit une certaine gêne, qui ne mentionne ni réduction ni évitement. Il faudrait pourtant regarder le problème en face. Or je n'ai jamais vu d'analyse d'évitement. Une tranchée de 105 kilomètres va traverser la Somme, l'Oise et le Pas-de-Calais. Elle est sans doute utile. Mais quelle rupture de continuité écologique ! Résultat : les prix montent, et des hectares d'une des terres agricoles les plus riches de France vont disparaître deux fois - pour la construction, et pour la compensation.

Nous n'avons guère fait d'effort pour atténuer, même temporairement, le double principe d'équivalence et de proximité. Nous avons pourtant des friches à résorber, mais manquons de moyens pour le faire. Cette situation est ubuesque !

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Cela fait consensus.

Mme Christiane Lambert. - Beau plaidoyer pour les terres agricoles ! La loi biodiversité a été débattue pendant deux ou trois ans. Et pourtant, elle comporte d'autres aberrations. Ainsi de l'exigence chimérique d'une perte nette de biodiversité nulle, voire d'un gain ! Comment l'exaucer ? Ce serait une triple ou une quadruple peine ! Est-ce plus grave de perdre un peu de biodiversité, ou beaucoup d'emplois et de production agricole ? Le manque de fermeté dans la contestation de ce point, et l'arbitrage rendu - nous savons par qui - aboutissent à un résultat catastrophique. À quel autre secteur imposons-nous de telles contraintes ? C'est inacceptable.

Défendre le foncier agricole est bienvenu, mais certains élus n'hésitent pas à changer d'attitude face à une entreprise. Pour occuper dix hectares dans l'Oise, Amazon a obtenu son autorisation ICPE en quatre mois. Je ne connais pas d'autre exemple d'un délai si court. Notre pays a connu une utilisation immodérée de foncier. Il faut changer cela, mais avec pragmatisme. Exiger une perte nette de biodiversité nulle, ce n'est pas sérieux !

M. Ronan Dantec, rapporteur. - Ce n'est pas le sujet de notre commission d'enquête.

Mme Christiane Lambert. - Si, car cela implique davantage de compensation. Quant à l'articulation des compensations avec les schémas régionaux de cohérence écologique (SRCE), elle nécessite un énorme et minutieux travail d'anticipation.

Mme Évelyne Didier. - Autrefois, on ne compensait pas. Positivons ! Cela dit, la compensation de la biodiversité n'existe pas et ne peut exister. Il n'y a qu'un écosystème, qu'on ne saurait remplacer. Considérez-vous que les ventes de terres à des Chinois doivent faire l'objet d'une compensation ? J'avais déposé un amendement empêchant le stockage des déchets du bâtiment dans de la bonne terre agricole. Il m'a fallu convaincre que je n'attaquais pas les agriculteurs, au contraire ! Comment empêcher ce type de projets ? Quelle compensation faut-il prévoir ? Avec le Grand Paris, cela ne va pas s'arranger.

M. Alain Sambourg. - C'est simple : s'il ne peut gagner sa vie, l'agriculteur part. L'enfrichement des terres reflète donc le manque de revenu agricole. Des pétroliers achètent nos forêts pour produire des briquettes. Peut-être est-il plus important de se chauffer que de se nourrir ? Pour nous, les retenues d'eau ne servent qu'à stocker l'eau l'hiver pour l'utiliser en été. En mai et juin dernier, nous avons frôlé la catastrophe à Paris. L'Institut national de recherche en sciences et technologies pour l'environnement et l'agriculture (Irstea) explique qu'il vaut mieux inonder des terres agricoles que construire un bassin de retenue en aval. C'est plutôt que cela coûte moins cher... Une retenue en aval est pourtant indispensable, notamment pour refroidir la centrale de Nogent.

Compensation des espèces ? En remplaçant des forêts par des pâturages, on change évidemment la faune. Oui, il y a une double peine. Si la compensation est agricole, très bien. S'il s'agit de planter des arbres, c'est autre chose. Les agriculteurs préfèrent produire, et vivre de leur travail.

En effet, il serait bon d'analyser la pertinence des projets. Nous ne manquons certes pas de diplômés pour le faire ! Mais nous voyons bien que les communes sont surtout attentives aux promesses d'emplois. Celles-ci doivent-elles prévaloir sur l'objectif de préservation des terres agricoles ? C'est un choix de société.

Oui, le principe de proximité est compliqué à mettre en oeuvre. Quant à la vente de terres aux Chinois, elle s'explique évidement par la faiblesse des prix offerts par la Safer, combinée aux 3 000 ou 4 000 euros de dettes par hectare que laisse un agriculteur arrivé à l'âge de la retraite. Or les produits qui seront cultivés sur ces terres ne financeront pas les coopératives et autres organismes français, puisqu'ils seront directement exportés en Chine. La meilleure protection serait de laisser nos agriculteurs vivre de leur travail.

Faut-il faire 200 kilomètres pour enfouir ses déchets, ou 60, et les enfouir sous des terres de grande valeur ? Là encore, c'est un débat de société.

M. Pascal Férey. - Quelle que soit la dimension d'un projet, il faut imposer une étude d'impact fouillée, dégageant une vision globale. L'étude de pertinence est rarement effectuée. En France, le foncier agricole n'est pas cher. C'est pour cela qu'on le gaspille si facilement. Aux Pays-Bas, un hectare coûte 100 000 euros.

Mme Sophie Primas. - Comment font les jeunes ?

M. Pascal Férey. - Ils parviennent à acquérir des terres avec l'aide des banques. En France, les prix vont de 5 000 à 15 000 euros l'hectare. Cela dit, le prix n'est pas tout. Là où Caen aménage un espace de vente, le prix passe à 300 000 euros l'hectare, ce qui reste peu par rapport aux enjeux économiques. Où faut-il localiser la compensation écologique ? Imposer une proximité stricte restreindrait considérablement les possibilités de certains territoires. Le risque est de voir toutes les compensations localisées sur des terres d'élevage, qui deviendraient le refuge de la biodiversité. Il aurait fallu être plus précis : que signifie « un périmètre proche » ? Le bail environnemental peut être transmis, mais cela laisse-t-il vraiment le choix au successeur ? Des décisions ont été prises à Paris sans que leurs implications sur le terrain soient bien mesurées.

M. Ronan Dantec, rapporteur. - Au-delà des déclarations de principe, et des exposés de cas particuliers, quels remèdes opérationnels suggérez-vous ? Les États-Unis sont allés loin en imposant une équivalence complexe et très régulée. Quelle garantie durable inventer ? Comment fixer la valeur d'une terre agricole au moment de l'enquête coût-bénéfice ?

Mme Christiane Lambert. - Les terres acquises par les Chinois restent cultivées, et ne font donc pas l'objet d'une compensation. La Safer n'y est pour rien : ils offrent 20 000 euros par hectare, quand le prix de marché est de 5 000 euros. D'ailleurs, la loi empêche les Safer d'intervenir car les transferts se sont faits par parts de société. C'est pourquoi le député Dominique Potier a déposé une proposition de loi sur le foncier, afin de combler cette faille. Il faut aussi définir le statut d'agriculteur de sorte que cette qualité ne puisse être reconnue à des financiers.

La loi montagne va être votée. Une taxe de défrichement et des compensations seront imposées : les forestiers ont bien négocié. Pour que les agriculteurs ne soient pas pénalisés, nous avions suggéré des amendements, qui n'ont pas été adoptés. Nos tentatives de regagner des espaces de production ont suscité plusieurs décisions défavorables.

Nous proposons une meilleure utilisation des friches et une meilleure estimation de la valeur de la compensation, qui facilitera sa pérennité. Il faudra trouver une solution pour les cas de faillite. Nombre de zones agricoles, à faible potentiel, sont en plein désespoir. L'arrêt de l'élevage les a pénalisées, mais la compensation écologique peut leur apporter des revenus. S'il faut produire de la biodiversité, nous le ferons, à condition que ce soit rentable.

Mme Morgan Ody. - La philosophie même de la loi nous pose problème, qui associe biodiversité et espaces sauvages, alors que celle-ci est liée à l'activité humaine. En montagne, on perd de la biodiversité quand les paysans disparaissent. Aussi faut-il défendre l'agriculture paysanne, en lui assurant des revenus, en la défendant contre le loup, ou en maintenant un réseau de petits abattoirs. C'est indispensable pour préserver une paysannerie sur tout le territoire, qui est la base de la biodiversité. Ne confondons pas compensation environnementale et compensation agricole. Souvent, quand un élu rend constructible une zone agricole, il compense en rendant cultivables des zones naturelles. Et ces terres échoient à de jeunes agriculteurs, qui peinent à les cultiver car leur potentiel agricole est faible.

La vente de terres à des acheteurs chinois ne nous poserait pas de problème si le modèle agricole qu'ils y mettent en oeuvre était différent. Dans la Nièvre, le montage est le même que pour la ferme des mille vaches. La politique de régulation foncière est détricotée par des montages sociétaires. Si nous ne réagissons pas, nos paysans vont disparaître rapidement. Les politiques publiques de défense de l'environnement ne doivent pas être remplacées par des acteurs privés. Avec les contraintes budgétaires actuelles, le risque est fort. La cohérence de l'action publique aurait beaucoup à y perdre.

Enfin, nous sommes très sceptiques sur les bénéfices que les agriculteurs pourraient tirer de l'argent de la compensation.

En effet, au regard des négociations internationales sur la biodiversité menées à l'heure actuelle - la France fait partie d'un programme international sur la compensation de la biodiversité -, il est évident qu'il sera très rapidement beaucoup moins cher d'acheter des réserves d'actifs naturels au Nicaragua ou au Soudan qu'en France.

Je ne crois pas du tout que la création des réserves d'actifs naturels soit une source de revenus potentiels pour les paysans à l'avenir. Au contraire, compte tenu des enjeux financiers, ces dispositions auront des impacts massifs au niveau international - elles en ont d'ores et déjà. C'est un marché très lucratif. Je ne pense pas que nous puissions, en France, nous en laver les mains.

Selon moi, l'inscription des réserves d'actifs naturels dans la loi est potentiellement très dangereuse pour l'avenir.

M. Guillaume Darrouy. - Monsieur le sénateur Bailly, selon moi, plusieurs éléments expliquent que l'agriculture ait du mal à reconquérir les espaces agricoles : la rentabilité et la rétention foncière de la part des propriétaires, phénomène que l'on ne trouve évidemment pas en montagne, mais plutôt en périurbain et dans certaines zones autour des agglomérations.

Concernant les friches, la procédure de terre inculte est très peu utilisée en métropole. En revanche, elle l'est régulièrement dans les territoires ultramarins. Je pense qu'il y a probablement des choses à améliorer sur ce plan.

On ne peut que vous rejoindre sur la double peine ! Je dirais même qu'il y a souvent une triple peine.

Contrairement à certains, je ne trouve pas normal que les acheteurs chinois rachètent notre patrimoine. Nous défendons une agriculture familiale, pas une agriculture de firme. On ne sait pas qui est l'investisseur chinois, où va partir le bénéfice de l'exploitation... Que peut faire un jeune face à un investisseur chinois qui met 20 000 euros sur la table, quand la Safer ne peut même pas intervenir ?

Je suis d'accord : il faut protéger le foncier. À ce sujet, je vous invite à lire le rapport d'orientation « Foncier : entre avenir et héritage », que les Jeunes Agriculteurs ont fait paraître l'année dernière. Nous y proposons un certain nombre de réponses. Tout le monde doit s'y mettre.

Les parlementaires du groupe Les Républicains ont demandé au Conseil constitutionnel d'annuler toutes les dispositions de la loi Sapin II relatives au foncier, alors que certains nous ont dit, droit dans les yeux, qu'ils étaient d'accord avec nous...

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Restons-en au sujet de la compensation.

M. Guillaume Darrouy. - Par ailleurs, pour protéger le foncier, il va falloir définir rapidement ce qu'est un actif agricole. Qu'est-ce qu'un agriculteur ? Ce travail nous servira pour la compensation environnementale. Depuis la loi d'avenir, les Jeunes Agriculteurs l'avaient porté haut et fort. Nous avons été très peu suivis, mais tout le monde commence à le comprendre désormais. J'en suis ravi.

Je veux vous rassurer sur la compensation agricole : les collectivités qui engagent des projets impliquant une perte de terres agricoles ne devront pas automatiquement retrouver des terres agricoles. Très peu de dossiers relèveront du dispositif de la compensation agricole. Nous nous sommes fait enfumer.

Pour finir, je me demande pourquoi, aujourd'hui, en France, on protège mieux l'environnement que l'être humain.

Mme Christiane Lambert. - Très souvent, la compensation écologique est réduite à la seule biodiversité.

Dans la commune voisine de la mienne, la création d'une route a été compensée écologiquement par une moindre consommation d'énergie, avec la mise en place d'une chaudière à bois pour chauffer les salles de sport.

La compensation n'est pas forcément surfacique et ne se réduit pas nécessairement à la biodiversité : elle peut porter sur l'air, l'environnement...

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Vos propos illustrent la question de l'hétérogénéité, qui a été soulevée hier par les juristes.

S'agissant des commandes, nous attendons avec impatience vos contributions écrites et vos propositions.

M. Ronan Dantec, rapporteur. - Madame Labous, vous avez de toute évidence une vision assez précise des différents contrats qui ont été passés avec des agriculteurs sur un certain nombre de projets. Les éléments d'information dont vous disposez sur les quatre projets qui entrent dans le champ de notre commission d'enquête nous intéressent énormément. On voit bien qu'il y a des opérateurs plus allants, sans les citer à ce stade.

Mme Christiane Lambert. - Quid des autres projets ?

M. Ronan Dantec, rapporteur. - Les informations concernant d'autres projets sont aussi importantes : elles nous permettront de disposer de points de comparaison.

Nous avons bien compris que vos approches idéologiques respectives étaient différentes. Ce n'est pas une surprise ! Cependant, sans adhérer obligatoirement au cadre très contraint défini par les lois en vigueur, vous avez peut-être des propositions opérationnelles à nous faire passer par écrit.

Ces propositions et les données dont vous disposez intéressent au plus haut point la commission d'enquête.

M. Alain Sambourg. - Il me semble que, lors de l'examen du projet de loi, on a parlé, à un moment, de « couloir de biodiversité » plutôt que de « trame verte » et de « trame bleue ». Pouvez-vous me le confirmer ?

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Non. Les termes n'ont pas changé.

Mme Sophie Primas. - Les éléments que vous pourriez nous communiquer sur le fonctionnement du Canal Seine-Nord, bel exemple d'une grosse infrastructure à venir, nous intéressent également.

M. Guillaume Darrouy. - Je vous invite à venir dans notre beau territoire pour découvrir le Canal du Midi, qui a apporté beaucoup de biodiversité. Sa présence nous ravit !

La réunion, suspendue à 17 h 25, reprend à 17 h 30.

Audition de M. Jean-Philippe Siblet, directeur du service du patrimoine naturel du Muséum national d'histoire naturelle (MNHN)

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Nous accueillons M. Jean-Philippe Siblet, directeur du service du patrimoine naturel du Muséum national d'histoire naturelle.

Ce service scientifique du Muséum est notamment en charge de l'inventaire national du patrimoine naturel. Son expertise en matière de connaissance de la nature et de sa préservation est particulièrement reconnue.

Vous êtes aussi chargé, dans le cadre de collaborations avec des partenaires privés ou publics, d'accompagner un certain nombre d'acteurs dans leur démarche d'évitement, de réduction et de compensation des impacts sur la biodiversité.

Pour votre information, cette audition est ouverte au public : elle est retransmise en direct sur le site internet du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu.

Conformément à la procédure applicable à toutes les commissions d'enquête, je vais vous demander de prêter serment. Je vous rappelle que tout faux témoignage est passible de peines pénales, qui vont jusqu'à cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Philippe Siblet prête serment.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Monsieur, avez-vous des liens d'intérêt avec les différents projets que nous étudierons plus particulièrement dans le cadre de la commission d'enquête, à savoir l'A65, la LGV Tours-Bordeaux, l'aéroport Notre-Dame-des-Landes et la réserve d'actifs naturels de la plaine de la Crau ?

M. Jean-Philippe Siblet. - Je n'en ai aucun.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Nous vous avons adressé une série de questions pour vous aider à construire votre propos. Nous n'attendons pas que vous répondiez point par point à chacune d'elles. Vous pourrez nous faire parvenir ultérieurement une contribution écrite.

M. Jean-Philippe Siblet. - Je vous remercie de me donner l'opportunité de m'exprimer devant vous.

Les questions que vous m'avez adressées m'ont paru extrêmement pertinentes. Elles posent bien les problèmes que soulève la question de la compensation, qui, comme vous l'avez sans doute compris, est extrêmement complexe.

Vous m'avez interrogé sur l'état de la biodiversité. Bien évidemment, ce sujet pourrait nous occuper pendant des dizaines d'heures ! Cependant, il importe de dire que nous n'avons jamais aussi bien connu cet état. Notre connaissance a beaucoup progressé, notamment au cours des dix dernières années, et on est aujourd'hui capable de retracer l'évolution, en particulier grâce à plusieurs dispositifs, notamment le dispositif d'évaluation de l'état de conservation, mis en oeuvre dans le cadre de l'application des directives européennes Habitat et Oiseaux. Le second bilan, qui couvre la période 2007-2012, confirme le premier, à savoir que la part des habitats et des espèces d'intérêt communautaire en bon état de conservation en France est faible. Grosso modo, un habitat sur cinq et une espèce sur quatre seulement sont en bon état de conservation. Ces données sont objectives, robustes et ne souffrent pas de contestation.

Pour l'ensemble des espèces, les tendances négatives sont plus nombreuses que les tendances positives. Sans surprise, parmi les écosystèmes les plus menacés, les écosystèmes marins, littoraux, humides et aquatiques sont ceux qui souffrent le plus.

Pour ce qui concerne, par exemple, le groupe taxonomique particulier que constituent les oiseaux, le bilan paraît un peu moins contrasté, avec 89 espèces nicheuses en déclin, 97 en hausse, 41 stables, 14 fluctuantes, et 53 dont on n'a pu déterminer l'évolution.

On peut avoir l'impression que baisse et augmentation s'équilibrent, mais, en réalité, les espèces qui augmentent sont des espèces généralistes, que l'on va trouver à peu près partout, alors que les espèces qui diminuent le plus, qui sont les plus menacées, sont les plus spécialistes. Au total, on se rend compte que le bilan n'est pas favorable.

Il ne s'agit pas de tomber dans le catastrophisme. Il y a des choses qui marchent bien, comme le retour des rapaces et des grands prédateurs. Malheureusement, ces succès se font parfois dans la douleur : elles peuvent être difficilement compatibles avec un certain nombre d'activités.

Une autre source d'information réside dans les listes rouges d'espèces menacées, élaborées en France et coordonnées par l'Union internationale pour la conservation de la nature et par le Muséum. À peu près un quart ou un tiers de nombreuses espèces sont menacées : il en va ainsi de 32 % des oiseaux, de 23 % des amphibiens, de 22 % des poissons d'eau douce et de 12 % des libellules.

Dans ce constat, il ne faut pas évidemment oublier les outre-mer. Vous n'ignorez pas que l'essentiel de la biodiversité nationale se trouve outre-mer. Là aussi, la situation est extrêmement compliquée. La France possède un territoire ultramarin extrêmement important, avec une biodiversité tout à fait exceptionnelle. Notre pays est aujourd'hui l'un de ceux qui possèdent le plus d'espèces endémiques menacées sur leur territoire, avec le plus fort taux de responsabilité. Bien évidemment, on a tendance, quand on parle de compensation, à s'intéresser de façon principale à l'Hexagone, mais un certain nombre de projets importants touchent l'outre-mer. Vous avez sans doute entendu parler de la nouvelle route du littoral à La Réunion, projet considérable dont les mesures d'accompagnement et les mesures compensatoires sont tout à fait importantes.

Concernant l'impact des grandes infrastructures, notamment de transports, à quelle échelle doit-on évaluer ces incidences et la pertinence des études d'impact ? À l'échelle nationale, régionale, locale ? À l'échelle des projets eux-mêmes ? En fonction de la réponse que l'on donne à cette question, les processus à mettre en oeuvre et les évaluations ne seront pas du tout les mêmes.

À ma connaissance, il n'y a jamais eu de tentative d'évaluation aux niveaux national et régional, pour différentes raisons : l'absence de volonté, la complexité et certainement aussi le manque de moyens. Cependant, il serait extrêmement intéressant de disposer d'une vision nationale de ces dispositifs.

Vous m'avez demandé quelle était la responsabilité des grands projets dans les phénomènes d'érosion de la biodiversité. Elle est certainement en deçà de l'intensification agricole, de l'artificialisation des sols, de l'urbanisation. Toutefois, par un effet cumulatif, les infrastructures se surajoutent sur des territoires souvent déjà déstructurés ou ayant subi un certain nombre de modifications, affectant la capacité de résilience, c'est-à-dire la capacité à se régénérer, des écosystèmes. Les érosions de la biodiversité sont alors très fortes. Vous connaissez tous l'image du château de cartes, qui devient branlant puis tombe d'un seul coup et très rapidement. Cette image est extrêmement pertinente en l'espèce.

Sur ces questions, on a souvent tendance à s'intéresser aux impacts directs d'un projet ; c'est assez naturel et légitime. On regarde ce que l'artificialisation d'un sol ou la création d'une infrastructure donne sur l'emprise ou à proximité de celle-ci. Mais il existe aussi des impacts indirects ou induits.

Par exemple, l'impact des travaux engagés dans le cadre du Grand Paris, qui ont été présentés récemment au Conseil national de la protection de la nature, où je siège moi-même, est extrêmement limité, parce que ce sont des travaux souterrains. La surface est très peu impactée, si ce n'est quelques puits d'aérage. Les impacts les plus importants sont induits par la gestion des remblais, qui entraîne des conséquences à plusieurs dizaines de kilomètres de distance. Où vont aller ces remblais ?

M. Jérôme Bignon. - Ils représentent 40 millions de mètres cubes.

M. Jean-Philippe Siblet. - Absolument !

Ces impacts seront, à mon avis, beaucoup plus importants, en termes de qualité des terres, sur le remblaiement de certains plans d'eau, etc. Il s'agit là donc d'un vrai projet d'aménagement de territoire. Cette dimension n'est pas complètement prise en compte , du moins de façon globale, au démarrage des projets.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - On essaie de la prendre en compte.

M. Jean-Philippe Siblet. - Je sais que des initiatives sont prises, mais, pour habiter une petite commune de la vallée de la Seine, en amont de Montereau, je vois bien que ces remblais suscitent beaucoup de convoitise et de spéculation : certains voudraient en profiter pour valoriser les plans d'eau.

M. Jérôme Bignon. - J'ai compris que les déblais n'étaient pas très intéressants : ils contiennent beaucoup de gypse.

M. Jean-Philippe Siblet. - Au reste, pourquoi aller remblayer des plans d'eau à trente kilomètres sur un foncier incertain, alors que le coût des terrains situés à proximité immédiate est beaucoup plus important ? Que fait-on de ces remblais ? Comment les met-on en oeuvre, et pour quoi faire ?

Si l'on est dans une démarche de réhabilitation et de compensation écologiques, il faut recréer des espaces verts, des milieux naturels, pas des endroits éventuellement destinés à des activités non compatibles avec cet objectif.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Ce sujet n'entre pas vraiment dans le champ des travaux de la commission d'enquête, mais il m'intéresse. J'espère que nous aurons l'occasion d'en reparler, dans un autre contexte.

M. Jean-Philippe Siblet. - Volontiers.

Vous m'avez également interrogé sur le bilan que l'on peut dresser de la mise en oeuvre de la séquence ERC - « éviter-réduire-compenser » - depuis la loi du 10 juillet 1976. Ce bilan est finalement assez récent, car la séquence ERC n'est réellement prise en compte que depuis dix ou quinze ans. On n'a donc pas beaucoup de recul et notre capacité d'évaluation est, somme toute, limitée. Elle est aussi limitée parce qu'il manque, à mon sens, trois éléments importants.

Premièrement, jusqu'à la nouvelle loi sur la biodiversité, qui a prévu un registre national des opérations de compensation, la bancarisation des mesures de compensation n'existait pas. On n'avait pas de cartographie ni même de liste des mesures qui ont été mises en place et des méthodes de suivi.

Deuxièmement, la standardisation des méthodes de suivi qui permettent d'évaluer l'atteinte des objectifs est très faible. Ce point est lui aussi extrêmement négatif. On n'a pour ainsi dire pas de synthèse des bilans recueillis pour chaque opération à des échelles intégratives, qu'elles soient administratives ou écologiques. Par exemple, on n'est pas capable de dire, à l'échelle d'une vallée, ce qui a été fait, comment cela a été fait, ce qui a marché et ce qui n'a pas marché et la méthode utilisée pour l'évaluation.

Il me paraît envisageable de mesurer une opération de compensation, mais cela nécessite la prise en compte de deux principes fondamentaux préalables.

Le premier principe est ce que j'appelle la notion d'incertitude. Il faut savoir que l'ingénierie écologique est une science jeune et que la plupart des opérations de compensation reposent sur des expérimentations pour lesquelles peu de références existent. Par ailleurs, les références existantes concernent des contextes qui ne sont pas nécessairement comparables. Il faudrait donc adopter comme principe que l'efficacité des mesures compensatoires doit être évaluée sur la base de résultats tangibles, et pas uniquement sur la simple mise en oeuvre desdites mesures. Cela doit conduire à un principe de réajustement des mesures compensatoires si l'évaluation démontre leur manque de fonctionnalité. Ce point est important.

Cette réforme représenterait quand même une forme de révolution culturelle, parce qu'il est assez peu admis aujourd'hui qu'une mesure compensatoire puisse ne pas produire d'effet, notamment qu'elle puisse ne pas produire les effets escomptés, puisque ce sont des experts qui l'ont prévue.

Le second principe est la notion de finitude des territoires. Notre planète est de plus en plus petite, de plus en plus finie. Nous connaissons tous la question de l'empreinte écologique. On consomme ce que la planète peut nous donner chaque année un peu plus tôt.

Les mesures compensatoires nous interpellent très directement sur cette question. En effet, il paraît délicat, voire impossible d'évaluer l'impact d'une infrastructure s'il n'est pas possible d'évaluer la capacité de résilience du territoire sur lequel elle s'installe et ce, à des échelles pertinentes de perception. Cependant, jusqu'où peut-on aller dans l'artificialisation, la fragmentation, l'intensification de l'usage des sols d'un territoire donné sans affecter de façon définitive la capacité de résilience des écosystèmes et donc provoquer corrélativement un effondrement de la biodiversité ? Cette notion de finitude est extrêmement importante et doit s'apprécier à différentes échelles de perception.

Pour conclure sur cette question, je pense que l'on peut faire l'hypothèse que la prise en compte de ces deux principes conduirait à un changement de paradigme et à une proposition très différente de celle qui existe actuellement, permettant de déboucher sur des solutions beaucoup plus efficaces pour mettre à terme à l'érosion de la biodiversité et plus acceptables par la plupart des parties prenantes, qu'il s'agisse des aménageurs, de l'État, des organismes instructeurs ou des acteurs environnementaux, notamment par un recours accru à la modélisation prédictive en amont des projets et par un partage plus équitable de la charge de la compensation entre projets.

Cela éviterait de confier aux uns la charge de ce que les autres n'ont pas fait. On connaît les systèmes d'impact cumulatif. Je veux citer l'exemple des infrastructures linéaires : on fait une ligne à haute tension, puis une autoroute, puis une ligne à grande vitesse, et c'est à celle-ci qu'il incombe de compenser les deux premières - de fait, c'est impossible. À qui appartient la charge de la compensation ? Comment doit-elle être mise en oeuvre ? En la matière, prendre en compte les deux principes que je viens d'exposer permettrait d'améliorer les choses.

Définir la compensation est une tâche extrêmement complexe ! Il y a eu de nombreux travaux, et même des thèses sur le sujet. Pour ma part, j'estime que la compensation pourrait être définie par l'ensemble des mesures susceptibles de permettre le maintien ou la restauration du bon état de conservation des habitats et des espèces impactées par le projet. Cette définition a le mérite d'être relativement simple. Elle peut même paraître simpliste aux yeux de certains de mes collègues.

Les critères permettant d'assurer la réussite d'un projet de compensation sont très nombreux et ne sont pratiquement jamais tous mis en oeuvre de façon simultanée, ce qui pose bien le problème. En réalité, il n'y a actuellement aucune opération de compensation en France et pratiquement aucune dans le monde qui soit menée dans les règles de l'art, telles que définies par l'ensemble des écologues ou des ingénieurs. D'ailleurs, je pense que vouloir respecter ces règles rendrait l'opération économiquement non viable, car aucun opérateur n'accepterait de les mettre en oeuvre. Il faut donc garder une certaine modestie par rapport à ces questions.

Pour ma part, j'ai relevé cinq critères majeurs.

Premièrement, il n'y a pas de bon projet de compensation sans étude initiale de qualité, sur la faune, la flore, les habitats et sur la fonctionnalité des écosystèmes, sujet que l'on ne fait encore qu'effleurer aujourd'hui et pour lequel nous n'avons pas toutes les réponses scientifiques. Comment un écosystème fonctionne-t-il ?

Deuxièmement, il faut respecter une certaine proximité des sites de compensation. Ce critère est plus proche d'un principe de précaution qu'il n'est un critère véritablement scientifique. Plus le site de compensation est proche du site impacté, plus les chances de réunir un certain nombre de paramètres écologiques comparables - une même entité biogéographique et bioclimatique - et d'éviter des dérives sont importantes. C'est un principe de bon sens, qui n'est pas complètement absolu. Par exemple, il n'y a pas d'équivalence écologique entre une tourbière et un boisement, même situé à un kilomètre.

Troisièmement, il faut une équivalence écologique des terrains compensés. C'est à la fois une tarte à la crème et une condition incontournable. Aujourd'hui, on voit fleurir des études d'impact un peu compliquées qui expliquent que l'on peut compenser un hectare de bouleaux par deux hectares de hêtres. Je pense que, scientifiquement, il ne serait pas très long de démontrer que cela ne peut fonctionner ainsi.

Tout ne doit probablement pas pour autant être jeté à la poubelle. Mais, aujourd'hui, il n'existe pas de dispositif permettant de prouver scientifiquement que la compensation engagée évite une perte nette de biodiversité.

Quatrièmement, il faut aller vers la recréation, vers la renaturation d'espaces, et pas simplement préserver des espaces qui possèdent déjà une valeur importante. Une compensation qui consisterait à préserver un espace naturel de qualité n'en est pas vraiment une, puisque la superficie impactée sera de toute façon perdue.

Je suis assez frappé que des opérateurs puissent proposer, à titre de mesure de réduction, de différer leurs travaux après la période de reproduction des oiseaux. C'est un peu comme si je vous disais que votre voisin habitera chez vous durant ses travaux ! La place est déjà prise. Quand les travaux auront commencé, les territoires où les oiseaux chercheront à migrer seront déjà occupés par d'autres oiseaux.

Actuellement, on compte trois couples d'oiseaux nicheurs par Français. En réalité, très peu d'espèces d'oiseaux comptent des effectifs extrêmement importants. L'espèce la plus importante, en France, est le pinson des arbres : on en recense entre 8 et 10 millions de couples. Je rappelle que nous sommes 65 millions. L'espèce humaine est de très loin la plus nombreuse sur notre territoire !

Cinquièmement, il faut des mesures de suivi adaptées. Bien souvent, chacun estime qu'il a défini la meilleure méthode de comptage. Certains essaient de minimiser les coûts ; d'autres, de gagner un peu plus d'argent... Au final, cela donne des résultats nuancés et, parfois, des situations un peu étonnantes. Par exemple, l'opérateur qui a obtenu le marché public se déclare incompétent techniquement ou conteste le bien-fondé des normes figurant dans le marché. On constate de vrais déficits techniques sur ces questions.

Certes, la nouvelle loi sur la biodiversité apporte des éléments positifs pour la mise en oeuvre de la compensation écologique, mais ce qui fait le plus défaut en la matière n'est pas forcément l'absence de textes ; c'est plutôt la volonté politique déterminée d'appliquer les textes existants. C'était d'ailleurs en partie vrai de la loi de 1976, qui permettait déjà de faire beaucoup de choses. Par ailleurs, je regrette le choix, pour l'intitulé de la nouvelle loi, du terme guerrier de « reconquête » : il faut faire mieux que la guerre à la biodiversité !

Il faut aussi des moyens adaptés. Sans moyens, on ne peut imaginer faire les choses bien. Les besoins en recherche et développement sur la thématique de la compensation sont importants, pour un coût modéré - de l'ordre de quelques dizaines ou centaines de milliers d'euros. Il est dommage que l'on ne se donne pas aujourd'hui les moyens de réaliser ces études !

Il faut également disposer de moyens de contrôle. Pour avoir travaillé pendant dix-huit ans dans un service extérieur de l'État, qui s'appelait, à l'époque, « direction régionale de l'environnement », je peux vous dire que l'on manque de moyens. On ne peut pas être partout, même dans une région comme l'Île-de-France. On n'a pas le temps de vérifier tous les projets ni de lire des études d'impact qui représentent plusieurs mètres cubes de papier.

La proximité géographique est selon moi un élément essentiel à la réussite d'un projet de compensation.

En revanche, je ne peux pas définir une distance maximale. Il faut également tenir compte du caractère mosaïque de l'habitat. Plus l'habitat est complexe, plus il est difficile de s'éloigner ; plus l'habitat est homogène, plus on peut trouver des habitats comparables, même à distance de quelques kilomètres. Les études portant sur cet aspect de la question n'ont, pour l'instant, pas donné de résultats très convaincants.

Au reste, il ne faut s'enfermer dans trop de carcans : il faut essayer de respecter des principes, sans se dispenser d'être intelligent. S'il y a des coups à faire, même s'ils ne sont pas orthodoxes d'un point de vue scientifique, faisons-les ! À partir du moment où les choses sont expliquées, elles sont parfaitement recevables. On peut expliquer que l'on a volontairement décidé de ne pas respecter tel critère pour saisir une opportunité.

La nouvelle loi fixe le principe suivant lequel les mesures de compensation ne peuvent pas se substituer aux mesures d'évitement et de réduction.

Il faut garder en mémoire que la meilleure compensation est celle qu'il n'est pas nécessaire de faire. Ce n'est pas qu'une boutade : moins on fera de compensation, mieux la biodiversité se portera.

La compensation ne doit pas être le recours ultime après que les processus d'évitement et de réduction ont été mis en oeuvre. Il doit pouvoir y avoir un évitement : si le bilan coût-avantages en termes d'aménagement du territoire, de bien-être de la population, de respect et de préservation de la biodiversité est trop défavorable, on doit pouvoir renoncer à un projet.

En tant que membre du Conseil national de la protection de la nature, je vois que la notion d'intérêt public majeur est parfois utilisée à tort et à travers. Il est intéressant de noter qu'elle est utilisée à des échelles différentes. Potentiellement, tout peut avoir un intérêt public majeur, même un terrain de football construit sur une tourbière, pour le bien de la population, la santé des administrés, le développement du sport... sauf que la tourbière est l'un des rares écosystèmes qu'il n'est absolument pas possible de recréer. Il me semble que cette notion d'intérêt public majeur est parfois déterminée avec un peu d'abus, voire de laxisme.

Pour ce qui concerne la détermination en amont des impacts, je veux vous signaler qu'une expérience intéressante a été menée en lien avec le Muséum et la direction générale des infrastructures, des transports et de la mer, la DGITM, du ministère de l'environnement, de l'énergie et de la mer. Cette expérience porte le nom de « CARNET B », pour « cartographie nationale des enjeux territorialisés de biodiversité remarquable ». Ce travail a consisté à utiliser toutes les informations disponibles sur un territoire donné, à les restituer à une maille kilométrique de 10 kilomètres sur 10 kilomètres et, à partir de là, de déterminer les fuseaux de moindre impact des infrastructures futures, de manière à minimiser les impacts très en amont. Cette initiative me paraît intéressante, d'autant qu'une campagne d'inventaire dédiée a été menée sur un certain nombre d'espèces réglementées, dites « patrimoniales » ou à enjeux, dans trois régions pilotes, dont la Lorraine et le Centre.

Cette opération « gagnant-gagnant » a permis de faire progresser la connaissance en biodiversité et, dans le même temps, de fournir des informations très intéressantes pour l'aménagement du territoire. Cette expérience mériterait d'être poursuivie.

On pourrait même imaginer un maillage plus serré, pour être encore beaucoup plus opérationnel. La maille de 10 km sur 10 km est la norme européenne et que l'on utilise pour la restitution des informations dans le cadre de l'inventaire national du patrimoine naturel. Nous avions calculé la faisabilité et le coût d'un maillage de 1 km sur 1 km sur toute la France, pour avoir une idée des enjeux. Le coût était apparu très important, mais pas si excessif au regard du coût d'autres infrastructures. Surtout, la limite n'était pas tant financière que liée au nombre de naturalistes nécessaires pour réaliser l'opération. Aujourd'hui, nous n'en sommes plus là de nos réflexions, mais ces travaux ont permis de montrer que la réalisation d'un maillage fin n'était pas totalement utopique.

Le Muséum commence à étudier la question des actifs environnementaux et de la compensation par l'offre. Nous avons un partenariat avec le conseil général des Yvelines, qui mène une opération pilote dans le cadre de l'appel à projets lancé par le ministère de l'écologie. Nous travaillons ensemble depuis maintenant trois ans. Nous nous sommes rendu compte que, en la matière, l'un des points clés est le foncier. Pour une collectivité territoriale, acheter du foncier en évitant l'expropriation n'est pas très simple. C'est même quasiment impossible dans un certain nombre de cas. Le projet, pour l'instant, butait sur ces problèmes d'acquisition. Par ailleurs, l'équivalence écologique nécessite d'acheter des terrains qui rendent la compensation possible, selon les normes que je vous ai présentées. En particulier, les terrains plus simples à acheter, ceux qui ne font pas l'objet de spéculation, qui ne permettent pas de développement, sont souvent les plus riches d'un point de vue écologique. Les terrains qui nous intéressent sont des terrains dégradés, que l'on pourra renaturer.

Nous avons donc une assez bonne connaissance de ces questions. Nous nous demandons si l'on peut s'orienter vers des mesures de gestion au moins autant que vers l'acquisition foncière, par exemple, en proposant des agriculteurs volontaires des mesures agri-environnementales pour gérer les terrains à long terme. Au reste, ce n'est pas très simple de trouver des agriculteurs volontaires, sauf dans le marais breton, où le taux de contractualisation des prairies naturelles, au titre des mesures agri-environnementales, s'élève à 80 %. Or, aujourd'hui, les primes sont versées avec un retard de deux ans, ce qui est problématique quand on sait que la prime fait le salaire.

J'en viens à la Crau, qui fait partie de vos cas d'étude. Il se trouve que je connais bien ce territoire, pour être ornithologue de formation et de coeur. J'ai beaucoup parcouru la Crau. Je considère que, d'un point de vue technique, le projet Cossure est très abouti. C'est vraiment un travail de très grande qualité. Les terrains qui ont été réhabilités et restitués ont une très grande valeur, mais n'ont pas la valeur des cossouls vierges. Aujourd'hui, nous ne sommes pas capables de reconstituer du cossoul originel.

Ne nous leurrons pas : certains espaces ne sont pas compensables. Une tourbière n'est pas compensable ; le cossoul de la Crau n'est pas compensable. Ce point est extrêmement important. Or, durant les dix dernières années, plusieurs dizaines voire centaines d'hectares de cossouls vierges ont disparu sous l'effet de l'artificialisation, liée notamment à l'implantation d'équipements logistiques sur la commune de Saint-Martin-de-Crau.

J'ai bientôt soixante ans ; j'ai fréquenté ces terrains pour la première fois à dix-huit ans. J'y ai vu des Ganga cata, des outardes canepetières. J'y ai vu chasser le vautour percnoptère. Aujourd'hui, on voit des boîtes à chaussures de plusieurs centaines de milliers de mètres carrés sur des centaines d'hectares, à perte de vue ! On aurait peut-être mieux fait de préserver ces terrains, qui ont une valeur inestimable. En termes d'aménagement du territoire, cet endroit est tout de même relativement vaste. Il y avait de la place ailleurs.

On a artificialisé sur les cossouls vierges. Et cela continue, puisque l'on a vu passer des dossiers au Conseil national de la protection de la nature voilà encore quelques mois. La compensation écologique a consisté en la création d'un vaste plan d'eau, qui, de toute façon, était nécessaire, compte tenu des risques d'incendie, en bordure de la route qui dessert Salon-de-Provence. Ce plan d'eau serait sans doute très apprécié dans certains secteurs urbains défavorisés, mais il ne vaut pas un site qui abrite des espèces endémiques uniques au monde. Par ailleurs, ce projet est intellectuellement déstabilisant : on est obligé d'imaginer des destructions, y compris de sites naturels, pour prendre des mesures de restauration.

Après-guerre, la Crau était en déshérence. L'élevage y était difficile. On a distribué des aides massives pour l'implantation d'arboriculteurs, notamment pour les pêchers. Cela a profondément déstructuré le sol, qu'il a fallu retourner, irriguer. Dans les années quatre-vingt, la chute de la production et les difficultés du marché ont conduit à un abandon progressif de ces cultures. Et je ne vous parle pas de l'implantation de terrains militaires ou autres centres d'essai pour véhicules, de ce grignotage qui, aujourd'hui, fait ressembler les marges de la Crau à un vrai gruyère. D'ailleurs, ceux qui ont créé la réserve naturelle se rappellent qu'ils se sont arraché les cheveux tellement le foncier était devenu complexe.

Aujourd'hui, fort heureusement, la Crau est une réserve naturelle nationale. Son coeur est protégé, mais il y a encore du travail.

Son exemple montre que l'utilisation de mesures compensatoires pour pallier des carences dans la préservation d'espaces remarquables constitue une déviance.

Autre exemple, l'aménagement du grand port du Havre : la mesure compensatoire a consisté à aider l'État à financer la réserve naturelle. Sauf que la réserve naturelle avait été créée pour compenser l'impact de Port 2000 ! Cette situation pose problème, d'un point de vue éthique comme sur le plan du respect de la loi.

Je ne connais pas suffisamment les sujets de l'autoroute A65, de la LGV Tours-Bordeaux et, surtout, de Notre-Dame-des-Landes, que je n'ai pas eu à traiter dans le détail.

Dans le cadre de la LGV Tours-Bordeaux, le concessionnaire, LISEA, a mis en place une fondation d'entreprise, dotée de plusieurs millions d'euros, qui sert à soutenir ou encourager des projets en faveur de la biodiversité sur un territoire relativement large. C'est intéressant, mais cela n'a jamais été présenté comme une mesure compensatoire par LISEA.

Pour ce qui concerne l'information du public, sur laquelle vous m'avez également interrogé, il y a parfois une petite confusion : l'argent versé par LISEA a tendance à être assimilé à une mesure compensatoire. Il faut être très précis. Bien sûr, il faut informer davantage, mais ces sujets extrêmement techniques se prêtent mal à une communication grand public. Il faut donc savoir ce que l'on dit, comment on le dit et quel public on vise.

Je vois quand même trois grands axes de communication.

Il faut dire à nos concitoyens que l'espace est limité et qu'il nécessite une gestion économe et raisonnée. Je me rappelle avoir lu, à la fin des années soixante-dix ou au début des années quatre-vingt, dans des textes qui émanaient de la DATAR, que la France était un pays vaste et qu'il n'était pas nécessaire d'économiser l'espace. On n'écrirait sans doute pas la même chose aujourd'hui !

Il faut aussi expliquer que l'on ne peut pas tout monétiser. Le rapport Chevassus-au-Louis sur le coût de la biodiversité l'a bien montré, la nature exceptionnelle n'a pas de prix. Par exemple, si une tourbière est détruite, on ne sait pas la reconstituer.

De plus, on affiche un objectif d'absence de perte nette de biodiversité très noble, auquel le grand public peut adhérer. Mais on ne peut atteindre cet objectif sans un référentiel clair. Actuellement, la tendance naturelle est de gouverner par des slogans. Au-delà, nous devons trouver une réalité scientifique et technique.

M. Ronan Dantec, rapporteur. - La commission d'enquête souhaiterait obtenir des propositions sur le « point zéro ». Quelle place pour l'Agence française de la biodiversité dans cette affaire et pour le Muséum ? Comment tout cela s'articule-t-il ?

Pourriez-vous nous citer un ou deux exemples où le château de cartes s'effondre, avec une dynamique de disparition de la biodiversité ? À l'inverse, connaissez-vous des endroits où la résilience est possible ? C'est un élément important pour les mesures compensatoires.

Enfin, quel est le rôle du Conseil national de protection de la nature dans cette affaire, lui qui est régulièrement interrogé sur les grands projets ? Comment prend-il ses avis ? Que deviennent-ils et qu'en fait l'État ?

M. Rémy Pointereau. - J'ai apprécié les propos intéressants de M. Siblet, scientifique pragmatique. Mes questions concernent les infrastructures. Vous avez évoqué la LGV Tours-Bordeaux. Je pense à un autre projet où l'on nous demande soit d'imaginer un jumelage avec d'autres autoroutes ou lignes ferroviaires ou de faire une cicatrice sur un territoire vierge. Cette seconde solution semble poser plus de problème en termes de biodiversité animale.

S'agissant de la compensation, l'équation est assez difficile à maîtriser. En effet, si l'objectif est de préserver au maximum les terrains agricoles, on les prélève souvent pour reboiser et réaliser le projet. La Sologne, par exemple, est mise en avant comme zone naturelle, avec des passages Natura 2000, alors qu'elle compte nombre de propriétés clôturées. J'ai l'impression que les opérateurs hésitent à traverser ces zones, plus par crainte des propriétaires que de la mise en cause de la biodiversité. Pourquoi n'a-t-on pas prévu, comme en Argentine, des passages plus larges pour éviter de recouper encore notre territoire ? Cela devrait être mis en avant lors des réalisations d'infrastructures.

M. Jean-Philippe Siblet. Vous avez raison, monsieur le sénateur. La France a été pendant longtemps leader sur ces questions, grâce aux techniciens de haut niveau, notamment ceux du Service d'études techniques des routes et autoroutes dépendant du ministère de l'équipement, le SETRA, qui travaillaient sur le passage de la faune.

Aujourd'hui, ces professionnels sont réduits à la portion congrue. Pour la libre circulation des poissons, par exemple, un ou deux spécialistes en France savent fabriquer une passe à poissons fonctionnelle. Nous avons des étudiants brillants sortant de faculté, des diplômés de Master II avec une expertise toujours plus pointue sur ces questions, mais ils ont du mal à trouver du travail à la fin de leurs études. Avec quatre ou cinq emplois supplémentaires, nous pourrions résorber en partie le problème.

J'en viens au jumelage des infrastructures. Cette solution est plus souhaitable que d'aller balafrer un site nouveau et de créer ainsi une nouvelle discontinuité du territoire. Mais comme dans tout, il faut savoir s'arrêter. Si l'emprise au sol est trop large, la faune ne circulera plus. À l'époque, nous avons mené des études avec RFF pour savoir comment les batraciens pouvaient franchir un ouvrage ferré et s'ils étaient sujets à des brassages génétiques. La réponse est positive sous certaines conditions. Peuvent-ils franchir plusieurs infrastructures ? En tout état de cause, il vaut mieux investir des espaces déjà impactés.

Ce sujet présente un lien avec la trame verte et bleue issue du Grenelle de l'environnement. En réalité, beaucoup d'éléments du Grenelle ont fini sur mon bureau pour que j'indique la marche à suivre. Je me suis entouré de collaborateurs et nous avons monté le dossier. Nous y travaillons et avons beaucoup progressé. Toutefois, encore aujourd'hui, nous ne disposons pas de tous les éléments permettant la certification de notre démarche.

Soyons modestes : l'ingénierie écologique est récente, et nous sommes dans une phase d'apprentissage. Nous n'avons pas à avoir honte, car nous disposons d'un recul insuffisant, de quelques dizaines d'années tout au plus. De plus, l'écologie n'est pas une science dure où l'on est sûr de tout. On a beaucoup à apprendre de la nature. À cet égard, le biomimétisme permet de tirer nombre d'enseignements.

Vous m'avez interrogé sur le rôle du Conseil national de la protection de nature. J'y suis très attaché, et depuis bien avant d'en faire partie. Ses membres viennent d'horizons divers, mais ils sont tous des scientifiques ou des praticiens ayant une connaissance réelle du terrain. On peut toujours contester la pertinence d'un avis, mais globalement, contrairement à ce que l'on entend parfois, le CNPN donne plutôt des avis favorables aux projets ; en réalité, son travail consiste plutôt à les amender ou à donner des pistes de réflexion qu'à les empêcher.

Pour tout vous dire, je suis inquiet de la réforme en cours. S'entourer de collaborateurs intuitu personae est une bonne chose, mais cela rend un peu moins tangible la façon dont la répartition est décidée autour de la table. Il est bon d'avoir des membres identifiés comme des représentants d'associations, d'institutions scientifiques ou reconnus pour les compétences propres.

La réforme est en cours. Le CNPN devrait être dissous et recréé selon la nouvelle méthode à l'été prochain. Nous attendrons des candidatures spontanées. J'espère que ce comité ne perdra pas son âme, sa spécificité. Les représentants des cellules environnement des entreprises me l'ont dit à plusieurs reprises, si le CNPN n'était pas là pour inciter à l'excellence, ils n'existeraient plus au sein des entreprises, car la dimension environnementale perdrait de son importance.

Cet outil est très intéressant, car il produit de la doctrine, de la méthodologie, permet d'envisager des solutions et des alternatives. Plusieurs projets ayant reçu en première lecture un avis défavorable assorti de conseils, ont ensuite été modifiés et obtenu l'avis favorable. Beaucoup y trouvent leur compte.

La résilience peut-elle être mesurée ? Je citerai l'exemple des canaux, qui sont parfois remplacés pour remplacer une rivière naturelle. Dans ce cas, on passe d'une trentaine d'espèces de poissons à moins de dix espèces, peu intéressantes pour le pêcheur. Je pourrai aussi citer les zones humides, car la biomasse devient presque inexistante lorsqu'elles sont comblées. Si cela se reproduit sur des centaines de kilomètres carrés, la baisse se révèle dramatique. En quarante ans, j'ai vu disparaître des espèces de certains territoires comme la pie grièche grise qui est tout de même un vertébré. Cela alerte fortement sur l'état de notre planète.

Oui, des exemples précis sont quantifiés. L'enjeu est de synthétiser et de modéliser, ce qui prend un peu de temps et d'énergie. Le nombre des équipes travaillant sur ces questions augmente, notamment au muséum, à Montpellier, mais on n'a pas encore toutes les clefs permettant de répondre à votre question. Si vous pouviez nous aider à initier cette étude sur l'état de référence, ou au moins commencer à étudier des pistes sur la façon d'envisager cette question, ce serait passionnant et extrêmement utile.

M. Ronan Dantec, rapporteur. - Pouvez-vous nous donner des exemples positifs, où l'on constate une reconquête forte de biodiversité, y compris avec une intervention humaine.

M. Jean-Philippe Siblet. L'effet « réserve » existe, autant en milieu terrestre qu'en milieu marin. Je suis un fervent défenseur des politiques de préservation des espaces naturels, qui sont tout sauf désuets. Il faut continuer à en créer et à les protéger.

J'ai travaillé longtemps avec les exploitants de matériaux de granulats alluvionnaires, qui servent à fabriquer le béton. Si l'on s'y prend bien, on peut exploiter ces matériaux et récréer des espaces de très grande qualité, des écosystèmes, des habitats. Paradoxalement, c'est l'un des rares sujets à compensation qui peut être traité in situ. Dans certains cas, on peut obtenir une biodiversité supérieure à ce qui existait auparavant.

Bien sûr, il faut édicter des règles, car il n'est pas question d'exploiter les tourbières pour reconstituer des plans d'eaux. Sur des espaces banalisés, on peut parvenir à recréer de la biodiversité. Je vous invite à visiter le secteur de la Bassée, en amont de Montereau, où une réserve naturelle a été créée. Nous avons vraiment réussi à reconstituer une biodiversité, mais il faut étudier la question sur le long terme.

Les territoires qui vont mieux sont ceux qui abritent la forêt, et ce pour de nombreuses raisons : la forêt a été beaucoup plus protégée réglementairement. En outre, ces espaces sont beaucoup plus résilients. Tout n'est pas parfait, mais la forêt va bien, sachant que les secteurs les plus menacés sont les zones humides.

M. Ronan Dantec, rapporteur. - N'y a-t-il pas de bons exemples en zone humide ?

M. Jean-Philippe Siblet. Le Marais breton va être classé au titre de Ramsar, mais tout cela est ténu, car certains se plaignent de ne pas recevoir de primes après avoir contractualisé. En revanche, j'ai cru comprendre que tous les sites Ramsar seraient désormais éligibles au titre de l'indemnité compensatoire de handicap naturel.

M. Jérôme Bignon. - Je confirme cette information.

Audition de M. Laurent Piermont, président, et M. Philippe Thiévent, directeur de CDC Biodiversité

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Notre dernière audition aujourd'hui sera celle de M. Laurent Piermont, président de CDC Biodiversité, filiale de la Caisse des dépôts et consignations, entièrement dédiée à la biodiversité et à sa gestion pérenne, de M. Philippe Thiévent, directeur, et de Mme Brigitte Laurent, directrice des relations institutionnelles de la Caisse des dépôts.

Vous intervenez pour le compte de tout maître d'ouvrage, collectivité, entreprise qui vous délègue le pilotage de leurs actions volontaires ou réglementaires, dans le cadre de la compensation notamment, mais aussi de la restauration de la gestion d'espaces naturels. Vous avez en outre mis en oeuvre en 2008, dans la plaine de la Crau, 357 hectares d'anciens vergers sur le site de Cossure, afin de restaurer un espace naturel et d'y créer la première réserve d'actifs naturels française. Cela constitue une première pour ce que l'on appelle la compensation par l'offre. Ce dossier est l'un des quatre dossiers que nous étudions plus spécifiquement dans le cadre de notre commission d'enquête.

J'indique que cette audition est ouverte au public et à la presse ; elle fera l'objet d'une captation vidéo et donnera lieu à la publication d'un compte rendu.

Je vous rappelle que, conformément aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, votre audition doit se tenir sous serment et que tout faux témoignage est passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Laurent Piermont, Philippe Thiévent et Mme Brigitte Laurent prêtent successivement serment.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - En dehors de la réserve d'actifs naturels de la plaine de la Crau, les trois autres projets portent sur l'A65, la LVG Tours-Bordeaux et l'aéroport Notre-Dame-des-Landes. Avez-vous des liens d'intérêts avec ces différents projets ?

M. Laurent Piermont, président de CDC Biodiversité. - Madame la présidente, la société CDC Biodiversité a des liens d'intérêts avec A'liénor, concessionnaire de l'A65, qui lui a délégué la mise en oeuvre des mesures compensatoires prévues par les arrêtés préfectoraux autorisant la réalisation de cette autoroute. Je précise que la délégation concerne uniquement les mesures compensatoires, à l'exclusion de toute autre mission.

S'agissant de l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes, la société CDC Biodiversité a été chargée de missions partielles d'études et de conseil visant à évaluer la faisabilité et le coût d'éventuelles mesures compensatoires, à l'exclusion de toute définition desdites mesures.

M. Philippe Thiévent, directeur de CDC Biodiversité. - Il s'agissait effectivement d'une mission d'assistance à la maîtrise d'ouvrage et de conseil, préalablement à la réflexion du maître d'ouvrage. Elle n'a jamais conduit à une quelconque implication dans la mise en oeuvre concrète des mesures de compensation, comme ce fut le cas pour l'A65.

M. Laurent Piermont. - Concernant la LGV SEA, CDC Biodiversité n'a aucune implication dans cette opération, sinon que la Caisse des dépôts, via sa direction des investissements, a participé pour une part au financement de la LGV. Mais, sauf erreur de ma part, je ne suis pas informé des montants en jeu. Il me semble que les fonds d'épargne gérés par la Caisse des dépôts ont contribué financièrement, mais je ne saurais l'affirmer.

M. Philippe Thiévent. - CDC Biodiversité est intervenue très en amont de l'attribution de la concession, là encore dans le cadre d'une mission elle-même très en amont pour Réseau ferré de France (RFF), alors que le projet n'avait pas du tout fait l'objet d'une concession. Cette mission d'expertise et d'orientation était donc destinée à l'État, qui était le maître d'ouvrage.

M. Laurent Piermont. - Je souhaiterais rappeler brièvement l'historique de l'implication de la Caisse des dépôts dans les questions de compensation et de biodiversité pour vous permettre de mieux comprendre la raison de notre présence parmi vous.

La Caisse des dépôts a engagé en 2004 une mission de réflexion sur les leviers économiques d'action qu'elle pouvait développer en faveur de la biodiversité. Cette réflexion a abouti, en 2006, à la création de la mission « Biodiversité » de la Caisse des dépôts pour laquelle Philippe Thiévent m'a rejoint. Cette mission a travaillé en étroite concertation avec les associations, le monde scientifique et les services de l'État. C'est en accord avec eux que nous avons orienté notre réflexion en 2006 sur le levier de la compensation, volet de la loi de 1976 qui n'était pas suffisamment respecté. La loi de 1976 a défini le concept : « Éviter, réduire, compenser ».

Les principes généraux qui ont structuré la réflexion avaient pour objectif d'aboutir à des propositions d'actions concrètes, de prendre comme étalon de l'action un étalon écologique et non financier, et enfin, de chercher à concilier économie et biodiversité.

En 2007, la décision a été prise de tester en vraie grandeur un opérateur de compensation. La Caisse des dépôts a donc créé une filiale à 100 % sous la forme d'une société anonyme, forme d'action la plus souple. Il a aussi été décidé de lancer une expérimentation de compensation par l'offre dans la plaine de la Crau, en accord avec l'État. Enfin, a été prévu un test à droit constant de la compensation en faveur de nombreux maîtres d'ouvrages. L'idée était de leur faire prendre conscience que, du fait de l'existence d'un opérateur, tout obstacle serait levé.

Le site de Cossure a été choisi pour réaliser le premier test d'une réserve d'actifs naturels, sur la proposition de la direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL) et du ministère de l'écologie. Nous avons accepté ce choix pour trois motifs : un consensus de l'ensemble des acteurs pour faire cesser l'érosion du coussoul, formation végétale exceptionnelle de cette région ; une opération de génie écologique de grande ampleur visant à restaurer un désert en un espace favorable à la faune aviaire, au bupreste de Crau et à tout un cortège d'animaux caractéristiques de cet espace ; une expérimentation institutionnelle en vraie grandeur de l'action d'un opérateur de compensation et de la réalisation d'un site naturel de compensation. La posture de la Caisse des dépôts dans cette opération est encore aujourd'hui celle d'un expérimentateur. L'idée n'est pas de promouvoir plus particulièrement telle ou telle solution, mais de tester son intérêt.

Les tests portent sur l'engagement d'un opérateur à restaurer 357 hectares selon un cahier des charges, à organiser sur le long terme une gestion conservatoire en lien avec le conservatoire des espaces naturels, puis à se porter garant de la vocation écologique de l'espace au-delà des trente ans. L'opération peut être financée par la vente d'unités de compensation à de futurs maîtres d'ouvrage ou à des maîtres d'ouvrage n'ayant pas trouvé les moyens de réaliser leurs obligations de compensation.

Ce droit de proposer ces unités était restreint à une aire de service, c'est-à-dire à des zones de plaines méditerranéennes potentiellement favorables à l'avifaune steppique, situées à côté de la Camargue et des milieux côtiers. Cette aire a été dénommée l'aire de service de la réserve d'actifs naturels.

L'une des conditions pour pouvoir vendre les unités de compensation était que le service instructeur de l'opération en question donne son accord sur l'équivalence écologique. Le fait d'avoir obtenu la validation du site naturel de compensation de Cossure ne donnait aucun droit automatique à vendre les unités de compensation. Il fallait une seconde validation par l'État de l'équivalence écologique entre les destructions opérées par le maître d'ouvrage et les unités de compensation.

S'agissant d'une expérimentation menée avec l'État, la transparence la plus totale a été de mise. Nous avons mis en place un dispositif de suivi entièrement financé par CDC Biodiversité avec le laboratoire d'écologie d'Avignon, la DREAL et le conseil scientifique régional du patrimoine naturel (CSRPN), un état des lieux et des rapports d'étape au sein d'un comité de pilotage local et d'un comité de pilotage national.

Après dix ans de réflexion et d'action sur la compensation et sur l'action de CDC Biodiversité, nous constatons que nous obtenons des résultats. De plus, lorsque l'État décide d'autoriser une destruction, nous constatons que la compensation est possible, après évitement et réduction. S'agissant d'un bien public, le cadre réglementaire est évidemment décisif. Il implique l'autorisation, le contrôle, le suivi et éventuellement un registre. Par ailleurs, l'action de compensation ne peut être menée sans concertation étroite avec les acteurs du territoire et doit s'inscrire dans des projets de territoires.

Des débats ont eu lieu autour de la marchandisation et de la financiarisation de la nature, ainsi que de l'appel d'air. Tout d'abord, l'existence de l'opération Cossure n'a en aucun cas été un encouragement à la réalisation d'opérations donnant lieu à compensation. Ensuite, l'achat et la vente portent sur des prestations en vue de réaliser des études, d'effectuer des travaux écologiques. Mais en aucune façon l'écosystème, les outardes ou tout autre bien naturel ne peuvent être achetés ou vendus. Il est donc inexact de parler de marchandisation de la nature.

Je peux parler de la financiarisation, car j'ai notamment créé l'European Carbon  Fund, qui s'est occupé de marchés de crédits CO2 et de leur transférabilité. C'est un fait, le marché du CO2 est financiarisé. En revanche, les opérations de compensation concernent une opération pour un maître d'ouvrage et ne sont pas transférables. Elles ne donnent pas matière à financiariser. Les banques n'ont d'ailleurs aucun intérêt à intervenir, sinon pour apporter le fonds de roulement de génie écologique.

Toutefois, dès lors que l'on souhaite éviter toute perte nette, on se met à compter. C'est ce dénombrement de la biodiversité qui gênera toujours l'action. Dès lors que l'on agit pour préserver la biodiversité, la nature ne peut plus être considérée de façon holistique. Il n'y a donc pas marchandisation ni financiarisation mais il y a bien un dénombrement des biens naturels.

CDC Biodiversité va poursuivre son action sur la compensation, mais, depuis que la loi a été votée, en proposant des partenariats et en aidant les futurs opérateurs de compensation, et non en jouant un rôle dominant sur ce secteur.

Enfin, nous continuons à développer de nouveaux leviers sur les services écosystémiques, la biodiversité en ville et le versement volontaire. Ce dernier service fonctionne plutôt bien. À ce propos, nous avons lancé un projet, Nature 2050, premier programme d'adaptation des territoires aux changements climatiques, fondé exclusivement sur un versement volontaire des entreprises qui s'intéressent à l'avenir des territoires où elles sont implantées. L'argent rentre, ce qui est une très bonne nouvelle pour le financement de l'action.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Jetez-vous un regard critique sur les projets pour vérifier que les mesures d'évitement et de réduction ont bien été prises en compte au préalable, y compris lorsque ces projets émanent de l'État ?

M. Ronan Dantec, rapporteur. - Il s'agit d'une audition-cadre, ce qui signifie que nous reprendrons ultérieurement, lors d'audition spécifiques, chacun des projets sur lesquels vous êtes intervenus. À ce stade, mes questions seront donc plutôt générales.

Nous avons auditionné aujourd'hui un autre opérateur, qui se plaignait de petits budgets. Votre logique est différente, car vous vous inscrivez dans une dynamique plus globale de restauration de la biodiversité. Certains dossiers sont en quelque sorte des vitrines pour drainer d'autres financements dans ce but.

Quel est votre sentiment sur l'état de la connaissance aujourd'hui ? De quelle connaissance s'agit-il ? Où en est-elle ? Est-elle suffisante ? Allez-vous voir à l'étranger ?

Demain, une partie de votre prestation sera-t-elle une prestation d'évitement ? La crainte majeure se situe là. Vos projets entrent-t-ils dans une logique écosystémique plus large, incluant les questions de trame ? Qu'en est-il de leur articulation avec les schémas régionaux d'aménagement et de développement durable du territoire, les SRADDT, et les schémas régionaux de cohérence écologique, les SRCE ?

M. Laurent Piermont. - Je donnerai deux chiffres : la convention sur la diversité biologique évalue en moyenne à 300 milliards de dollars par an les besoins de la biodiversité au niveau mondial. Le Global Canopy Programme estime à 52 milliards de dollars par an les financements actuels de la biodiversité, dont les trois quarts sont d'origine publique.

M. Ronan Dantec, rapporteur. - Les 300 milliards sont destinés à la restauration.

M. Laurent Piermont. - Ils visent à répondre aux objectifs de Nagoya.

Les chiffres montrent qu'il faut mobiliser le secteur économique pour atteindre les montants nécessaires, car on ne peut tripler, quadrupler ni même décupler les budgets publics. Par ailleurs, il n'est pas absurde de demander à l'activité économique, à la source d'une partie des problèmes, de financer ces besoins.

La bonne nouvelle, selon moi, est que si vous rapportez les 300 milliards aux 70 000 milliards de dollars du produit mondial brut, vous vous situez dans la fourchette habituelle, soit 0,4 %. C'est énorme, mais pour préserver l'avenir du monde vivant dont nous faisons partie, cela me paraît acceptable.

Toute l'action de la Caisse des Dépôts dans la biodiversité repose sur l'idée que l'action fonctionne et qu'il est possible de trouver des leviers économiques pour intégrer de la biodiversité dans les business model des acteurs économiques. Selon l'une de nos études réalisée en 2008, si l'ensemble des maîtres d'ouvrage de France respectaient la totalité de leurs obligations, le coût pour le secteur des bâtiments et travaux publics (BTP) aurait été de 0,4 % du produit brut du BTP, un taux acceptable pour le secteur.

À partir de là, on peut fonder un modèle économique d'acteurs qui interviennent auprès des entreprises ou se trouvent internalisés. On peut classer les activités en trois types.

Les premières dépendent d'une ressource naturelle renouvelable comme l'agriculture, la forêt, la pêche, et visent à préserver les écosystèmes produisant les produits renouvelables. Les leviers sont la certification écologique et le paiement pour la préservation des services écosystémiques.

Les deuxièmes intègrent dans leur activité la destruction de biens naturels de façon définitive. Sont concernées, globalement, la ville et ses extensions. Dans ces cas, il faut éviter, réduire, compenser. Mais la surface de la terre étant finie, on ne peut pas compenser éternellement. Il faut donc restaurer et modifier le plus possible nos modes de construction et d'aménagement pour réduire au maximum les impacts environnementaux.

Les troisièmes ont besoin de la nature, mais sans la consommer ou la détruire. Une grande partie de l'activité touristique n'a pas besoin de détruire les espaces naturels, même si nombre d'activités économiques reposent sur la destruction de certains espaces.

C'est sur ce concept d'activités à biodiversité positive que nous fondons Nature 2050.

Sur l'état de la connaissance, nous avons créé en 2006 la mission « Biodiversité » devenue mission « Économie de la biodiversité », qui est un budget de la Caisse des dépôts travaillant uniquement sur les liens entre économie et biodiversité. Une équipe de quelques personnes agit en ce sens. Nous allons d'ailleurs publier très bientôt une étude sur l'état des lieux de la mise en oeuvre de la compensation écologique, fondée sur une enquête anonyme auprès des services de l'État. Cette étude porte en elle ses propres limites. Nous en avons publié une autre voilà huit mois sur la compensation à l'international qui répond à votre question. Certains ont des idées très bonnes et différentes des nôtres sur la façon de mettre en oeuvre la compensation. Je pense à like for like, à like for unlike. Nous vous transmettrons le résultat de ces travaux.

Nous avons aussi publié des rapports sur la biodiversité et l'économie urbaine ou l'éclairage en ville. Ces travaux ont pour objet d'établir le lien entre l'économie d'un secteur et la biodiversité.

Nos projets s'insèrent-ils dans une logique écosystémique plus large ? Oui, bien sûr.

M. Philippe Thiévent. - La connaissance est-elle suffisante ? Nous agissons sur les mécanismes de compensation, mais à ce stade, il nous paraît important de souligner que, trop souvent, l'absence ou la prétendue absence de connaissances peut être un prétexte à l'inaction. Or, en matière d'ingénierie écologique, il faut agir sans attendre d'avoir toutes les réponses scientifiques. Les scientifiques de l'IMEP, Thierry Dutoit en tête, ont trouvé là une occasion d'expérimenter sur 400 hectares ce qu'ils pratiquaient à l'échelle du mètre carré.

Concernant la restauration des zones humides, nous avons engagé un certain nombre d'initiatives, notamment sur le projet de l'A65. Dans le sud-ouest de la France, à l'inverse de la Crau, qui est sèche et ventée, les milieux sont plus humides. Nous avons donc mis en place pour ces milieux, conformément au cahier des charges, des processus de restauration d'habitats, en imaginant des itinéraires sylvicoles afin de concilier la préservation de certains lépidoptères et un mode de gestion forestière inhabituel. Nous nous sommes aperçus que l'on pouvait arriver à des résultats même sans passer par les méthodes scientifiques usuelles.

Nous avons également des objectifs pour les batraciens et les amphibiens, mais le dispositif était certainement moins adapté à leurs besoins. La sensibilité et la réaction de certaines espèces à l'habitat diffèrent beaucoup d'une espèce à l'autre. Elles sont très fortes pour les insectes, qui vivent dans des territoires souvent restreints, avec des capacités migratoires moins importantes que d'autres groupes taxonomiques.

Le choix de l'espèce, même s'il est guidé par les engagements et les obligations, nous incite, au fur et à mesure de l'avancement de l'expérimentation, à aller chercher la précision, y compris en zones humides.

M. Laurent Piermont. - Les leviers économiques pour agir en faveur de la biodiversité sont très efficaces, mais se heurtent à deux limites. D'abord, ils ne peuvent jamais être considérés comme des budgets, car ils sont nécessairement connectés à un marché dont l'activité est fluctuante. Surtout, ils sont dirigés par leur objet même. Par exemple, si le levier est la restauration du vison d'Europe. C'est cette espèce, et pas une autre, qui va être favorisée. C'est pourquoi ces leviers ne peuvent qu'être complémentaires à l'action publique, chargée de l'intérêt général.

Les principes sont les mêmes pour la connaissance. Dans quinze ans, des opérateurs de compensation se disputeront peut-être le marché de la compensation de telle infrastructure. À moins que l'arrêté préfectoral oblige à effectuer certaines recherches en particulier, la logique de compétition l'emportera.

Avant de lancer l'opération Cossure, nous avons visité les mitigation banks américaines pour nous en inspirer. Nous avons aussi étudié très sérieusement le système allemand des éco-points qui est plutôt performant.

Quant à notre implication dans la séquence éviter, réduire et compenser, CDC Biodiversité a voulu éviter, étant opérateur de compensation, de définir et réaliser les mesures ainsi que, dans la mesure du possible, de se mêler de l'évitement et de la réduction. L'objectif est d'exclure tout éventuel conflit d'intérêts. Pour autant, nous examinons l'opération et en rendons compte auprès d'un comité scientifique, notamment pour vérifier le respect des règles de déontologie internes à la société. Nous pouvons notamment inciter le maître d'ouvrage à progresser sur l'évitement et la réduction.

Nos projets s'insèrent dans une logique systémique plus large, car chaque action menée par CDC Biodiversité s'inscrit dans une étude globale des enjeux écologiques, territoriaux et paysagers. Lorsque nous sommes chargés de restaurer l'espace favorable au vison d'Europe, nous devons raisonner exclusivement en termes de biotopes et d'écosystèmes. Mais à la seconde même où nous commençons à agir, nous intervenons nécessairement chez quelqu'un, ce qui nous oblige à envisager la situation en termes de cadastre, de foncier, de schémas d'aménagements. Toute la difficulté de l'exercice est d'intégrer des infrastructures écologiques favorables aux espèces protégées dans les aménagements humains.

Mme Sophie Primas. - Vous commercialisez les produits de vos expérimentations. Pour quel pourcentage ? Qui sont vos acheteurs ? Quelle est leur philosophie ? Êtes-vous vraiment le dernier recours ou un moyen de faire un appel d'air ? Enfin, quelle est la nature de l'opération Nature 2050 ? S'agit-il d'une fondation ?

M. Laurent Piermont. - CDC biodiversité mène plusieurs dizaines d'opérations de compensation à la demande, à droit constant, et une expérimentation avec l'État à Cossure, dont aucune n'a créé d'appel d'air.

Il s'agissait tout d'abord de mettre en oeuvre au profit d'une zone d'aménagement des mesures compensatoires qui avaient été fixées par un arrêté préfectoral de 1997, donc bien avant l'installation de Cossure. Les autres opérations concernées sont une plateforme logistique, des activités industrielles à Saint-Martin-de-Crau et l'extension à venir d'une infrastructure aéroportuaire préexistante. Nous avons un client exceptionnel, la société du pipeline sud-européen (SPSE), depuis l'éclatement du pipeline à 800 mètres de Cossure à la suite duquel l'État a demandé des mesures compensatoires, dont l'achat de dix unités de compensations.

M. Philippe Thiévent. - Il s'agit en l'espèce, non d'un projet d'aménagement, mais de mesures de réparation mises en oeuvre sur le lieu de l'accident. Compte tenu des hectares dégradés, les expérimentations menées depuis deux ans à Cossure ont pu être directement mises en oeuvre pour une efficacité maximale.

M. Laurent Piermont. - À la fin de 2016, 165,5 unités de compensation ont été utiles à des maîtres d'ouvrage, soit 46,3 % de ce qui était à vendre. Il nous en reste 191,5. En huit ans, nous n'avons donc pas vendu la totalité des unités de compensation et plusieurs projets ont été élaborés qui n'ont pas fait appel à Cossure.

Sur le plan économique, je suggérerai aux futurs maîtres d'ouvrage de sites naturels de compensation de réaliser des études de marché très précises. À Cossure, nous bénéficions d'un budget de 12,5 millions d'euros.

M. Ronan Dantec, rapporteur. - D'investissement ?

M. Laurent Piermont. - Cet investissement correspond aux engagements pris par CDC Biodiversité, à savoir l'acquisition du terrain, les travaux de restauration et l'ensemble de la gestion sur trente ans.

M. Ronan Dantec, rapporteur. - Tout cela vaut 12,5 millions d'euros ?

M. Laurent Piermont. - 12,5 millions d'euros en valeur 2008. On constate une dérive des prix, puisque le tarif de vente, qui était de 35 000 euros en 2008, a atteint 44 000 euros. J'insiste, cette opération est non pas commerciale, mais expérimentale. Il a été décidé de ne pas retenir un prix fixe pour inciter à l'action.

Si l'État et la Caisse des Dépôts se sont lancés dans cette expérimentation, c'est principalement pour que la compensation ait lieu avant la destruction. Ce point est capital pour les outardes, qui ne seront pas sans abri en attendant les mesures compensatoires !

La cohérence écologique présente également une grande importance. Enfin, le contrôle des opérations est très facile pour les services de l'État, qui ne sont pas confrontés à une multitude de maîtres d'ouvrage dont certains pourraient ne pas rendre leur rapport ou se trouver dans une situation financière délicate.

Le modèle économique est satisfaisant, puisque les calculs se révèlent justes, avec des recettes supérieures aux dépenses à condition de vendre la totalité des unités. L'opération de Cossure est emblématique, mais peut-être avons-nous collectivement privilégié la qualité de l'opération sur l'aspect marketing.

Nous avons décidé de lancer le projet Nature 2050 juste après la COP21. L'humanité, en décidant de limiter à deux degrés la hausse des températures, a de fait accepté cette hausse. Or les conséquences écologiques seront considérables, même en France. Par conséquent, outre l'impératif de réduction des émissions de CO2, il convient d'agir maintenant pour aider les territoires agricoles, naturels et forestiers à s'adapter. L'humanité a, dans son optimisme bien connu, décidé d'imposer une accélération aux écosystèmes, ce qui entraînera inévitablement un certain nombre de désordres. L'objectif de Nature 2050 est d'atténuer ces désordres grâce à des actions sur les forêts, l'agriculture, la restauration de zones humides, l'introduction d'espaces naturels en ville.

J'en viens à la trame verte et bleue. Nous proposons à des entreprises d'agir dans les territoires où elles sont implantées, ce qui nous a permis de recueillir des sommes très importantes.

Mme Sophie Primas. - Sans avantages fiscaux ?

M. Laurent Piermont. - Tout à fait, pour éviter la contribution du contribuable.

M. Ronan Dantec, rapporteur. - Accompagnerez-vous demain les régions dans le travail colossal de définition de la trame verte et bleue ? Pourrez-vous mettre à profit votre expertise au service des régions pour les aider à identifier les verrous à restaurer pour assurer la continuité de la trame ?

M. Laurent Piermont. - L'accompagnement des collectivités est l'une des missions traditionnelles de la Caisse des Dépôts et de ses filiales. Agir et investir en faveur de la réalisation de la trame fait partie de nos missions. En revanche, CDC Biodiversité ne souhaite pas devenir un bureau d'études écologiques. Elle préfère faire appel à d'autres intervenants compétents, locaux ou régionaux.

M. Ronan Dantec, rapporteur. - Avez-vous déjà repéré des verrous de continuité sur lesquels il serait intéressant d'intervenir à nouveau ?

M. Laurent Piermont. - Nous en repérons en permanence, mais il faut distinguer le verrou et le lieu de priorité. La doctrine française a préféré porter la priorité sur le local, quand d'autres pays ont mis l'accent sur le like for unlike. Pour répondre précisément à votre question, nous devrons agir rapidement sur certains noeuds autoroutiers.

M. Philippe Thiévent. - La mission de la Caisse des Dépôts est d'incuber des métiers et de développer des solutions. Elle accompagne les collectivités grâce à son expertise écologique, afin de les aider à acquérir ce savoir-faire. Cet accompagnement passe par un partenariat financier privilégié et l'identification de solutions économiques pérennes qu'un opérateur s'engagera à mettre en oeuvre. Il est vraiment important que ces actions s'inscrivent sur le long terme, mais cela soulève la question des ressources pour y parvenir. Les acteurs économiques qui y trouvent leur intérêt contribueront à l'entretenir. Notre pôle recherche travaille en ce sens en vue de l'intérêt général.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Nous attendons les deux études promises, au coeur de notre commission d'enquête. Je suis un peu surprise que seulement 47 % des unités aient été vendues. La compensation n'est sans doute pas suffisamment mise en oeuvre aujourd'hui mais la loi relative à la biodiversité devrait permettre d'améliorer la situation.

M. Ronan Dantec, rapporteur. -Pourriez-vous nous communiquer tous les rapports que la CDC Biodiversité à produits sur les dossiers étudiés par la commission d'enquête ?

M. Philippe Thiévent. - Concernant la LGV, notre rapport est ancien. Il était destiné à l'époque à RFF. Nous avons effectivement publié un certain nombre de rapports d'études et de réflexions sur cette question de l'additionnalité et de l'équivalence écologique.

M. Ronan Dantec, rapporteur. - Il est très utile de remonter en amont pour comparer les diagnostics posés et les actions ultérieures.

M. Laurent Piermont. - J'imagine que vous souhaitez l'exhaustivité de nos productions, mais le volume de ces publications est très abondant. Nous pourrions vous les envoyer sous format électronique et vous indiquer les passages les plus utiles à votre mission.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Il est extrêmement important que ces documents restent confidentiels, car ils sont internes à la commission d'enquête. En cas de fuite, nous pourrions nous-mêmes être sanctionnés au titre du code pénal.

M. Laurent Piermont. - Nous avons encore quelques réponses factuelles à vous communiquer.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Vous pourrez le faire par écrit.

M. Philippe Thiévent. - Nous informerons les maîtres d'ouvrage des projets en question.

M. Laurent Piermont. - Pour l'A65, notre vision des mesures compensatoires est très complète, mais elle est très partielle concernant l'ensemble de l'opération. Il serait plus pertinent d'interroger le maître d'ouvrage lui-même sur cette question.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Ce sera fait aussi !

Messieurs, nous vous remercions de ces éléments d'information.

La réunion est close à 19 h 45.

Jeudi 22 décembre 2016

- Présidence de Mme Chantal Jouanno, présidente -

La réunion est ouverte à 11 h 05.

Audition de Mme Laurence Monnoyer-Smith, commissaire générale et déléguée interministérielle au développement durable du ministère de l'environnement et de la mer

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Mes chers collègues, nous poursuivons aujourd'hui les auditions de notre commission d'enquête sur les mesures de compensation des atteintes à la biodiversité engagées sur des grands projets d'infrastructures.

Cette commission d'enquête s'intéresse à l'efficacité et l'effectivité des mesures de compensation, mais également à l'ensemble de la séquence « éviter, réduire, compenser », dite séquence ERC. Au-delà d'une vision générale, quatre projets d'infrastructures vont être spécifiquement étudiés : l'autoroute A65, le projet de LGV Tours-Bordeaux, le projet d'aéroport à Notre-Dame-des-Landes et, enfin, la réserve d'actifs naturels de la plaine de la Crau.

La commission d'enquête a souhaité que notre réunion d'aujourd'hui soit ouverte au public et à la presse ; elle fera l'objet d'une captation vidéo, et sera retransmise en direct sur le site internet du Sénat ; un compte rendu en sera publié.

J'en viens à notre première réunion de la journée.

Nous entendons ce matin Mme Laurence Monnoyer-Smith, commissaire générale et déléguée interministérielle au développement durable du ministère de l'environnement, de l'énergie et de la mer.

Elle est accompagnée de Mme Ophélie Darse, adjointe au chef du bureau des biens publics globaux, de M. Valéry Lemaitre, chef du bureau des infrastructures, des transports et de l'aménagement, et de Mme Frédérique Millard, adjointe au chef du bureau des infrastructures, des transports et de l'aménagement.

Les membres de notre commission d'enquête connaissent le Commissariat général au développement durable, le CGDD, qui est une structure transversale ayant pour vocation d'intégrer le développement durable tant au sein des politiques publiques que dans les actions de l'ensemble des acteurs socio-économiques. Il a, à ce titre, publié un grand nombre de revues et de documents, dont certains ont trait à la compensation des atteintes à la biodiversité ou encore à la séquence ERC.

Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, demander à Laurence Monnoyer-Smith de prêter serment.

Je rappelle que tout faux témoignage devant la commission d'enquête et toute subornation de témoin serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit jusqu'à cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende pour un témoignage mensonger.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Laurence Monnoyer-Smith prête serment.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Madame, à la suite de vos propos introductifs, mon collègue Ronan Dantec, rapporteur de la commission d'enquête, vous posera un certain nombre de questions, puis les membres de la commission d'enquête vous solliciteront à leur tour.

Vous avez la parole.

Mme Laurence Monnoyer-Smith. - Mesdames, messieurs les sénateurs, mon propos liminaire reprendra les éléments qui me semblent les plus saillants à l'aune des questions que vous m'avez adressées.

Je dresserai un panorama de l'état actuel de nos travaux, du rôle joué par le Commissariat général au développement durable dans la définition et la mise en oeuvre de la séquence ERC ; je soulignerai les progrès réalisés depuis l'introduction de cette séquence, au travers de la loi du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature ; j'évoquerai, enfin, quelques enjeux aujourd'hui importants.

Les impacts d'un projet sur l'environnement ont fait l'objet d'une réglementation dense.

L'introduction de la séquence « éviter, réduire, compenser » par la loi du 10 juillet 1976 a constitué une véritable innovation tant en France qu'en Europe. Depuis, ce principe a été intégré dans la législation européenne au travers de directives traitant de l'évaluation environnementale des plans et programmes - à partir de 2001 -, puis des projets - à partir de 2011. La transposition de ces textes en droit national constitue un cadre majeur de mise en oeuvre de la séquence.

Celle-ci dépasse, d'ailleurs, la seule préservation des espèces protégées. Son périmètre, relativement large, englobe également la biodiversité ordinaire, le bruit, la qualité de l'air et la pollution.

Au fil des années, la mise en oeuvre de cette séquence ERC a nécessité un travail important d'accompagnement méthodologique - nous y reviendrons, car cette dimension est au coeur du rôle du Commissariat général au développement durable. Ce travail a été réalisé dans le cadre de la mise en oeuvre des études d'impact, avec la publication, en 1996, du guide établi par le service d'études sur les transports, les routes et leurs aménagements (SETRA) sur l'étude d'impact des infrastructures de transport. S'y est ajouté un guide du ministère de l'environnement sur l'étude d'impact en 2000, puis un guide du Commissariat général au développement durable portant sur l'évaluation environnementale des documents d'urbanisme.

Nous avons constaté un certain nombre de difficultés et d'insuffisances dans la mise en oeuvre de la séquence ERC.

Au vu des éléments fournis dans les études environnementales, la question de l'efficacité, en particulier des mesures compensatoires, pose quelques problèmes. Force est de constater que les obligations des porteurs de projet relatives à ces mesures compensatoires n'ont pas toujours été remplies.

Il existe plusieurs causes à cela, la première étant le manque de connaissances et de compétences, notamment au moment de l'introduction de cette séquence dans l'ensemble des textes de loi, de la part des maîtres d'ouvrage, mais aussi des bureaux d'études qui les assistent.

Nous avons aussi mesuré combien nous étions limités en termes d'outils et de méthodologies partagés - je reviendrai sur le sujet, notamment sur les difficultés rencontrées par les services de l'État lorsqu'ils sont confrontés à la mise en oeuvre de la part des bureaux d'études de méthodologies extrêmement différentes.

À la suite de ce constat, le ministère a lancé des travaux destinés à améliorer la mise en oeuvre de la séquence ERC.

Parallèlement à la réflexion sur la réforme des études d'impact, le Commissariat général au développement durable a donc été chargé d'organiser un comité national de pilotage, dont il assure également le secrétariat. Cette instance a pour mission d'élaborer, avec l'ensemble des parties prenantes - ONG environnementales, bureaux d'études, administrations, maîtres d'ouvrage, etc. -, une vision commune des actions à mener sur cette séquence.

En 2014, dans le prolongement des états généraux de la modernisation du droit de l'environnement, un groupe de travail, présidé par M. Romain Dubois, sur l'amélioration de la séquence ERC a formulé un certain nombre de recommandations opérationnelles, que le Commissariat général au développement durable s'est attaché à mettre en oeuvre. Ce travail, qui n'est pas achevé, préfigure ce que nous appelons de nos voeux, à savoir la création d'un centre de ressources sur la séquence.

Le comité national de pilotage, lancé en 2010, a encadré et coordonné des travaux ministériels sur la mise en oeuvre de la séquence. Il a notamment permis la production de documents essentiels, tels que la doctrine et les lignes directrices nationales sur la séquence éviter, réduire et compenser les impacts sur les milieux naturels, publiées en 2012 et en 2013. Dans ce cadre, l'accent a été mis sur le fait qu'il s'agissait bien d'une séquence complète, ne se réduisant pas à la seule mise en oeuvre de mesures compensatoires.

Parallèlement, le comité de pilotage a suivi l'expérimentation de l'offre de compensation engagée en 2011 et ayant permis la mise en oeuvre de quatre sites naturels de compensation par la CDC biodiversité, EDF, le conseil départemental des Yvelines et l'entreprise Dervenn.

Enfin, il a travaillé sur la question du manque d'information et de l'engagement des bureaux d'études. Une charte d'engagement volontaire des bureaux d'études a été élaborée afin d'améliorer la qualité des travaux fournis par ces acteurs, en appui de la maîtrise d'ouvrage. Aujourd'hui, une centaine de bureaux d'études, environ, se sont engagés volontairement dans le suivi de cette charte.

Ces travaux ont permis de s'orienter vers une amélioration de la mise en oeuvre de la démarche, grâce à des retours d'expériences entre acteurs, au développement de méthodologies ou encore à l'expérimentation de nouvelles solutions de compensation.

Ce triptyque est encore perfectible, notamment s'agissant de la mise en oeuvre et du suivi des mesures, ce qui explique le renforcement de la règlementation par la loi du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages.

C'est aussi dans le sillage des réalisations du comité de pilotage que le groupe de travail présidé par M. Romain Dubois, de l'entreprise SNCF Réseau, a été lancé.

Ces travaux, démarrés en septembre 2014, à la demande de la ministre de l'écologie et, comme je l'indiquais, dans le prolongement des états généraux de la modernisation du droit de l'environnement, visent à élaborer des propositions concrètes relatives à la mise en oeuvre de la séquence. De novembre à décembre 2014, le Conseil général de l'environnement et du développement durable a assuré leur pilotage, puis la rédaction d'un rapport contenant des propositions concrètes d'amélioration, présenté à la ministre et aux parties prenantes lors de la réunion du Conseil national de la transition écologique du 6 janvier 2015.

Ce rapport, particulièrement orienté vers des améliorations concrètes, formule six groupes de propositions : assurer le partage de la connaissance pour tous pour aller vers un centre de ressources ERC ; intensifier et déployer la formation de l'ensemble des acteurs de la séquence et favoriser l'émergence d'études d'impact de qualité ; pour un même projet, mutualiser et articuler les mesures ERC propres aux différentes réglementations ; rendre plus lisible la chronologie de la démarche, son articulation entre toutes les phases d'un même projet ; développer des éléments méthodologiques sur la compensation ; mutualiser et articuler les mesures compensatoires de différents projets.

Chacune de ces propositions se décline en actions concrètes, dont beaucoup ont été mises en oeuvre par le Commissariat général au développement durable, en liaison étroite avec ses partenaires.

Je citerai notamment l'outil de géolocalisation des mesures compensatoires, aujourd'hui encadré par l'article 69 de la loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages. La mise en place de cet outil, qui s'articule d'ailleurs avec celle d'un outil spécifique pour la gestion des études d'impact, constitue pour nous une avancée extrêmement importante pour pallier les difficultés que nous rencontrons actuellement au niveau du suivi de ces mesures.

Je mentionnerai également la création et le déploiement d'actions de formation nationales à l'attention des services de l'État - d'intenses efforts ont été fournis en ce sens -, la mise en place de la charte d'engagement volontaire des bureaux d'études précédemment évoquée et, enfin, le lancement de plusieurs études sur les questions méthodologiques.

J'en citerai plusieurs exemples : une étude de déclinaison des lignes directrices nationales ERC au secteur des carrières ; une étude sur la nomenclature et la classification des mesures ERC et de leur accompagnement ; une étude sur les typologies des méthodes de dimensionnement des mesures compensatoires ; une étude capitalisant sur l'expérience acquise à partir du suivi d'un certain nombre de projets et proposant des fiches méthodologiques.

Toutes ces études ne sont pas achevées, à l'image d'une étude de capitalisation actuellement en cours, qui repose sur un échantillonnage de 110 projets s'échelonnant entre 2008 et 2014. Celle-ci nous donne des indications importantes - les seules de niveau national dont nous disposons aujourd'hui - sur les coûts, la mise en oeuvre de la séquence, l'intensité des mesures d'évitement, de réduction et de compensation par la maîtrise d'ouvrage.

Quelles suites donner à tout cela ? Comme vous pouvez le constater, nous ne cherchons pas ici à tenir un discours angélique ; nous voulons montrer que nous sommes sur une trajectoire de perfectionnement dans la mise en oeuvre de cette séquence ERC, de développement d'outils de méthodologie et d'outils, destinés aux services, d'appui au suivi de ces mesures. Nous sommes conscients, à la fois, de l'enjeu et de la perfectibilité de la mise en oeuvre de la séquence.

Toutefois, les avancées réalisées depuis 2010, avec la mise en place du comité de pilotage, les réalisations du groupe de travail, l'implication du Commissariat général au développement durable dans la mise en oeuvre des recommandations formulées par ce dernier, nous permettent d'envisager un renforcement des obligations de mise en oeuvre de la séquence ERC.

C'est ce qui a été fait dans le cadre de la loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages. Un certain nombre de principes majeurs, qui, jusqu'à présent, n'apparaissaient que dans la doctrine nationale, ont été réaffirmés et, surtout, inscrits dans la loi : l'objectif d'absence de perte nette, voire de gain de biodiversité ; l'obligation de résultat ; l'obligation de pérennité et d'effectivité durant toute la durée des impacts ; la proximité fonctionnelle des mesures par rapport à l'impact ; la non-autorisation du projet, en l'état, si les atteintes qui lui sont liées ne peuvent être ni évitées ni réduites, ni compensées de façon satisfaisante.

La loi fixe donc des objectifs extrêmement ambitieux. Il s'agit maintenant, pour les services de l'État, d'en assurer la mise en oeuvre et d'accompagner les porteurs de projet afin d'améliorer l'application de la séquence ERC. La réalisation de l'obligation de résultat et de l'obligation de suivi constitue un enjeu extrêmement important pour ces services, qui, à ce jour, ne sont pas encore totalement équipés pour répondre à ces objectifs, mais qui s'y emploient résolument.

À nos yeux, parmi les enjeux majeurs liés à la séquence ERC, se trouve la question de l'assurance de la pérennité des mesures compensatoires sur toute la durée des impacts : cette pérennité doit être garantie sur un temps long, ce qui nécessite stabilité, capitalisation et accès à la mémoire. Cela explique le développement de l'outil de géolocalisation des mesures compensatoires, qui a vocation à être complété par la suite : il devrait permettre une capitalisation d'informations sur la nature de ces mesures, de la maîtrise d'ouvrage qui les porte, etc.

La remontée des données, je tiens vraiment à le souligner, est une question essentielle, son organisation exigeant des efforts très importants de la part des services de l'État. Cette problématique dépasse d'ailleurs les données liées à la biodiversité : nous avons, plus largement, à organiser la remontée de l'ensemble des données afférentes aux études d'impact. Le système étant totalement dématérialisé, l'enjeu technique est fort et ce sont deux ans de travail, environ, qui seront nécessaires pour mener le projet à bien.

Autre enjeu majeur, l'anticipation de la compensation. Comme je l'ai indiqué, il faut se focaliser sur la totalité de la séquence, et non seulement sur les mesures compensatoires. Plus l'anticipation de la maîtrise d'ouvrage est importante, plus celle-ci est capable d'intégrer en amont ce qui relève des mesures d'évitement et de réduction, et plus elle est apte à définir concrètement les mesures compensatoires qui devront être mises en oeuvre, parfois, d'ailleurs, de manière très anticipée par rapport à la réalisation du projet.

Cette dimension, essentielle, exige un travail d'accompagnement de la part des services, y compris en amont du dépôt des demandes d'autorisation. C'est pourquoi il nous paraît important d'impliquer l'ensemble des bureaux d'études et de mobiliser tous les services déconcentrés de l'État.

Nous voyons un troisième enjeu dans la capacité à assurer une prise en compte globale des impacts du projet. Les questions de méthodologie, qui ont été soulevées à plusieurs reprises par le comité de pilotage et par le groupe de travail, prennent ici tout leur sens. Cette prise en compte globale, qui s'inscrit dans la lignée de la réforme de l'évaluation environnementale, mais aussi de la vision européenne - l'approche par projet d'ensemble est préférée à l'approche par type d'autorisations -, nécessite effectivement de développer une méthodologie particulière pour évaluer les impacts, les biotopes qu'ils affectent et la façon de calculer les unités de compensation, pour les impacts résiduels qui n'auraient pu ni être évités, ni être réduits.

Enfin, la difficulté à compenser effectivement les atteintes à la biodiversité ne doit pas faire de cette compensation la solution première au traitement des impacts de projet. Nous sommes particulièrement attachés à ce point, comme le montre la dernière réunion du comité de pilotage, et travaillons, en conséquence, sur la question de l'évitement. Comment lui donner toute sa place ? Comment faire en sorte que cette dimension soit correctement renseignée par la maîtrise d'ouvrage, afin d'en faciliter le suivi ?

Dès le premier semestre 2017, nous nous emploierons à l'organisation d'un séminaire sur la phase d'évitement, afin de mettre en lumière les bonnes pratiques, inviter les maîtres d'ouvrage à bien renseigner cette étape et à valoriser les comportements vertueux dans ce domaine.

M. Ronan Dantec, rapporteur. - Je suis impressionné par votre plan de travail et par le nombre de rapports supplémentaires que nous aurons à lire.

J'aurai tout d'abord deux questions d'ordre général. L'État déploie-t-il une véritable approche croisée entre les enjeux de biodiversité et les autres enjeux d'aménagement liés aux infrastructures ? Par ailleurs, selon la loi, si un maître d'ouvrage oublie de mettre en oeuvre les mesures compensatoires qu'il s'est engagé à déployer, l'État peut se substituer à lui et, par la suite, lui envoyer la facture. Vous êtes-vous saisis de cette question, notamment sous l'angle méthodologique ?

Au-delà de ces aspects généraux, pouvez-vous évoquer les projets ciblés par notre commission d'enquête ? Avez-vous travaillé spécifiquement sur ces projets ? Quelle est votre position à leur égard ?

Mme Laurence Monnoyer-Smith. - S'agissant de la façon dont les services de l'État travaillent, ceux-ci disposent d'un outil d'intégration à travers l'étude d'impact, qui leur offre une vue d'ensemble, allant, d'ailleurs, bien au-delà des questions liées à la biodiversité. Le travail que les services déconcentrés mènent, avec la maîtrise d'ouvrage, sur l'ensemble de la séquence est donc de nature à leur permettre d'avoir un regard complet sur le dossier.

En outre, les réformes de l'évaluation environnementale, de l'autorisation environnementale unique et de l'étude d'impact des projets mettent en avant une approche par projet, au détriment d'une approche par autorisation qui avait tendance à encourager un travail en silo. Nous avions parfaitement conscience que cette approche par projet, en particulier dans le cadre du permis unique, permettrait une meilleure organisation du travail.

Autre point intéressant, les demandes que, du coup, les services déconcentrés formulent concernant les outils de remontée de l'ensemble des données des études d'impact ou de géolocalisation des mesures compensatoires vont également dans le sens d'une meilleure intégration.

Par conséquent, nous progressons. Je ne nie pas l'existence d'une certaine culture - certains services travaillant sur l'autorisation « espèces protégées » ou sur d'autres types d'autorisations ont pu, de par l'organisation même du système, développer une vue quelque peu focalisée -, mais nous sommes aujourd'hui beaucoup mieux armés pour « dé-siloter » le travail.

L'action de formation que j'évoquais précédemment visait aussi à attirer l'attention, au niveau des acteurs des collectivités locales, sur la nécessité de ce travail transversal.

Au moment de la définition des mesures ERC, lorsque le maître d'ouvrage dépose son dossier, le balayage se fait désormais de manière beaucoup plus approfondie. Voilà pourquoi je suis assez confiante sur le fait que nous progressons.

S'agissant du rôle du préfet, celui-ci dispose désormais, au titre de la loi, d'importants pouvoirs de contrôle, notamment d'une possibilité, radicale, d'arrêter le projet si les atteintes sont de très grande ampleur.

Sont prévues des procédures administratives et, éventuellement, en cas de manquements graves, des procédures judiciaires. Je citerai les mises en demeure, les consignations de sommes, les suspensions de travaux, les fermetures ou suppressions d'installations et d'ouvrages, et les amendes. En particulier, la circulaire du 12 novembre 2010 relative à l'organisation et la pratique du contrôle par les services et établissements chargés de mission de police de l'eau et de la nature mentionne très clairement l'existence de procédures d'envoi de courriers de rappel, de rédaction de procès-verbaux et de mises en demeure.

La législation ayant été clairement renforcée, il est maintenant important que le suivi soit effectivement réalisé - annuellement dans les cinq premières années, puis tous les cinq ans -, mais les services de l'État font état de la quantité de travail que cela représente.

En tout cas, la législation est en place pour que ce suivi puisse être assuré.

Je vais maintenant aborder les quatre opérations qui vous intéressent. Je précise que le Commissariat général au développement durable ne joue pas de rôle opérationnel dans ces projets, puisque la définition des mesures d'évitement et de compensation est réalisée localement par les services déconcentrés de l'État. Nous jouons simplement un rôle d'appui ou de conseil, notamment en ce qui concerne la méthodologie.

En ce qui concerne l'autoroute A65, les impacts « résiduels » - ce terme doit être compris littéralement - ne sont pas négligeables : traversées de cours d'eau, l'un d'eux étant notamment bordé d'une aulnaie-frênaie particulièrement riche en biodiversité, de secteurs humides en bon état ; 5 espèces végétales et 48 espèces animales sont impactées, dont le vison d'Europe ; rupture d'un corridor de déplacement des chiroptères.

Les arrêtés ministériels d'autorisation ont défini les mesures de compensation, avec la restauration de 1 372 hectares et la gestion conservatoire de ces terrains sur toute la durée de la concession, soit 52 ans, ce qui représente un suivi très important pour les services de l'État. Le délai de mise en oeuvre était fixé à 4 ans. Un comité de suivi a été créé pour accompagner la mise en place des mesures compensatoires et attribuer des enveloppes financières pour l'application de certains plans d'action nationaux ou régionaux en faveur des espaces impactés.

Nous savons que le concessionnaire a rencontré un certain nombre de difficultés pour la mise en oeuvre des mesures de compensation, notamment la sécurisation de l'ensemble des surfaces de compensation. Le dossier du porteur de projet demandait la recherche d'une superficie de sites de compensation de près de 6 000 hectares cartographiés le long de l'infrastructure. Le concessionnaire a fait appel à CDC Biodiversité comme prestataire. Nous n'intervenons pas directement, mais mettons en place les outils nécessaires au suivi sur 52 ans, avec toute la problématique de l'archivage.

M. Ronan Dantec, rapporteur. - Qui est ce « nous » ? S'agit-il de la direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL) ou du Commissariat général au développement durable ?

Mme Laurence Monnoyer-Smith. - Le Commissariat général au développement durable assure la maîtrise d'ouvrage pour l'ensemble des services déconcentrés de l'État, afin de mettre en place un outil qui corresponde à leurs besoins. Nous avons réalisé une étude, en constituant des groupes de travail pour essayer de comprendre quels types de données ils utilisent, où les récupérer, comment les faire remonter, etc. Les personnes présentes autour de moi aujourd'hui sont directement impliquées dans la réalisation de cet outil de géolocalisation.

J'ajoute que le Commissariat général au développement durable assure la tutelle de l'Institut national de l'information géographique et forestière : nous disposons ainsi de l'outil cartographique qui permet la géolocalisation la plus précise possible.

M. Ronan Dantec, rapporteur. - Vous disposez donc de documents élaborés ...

Mme Laurence Monnoyer-Smith. - Nous disposons des états d'avancement de la mise en place de cet outil. Nous avons utilisé un designer de services pour répondre au mieux aux besoins des DREAL. La mise en oeuvre de la séquence ERC, en particulier avec la mise en oeuvre de la loi sur la biodiversité, s'est traduite par une augmentation importante du nombre des dossiers. Nous restons attentifs au fait que les services déconcentrés de l'État ont besoin d'un appui.

M. Ronan Dantec, rapporteur. - Votre travail va nous être précieux.

Mme Laurence Monnoyer-Smith. - La LGV, quant à elle, traverse de nombreux habitats naturels d'espèces protégées, des cours d'eau et des zones humides. La société concessionnaire, LISEA, doit mettre en oeuvre les mesures compensatoires prévues dans les arrêtés de dérogation au régime de protection des espèces protégées. La dette compensatoire mutualisée totale - s'ajoutent en effet les compensations au titre de la loi sur l'eau et de Natura 2000 - a été estimée à 3 500 hectares par la maîtrise d'ouvrage. Un comité de suivi interdépartemental placé sous la présidence du préfet de région accompagne la mise en oeuvre des mesures de compensation, sa dernière réunion a eu lieu le 12 décembre 2016.

Pour ce seul projet, 195 dossiers de compensation ont été instruits par les DREAL des régions Centre-Val de Loire et Nouvelle Aquitaine : c'est une bonne illustration de la quantité de travail que je viens d'évoquer. Les moyens humains du service du patrimoine naturel des DREAL sont donc fortement mobilisés.

Les services instructeurs ont alerté la maîtrise d'ouvrage sur le retard pris dans le respect du calendrier, en particulier pour les espèces protégées. En effet, d'après l'arrêté de dérogation, l'essentiel des compensations aurait dû être réalisé avant décembre 2014.

En 2015, la société LISEA a voulu substituer des mesures d'investissement à une partie des mesures compensatoires surfaciques, parce qu'elle ne parvenait pas à sécuriser cette compensation. Ces investissements visaient à réduire la mortalité du vison d'Europe sur les routes, en aménagent des ouvrages d'art routiers répartis sur les bassins versants. À la suite de cette proposition, le Conseil national de la protection de la nature (CNPN) a émis un avis défavorable à la révision de l'arrêté ministériel.

En 2016, les DREAL ont organisé des séances de travail pour trouver des solutions en vue d'un réexamen de ce dossier par le comité permanent du CNPN. Ces réunions étaient très ouvertes, puisque des ONG étaient présentes. Le 6 juillet 2016, le CNPN a formulé un avis favorable sous réserve et un arrêté ministériel modificatif est en cours de rédaction pour établir les nouvelles conditions de réalisation de la dette compensatoire en ce qui concerne, notamment, le vison d'Europe.

En ce qui concerne Notre-Dame-des-Landes, le Commissariat général a joué un rôle très limité : il est intervenu en appui de la direction générale de l'aviation civile (DGAC) pour le traitement du contentieux européen, notamment sur l'évaluation des mesures de compensation pour les zones humides. Je pourrai vous fournir, si vous le souhaitez, tout l'historique des mesures compensatoires concernant ce projet.

Nous avons joué un rôle plus important pour la réserve d'actifs naturels de la plaine de la Crau, la réserve des Coussouls, puisqu'il s'agit d'une expérimentation. Cette opération, proposée dans le cadre du groupe de travail, concerne une offre de compensation ; elle est menée depuis 2008 par CDC Biodiversité. Un comité local de suivi a été mis en place par les services du Commissariat général au développement durable, de la DREAL et l'ensemble des parties prenantes. Un certain nombre de réunions du comité local ont permis de définir les contours de l'expérimentation et le suivi a été particulièrement intense : on a cherché à évaluer le cadre méthodologique et à lancer de nouvelles opérations. Le site est au coeur d'un réseau Natura 2000, avec des habitats d'oiseaux, ainsi qu'un habitat naturel européen prioritaire. L'opération ne vise pas à compenser une perte au niveau de la réserve en tant que telle, mais de l'ensemble des habitats des diverses espèces protégées. Aujourd'hui, à mi-parcours, 357 hectares de coussoul ont été restaurés. Les indicateurs de suivi révèlent des résultats relativement bons, puisque 46 % des unités ont été vendus aux aménageurs.

Nous pourrons éventuellement vous donner plus de détails.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Effectivement, de nouveaux échanges peuvent se faire par écrit.

M. Rémy Pointereau, vice-président. - Vous avez évoqué le problème de l'efficacité des mesures compensatoires et noté le manque de compétences et de connaissances des maîtres d'ouvrage qui engagent les projets. Qui détient les compétences pour mettre en oeuvre ces compensations ? Nous avons auditionné hier Jean-Philippe Siblet, directeur du service du patrimoine naturel du Muséum, qui est un scientifique plutôt pragmatique. À l'entendre, j'ai le sentiment que la biodiversité n'est pas une science exacte.

Le programme que vous évoquez est très administratif et rigoureux. Par ailleurs, la loi a placé la barre si haut que l'on n'atteindra jamais les objectifs affichés. Si l'on doit tout respecter, on ne pourra plus construire une seule infrastructure, ou alors, ce sera très difficile.

On sait bien que les compensations artificielles ne fonctionnent pas non plus. Ne peut-on pas faire preuve de bon sens et de pragmatisme ? Quand j'entends le nombre d'études à faire, qui viennent alourdir le coût des projets, cela ne fait que les rendre encore plus infaisables.

Vous avez parlé de perfectibilité, cela me rassure. Tout est perfectible, mais il y a tellement de contraintes qu'il paraît difficile de faire aboutir les projets.

M. Daniel Gremillet. - A-t-on réalisé des études d'impact sur les conséquences des mesures de compensation ?

Pour être plus clair : un ouvrage « consomme » de l'espace, agricole ou forestier. L'impact forestier est limité, puisque la loi impose de compenser le défrichement d'une surface par le reboisement d'une surface équivalente. En revanche, il n'y a pas de compensation pour le secteur agricole. Chaque fois qu'un ouvrage est construit et qu'une compensation intervient, comme la terre n'est pas extensible, le reste du territoire subit des conséquences, il faut augmenter la productivité des terres agricoles restantes et l'on observe parfois des atteintes à la biodiversité.

Je pensais qu'on avait atteint le maximum de ce qui peut être fait. Or vous nous avez dit que beaucoup reste à faire. Pouvez-vous nous donner des exemples de ce qui reste à faire ?

M. André Trillard. - Ma première question porte sur la pérennité de la connaissance des mesures compensatoires. Il y a 22 ans, l'administration que vous représentez a publié une liste des établissements classés. Dans ma petite commune, deux des établissements figurant sur cette liste étaient fermés respectivement depuis 1973 et 1932 ! Cela prouve que l'administration centrale n'est pas capable de gérer sur le long terme ce type d'informations.

Il me semblerait plus intéressant d'obliger le préfet, lors d'une révision du plan local d'urbanisme, d'indiquer dans le « porter à connaissance » la localisation des territoires concernés par des mesures compensatoires et la nature de ces mesures. Faisons davantage de pragmatisme dans toutes ces procédures : il faut que les territoires de mesures de compensation soient connus dans la durée au niveau local.

Il y a un deuxième point que j'aimerais voir pris en compte. Je suis vétérinaire de formation et je peux vous dire qu'il n'existe pas d'obligation de résultat concernant le vivant. On peut envisager une obligation de moyens, mais l'obligation de résultat n'a pas de sens, parce qu'elle fait fi des circonstances extérieures non liées au projet.

Permettez-moi enfin quelques remarques au passage. Si j'étais opposant à un projet d'équipement, je ferais de l'élevage d'espèces protégées que j'irais disperser sur les territoires. Vous auriez peut-être la niaiserie d'accepter que leur présence soit millésimée... Enfin, dans tout ce que vous décrivez, c'est la régularité des procédures qui va être jugée par l'administration ou la justice, et jamais la réalité des projets, sauf si l'on a affaire à des personnes pragmatiques ! C'est le reproche que j'adresse à l'ensemble du secteur public.

Mme Laurence Monnoyer-Smith. - M. Pointereau a posé la question de l'appréciation de l'efficacité des mesures compensatoires. Lorsque j'ai parlé du manque de compétences de la maîtrise d'ouvrage, je tiens à souligner que les services déconcentrés de l'État n'adoptent pas une démarche de sanction, mais d'accompagnement : c'est bien la philosophie que nous essayons de développer. Il ne s'agit pas d'adopter une approche radicale, mais de travailler avec la maîtrise d'ouvrage pour lui faire prendre conscience de l'importance de la séquence ERC et de la pertinence des mesures à définir. L'avis du CNPN se fonde sur la pertinence des mesures, eu égard aux enjeux locaux spécifiques. Il s'agit de permettre à la maîtrise d'ouvrage d'avoir une compréhension fine des mesures proposées.

Vous avez raison de dire qu'il ne s'agit pas d'une science exacte. Le Commissariat général au développement durable y est particulièrement sensible. La mesure du service écosystémique rendu par la nature fait encore l'objet de travaux de recherche et nous savons combien il est difficile de « monétariser » la valeur d'un écosystème. Si l'implantation d'un ouvrage est décidée dans un endroit, c'est aussi parce qu'il bénéficiera d'un certain nombre d'atouts naturels. Il est assez dur de nous reprocher de nous préoccuper uniquement de la régularité de la procédure, alors que nous cherchons à faire en sorte que le territoire s'approprie véritablement le projet. Les ordonnances concernant la participation du public visent précisément à assurer une bonne appropriation par le territoire. Les aller-retour entre les services de l'État et la maîtrise d'ouvrage permettent en général d'aboutir à un avis favorable.

En ce qui concerne l'obligation de résultat, vous avez raison de dire qu'elle ne saurait être absolue, ce serait faire preuve d'une arrogance suprême. L'obligation de résultat que nous envisageons porte sur la réalisation des mesures proposées.

La problématique de l'espace, quand on parle de compensation, est une vraie question. L'artificialisation croissante de notre territoire nécessite la mise en place de mesures de compensation, qui peuvent entraîner des conflits d'usages, notamment agricoles. Nous y sommes très sensibles. C'est la raison pour laquelle il est important de mener une réflexion sur la question des équipements et sur la restauration d'un certain nombre d'espaces. Il existe beaucoup de friches qui devraient être réutilisées. Or, pour un maître d'ouvrage, il est beaucoup plus onéreux de restaurer une friche industrielle pour y installer une zone commerciale que d'artificialiser un espace naturel ou agricole. Un vrai travail doit être mené avec les services déconcentrés de l'État et les porteurs de projets pour valoriser la restauration des friches, en montrant l'intérêt qu'il y a à restaurer un milieu pour s'y installer.

Enfin, la question du suivi nous pose des problèmes techniques qui ne sont pas insurmontables. Il faut organiser la remontée des données - pour l'instant, des documents dont le format est difficilement exploitables -, mais le Commissariat général au développement durable dispose d'une expertise en matière de big data, et il est tout à fait possible de créer une plateforme de suivi qui a vocation à être ouverte et fera très vraisemblablement l'objet de crowd sourcing. À terme, cet outil facilitera le travail des services déconcentrés de l'État. Nous sommes tout à fait confiants sur la faisabilité de ce projet, mais il faut encore créer l'infrastructure informatique, ce qui nous prendra environ dix-huit mois. Nous disposerons alors d'un outil beaucoup plus précis et performant. Cette question m'inquiète beaucoup moins que celles du calcul du service écosystémique rendu ou de l'artificialisation des sols.

Quant au « porter à connaissance », il incombe aux préfets...

M. André Trillard. - Il me paraît essentiel qu'il soit très précis sur l'implantation - mais vous avez déjà les données -, et qu'il soit renouvelé tous les dix ans ou tous les quinze ans. Je vous rappelle que l'open source n'a aucun intérêt pour les communes de moins de 1 000 habitants, parce que leurs agents n'ont pas le temps de faire des recherches, car le recrutement s'est littéralement effondré. L'information sur la nature des mesures de compensation relève d'une autre démarche.

À partir du moment où les parcelles qui intéressent les services de la DREAL ne sont pas concernées par le projet de la commune, tout va bien ! C'est ainsi que procèdent les directions régionales des affaires culturelles (DRAC) pour indiquer les sites de fouilles archéologiques, en omettant toutefois les endroits susceptibles d'intéresser les chercheurs de trésors : on ne dispose que de ce qui est racontable...

M. Ronan Dantec, rapporteur. - C'est la même chose si l'on n'indique pas le lieu de nidification d'un rapace rare...

M. André Trillard. - Oui, mais les mesures de compensation ne peuvent pas être secrètes ! Il s'agit de conserver une mémoire locale. Au terme de deux mandats, c'est-à-dire douze ans, la quasi-totalité des conseils municipaux est renouvelée et la mesure disparaît de la mémoire locale.

M. Ronan Dantec, rapporteur. - Cette proposition figurera dans le rapport.

M. André Trillard. - Je souhaiterais poser une autre question. Lors de plusieurs auditions, nous avons entendu parler du problème de la forme des dossiers par les spécialistes qui accompagnent les porteurs de projet. N'y a-t-il pas le moyen d'imposer une forme type, comme cela se fait pour l'urbanisme ?

M. Ronan Dantec, rapporteur. - Pour compléter cette question, les guides méthodologiques que vous avez évoqués ne nous rapprochent-ils pas du système américain, où les mesures compensatoires sont très cadrées ? J'ai l'impression que la même logique est à l'oeuvre.

M. André Trillard. - Ma question ne portait pas sur cet aspect. J'ai cru comprendre que les personnes chargées d'instruire ces dossiers rencontrent des difficultés, ne serait-ce qu'à envisager la présentation formelle du dossier. Il ne s'agit pas du fond.

Mme Laurence Monnoyer-Smith. - La difficulté porte peut-être moins sur la forme générale que sur les méthodologies utilisées pour définir les unités de compensation. Nous sommes en train de mettre en place une nomenclature à l'intention des services déconcentrés. Notre idée est moins de codifier les méthodologies que d'apporter à ces services un appui à la bonne compréhension du fonctionnement de ces méthodologies.

Un autre élément important mérite d'être souligné : la mise à disposition des données des études d'impact va constituer une aide très importante pour les porteurs d'ouvrages, car elle apportera des connaissances approfondies sur un territoire qui pourront être capitalisées, ce qui permettra une économie importante pour le futur maître d'ouvrage qui aura moins besoin de recourir aux services de bureaux d'études. Je ne vous cache pas que cette perspective suscite la réticence de certains de ces bureaux d'études... Ces données portent sur des connaissances communes et seront très utiles pour les porteurs de projet.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Je vous remercie d'avoir répondu aux questions de la commission d'enquête. Des compléments d'information pourront vous être demandés ultérieurement par écrit.

La réunion est suspendue à 12 heures 10.

Audition des représentants de la Fédération nationale des chasseurs et de la Fédération nationale de la pêche en France

La réunion reprend à 12 heures 15.

Mme Chantal Jouanno , présidente. - Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux par une audition commune des représentants des chasseurs et des pêcheurs. En effet, il nous a semblé utile de rencontrer l'ensemble de la chaîne des acteurs concernés par les mesures de compensation des atteintes à la biodiversité engagées sur des grands projets d'infrastructure.

Nous allons entendre M. Laurent Courbois, directeur de la fédération régionale des chasseurs du Languedoc-Roussillon et chargé de mission à la Fédération nationale des chasseurs et Mme Nadège Colombet, responsable juridique de la Fédération nationale de la pêche en France, qui est accompagnée de M. Jérôme Guillouët, responsable technique.

Cette audition est ouverte à la presse et fait l'objet d'une captation vidéo.

Je rappelle que tout faux témoignage devant la commission et toute subornation de témoin serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit jusqu'à cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende pour un témoignage mensonger.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Laurent Courbois, Mme Nadège Colombet et M. Jérôme Guillouët prêtent successivement serment.

Mme Chantal Jouanno , présidente. - Je vais laisser le soin à chacun d'entre vous de vous exprimer dans un bref propos introductif. Le rapporteur, Ronan Dantec, et les membres de la commission qui le souhaitent pourront ensuite vous poser leurs questions.

Avant de vous laisser la parole, je me dois de vous demander si l'un d'entre vous a des liens d'intérêt avec l'un des quatre projets que la commission étudie spécifiquement, à savoir l'autoroute A65, la ligne à grande vitesse Tours-Bordeaux, l'aéroport Notre-Dame-des-Landes et la réserve d'actifs naturels des Coussouls en plaine de la Crau.

M. Laurent Courbois, directeur de la fédération régionale des chasseurs du Languedoc-Roussillon et chargé de mission de la Fédération nationale des chasseurs. - Aucun, madame la présidente.

Mme Nadège Colombet, responsable juridique de la Fédération nationale de la pêche en France. - Je n'en ai pas, madame la présidente.

M. Jérôme Guillouët, responsable technique de la Fédération nationale de la pêche en France. - Je suis membre du système d'information des pêches maritimes et de l'aquaculture, le SIPA.

Mme Chantal Jouanno , présidente. - Très bien. Je vous remercie. La parole est à M. Laurent Courbois pour la Fédération nationale des chasseurs.

M. Laurent Courbois. - Je présenterai brièvement le réseau des fédérations de chasseurs puis les trois principes que nous défendons au niveau de la Fédération nationale. Enfin, je tâcherai de montrer l'implication des fédérations de chasseurs dans la compensation des atteintes à la biodiversité.

Aujourd'hui, il existe 90 fédérations de chasseurs sur le territoire, treize fédérations régionales et un réseau de 1 300 collaborateurs exerçant des métiers en lien avec la faune sauvage et ses habitats, ainsi qu'avec la biodiversité. Nous avons également créé une fondation nationale pour la protection des habitats de la faune sauvage qui intervient sur les territoires, notamment pour procéder à des acquisitions foncières et à des opérations de gestion conservatoire de la biodiversité.

La Fédération nationale des chasseurs défend un premier principe, celui d'une « utilisation raisonnée » de la biodiversité. Au travers de leur pratique de la chasse, les citoyens habitant dans les communes rurales s'investissent dans des actions de conservation des espèces et des habitats. C'est ce que nous appelons la « conservation par l'utilisation raisonnée », concept que nous avons fait inscrire dans la loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages. Bien que ne figurant pas encore dans le code de l'environnement, nous estimions en effet que ce concept était conforme aux principes et directives de la convention internationale sur la diversité biologique.

Nous défendons un deuxième principe, celui de la reconnaissance des usages tels que la chasse et la pêche sur nos territoires, principe qui a également été introduit dans le code de l'environnement. Nous considérons que bon nombre des actions de conservation de la biodiversité que nous menons sur le terrain sont liées à ces usages.

Aujourd'hui, force est malheureusement de constater que l'efficacité de nombreuses mesures de conservation de la biodiversité est remise en cause, en raison notamment du report des directives « Habitat » et « Oiseaux » et que, d'une manière générale, l'état de conservation des espèces et des habitats ne s'est pas amélioré depuis la loi de 1976 relative à la protection de la nature. Nous constatons en outre que les pouvoirs publics n'ont plus toujours les moyens de leur ambition en matière de politique de conservation de la biodiversité.

Le troisième principe que nous soutenons est le principe de bonne intendance des territoires : il s'agit de faire en sorte que les propriétaires privés, les agriculteurs, les forestiers, les chasseurs, les pêcheurs, les ayants droit du foncier en d'autres termes, soient mieux impliqués dans les politiques de conservation de la biodiversité, et donc dans les programmes de compensation écologique.

Dans la mesure où les chasseurs s'intéressent, en raison de leur pratique, à la conservation des espèces « gibier » sur le terrain, ils contribuent aujourd'hui à conserver la biodiversité de manière directe et indirecte. Selon nous, la conservation du gibier mène à la conservation de la biodiversité. Pour donner un exemple concret, la conservation de la perdrix rouge dans le sud de la France contribue indirectement à protéger l'outarde canepetière.

L'étude sur les valeurs socio-économiques de la chasse, qui a été réalisée par le cabinet de conseil (BIPE), évalue à 57 000 équivalents temps plein l'investissement bénévole des chasseurs. Ce sont autant d'effectifs que la sphère publique n'a pas à investir dans l'aménagement des espaces et la conservation des espèces sur le territoire. Une autre étude de ce cabinet, relative aux services écosystémiques liés à la chasse montre par ailleurs que cet investissement bénévole équivaut à un engagement à hauteur de 460 millions d'euros en faveur de la conservation de la nature.

Nous avons également développé une base nationale de données pour démontrer l'implication des chasseurs et illustrer le concept de « conservation par l'utilisation » dont j'ai parlé il y a quelques instants. Cette base, évidemment consultable sur internet, a déjà permis de répertorier plus de 500 actions menées par les fédérations de chasseurs ou la fondation pour la protection des habitats de la faune sauvage.

Je terminerai mon intervention en soulignant l'implication de nos fédérations et de la fondation pour la protection des habitats de la faune sauvage dans la compensation écologique. Nous intervenons en fournissant des données aux bureaux d'études des conservatoires des espaces naturels ou des conservatoires botaniques qui nous sollicitent. Nous intervenons aussi dans la phase d'évaluation des projets quand on nous demande de réaliser des diagnostics cynégétiques et environnementaux. In fine, un certain nombre de fédérations de chasseurs participent à la mise en oeuvre de mesures de compensation écologique et à leur suivi, qu'il s'agisse de contrebalancer les effets de projets d'infrastructures routières, ferroviaires, portuaires ou éoliennes.

Enfin, si vous me permettez de formuler quelques recommandations, j'ajouterai que nous souhaiterions la mise en place d'une meilleure territorialisation, d'une meilleure contextualisation et d'une meilleure appropriation des programmes de compensation écologique. Aujourd'hui, quand un opérateur engage un programme de compensation écologique de 30 millions d'euros pour l'outarde canepetière, la démarche est assez mal comprise par les élus locaux et les citoyens ruraux que nous représentons. Je rappelle à cet égard qu'avant d'être chasseurs, ces citoyens sont des entrepreneurs du monde rural, des retraités, des ouvriers.

M. Rémy Pointereau. - Des agriculteurs !

M. Laurent Courbois. - ... des agriculteurs pour beaucoup, des forestiers pour d'autres, et qu'ils s'adonnent certes à un loisir, mais qu'ils constituent aussi un très bon thermomètre du monde rural.

Les montants colossaux de certains programmes de compensation...

M. Rémy Pointereau. - De quels programmes parlez-vous ?

M. Laurent Courbois. - En l'espèce, je veux parler du programme de compensation écologique lié à la ligne LGV Nîmes-Montpellier. Ce programme, dont le coût s'élève entre 20 et 30 millions d'euros, est concentré sur quelques espèces inconnues du grand public, ce qui provoque une certaine incompréhension.

Nous proposons qu'une plus grande place soit laissée à une biodiversité plus ordinaire. Les mesures de compensation écologique seront ainsi mieux comprises sur le terrain. C'est ce que j'appelais tout à l'heure la territorialisation, la contextualisation et l'acceptation sociale des grands ouvrages et des programmes de compensation écologique.

Il faudrait également interdire ce que nous considérons comme une « double peine » pour les chasseurs : d'un côté, on détruit et on morcèle les territoires de chasse, on supprime des espèces gibier et leurs habitats ; de l'autre, on prend une mesure compensatoire consistant à mettre en place des zones interdites à la chasse. Cette injustice cristallise les tensions sociales sur le terrain, car la mise en oeuvre d'un projet d'infrastructure entraîne à la fois la destruction des habitats des espèces et l'interdiction de la chasse, alors que ces deux dimensions devraient être complètement dissociées. Pour nous, la conservation des valeurs d'usage, tel que la chasse ou la pêche, est importante.

Je ferai une dernière recommandation sur la gouvernance des programmes de compensation écologique. Il serait préférable d'éviter d'attendre que des tensions sociales apparaissent sur le terrain pour intégrer certains acteurs socioprofessionnels au processus. En effet, on ne fait appel aux fédérations de chasseurs que pour exercer une mission de médiation, le jour où les élus locaux, les maires ou les préfets de département s'aperçoivent qu'ils rencontrent des difficultés avec les populations locales. C'est dommage ! Il serait préférable d'impliquer les acteurs socioprofessionnels comme les chasseurs, les représentants des usagers de la nature, les représentants des propriétaires beaucoup plus en amont. Les programmes de compensation ne doivent pas devenir le monopole d'un certain nombre de conservatoires, avec lesquels nous travaillons du reste très bien, ou d'associations naturalistes, avec lesquelles il nous arrive en revanche parfois de moins bien travailler. Il faudrait parvenir à mieux faire travailler ensemble tous ceux qui sont présents sur le terrain.

Mme Nadège Colombet, responsable juridique de la Fédération nationale de la pêche en France. - La Fédération nationale de la pêche en France, la FNPF, est une structure nationale qui coordonne les actions de plus de 3 700 associations rassemblées dans 94 fédérations départementales de la pêche. Ces structures sont chargées sur le terrain de mettre en oeuvre quotidiennement des mesures de gestion en matière de pêche, mais aussi des mesures de protection des milieux aquatiques et du patrimoine piscicole.

Environ 1 000 salariés, ainsi que 40 000 bénévoles travaillent aujourd'hui dans les fédérations pour nous permettre de remplir les missions de service public que nous a confiés la loi, l'ensemble représentant un poids économique estimé par le cabinet BIPE à 2 milliards d'euros.

Les fédérations et associations de pêche sont des opérateurs historiques des politiques de compensation écologique au travers notamment des autorisations et concessions d'ouvrages hydroélectriques. Depuis les années 1930, il existe ainsi un système de compensation des dommages piscicoles.

C'est dans ce cadre que la FNPF, avec le Conseil supérieur de la pêche, le CSP, et l'Office national de l'eau et des milieux aquatiques, a eu l'occasion de financer des actions et des études pour la restauration du milieu aquatique, et de financer les actions d'associations de protection des poissons migrateurs. Jusqu'ici, ces mesures étaient bien prévues par les règlements d'eau. Elles le sont encore, mais elles seront progressivement remplacées par le système de la compensation écologique de droit commun dont on parle aujourd'hui.

Compte tenu de ce contexte, la FNPF observe avec grand intérêt la structuration de la séquence « Éviter, réduire, compenser » ou séquence ERC. Elle attend avant tout qu'une véritable réflexion s'engage sur les méthodes contribuant à éviter, d'abord, les atteintes à la biodiversité.

Elle souhaiterait également une vraie réflexion sur l'application de la séquence ERC aux milieux aquatiques. En effet, d'une certaine façon, on pourrait rapprocher la séquence ERC des obligations que la France doit respecter dans le cadre de la directive-cadre sur l'eau, notamment les mesures destinées à améliorer l'état des masses d'eau à l'échelon national. Cette notion de « masse d'eau » a d'ailleurs été élargie par la Cour de justice des Communautés européennes, la CJCE, laquelle a eu l'occasion de préciser qu'elle s'appliquait à tous les projets : désormais, aucun projet ne doit avoir pour effet néfaste de dégrader l'état de la masse d'eau. La CJCE est même allée jusqu'à considérer qu'aucun projet de nature à créer ce type de dégradations ne pouvait être lancé, sauf cas particulier justifié par un motif d'intérêt général.

Un certain nombre de réflexions doivent encore être menées autour des programmes de compensation écologique, en particulier sur le critère de proximité géographique.

Enfin, je profite de cette audition pour signaler que la FNPF vient de créer la Fondation F3P « Préservation Patrimoine Pêche », dont l'objet est de protéger les espaces des milieux aquatiques et des zones humides, de maintenir et de favoriser la biodiversité.

Mesdames, messieurs les sénateurs, le monde de la pêche espère vivement qu'il prendra toute sa place dans la mise en oeuvre de la séquence ERC.

M. Jérôme Guillouët, responsable technique de la Fédération nationale de la pêche en France. - En tant que responsable du pôle technique de la FNPF, je voudrais évoquer le travail qu'effectue notre réseau pour les milieux aquatiques. Comme le disait ma collègue, nos fédérations et nos associations réalisent des opérations de restauration et de protection des milieux aquatiques et des peuplements piscicoles, ce qui leur confère une vaste expertise technique et une très bonne connaissance du territoire dont elles ont la gestion.

À ce titre, les fédérations de la pêche recourent à ces mesures de compensation écologique et font très souvent figure d'opérateurs à part entière.

Je souhaite me faire l'écho d'un certain nombre de réactions provenant des fédérations départementales de la pêche sur la séquence ERC.

Tout d'abord, il semblerait que la première phase de la séquence, les mesures destinées à éviter les atteintes environnementales, est très souvent passée sous silence, soit parce qu'elle a effectivement été éludée, soit parce que nos structures n'ont pas été associées au programme à ce stade de la séquence.

Il semble que le constat soit identique pour la deuxième phase de la séquence, celle consistant à réduire les atteintes à la biodiversité : on observe que cette réduction est souvent circonscrite aux seules obligations réglementaires et que les fédérations ne sont pas très souvent impliquées.

En revanche, les fédérations de la pêche sont consultées au moment de la troisième phase, celle de la compensation, et uniquement à ce stade. Cela n'est pas sans poser de problèmes : non seulement c'est un peu tard mais cela crée très souvent des crispations en raison de la lourdeur des dossiers à traiter et de l'urgence imposée, d'autre part. C'est d'autant plus vrai que les structures n'ont en général qu'un chargé de mission ou deux, et donc des moyens limités.

Pour prolonger la réflexion, j'ajouterai que certaines fédérations se plaignent du fait que les compensations sont insuffisantes au regard des effets sur la biodiversité. Il existe même quelques cas assez complexes pour lesquels aucune compensation n'est réalisable : je pense notamment à des territoires comme les têtes de bassin ou à des projets qui affectent certaines espèces protégées exceptionnelles.

Il est assez fréquemment souligné aussi que la compensation se limite au strict périmètre du projet. Évaluer les effets d'un projet sur un cours d'eau ne peut se faire qu'en envisageant un continuum : quand on prévoit d'affecter un cours d'eau, on ne se contente pas de provoquer des effets sur la seule zone du projet. Il y a bien d'autres conséquences, en particulier en aval du cours d'eau.

Un autre point a été mis en avant, celui de l'équivalence fonctionnelle entre l'impact et la compensation : les organismes rencontrent des difficultés pour trouver des sites de compensation, problème accru par le manque de maîtrise foncière. En respectant le principe d'additionnalité écologique, les maîtres d'ouvrage se retrouvent assez vite à l'étroit et peinent à trouver des sites de compensation.

On observe d'ailleurs que les maîtres d'ouvrage comme l'administration ont une vision parfois trop stricte de la compensation des projets d'infrastructure en ne considérant que le linéaire ou la surface et en omettant de réfléchir en termes de fonctionnalité.

La compensation des atteintes à la biodiversité est souvent négligée au cours de la phase des travaux. Parfois, certaines mesures compensatoires sont mises en oeuvre avec beaucoup de retard, et ce pour diverses raisons. Pour certaines espèces particulièrement fragiles, le mal est fait.

Enfin, certaines mesures compensatoires sont engagées sans que le maître d'ouvrage n'ait de réelle certitude sur leur efficacité. Plusieurs raisons peuvent l'expliquer, notamment le fait que l'écologie n'est pas une science exacte.

M. Ronan Dantec, rapporteur. - Ce que vous venez de nous dire fait largement écho à des propos que nous avons déjà entendus, notamment la nécessité qu'il y aurait à ce que l'ensemble des acteurs soient bien associés en amont de la séquence ERC. Cette recommandation me semble faire l'objet d'un large consensus parmi les membres de la commission.

L'État essaie de travailler sur une base nationale de données, répondant ainsi au souhait exprimé par le Muséum national d'histoire naturelle de pouvoir disposer d'une vision plus claire de l'état de la biodiversité en France, et de pouvoir contribuer aux mesures de suivi des mesures compensatoires.

Voici donc ma première question : dès lors que vous avez vous-mêmes déjà mis en place des bases de données, êtes-vous favorables à l'élaboration de cette grande base nationale de données sur laquelle la séquence ERC s'appuiera ?

Ma seconde question, un peu provocatrice je le reconnais, porte sur votre statut : compte tenu de votre savoir-faire et de votre implication sur le terrain, ne vous considérez-vous pas de fait comme des opérateurs de la compensation ?

Mme Chantal Jouanno , présidente. - Monsieur Guillouët, vous nous avez dit que les fédérations de la pêche n'étaient pas associées du tout aux deux premières phases de la séquence ERC et que l'on ne vous sollicitait qu'au stade de la compensation. Pourriez-vous nous confirmer ce point ?

M. André Trillard. - Tout d'abord, je me réjouis d'entendre des personnes qui représentent le monde rural !

Je reconnais le professionnalisme des fédérations de la chasse et de la pêche. J'ai la chance d'avoir sur ma propre commune un étang qui appartient à la fédération de la pêche de mon département. Il est absolument passionnant de rencontrer les membres de cette fédération, car ils connaissent la nature au niveau de ma commune largement aussi bien que moi.

Je pense que les chasseurs sont aussi largement concernés par les séquences « éviter et réduire » que par la phase de compensation. Le traitement qu'on leur réserve est anormal : on n'associe ces professionnels - ce sont pourtant de vrais professionnels ! - qu'à la fin du processus en ne leur laissant que 60 ou 90 jours pour réaliser une étude. C'est impossible de travailler comme cela !

Les chasseurs et les pêcheurs sont pourtant de vrais et de bons protecteurs de la nature rurale. C'est pourquoi on devrait les associer beaucoup plus tôt aux projets. Ainsi, ils devraient être en mesure de manifester rapidement leur intérêt à agir ou, au contraire, pouvoir décliner toute implication, lorsque les projets ne les concernent pas.

M. Jérôme Guillouët. - Dans le cadre de leurs travaux, nos structures contribuent à alimenter le système d'information sur l'eau, dont vous avez certainement entendu parler. Elles le font parfois avec peine. C'est pourquoi nous cherchons actuellement à élaborer une base de données à l'échelon national, qui contribuerait à faire remonter ces informations plus facilement. Pour l'instant, les informations remontent au cas par cas, en fonction des études que nous commandent nos partenaires financiers ou les partenaires avec lesquels travaillent nos structures. Cela étant, il s'agit d'un problème bien identifié et nos fédérations fournissent tout de même un grand nombre de données.

M. Ronan Dantec, rapporteur. - J'irai dans le sens de ce que vient de dire notre collègue André Trillard en soulignant que vous êtes des acteurs effectivement incontournables de la biodiversité. Pourriez-vous nous dire si vous travaillez en étroite collaboration avec le Commissariat général au développement durable, le CGDD, pour l'élaboration de cette base nationale de données ? Y êtes-vous associés ?

M. Jérôme Guillouët. - Ce n'est pas tout à fait ainsi que cela fonctionne dans les faits. À l'heure actuelle, il existe plusieurs bases nationales de données en matière environnementale. Il y a le système d'information sur la nature et les paysages (SINP), le système d'information sur l'eau (SIE), les atlas de la biodiversité communale.

L'ensemble des données est géré de telle sorte que tout le monde puisse avoir accès aux informations : si vous cherchez une donnée sur un poisson, votre requête doit vous permettre d'accéder à la bonne base de données, que ce soit celle du SIE ou celle de l'INPN - l'inventaire national du patrimoine naturel - du Muséum national d'histoire naturelle. Le système doit vous permettre de reconstituer une information complète.

Quand on dit que la FNPF souhaite élaborer une base nationale de données, c'est évidemment pour son usage propre, mais c'est également parce qu'elle souhaite participer à cet échange global d'informations sur la biodiversité, au même titre que les autres acteurs de l'environnement. À terme, si un poisson capturé par pêche électrique est répertorié par notre fédération dans le cadre d'un inventaire, on devrait pouvoir le retrouver dans la base de données de l'Office national de l'eau et des milieux aquatiques, l'ONEMA.

M. Laurent Courbois. - Les fédérations de chasseurs participent aux échelons départemental et régional à la démarche engagée par le SINP, le système d'information sur la nature et les paysages.

Nous avons élaboré une base nationale de données, que l'on peut retrouver sur le site internet de la FNC, et qui reprend les actions référencées par les fédérations de chasseurs en matière de conservation de la biodiversité. Évidemment, cette base n'est pas exhaustive, parce que les chasseurs agissent au quotidien et qu'il est impossible de répertorier toutes les interventions au jour le jour.

Évidemment, nous comptons participer à la démarche engagée par la Direction de l'eau et de la biodiversité du ministère de l'écologie en collaborant à la mise en place de la grande base nationale de données lancée par la secrétaire d'État. Pour nous, il est intéressant d'expliquer ce que les usagers de la nature que nous sommes font sur le terrain.

La Fédération nationale des chasseurs souhaiterait évidemment pouvoir proposer plus qu'actuellement des offres de services en matière de compensation écologique. Il faut savoir que nous n'avons généralement pas connaissance des deux premiers axes de la séquence ERC et que nous ne sommes même pas consultés. À cet égard, on a l'impression que quelques bureaux d'étude et quelques conservatoires initiés, en lien avec les DREAL, les directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement, détiennent un monopole. Les grands aménageurs communiquent, sensibilisent, mais il faut qu'ils aillent plus loin et qu'ils fassent travailler les gens sur le terrain. Or, là, il y a un problème : lors de la mise en oeuvre des mesures compensatoires, lors de l'attribution des fonds, on assiste à une sorte de course à l'échalote entre les réseaux naturalistes et les conservatoires, au milieu desquels nous essayons très péniblement d'émerger. Or nous arrivons souvent après la bataille, même si ce n'est pas le cas dans tous les départements.

Quand un programme de compensation écologique est lancé, un comité de liaison ou de pilotage est mis en place, mais nous n'y sommes pas associés dès le départ. On ne vient nous chercher que lorsqu'il y a des tensions sociales sur le terrain ou des problématiques difficiles à gérer. On nous demande même parfois toute une série d'informations et de données, et ce à titre gratuit. Dans de telles conditions, les programmes de compensation sont plus difficilement acceptés par les acteurs de terrain. Lors des grands colloques sur la compensation écologique, le monde de la chasse et de la pêche compte un représentant sur les deux cents intervenants.

Lorsque les usagers de la nature, qui sont sur le terrain et qui connaissent les infrastructures, ne sont pas associés dès le départ, lorsqu'ils prennent connaissance des sommes en jeu et qu'ils se rendent compte qu'un certain nombre de structures, qui ne sont pas sur les territoires, se les approprient, ils acceptent difficilement les mesures de compensation. Cela se répercute sur les élus locaux, sur la presse, ce qui ne facilite pas la mise en oeuvre de la politique du « éviter, réduire, compenser ».

À titre d'exemple, lorsqu'on demande, alors que mille hectares de territoires de chasse ont été détruits, qu'une enveloppe soit prévue pour aider à restaurer la pratique de la chasse, voire pour mettre en place des cultures faunistiques pour des espèces ordinaires, on nous rit au nez. Un certain nombre d'aménageurs nous disent qu'ils s'en tiennent à la liste du Conseil national de la protection de la nature, cette liste comprenant l'outarde canepetière, le lézard ocellé et le butor étoilé, mais non les espèces ordinaires comme le lapin et la perdrix. Ce qu'ils ne réalisent pas, c'est qu'en protégeant des espèces ordinaires et des valeurs d'usage, on protège mieux les espèces protégées. Cet argument, pour l'instant, fait sourire. Le problème, c'est que les gens ne comprennent pas qu'on consacre autant d'argent à la magicienne dentelée ou à des espèces ciblées par les directives. Certains programmes de compensation provoquent ainsi des broncas.

Il me semble donc qu'il ne serait pas inutile de réfléchir à une évolution législative sur ces sujets. L'objectif, évidemment, n'est pas de mettre en oeuvre des programmes de compensation de 500 millions d'euros.

Que faisons-nous pour les talus, pour les haies, pour les bandes de tournières détruites au bout d'une parcelle viticole ? Rien ! Or la nature ordinaire, ce sont tous les petits linéaires de notre espace agricole qu'on fait disparaître. Pour nos structures, c'est une lutte de faire reconnaître ces concepts.

M. André Trillard. - Il est important que les ruraux soient représentés lorsque leurs territoires sont concernés. J'ai été choqué par ce que nous ont dit les juristes que nous avons auditionnés avant-hier, car aucun d'entre eux ne comprenait le fonds du sujet. Il faut parler à tous les citoyens.

M. Ronan Dantec, rapporteur. - Je pense qu'il y a un consensus entre nous sur deux points. D'une part, il faut associer tous les acteurs très tôt, notamment lors de la séquence « éviter, réduire », et non pas uniquement lors de la partie « compenser ». D'autre part, la biodiversité banale est un enjeu majeur. On ne préservera pas les espèces remarquables sans protéger les écosystèmes.

Enfin, quelle est votre perception technique sur les continuités des rivières ou les continuités des grands écosystèmes de plaine ou de forêt ? Est-ce qu'on sait faire ou non ? Est-ce qu'on fait bien ou mal ?

M. André Trillard. - Quid des gardes du territoire rural ? Peut-on continuer de cumuler des représentants de la chasse et de la pêche, de l'Office national des forêts, de la politique agricole commune dans les situations de contrôle ? Pensez-vous que des regroupements intelligents d'administration sont possibles ?

M. Laurent Courbois. - Malheureusement, dans les schémas régionaux de cohérence écologique, les SRCE, on se focalise encore beaucoup sur les ilots de biodiversité que sont les aires protégées. Dans un certain nombre d'endroits, on oublie la biodiversité banale. Ainsi, dans les régions méridionales, où 50 % ou 60 % du territoire est en trame écologique, les trois quarts de ces 50 % ou 60 % sont les actuelles aires protégées - réserves naturelles nationales, réserves nationales de chasse et de faune sauvage, sites Natura 2000.

Il faut bien se concentrer, dans les SRCE, sur la trame écologique entre les ilots de biodiversité.

M. Ronan Dantec, rapporteur. - La dimension « corridors et continuités » vous semble-t-elle encore trop faible dans les schémas ?

M. Laurent Courbois. - Le problème est qu'il y a une confusion entre les espaces protégés et la trame écologique.

Dans certaines régions, les corridors sont non pas des corridors, mais d'énormes « patatoïdes ».

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Dans quelle mesure la compensation peut-elle contribuer à la mise en oeuvre des différentes trames ?

M. Laurent Courbois. - Il n'y a quasiment pas d'additionnalité. On constate malheureusement dans un certain nombre de régions le désengagement de la sphère publique et des services déconcentrés : on se sert de l'argent de la compensation écologique des grands aménageurs pour financer le réseau Natura 2000 et certains programmes de conservation de la biodiversité, ce que je peux comprendre compte tenu de la diminution des crédits. Cela pose la question de l'additionnalité.

M. André Trillard. - L'année dernière, alors que je défendais en séance un amendement visant à réduire la redevance pour pollution diffuse, la ministre m'a répondu qu'il ne fallait pas réduire le budget des agences de l'eau !

M. Ronan Dantec, rapporteur. - Avez-vous aujourd'hui une vision claire sur la qualité des mesures compensatoires, notamment des grandes infrastructures linéaires, et de leurs effets sur la faune ?

M. Laurent Courbois. - Un réseau de 1 200 salariés compte des compétences techniques qui peuvent être mobilisées. Cela étant dit, un certain nombre de réseaux vivant de ces crédits sont réticents à faire participer les acteurs socio-économiques.

À titre d'exemple, il arrive que les crédits d'un programme de compensation écologique de plusieurs dizaines de millions d'euros soient répartis à 99 % entre trois opérateurs et que nous ne participions pas à ce programme. Nous y sommes sensibilisés, nous en sommes informés - très en retard -, mais nous ne sommes pas souvent partenaires du programme.

Or n'ayant pas d'argent, nous sommes en train de perdre les bénévoles sur le terrain, tous ces gens qui se sont investis durant des années pour mettre en place un point d'eau, des cultures faunistiques, des jachères fleuries, qui entretiennent les chemins de randonnée le dimanche, tous ces gens finissent par se décourager.

M. Jérôme Guillouët. - Pour ma part, je ne peux parler que de la continuité dans les milieux aquatiques.

Le Référentiel des obstacles à l'écoulement, qui est une base de données, recense 80 000 ouvrages sur 500 000 kilomètres de linéaire environ. Selon certaines études, on compte un ouvrage tous les kilomètres ou tous les trois kilomètres, en fonction des régions, des cours d'eau et de nombreux autres paramètres. Le milieu aquatique est donc fortement fragmenté, mais des efforts sont faits en matière de franchissement des poissons.

Les enjeux sont très différents en fonction des rivières, selon qu'il s'agisse d'une rivière à migrateurs ou d'une rivière de poissons non migrateurs. Il faut reconnaître que la biodiversité moins ordinaire sert à la biodiversité ordinaire, elle sert à faire avancer certains dossiers.

Nos fédérations sont très motivées par la continuité. Elles y travaillent beaucoup en tant que techniciennes, mais également en tant qu'animatrices. Elles travaillent à l'échelle d'un bassin versant et intègrent au sein d'un comité de pilotage tous les usagers, aussi bien les propriétaires de moulin que les élus, les financeurs et les administrations, afin d'obtenir un accord sur ce qu'il faut faire pour restaurer la continuité.

Certaines fonctionnalités, je l'ai dit tout à l'heure, ne sont pas compensables. Dans ce cas, nos structures négocient un peu de continuité contre un problème avec une espèce que l'on ne peut pas déplacer. On peut travailler dans le cadre d'un programme cohérent, mais également par opportunité, pour faire avancer les dossiers.

M. Ronan Dantec, rapporteur. - Je répète ma question : que savons-nous faire ? Que ne savons-nous pas faire ? Vous avez parlé tout à l'heure des têtes de bassin.

J'ai compris qu'on sait rétablir des continuités même lorsqu'une grande infrastructure croise une rivière. Est-ce que c'est fait à chaque fois ?

Nous avons besoin d'éclairages techniques sur ces questions.

M. Jérôme Guillouët. - Chaque ouvrage a un impact sur les poissons et cet impact n'est jamais compensé à 100 %. Les passes à poissons ne fonctionnent pas à 100 %.

Le problème est que les effets non compensés s'additionnent tout le long d'un linéaire et constituent au final un obstacle assez fort.

Oui, on sait réduire l'impact des ouvrages, plus ou moins bien, avec plus ou moins de succès, certaines expériences ne fonctionnant pas. Pour certains ouvrages, la réduction est très faible. Ainsi, il n'est pas très satisfaisant de faire du transport de poissons, car on est là assez loin du fonctionnement naturel qui était escompté.

Il y a environ une trentaine de rivières à saumons en France. Si vous impactez une partie de la rivière, elle ne fonctionne plus du tout. Allez trouver une autre rivière pour retrouver la fonctionnalité globale ! C'est un exercice très difficile.

Mme Nadège Colombet. - En 2010, seules 4 % des infrastructures étaient équipées d'ouvrages de franchissement alors que c'est une obligation.

La partie « éviter » relève plus de la maxime kantienne pour l'instant que d'une mise en oeuvre que l'autorité administrative pourrait suivre.

M. Laurent Courbois. - Globalement, la prise de conscience de l'impact des grandes infrastructures sur la biodiversité est assez exceptionnelle dans notre pays. Le nombre de pays qui, dans le monde, en sont à ce stade de prise de conscience et d'investissement de la sphère publique est assez réduit. Il ne faut donc pas s'autoflageller. Beaucoup d'argent est investi, beaucoup de progrès sont réalisés. C'est assez formidable si on compare la situation dans les pays en voie de développement.

M. Ronan Dantec, rapporteur. - Allez voir ce qu'il se passe en Tanzanie s'agissant des corridors : nous sommes très loin d'être à leur niveau.

M. Laurent Courbois. - Je n'entrerai pas dans ce débat !

Pour répondre à la question que vous avez posée, monsieur le rapporteur, oui, nous savons faire, mais l'impact résiduel est important. Cela étant dit, et les chasseurs de France en sont conscients, la société a besoin de développer de grandes infrastructures.

Il faut toutefois être vigilant sur la biodiversité plus ordinaire. Quand on compense des espèces ombrelles, par exemple la perdrix rouge, qui mange des insectes, on est obligé de conserver les habitats desdits insectes.

L'obligation réelle environnementale et les sites naturels de compensation nous semblent aller dans le bon sens. Toutefois, l'obligation réelle environnementale ne doit pas servir, pour ceux qui confondraient exercice de la chasse et diminution de la biodiversité, à interdire la chasse. On sait bien que la régression d'un certain nombre d'espèces est due, dans 95 % des cas, à des questions liées à l'habitat, à l'agriculture, à la gestion hydraulique ou à l'utilisation de pesticides.

La Fédération nationale de pêche a une fondation, comme nous en avons une. Il me semble important que les terrains de ces fondations qui représentent les usagers de la nature puissent être éligibles aux sites naturels de compensation.

J'ai été administrateur d'un conservatoire d'espaces naturels pendant longtemps, et je le dis donc avec d'autant plus de facilité : les fondations d'utilité publique, dont les fonds sont inaliénables, devraient être rendues éligibles à ce type de dispositif.

Ce qui nous inquiète, c'est la décontextualisation de la compensation écologique. De gros opérateurs comme la CDC Biodiversité sont loin du terrain et du contexte social. Nous, nous cherchons l'appropriation de la nature. La marchandisation de la nature par de gros opérateurs nous inquiète. La nature doit être conservée dans toutes les communes rurales de France par les gens qui y vivent.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Je vous remercie, madame, messieurs, de votre présence et de votre contribution à ce débat.

La réunion est close à 13 heures 15.

La réunion est ouverte à 14 h 35

Audition de M. Thierry Dutoit, directeur de recherche en ingénierie écologique au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Mme Claire Etrillard, ingénieure d'études, et M. Michel Pech, géographe ruraliste à l'Institut national de la recherche agronomique (INRA), M. Harold Levrel, chercheur en économie écologique au Centre international de recherche sur l'environnement et le développement (CIRED), et Mme Anne-Charlotte Vaissière, économiste de la biodiversité au Laboratoire montpelliérain d'économie théorique et appliquée (LAMETA)

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Notre commission d'enquête, réunie à la demande du groupe écologiste, s'intéresse à la compensation des atteintes à la biodiversité sur les grands projets d'infrastructures, mais aussi aux mesures contribuant à éviter et à réduire ces atteintes. Nous avons concentré notre réflexion sur quatre grands projets d'infrastructures : le suivi des mesures mises en oeuvre dans le cadre de la construction de l'autoroute A65, la réalisation en cours des mesures de compensation du projet de LGV Tours-Bordeaux, les inventaires et la conception des mesures de compensation pour le projet d'aéroport à Notre-Dame-des-Landes, et enfin la réserve d'actifs naturels de Cossure en plaine de la Crau. Cela étant dit, les projets de dimensions plus modestes nous intéressent également. Nos interrogations portent principalement sur l'efficacité et l'effectivité des mesures de compensation écologique, mais aussi d'évitement et de réduction.

Je rappelle que tout faux témoignage et toute subornation de témoin serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende pour un témoignage mensonger.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Thierry Dutoit, Mme Claire Etrillard, M. Michel Pech, Mme Anne-Charlotte Vaissière et M. Harold Levrel prêtent successivement serment.

M. Thierry Dutoit, directeur de recherche en ingénierie écologique au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). - Directeur de recherche au CNRS, je travaille sur les relations entre les espèces et les raisons de leur diversité. Au sein de l'Institut méditerranéen de biodiversité et d'écologie marine et continentale (IMBE) d'Avignon, nous nous sommes intéressés, voici quinze ans, à la première opération de compensation par l'offre : le site de Cossure, dans la plaine de la Crau.

Je m'intéresse en particulier à la possibilité de mettre en place des mesures de compensation effectives via la restauration de milieux dégradés. Les diverses expérimentations menées depuis une quinzaine d'années reposaient sur deux piliers : la mesure de l'équivalence écologique, et la restauration des milieux dégradés. Je travaille sur ce second thème.

Un premier bilan, issu de nos travaux expérimentaux et de la bibliographie internationale, montre qu'aucune opération de restauration menée depuis vingt ans n'est parvenue à une restauration intégrale. Trois raisons principales à cela : les conditions socio-économiques à l'origine des écosystèmes ont changé - ce sont les changements dits d'usage -, le climat a lui aussi évolué, et enfin les systèmes en question comportent des milliers de composantes en interaction depuis des centaines, voire des milliers d'années. Le vivant est un ensemble dynamique. C'est pourquoi les opérations de restauration se sont donné pour objectif non de reconstituer une carte postale, mais d'imprimer une trajectoire aux écosystèmes. En revanche, il est possible de restaurer des composantes ou des fonctions ; c'est ce que l'on appelle la réhabilitation.

Mme Claire Etrillard, ingénieure d'études à l'Institut national de la recherche agronomique (INRA). - Juriste de formation, je travaille au sein d'une communauté de recherche dédiée aux politiques publiques en matière agricole et environnementale. Je m'intéresse, avec mon collègue Michel Pech, à la compensation écologique depuis 2013. À l'époque, le ministère de l'environnement souhaitait conduire plusieurs expérimentations analogues à celle de la plaine de la Crau, notamment en Bretagne. Nous abordons la question de la compensation sous l'angle du foncier : quel est l'impact de celle-ci sur les terrains agricoles, les outils de maîtrise foncière sont-ils adaptés, comment les agriculteurs répondent-ils à la compensation, et comment valoriser davantage l'activité agricole par le biais de la compensation ?

Nous évoluons dans un contexte marqué d'un côté par l'urbanisation, l'anthropisation et un développement économique qui accentue la rareté de la ressource agricole ; mais aussi, d'un autre côté, par des démarches de protection de cette ressource et de conciliation entre la production agricole et les productions jointes.

Le cadre juridique de la compensation se caractérise par sa complexité. Plusieurs dispositifs coexistent. Il y a ainsi des dispositions relatives à la compensation dans les études d'impact, les plans et documents ayant un impact sur l'environnement ; au titre des atteintes à la continuité écologique ; dans les objectifs de conservation Natura 2000 ; dans le cadre des installations ayant un impact sur l'eau, des installations classées pour la protection de l'environnement (ICPE), des installations classées ; dans le code forestier, à propos des défrichements ; et enfin en matière de réparation des dommages environnementaux. Les maîtres d'ouvrage perçoivent ces dispositifs comme contraignants, difficiles à mettre en oeuvre et peu efficaces.

Les mécanismes de compensation impactent le foncier agricole. Parfois, les mesures sont mises en oeuvre par l'agriculteur lui-même dans le cadre d'un aménagement agricole ; mais il arrive aussi que des aménagements non agricoles grignotent les terres, non seulement à travers le projet lui-même mais aussi via les mesures de compensation. Les maîtres d'ouvrage ont besoin d'espaces à la fois pour le projet et pour la compensation, avec cette double contrainte supplémentaire que la compensation doit être mise en oeuvre au plus près du site, et concomitamment à la réalisation du projet. C'est donc assez complexe, et le maître d'ouvrage est conduit à des arbitrages entre des terres à valeur agricole intéressante et des terres à plus grande valeur environnementale ; il doit également s'occuper de la maîtrise foncière, un sujet juridiquement lourd qui impose de passer des contrats avec le propriétaire, lequel a souvent mis sa terre en location... Enfin, il faut mettre en oeuvre des mesures de compensation efficaces, efficientes et pérennes.

M. Michel Pech, géographe ruraliste à l'Inra. - Je travaille au laboratoire d'économie Agrocampus Ouest de l'INRA, à Rennes, sur quatre thèmes principaux : la politique agro-environnementale et son évaluation, la politique foncière, en particulier la compensation écologique, la politique des structures agricoles et le paiement pour services environnementaux et les biens publics.

Il convient de relativiser l'impact de la compensation écologique sur l'activité agricole, à travers le télescopage entre la rareté de la ressource foncière et le développement de la compensation - ce que l'on appelle souvent la double peine. Le problème doit être abordé plus sereinement, en distinguant les cas où l'aménageur met en oeuvre lui-même les mesures de compensation, ceux où il les confie à un opérateur, ceux où il acquiert des unités de compensation.

Quatre problématiques se posent dans cette situation. D'abord, l'acceptabilité, c'est-à-dire l'intérêt, pour le propriétaire, de mettre en oeuvre des mesures de compensation. Celles-ci modifient la nature de la terre, ce qui peut engendrer une plus-value ou une moins-value selon que sa valeur agronomique est inférieure ou supérieure à sa valeur environnementale. De plus, le choix des cultures s'en trouve altéré, d'où des degrés d'acceptabilité très variables. On voit apparaître des alliances entre le paiement pour services environnementaux et la compensation écologique, dans l'idée de valoriser ce service par une rémunération de l'action de l'homme en faveur de la nature.

Deuxième problématique, l'anticipation. On peut mettre en réserves des parcelles en vue de la compensation par la mise en oeuvre du droit de préemption des collectivités, à travers les sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural (Safer) et, en dernier ressort, par l'expropriation pour cause d'utilité publique.

Troisième élément, la gestion du parcellaire par les collectivités, les agriculteurs, les Safer et les conservatoires d'espaces naturels, en fonction des opérations menées. La gestion d'une restauration ou d'un entretien de terrains de compensation sera différente. La nature des contrats peut évoluer en fonction de ces opérations.

Enfin, la pérennisation de la compensation est un enjeu majeur. Ainsi, la compensation de la destruction d'un milieu détruit appelle naturellement des mesures permanentes.

Il convient également d'améliorer la gouvernance territoriale, en organisant la mise en relation entre les aménageurs, les propriétaires fonciers et leurs fermiers, et d'intégrer davantage les mesures de compensation dans les politiques locales, à travers les schémas de cohérence territoriale (SCOT), les plans locaux d'urbanisme (PLU), les zones d'aménagement différé, la préemption des Safer, afin d'anticiper la mise en place de la compensation. Il faudrait aussi s'intéresser davantage à la production agricole : les friches, de valeur agronomique moindre que les parcelles agricoles, peuvent, elles aussi, être mobilisées pour la compensation. Des données factuelles sur la valorisation faciliteraient le calcul coût-bénéfice et, par-là, l'information des acteurs.

La relation entre l'offre et la demande en matière de compensation mérite une remise à plat. Nos études ont mis en évidence une préférence de la profession agricole pour la compensation par la demande, ce qui pose le problème de l'adéquation entre cette demande et l'offre.

Autre difficulté, le risque d'éloignement spatial entre les sites endommagés et les sites de compensation. Soit on met en place des banques de compensation à proximité des grands ouvrages à venir, soit on relativise la notion de proximité pour travailler sur les aspects éthiques de cette obligation, car la compensation a alors des effets marchands sur la valeur des terres. Là encore, l'anticipation s'impose.

Troisième point, la nature de l'implication des agriculteurs. Lorsque ceux-ci participent à une compensation par contrat, leur production dans ce cadre doit-elle être considérée comme agricole ou environnementale ? Quelle sera la nature de leur revenu ?

Enfin, si les mesures de compensation sont pérennisées, les biens concernés peuvent être considérés comme des biens publics et doivent alors recevoir une protection technique, spatiale et temporelle conforme à cette réalité.

Mme Anne-Charlotte Vaissière, économiste de la biodiversité au Laboratoire montpelliérain d'économie théorique et appliquée (Lameta). - Spécialisée en économie écologique et institutionnelle, je m'intéresse à l'effet de la mise en oeuvre des politiques publiques de protection de la nature sur leur effectivité et leur efficacité. En matière de compensation écologique, je me suis intéressée aux contextes français et américain, à travers les banques de compensation mises en place en Floride.

On aurait pu imaginer l'émergence, pour des raisons d'efficacité, d'un marché mondial et libéral de la compensation écologique, or tel n'a pas été le cas. Dans le cadre de la compensation par l'offre, des opérateurs mutualisent les mesures compensatoires mises en oeuvre par plusieurs aménageurs. C'est un système de l'offre parce que l'opérateur organise à l'avance des opérations de restauration écologique qu'il propose ensuite aux aménageurs. Les services instructeurs disposent ainsi de davantage de temps pour des mesures de compensation de plus grande envergure ; le contrôle et le suivi s'en trouvent améliorés. C'est donc un marché qui reste fortement régulé : ainsi, la compensation doit être mise en oeuvre dans la même zone que l'impact initial, et les services instructeurs continueront à instruire les dossiers de demande d'autorisation des aménageurs.

Les règles d'application diffèrent selon les pays. En France, des sites naturels de compensation, comme celui de Cossure, ont été mis en place dès avant la loi sur la biodiversité. Aux États-Unis et dans d'autres pays, la solution retenue a été celle des banques de compensation.

La compensation par l'offre et la compensation par la demande sont complémentaires, car tous les milieux ne sont pas adaptés à la première. La loi biodiversité et ses décrets d'application posent des bases intéressantes d'encadrement de la compensation par l'offre, mais des imprécisions et des incohérences demeurent et en limitent l'efficacité. Les États-Unis, où une loi détaille les mécanismes de compensation par l'offre et par la demande, nous offrent un retour d'expérience de trente ans susceptible de nous aider à éviter les erreurs.

Au-delà des quatre projets d'envergure auxquels s'intéresse votre commission d'enquête, je me suis attachée, pour ma part, à étudier des aménagements de dimensions plus modestes qui présentent des difficultés en matière de contrôle et de suivi : zones d'activité commerciale (ZAC), zones d'activité industrielle (ZAI), zones pavillonnaires. Les responsables de ces projets ne sont pas toujours conscients de leurs obligations réglementaires.

Il nous manque en France un état initial des projets qui nous permettrait de faire le point sur les mesures « ERC » et de mesurer les effets de la loi sur la biodiversité. Pourquoi ne pas commencer par un territoire ou un projet pilote ? Enfin, les travaux actuels sur la loi concernent essentiellement la France métropolitaine et oublient l'outre-mer et les milieux marins, pourtant riches en biodiversité.

M. Harold Levrel, chercheur en économie écologique au Centre international de recherche sur l'environnement et le développement (Cired). - Je suis chercheur en économie écologique au Cired et professeur à AgroParisTech. Je travaille sur l'efficacité des mesures de compensation depuis plusieurs années en France et aux États-Unis. J'ai participé à un ouvrage collectif en 2015 sur le sujet. J'ai été l'animateur d'un groupe de travail sur la biodiversité au sein du comité pour l'économie verte, qui regroupe des associations, des élus, des syndicats, des économistes, des professionnels, etc. Il a publié un avis, qui identifie trois priorités : l'intégration, la planification et l'anticipation. Les cadres réglementaires, les formats de recommandations et les outils d'évaluation de l'équivalence sont très hétérogènes. Chaque bureau d'études utilise ses propres outils. On manque d'un cadre commun, ce qui génère des conflits et des contentieux. Il est urgent de définir l'équivalence, afin de tenir compte de tous les composants de la biodiversité : les végétaux, les animaux, mais aussi les fonctionnalités. Ce type d'outil existe déjà dans la loi sur la responsabilité environnementale. Dès lors que la loi fixe l'absence de perte nette de biodiversité comme objectif avec une obligation de résultat, une harmonisation s'impose. Il conviendrait aussi d'élaborer un outil cartographique pour faciliter la visualisation des enjeux et la planification. Enfin, il faut se doter d'outils pour veiller à la pérennité des mesures de compensation. La loi pose déjà le principe des obligations réelles environnementales. On pourrait envisager d'autres solutions, comme des cessions au Conservatoire du littoral ou aux conservatoires d'espaces naturels par exemple.

La bonne compensation dépend de la nature des atteintes au milieu. S'il s'agit d'une tourbière millénaire, aucune compensation n'est possible. S'il s'agit de terrains dégradés, il est possible d'agir. La question est de définir le seuil à partir duquel une compensation est acceptable ou non.

La compensation implique des coûts. Si parvenir à une absence de perte nette de biodiversité s'avère trop coûteux, il est pertinent de renoncer au projet. C'est ce qui se passe aux Etats-Unis. En Floride, les mesures de compensation pour le rechargement des plages étaient deux fois plus coûteuses que le projet, mais, comme celui-ci était jugé crucial, il a été maintenu.

Les sites naturels de compensation de la biodiversité facilitent la mutualisation et permettent une approche intégrée des mesures de compensation en visant de plus grandes surfaces, ce qui augmente leur efficacité. Il est aussi plus facile pour l'administration de procéder aux contrôles. Aux États-Unis, un agent est chargé en moyenne de suivre 200 dossiers, mais ceux qui s'occupent de banques de compensation suivent sept dossiers : les sites sont plus faciles à gérer et les coûts de transaction sont réduits. Toutefois, ces sites ne sont pertinents que pour des écosystèmes qui ne sont pas spécifiques. La plaine de la Crau est un écosystème très spécifique, ce qui explique l'échec, sur le plan économique, du plan de la Caisse des dépôts.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Avez-vous des liens d'intérêts avec un des quatre projets sur lesquels nous travaillons ?

M. Thierry Dutoit - Je suis président de la réserve naturelle nationale des Coussouls de Crau. Nos travaux ont bénéficié d'un financement en 2008, en phase initiale, de la part de la Caisse des dépôts.

M. Harold Levrel. - Je supervise une thèse qui bénéficie d'un financement de Vinci et aborde la LGV Tours-Bordeaux.

Mme Claire Etrillard, M. Michel Pech, et Mme Anne-Charlotte Vaissière déclarent ne pas avoir de liens d'intérêts.

M. Ronan Dantec, rapporteur. - Le cadre réglementaire évolue : loi sur la biodiversité, droit communautaire, protocole de Nagoya, etc. Les acteurs semblent se mobiliser. Estimez-vous que nous sommes sur le point de parvenir à un système cohérent, nous permettant de mieux prendre en compte la biodiversité, avec une meilleure connaissance des enjeux, des flux économiques ? Ou bien, à l'inverse, considérez-vous que notre société reste rétive à la compensation, qui serait perçue comme un obstacle aux opérations d'aménagement ?

M. Harold Levrel. - Aux États-Unis, la réglementation a été durcie suite à un rapport de la Cour des comptes de 2005 qui dénonçait le manque d'effectivité de la loi. La compensation est devenue plus coûteuse et plus efficace. Cela s'est accompagné de la création d'un nouveau secteur économique puissant de la restauration écologique. Ce secteur représente 125 000 emplois quand le charbon n'en représente que 80 000... Aujourd'hui, ce sont ces entreprises qui intentent des procès si les réglementations ne sont pas respectées ! Le renforcement de la réglementation environnementale a ainsi créé un développement économique endogène, avec une professionnalisation des acteurs.

Mme Anne-Charlotte Vaissière. - La loi américaine sur la compensation a beaucoup évolué en trente ans. Le législateur américain a compris qu'il fallait définir un cadre juridique très précis pour tenir compte du vivant, tout en offrant des marges de souplesse pour s'adapter si une restauration n'était pas efficace ou pour faire face au changement climatique.

Sommes-nous à la veille d'un système cohérent ? La loi sur la biodiversité a élevé le niveau d'exigence, avec la non-substitution des trois étapes de la séquence « ERC », son caractère obligatoire, la notion d'équivalence écologique, l'exigence de résultat, la possibilité d'obtenir des garanties financières, le principe d'obligation réelle environnementale. Toutefois aucun indicateur n'a été défini. Les garanties financières restent facultatives. Il serait judicieux de les rendre obligatoires dans les sites naturels de compensation.

Le cadre actuel ne garantit pas que les grands projets d'équipement, qui ont des effets durables sur l'environnement, s'accompagnent de mesures de compensation pérennes. Il est possible de réaliser des plans de gestion sur une longue durée. C'est une avancée. Toutefois, alors que les lignes directrices de la démarche « ERC » prévoient la possibilité de faire des cessions, la loi sur la biodiversité est muette sur ce point. Si la loi américaine offre une marge de souplesse pour s'adapter, notre loi reste très rigide et n'indique pas comment faire si une mesure n'est pas efficace ou comment s'adapter si l'environnement évolue.

La loi fait mention d'aires de services dans les sites naturels de compensation pour que les mesures de compensation aient lieu dans la même zone que celle impactée. Quand il s'agit d'une zone humide, l'idée est de rester dans le même sous-bassin versant ; quand il s'agit d'une espèce protégée, il faut viser l'aire de répartition de la population. La loi évoque la « proximité fonctionnelle », mais sans préciser. La proximité géographique n'est pas toujours suffisante : cela n'a pas de sens de compenser en dehors du bassin versant dans le cas des zones humides.

La loi sur la biodiversité facilitera-t-elle la reconquête ? La biodiversité ordinaire n'est souvent pas compensée, car la compensation se concentre sur les milieux protégés ou les espèces protégées. Seuls les impacts résiduels significatifs sont pris en compte. La compensation ne vise qu'une petite partie de la biodiversité. C'est un outil d'équilibre, pas de reconquête. Pour reconquérir la biodiversité, d'autres actions sont nécessaires, comme la désartificialisation des sols.

M. Michel Pech. - La loi sur la biodiversité comporte des avancées positives comme l'obligation réelle environnementale, doublée d'une obligation réelle sur le foncier. Elle favorise une meilleure compréhension des enjeux du dilemme entre la rareté du foncier agricole et les besoins fonciers des aménagements. Elle contribue au développement d'une ingénierie écologique. Si la concurrence entre les cabinets d'études est bénéfique, elle peut aussi s'accompagner d'effets pervers, incitant les aménageurs à recourir aux cabinets les moins chers pour mettre en place une compensation à moindre coût. Les mêmes autorités administratives sont compétentes pour l'évitement et la restauration, d'une part, et la compensation d'autre part. Il faudrait séparer.

Cette loi met aussi en avant l'économie agricole non marchande, ce qui implique de revoir l'articulation entre production agricole et production environnementale. Quel cadre fiscal appliquer à une exploitation qui tirerait la plupart de ses revenus de la compensation ? Il importe que le législateur précise le cadre. Se pose aussi la question de la valeur des terres. Les opposants à la compensation affirment que la compensation ponctionne des terres agricoles. Les études en cours montrent plutôt que les terres soumises à compensation ne sont pas celles qui ont une valeur agronomique élevée.

M. Jérôme Bignon. - Cela dépend où ! Si la région ne comporte que des terres riches, les compensations les affecteront nécessairement !

M. Michel Pech. - C'est exact, mais dans la mesure du possible, les agriculteurs ou les Safer essaient d'échanger pour faire en sorte que les premières terres impactées soient celles qui ont une valeur agronomique très faible.

M. Ronan Dantec, rapporteur. - Cela représenterait donc une plus-value pour ces terres de faible valeur agronomique. Ai-je bien compris ?

M. Michel Pech. - Absolument !

Mme Claire Etrillard. - La compensation écologique existe depuis 1976, mais à l'époque l'objectif était plutôt de conserver des espèces rares ou des espaces remarquables. Depuis, nous avons fait du chemin. En 2016, notre conception de l'environnement est plus intégrée.

La loi pour la reconquête de la biodiversité contient des apports juridiquement intéressants, tels que les obligations réelles environnementales ou la séquence ERC qui viendra compléter le principe d'action préventive, mais nous pouvons encore progresser. Par exemple, des incertitudes demeurent pour l'équivalence écologique, qui ne repose sur aucune méthode scientifique.

Pour ce qui est des opérateurs de compensation, l'agrément de l'État ne sera finalement pas exigé. Par ailleurs, les exploitants agricoles et forestiers n'ont pas été inclus dans la boucle, alors qu'ils sont visés au premier chef.

Quant à l'obligation de résultat, je ne sais pas si elle est totalement compatible avec cette équivalence écologique à géométrie variable.

Enfin, la compensation par l'offre peut constituer une opportunité pour réaliser de beaux projets environnementaux si elle ne débouche pas sur de la compensation à bas coût. Toutefois, il ne faut pas sous-estimer les risques que représente la distance entre les lieux de compensation et ceux où sont menés les projets, ou encore la disparité entre les régions.

M. Thierry Dutoit. - Nous sommes dans une démarche de progrès, car les premiers discours sur la compensation prononcés en 2008 lors de l'opération Cossure ont beaucoup évolué grâce aux retours d'expérience de nombreux chercheurs. Aujourd'hui, nous sommes mieux à même de renseigner et de dimensionner la compensation, de sorte que les aménageurs ne prononceront plus ce discours de la restauration intégrale d'un écosystème. À mes yeux, une bonne compensation est celle que l'on peut atteindre, y compris grâce à la réhabilitation.

D'un point de vue plus général, la compensation peut permettre une reconquête, mais elle n'est qu'un élément de la conservation de la nature avant les séquences « éviter » et « réduire ». S'il est actuellement impossible de restaurer un écosystème fortement dégradé, on peut très bien procéder à une réaffectation de celui-ci. Les écosystèmes pourraient être très intéressants à l'avenir en termes de biodiversité et de nouvelles fonctions. En l'espèce, l'incertitude est très importante, car on ne peut jamais prédire le résultat des dégradations. Or ces données sont essentielles pour se positionner par rapport aux aménageurs.

Nous voudrions systématiquement connaître la liste de l'ensemble des espèces présentes au sein d'un écosystème affecté, ainsi que toutes leurs fonctionnalités. Or cela est impossible du fait de la complexité de la nature, quelle que soit l'échelle à laquelle on l'appréhende. L'oubli d'une seule fonction risque d'entraîner des effets secondaires indésirables. Soyons toujours modestes concernant nos connaissances sur le vivant et sur nos capacités de restauration. Nous pouvons l'être un peu moins sur nos capacités de réhabilitation, qui doivent s'additionner aux mesures d'atténuation, d'évitement et de conservation.

M. Jérôme Bignon. - Je pensais que la compensation visait à compenser ce qui avait disparu, avec l'application des principes d'équivalence et de proximité. Selon vos propos, Monsieur Dutoit, la compensation serait autre chose. De plus, en l'état de nos connaissances, l'intégralité ne serait jamais atteinte et toutes les fonctionnalités ne pourraient être rétablies. La restauration dans un lieu différent bat en brèche les principes de proximité et d'équivalence. Cela étant, j'apprécie votre franchise sur ce sujet, ce qui n'est pas toujours le cas de l'administration.

Le débat porte aussi sur le conflit d'intérêts entre ceux qui sont chargés de tout faire : éviter, réduire et compenser. Les acteurs de la compensation ne comprennent pas bien le sens des critères imposés. Un vrai travail de fond doit permettre de trouver des solutions appropriées. Je me réjouis des progrès réalisés, car nous avançons dans le bon sens. Mais ce processus pourrait être accéléré avec un système moins opaque, plus transparent. Cela éviterait certaines interventions malheureuses d'agents de l'État, aucunement soucieux d'éviter la dégradation de milieux naturels.

Il serait très souhaitable que la science et le droit nous donnent les moyens de mieux progresser sur ces questions.

M. Daniel Gremillet. - Je souhaiterais revenir sur l'exemple pertinent évoqué par M. Pech. Des terres agricoles ou forestières permettraient de dégager un revenu supérieur à des terres productives grâce à une rémunération de la compensation et de tout ce qui figure dans le cahier des charges.

Certes, la nature évolue en permanence et nos connaissances s'affinent. Des certitudes actuelles pourraient demain être remises en cause. N'est-il pas dangereux d'extraire de la réalité ces territoires, dont la nature agricole pourrait se révéler bénéfique plus tard ? En outre, la compensation ne risque-t-elle pas d'être sujette à une marchandisation et à une course au mieux-disant ?

Enfin, la nature du sol et de la vie qu'il abrite évoluent avec l'environnement. Or les raisons qui motivent la compensation peuvent localement modifier les conditions climatiques et la nature du sol. Comment pouvons-nous appréhender ce processus ?

M. André Trillard. - J'ai cru entendre parler d'expropriation à titre de compensation. Cette approche est-elle purement théorique ?

Les compensations plus modestes sur les propriétés forestières communales gérées selon les procédures PEFC (Programme européen des forêts certifiées) présentent l'avantage d'assurer la pérennité de l'entretien et du fonctionnement de ces sites. Elles évitent ainsi de se tourner vers des terres agricoles.

L'état initial d'un territoire qui fait l'objet d'une cartographie n'est plus le même lors de la mise en oeuvre du projet. Qu'en est-il du nouvel inventaire ?

Monsieur Levrel, je ne suis pas d'accord avec vous lorsque vous affirmez que la production importe peu, pourvu que le nombre d'emplois ne soit pas modifié. C'est dépouiller encore le monde rural du peu de richesses qu'il possède que d'aller créer des emplois dans les grandes villes à titre de compensation.

M. Harold Levrel. - Mais non !

M. André Trillard. - Tant qu'à faire, continuons de complexifier la situation : un paysan tirera-t-il ses revenus pour moitié de l'agriculture et pour l'autre moitié des bénéfices non commerciaux ? Cette solution provoquerait un bazar innommable, mais elle ferait vivre les Parisiens.

Enfin, qui décide du ratio de compensation, qui est de 1 pour 1 dans certains territoires, et de 16 pour 1 dans d'autres ? Quelle est la règle ? Où se trouve le curseur ? L'usage me paraît en totale contradiction avec le droit.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Avez-vous étudié d'autres sites de compensation par l'offre en dehors de la plaine de la Crau ? La compensation par l'offre pourrait-elle servir la biodiversité ordinaire ?

M. Michel Pech. - S'agissant des terres agricoles et des terres à valeur environnementale, il faut à tout prix anticiper.

En matière agricole, nous assistons à l'apparition des plans agricoles départementaux, qui permettent à la profession agricole et à l'administration d'envisager les évolutions futures en termes d'aménagement. Ce plan est idéal pour mettre en oeuvre des modifications à l'échelon des politiques locales, agricoles, urbaines ou d'aménagement sur une période de dix ans ou vingt ans, et pour déployer les moyens nécessaires pour respecter un certain nombre de principes.

La loi pour la reconquête de la biodiversité règle nombre de problèmes qui étaient mis en avant par les juristes, les économistes, les agronomes et les écologues. Maintenant, le curseur se situe chez les politiques. Que veut-on pour l'agriculture ou l'aménagement de demain ? Quels sont les arbitrages qui s'imposent ? Je n'ai pas la réponse.

Concernant les expropriations, je dispose seulement d'enquêtes réalisées par des étudiants de l'école d'agronomie de Rennes sur la ligne LGV Le Mans-Rennes et mentionnant l'expropriation. Mais je n'ai pas vraiment réussi à obtenir des informations précises en la matière. S'agit-il de procédures d'expropriation ou de réorganisations foncières ?

M. André Trillard. - Cela n'a-t-il pas été finalisé ?

M. Michel Pech. - Si, mais je ne m'interroge à ce sujet.

M. André Trillard. - L'expropriation ou la réorganisation foncière n'ont rien à voir.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Nous poserons la question.

M. Harold Levrel. - Je voudrais évoquer les conventions conclues avec les agriculteurs, et plus généralement, le recours croissant à la gestion conservatoire, système alternatif à l'acquisition du foncier et à la restauration de sites dégradés.

En réalité, le problème avec la ligne à grande vitesse Tours-Bordeaux est de trouver des terres à restaurer qui vaudront compensation. D'où le conventionnement avec les agriculteurs. Je ne suis pas contre cette pratique, mais elle risque de se généraliser, car elle est moins coûteuse, permet de surmonter le problème du foncier et suscite davantage l'adhésion locale, contrairement à l'achat du foncier qui pose problème.

Ce qui m'inquiète un peu avec ce type de démarche, c'est l'additionnalité. Dans l'absolu, l'artificialisation ou la fragmentation d'un sol avec une ligne à grande vitesse doit s'accompagner d'une action de compensation en vue de la désartificialisation. Or ce n'est pas le cas avec le conventionnement, qui peut être prévu avec les agriculteurs ou les forestiers pour compenser des impacts définitifs sur le sol. Quant aux éoliennes, ce sont des concessions de trente ans qui doivent à terme être retirées, à moins que le contrat soit renégocié. Dans ce cas, la question de l'additionnalité est vraiment discutable. D'ailleurs, l'incapacité à atteindre l'absence de perte nette de biodiversité en France s'explique par tous ces accords, ces arrangements locaux qui prennent des formes très différentes et valent compensation.

Cette dérive, il faut en avoir conscience pour mieux l'appréhender. Il convient à mon avis d'accorder plus de moyens aux administrations qui travailleront sur ce sujet. De plus en plus d'associations y passent une partie de leurs journées. C'est aussi le cas des DREAL au détriment d'autres actions. Si l'on compte financer ces besoins à moyens constants, on observera inévitablement une baisse de la qualité des actions menées.

Les marchés font-ils l'objet d'une marchandisation ?

Le cadre américain est extrêmement strict, car les frontières géographiques correspondent à des frontières écologiques. Pour les zones humides, les limites sont fixées par le périmètre des sous-bassins versants. De la même manière, des crédits de compensation sont vendus en fonction des observations effectuées sur le site et liées à la restauration écologique, aux différentes espèces et fonctionnalités, au suivi écologique des différentes composantes de la biodiversité.

À ma connaissance, c'est le premier marché qui est contraint par des limites spatiales et temporelles qui sont de nature écologique. Si les Américains ont réussi cela, c'est parce que le marché est au service d'une réglementation. Bien sûr, certains acteurs gagnent de l'argent si leur investissement produit les effets escomptés, car ce secteur est plutôt bénéficiaire. En revanche, si les résultats ne sont pas au rendez-vous, ils perdent tout !

Ce qui me paraît intéressant dans ce système, c'est que la nature ne supporte plus les risques financiers liés aux mesures compensatoires insuffisamment bordées. Pour illustrer mon propos, je citerai l'échec de la compensation en faveur de Port 2000. Un travail ambitieux de reméandrage valant compensation n'a pas fonctionné en dépit de l'exigence d'un conseil scientifique et de l'investissement de plusieurs dizaines de millions d'euros. Au final, c'est la nature qui a perdu. Dans le système d'investissement préalable, si le projet n'aboutit pas, les crédits de compensation ne sont pas octroyés et la compensation ne peut avoir lieu.

La financiarisation n'existe pas avec les marchés de compensation en l'absence de titrisation. L'achat d'un crédit de compensation n'est possible que si l'on génère un impact. En l'espèce, le marché secondaire n'existe pas, contrairement au marché carbone qui a donné lieu à des dérives importantes.

Quant à la création d'emplois en ville, je veux bien entendre cet argument, mais il ne faut pas se leurrer : la disparition de l'emploi dans les campagnes est liée à la révolution verte et non aux compensations. C'est l'agriculture moderne qui est à l'origine de la disparition de la population dans les zones rurales.

Mme Anne-Charlotte Vaissière. - S'agissant du risque de marchandisation, tout le système repose sur le cadre réglementaire destiné à encadrer la compensation par l'offre. En la matière, les Américains ont essuyé les plâtres depuis trente ans et proposé des mesures intéressantes. Ils utilisent désormais des méthodologies d'évaluation de l'équivalence écologique partagées pour mesurer l'impact et la compensation. On peut parler d'échange d'unités. En France, des méthodes d'évaluation nationale sont en cours de développement. Ces orientations sont très positives.

De plus, aux États-Unis, les servitudes environnementales qui protègent les terrains de compensations sont perpétuelles. Évidemment, l'immunité perpétuelle pourrait être discutable, mais des engagements en faveur des enjeux environnementaux ont été pris par les propriétaires. En France, la situation n'est pas envisagée de la même façon.

Enfin, les comportements opportunistes ne peuvent perdurer dans le système américain, car les unités de compensation ne sont pas toutes disponibles à la vente dès le début de l'opération. Les crédits sont mis en vente progressivement selon le degré d'atteinte des objectifs. Par conséquent, certaines personnes qui investissent dans des banques de compensation ne pourront vendre une partie de leurs crédits qu'au bout de cinq ou dix ans en fonction du temps de restauration de l'écosystème. C'est l'une des raisons pour lesquelles l'application de la compensation par l'offre ne nous semble pas appropriée à certains milieux, notamment en Floride, où la restauration des zones humides prendra une dizaine d'années. En définitive, le risque de marchandisation existe si l'on ne se réfère à aucune règle. Mais avec un cadre réglementaire bien détaillé, les contraintes seront fortes sur ceux qui mettent en place ces sites naturels de compensation. Il est intéressant de regarder ce qui a été fait à l'étranger avant de se lancer dans l'aventure.

Monsieur Trillard, vous avez évoqué la possibilité de réaliser de petites compensations à partir de plans de gestion des propriétés forestières. Il faut évidemment être très attentif au respect d'un principe d'additionnalité dans les mesures de compensation. Celles-ci ne peuvent pas remplacer des actions déjà prévues et déjà financées. La compensation doit véritablement apporter une plus-value.

M. André Trillard. - À cet égard, la commune dont je suis le maire connaît un problème de zones humides qui est plutôt dissuasif. Au reste, la dénomination « zones humides » recouvre tellement de variétés que l'on ne sait plus sur quelle partie du territoire on se trouve en zone humide...

Dans le cadre d'une amélioration de l'environnement et des conditions de vie des habitants, on a récemment créé une forêt communale et obtenu la suppression de la ligne à moyenne tension qui desservait l'agglomération.

La zone humide et la forêt ne sont séparées que de 300 mètres. Sur la durée, la garantie est totale. Il y a une trame et un classement « espaces boisés classés » dans le plan local d'urbanisme (PLU). Il n'est donc pas question de faire n'importe quoi. Ensuite, le préfet a déclaré la forêt communale et a transmis la gestion à l'Office national des forêts (ONF). La forêt est aussi labellisée PEFC.

Les petits travaux dans des zones déclarées humides sont de nature à créer des problèmes. Pourtant, l'administration avait incité les maires à établir le plan de leurs zones humides, leur garantissant que cela n'aura aucune influence en matière d'urbanisme !

Les compensations ne peuvent pas être extraordinaires, mais on doit quand même respecter une cohérence. Cela dit, je suis bien conscient que le cas de ma commune n'est pas celui de la Crau !

Mme Anne-Charlotte Vaissière. - Dans ce cas particulier, la plus-value écologique que la gestion de cette forêt pourrait apporter devrait être évaluée.

Plus généralement, je voulais insister sur le principe d'additionnalité. S'il n'apparaît pas directement dans la loi, ce principe est vraiment fondamental pour que l'argent de la compensation ne se substitue pas à de l'argent qui était normalement dédié à des mesures de conservation et de gestion de la biodiversité.

Monsieur Trillard, j'ai dû mal m'exprimer lorsque j'ai évoqué l'état initial. Je ne parlais pas de l'état initial qui figure dans les études d'impact ou les diagnostics environnementaux qui doivent être réalisés pour chaque projet. Je souhaitais plutôt évoquer la façon dont les services instructeurs, à une échelle donnée, vont instruire la séquence « éviter-réduire-compenser » (ERC). Celle-ci est-elle effectivement réalisée ? Est-elle déjà effective ? Quels en sont les résultats ? Y a-t-il un bon suivi ? Comment le contrôle est-il exercé ? Les agents vont-ils sur le terrain ? J'avais en tête ces petites enquêtes à l'échelle locale pour étudier l'application réelle et le réalisme de la séquence ERC en France, en partant d'un exemple.

Madame Jouanno, effectivement, si la biodiversité ordinaire n'est pas directement protégée, ce que prend en compte l'étude d'impact - l'ensemble des milieux, le sol, les continuités écologiques - est vraiment très large. Par ce biais, il arrive que des zones de biodiversité ordinaire soient prises en compte pour dimensionner des mesures de compensation. Quand on s'intéresse à une espèce protégée, quand on restaure un milieu, tout un cortège d'espèces, relevant parfois de la biodiversité ordinaire, est aussi pris en compte. Dire que la biodiversité ordinaire n'est pas prise en compte était donc un peu schématique.

Je ne suis pas sûre que la biodiversité ordinaire soit prise en compte plus ou moins fortement selon que l'on compense par la demande ou par l'offre.

Pour ce qui concerne l'implication des acteurs agricoles dans les compensations écologiques, j'ai eu l'occasion de réaliser une étude, en partenariat avec les chambres d'agriculture de Picardie, sur la perception qu'avaient les agriculteurs de la mise en place de mesures de compensation sur les terres qu'ils cultivent. De façon générale, les agriculteurs n'étaient pas partants pour mettre en place ces mesures, mais quelques-uns l'étaient. Nous avons pu déterminer que, dans les raisons de l'acceptation ou du refus, la durée était l'un des facteurs les plus importants. Ce n'est pas très étonnant quand on sait que le taux de fermage atteint presque 60 % en France. Les agriculteurs ne vont pas forcément pouvoir s'engager sur des mesures compensatoires très longues. Cela nécessite de penser une articulation.

Dans ces conditions, l'obligation environnementale réelle peut être intéressante, à condition, bien évidemment, comme cela est indiqué dans la loi, que le preneur à bail et le propriétaire se soient mis d'accord et que, sur ce terrain, les producteurs successifs puissent conserver ce plan de gestion des compensations.

Je souhaite éclairer le débat avec l'expérience américaine. Aux États-Unis, les agriculteurs sont bien plus souvent propriétaires des terrains. Nous avons pu constater que, dans la plupart des banques de compensation de Floride, les opérateurs de compensation sont d'anciens producteurs agricoles, qui ont changé de métier. Cela dit, les échelles sont totalement différentes et la culture n'est pas la même.

M. Thierry Dutoit. - Je veux revenir sur la prise en compte de la nature ordinaire dans les processus de compensation. C'est une nécessité.

En effet, la nature ordinaire est beaucoup plus impactée que la nature extraordinaire par les aménagements. Or, par définition, la nature ordinaire, par opposition à la nature extraordinaire, n'a pas, a priori, de valeur patrimoniale, que ce soit en termes d'espèces, d'habitats ou encore de paysages. En revanche, elle remplit de nombreuses fonctions et peut rendre de nombreux services écosystémiques.

La nature ordinaire voit son importance de plus en plus reconnue dans le cadre des politiques de trame verte, de trame bleue. Les haies, les bandes herbacées ou les rivières peuvent être restaurées, non pas à des fins de restauration de la biodiversité, mais compte tenu de leurs fonctionnalités. La prise en compte spécifique de la nature ordinaire dans les processus de compensation doit passer par l'angle des services, et non par celui de la biodiversité. Ce point me paraît très important.

Cependant, les échelles rendent la prise en compte de la nature ordinaire compliquée. Pour qu'un système de haies ou de bande herbeuse soit efficace, il faut raisonner non pas en mètres carrés ou en centaines de mètres carrés, mais en maillage.

J'attire notamment votre attention sur le fait que, sur le site de Cossure, dans la plaine de la Crau, on réfléchit actuellement à prendre en compte la nature ordinaire du fait de la difficulté de vendre des unités de biodiversité.

Monsieur Gremillet, vous avez attiré mon attention sur les sols. Effectivement, les sols posent un problème en termes de restauration. Les sols, dans les écosystèmes, sont souvent considérés comme des boîtes noires : on regarde ce qui rentre et ce qui sort, mais on oublie de regarder ce qu'il y a dedans, à savoir, en l'espèce, la biodiversité « obscure ».

Il est de nombreuses espèces et de nombreux groupes d'espèces que l'on ne sait pas reconnaître, comme les champignons ou les algues. Par ailleurs, la plupart des sols ont mis plusieurs dizaines de milliers d'années à se former. C'est le cas des sols les plus évolués. Quelquefois, la restauration d'un écosystème peut consister à « dégrader » le potentiel agronomique d'un sol, qui a été acquis par des générations d'agriculteurs. On peut agir en retournant des sols qui ont été trop fertilisés par de nombreux apports d'azote chimique pour remettre en surface l'horizon minéral - le plus pauvre et le plus propice à une certaine biodiversité. La restauration des sols peut s'opposer à ce qui a été décidé au nom du génie agronomique pendant des centaines d'années.

J'ai eu l'occasion de travailler sur les calculs des ratios de compensation. J'ai connu trois étapes.

On a d'abord souhaité, au début de l'opération Cossure, consigner la fonction dans l'écosystème de chaque espèce - le moindre coléoptère, la moindre sauterelle... Nous en étions bien évidemment incapables ! On a donc très rapidement décidé de ne pas calculer les ratios de compensation espèce par espèce, fonction de chaque espèce par fonction de chaque espèce, habitat par habitat. Il est ressorti des négociations sur les ratios de compensation un compromis entre les capacités de l'aménageur, l'autorité de l'État en matière environnementale et la pression des associations de conservation de la nature. Un projet prévoyait une restauration de l'ordre de 10 à 15 hectares compensés par hectare détruit. Cela n'a jamais été appliqué, sauf dans le cas spécifique la pollution aux hydrocarbures par SPSE. Les derniers projets de compensation reposent sur des ratios de 1 hectare compensé pour 1 hectare détruit, voire de 1 pour 0,5. Au demeurant, ces ratios reflètent davantage la conjoncture économique que de réels calculs d'équivalence écologique.

Il est très difficile de mesurer l'équivalence écologique dès lors que l'on ne connaît pas l'ensemble du catalogue des espèces. Cependant, un travail important de bio-indication est réalisé actuellement pour mettre au point un outil d'estimation de cette équivalence. Toutefois, en matière d'écologie, l'oubli d'un paramètre peut avoir des effets secondaires terribles. On travaille beaucoup sur des indicateurs d'équivalence et sur des indicateurs de succès de la restauration.

M. André Trillard. - Je vous remercie de vos explications.

Nous avons entendu parler, lors d'une précédente audition, d'un ratio de 16 hectares compensés pour 1 hectare impacté. Peut-on considérer que ce ratio n'existe plus aujourd'hui ?

M. Thierry Dutoit. - Personnellement, je ne l'ai jamais vu mis en oeuvre.

M. André Trillard. - On garde une possibilité de discuter sur cette base.

M. Thierry Dutoit. - Oui.

M. André Trillard. - Les discussions qui devront avoir lieu sur les zones humides m'inquiètent fortement. L'expression de « zone humide » ne veut rien dire tant que l'on n'a pas expertisé précisément la zone ! Les cartographies ont souvent été faites depuis le volant des voitures.

M. Daniel Gremillet. - L'impact du politique sur l'agriculture et sur l'espace est bien plus faible qu'on peut l'imaginer. En revanche, l'impact de la science est phénoménal.

Voilà un demi-siècle, dans le département des Vosges que je connais bien, les terres dont le revenu cadastral était le plus élevé étaient les vieilles terres de prairie naturelle. Aujourd'hui, la science ayant fait des progrès, ce n'est pas sur ces terres que le revenu agricole par hectare est le meilleur.

Tout va très vite et continuera à aller vite. Voyez ce qu'était la Champagne pouilleuse il y a cinquante ans et ce qu'elle est aujourd'hui !

Faut-il considérer les terres en compensation comme des biens publics ? Doivent-elles être sanctuarisées ? Ce choix aurait des conséquences lourdes.

M. Michel Pech. - Dans l'absolu, non, toutes les terres en compensation ne seront pas des biens publics. Quand on pérennise des mesures de compensation sur des terres, parce que l'emprise a causé des problèmes tels que la compensation devrait durer ad vitam aeternam, leur propriétaire en est dépossédé. Quand de l'argent est versé pour protéger ces terres, la nature de la parcelle n'appartient plus au propriétaire. Cela devient un bien public.

Quand les contrats portent sur de très longues durées ou sont à vie, comme ils peuvent l'être aux États-Unis, il est évidemment hors de question que le propriétaire récupère le bien et en dispose à sa guise, alors que l'on a passé des années à y cultiver d'une certaine façon pour compenser je ne sais quelle emprise. Ces cas devraient rester marginaux, mais ils peuvent exister.

M. Daniel Gremillet. - Dans un demi-siècle, il y aura peut-être un nouveau projet qui pourrait amener à impacter de nouveau les terres.

M. Michel Pech. - Bien sûr !

M. Daniel Gremillet. - En permanence, l'Homme façonne les territoires. On ne sait pas ce qui va se passer dans un demi-siècle ni même dans vingt siècles. C'est pour cela que j'ai évoqué une possible sanctuarisation.

M. Jérôme Bignon. - Je reviens sur la propriété perpétuelle. Il n'y a que le domaine public qui soit inaliénable. Il faudrait que l'État intègre ces espaces dans son domaine. Les terres acquises par le Conservatoire du littoral ne sont pas inaliénables : le conseil d'administration peut en décider autrement, à la majorité des deux tiers, sauf décret en Conseil d'État défavorable. En principe, en droit civil, la durée maximale d'un bail est de quatre-vingt-dix-neuf ans.

Vous avez presque tous estimé que la loi prévoyait de nombreux outils. Mais, dans notre pays, le règlement a également une part très importante - je dirais même plus importante.

Sur la base des éléments qui sont aujourd'hui à votre connaissance, avez-vous l'impression qu'il manque des outils de nature législative en matière de biodiversité ? Les circulaires sur le littoral qui paraissent régulièrement permettent de mieux comprendre l'interprétation que l'administration fait de la loi. Pensez-vous que l'administration doive procéder de la sorte pour faire connaître sa doctrine administrative en ce domaine ? Si oui, pouvez-vous nous indiquer les orientations qui vous paraissent souhaitables ?

M. Harold Levrel. - L'indépendance de l'autorité environnementale, notamment des nouvelles autorités régionales, est un point important. De fait, dans l'histoire récente des mesures compensatoires découlant des grands projets, le préfet doit assumer à la fois un aménagement et une exigence environnementale. Ce n'est pas tenable, d'autant que les enjeux politiques, économiques et sociaux de l'aménagement dépassent, in fine, les enjeux environnementaux, ce qui est bien normal. Cette situation ne peut plus durer.

Aux États-Unis a été créée une organisation, l'Interagency review team (IRT). Ce groupement d'acteurs, chargé de défendre l'intérêt public relatif aux questions environnementales, bénéficie d'un budget dédié. Ses moyens sont prélevés sur les budgets de fonctionnement des études d'impact. L'IRT valide les sites naturels de compensation, sur la base de critères exigeants, ainsi que les évaluations, les suivis, les équivalences. Elle intervient à un moment clé de la validation.

Je ne vois pas bien ce qui est prévu, en France, pour gérer ce besoin, qui semble important.

M. Thierry Dutoit. - Le droit n'est pas ma discipline, mais le besoin de régulation juridique me paraît net si émerge un nouveau marché de compensation d'unités de biodiversité. Je vais essayer de l'illustrer très concrètement.

Actuellement, sur l'opération Cossure, une unité de biodiversité coûte 50 000 euros l'hectare TTC. Ce montant tient compte de notre capacité à avoir su réhabiliter une fonction de l'écosystème, qui est l'accueil des oiseaux steppiques.

Le décès d'un grand propriétaire de la plaine de la Crau a récemment libéré 900 hectares sur le marché. Chacun de ces hectares coûte 5 000 euros, éligibles au titre de la compensation ex post. Un aménageur qui a 50 000 euros à dépenser achètera, plutôt qu'un hectare sur le site de Cossure, 10 hectares de ces milieux steppiques dont l'intégrité est préservée, ce qui lui permettra d'agir sur une grande surface. Il sera soutenu par les gestionnaires d'espaces naturels.

Une régulation est nécessaire pour que l'aménageur qui s'est investi dans une compensation par l'offre puisse voir son projet aboutir.

Une régulation permettrait aux investisseurs de savoir où ils vont dans un contexte caractérisé par un marché très mouvant, des ratios de compensation qui vont en diminuant et une concurrence entre compensation par l'offre et compensation ex post. Il faut définir des règles pour éviter une compensation au moins-disant, ce qui serait vraiment une dérive terrible.

M. Michel Pech. - Monsieur Bignon, on a quand même, en matière de politique agro-environnementale et environnementale, des exemples, en France, d'échelons territoriaux, régionaux et locaux qui ont la main pour affiner des politiques décidées au niveau européen ou au niveau national.

Compte tenu des arbitrages qui devraient avoir lieu, notamment entre paiements pour services environnementaux (PSE), compensations et agro-environnement, ces échelons, sur la base de cahiers des charges ou de comités de pilotage locaux ou régionaux, pourraient affiner et rendre plus cohérentes l'ensemble de ces politiques.

M. Ronan Dantec, rapporteur. - Je vous remercie de vos interventions, qui éclairent encore davantage le débat. On voit bien que l'exemple américain inspire aujourd'hui beaucoup de personnes en France. Avez-vous regardé ce qui se passe ailleurs ?

Aujourd'hui, l'agriculture allemande est passée devant l'agriculture française, parce qu'elle a intégré les revenus énergétiques, non agricoles. Les services écosystémiques et de biodiversité commencent-ils aujourd'hui à entrer dans le modèle de l'agriculture allemande ?

M. Thierry Dutoit. - On a découvert récemment qu'une offre de compensation agricole existait en Allemagne. La difficulté est que cette compensation agricole n'a pas été valorisée. Elle n'a pas fait l'objet de communication à l'échelle internationale. Claire Pellegrin prépare une thèse sur ce sujet. Je n'en ai pas encore les résultats. Les documents dont nous disposons étant en allemand, nous avons besoin de temps pour accéder à leur contenu.

M. Ronan Dantec, rapporteur. - L'agriculture allemande est très dynamique aujourd'hui. Sa grande force est de raisonner en termes de diversification des ressources.

M. André Trillard. - En Allemagne, les panneaux solaires sont toujours couplés à la biomasse.

En France, on commence toujours par équiper les bâtiments les plus industrialisés. Ce n'est pas forcément ce qu'il faudrait faire. Au reste, ce n'est pas un mouvement global : seuls ceux qui ont déjà de l'argent s'y engagent.

M. Ronan Dantec, rapporteur. - Pouvez-vous nous fournir des liens qui nous permettraient de voir comment l'agriculture allemande se positionne aujourd'hui ?

Ma dernière question a trait aux prix. On en parle peu, mais cette dimension est assez centrale.

Au-delà du chiffre de 50 000 euros par hectare à Cossure, on sait que la Caisse des dépôts et consignations (CDC) réhabilite aujourd'hui un mètre carré pour 5 euros investis. D'ailleurs, la CDC n'est pas qu'un opérateur de compensation. Sa vision des choses me paraît beaucoup plus large.

Avez-vous d'autres indications de prix ? En particulier, à quel prix se chiffrent les expériences réussies de restauration de zones humides ? Ce point est très important pour nous.

De même, pour le monde agricole, on nous a parlé d'un coût entre 1 000 et 2 000 euros par hectare en gestion, intégrant des enjeux de biodiversité. Avez-vous des fourchettes de prix à nous communiquer ?

On voit bien que les modèles économiques iront à un moment vers l'évitement, parce que cela coûtera moins cher de faire des projets moins consommateurs d'espace.

M. Thierry Dutoit. - Je vais vous faire une réponse d'écologue : tout dépend du niveau de dégradation et du niveau de restauration.

Dans le cas de la Crau, les opérations de restauration les plus lourdes ont consisté à retirer ou à retourner le sol pour éviter les résidus de pesticides ou d'engrais. Leur coût s'élèvera à quelque 20 000 euros par hectare, hors acquisition du terrain.

Dans le cas des semis d'espèce nurses, basés sur l'ingénierie écologique, le coût descendra aux alentours de 1 000 euros par hectare. Toutefois, le résultat sera très différent.

Grosso modo, plus l'intervention est lourde, plus on va intervenir sur le système, sur la partie abiotique, sur l'habitat, plus le coût sera élevé, mais plus on aura des résultats rapides, sans pour autant que ces derniers soient garantis sur le long terme. Plus les interventions reposent sur le génie écologique plutôt que sur le génie civil, moins ces interventions seront chères, mais moins le résultat sera rapide, tout en ayant le même questionnement sur leur durée de vie à long terme.

Il est donc très difficile de répondre à la question des coûts. Oui, on peut communiquer des fourchettes, mais les amplitudes sont extrêmement fortes.

M. Ronan Dantec, rapporteur. - Nous souhaiterions au moins pouvoir disposer des chiffres concernant les projets que vous connaissez, en zones humides ou autres.

M. Harold Levrel. - En Floride, en prenant tout en compte - l'achat du foncier, la restauration et les fonds mobilisés pour la pérennisation -, on aboutit à un coût moyen d'environ 100 000 euros par hectare. Cette moyenne cache évidemment une forte variabilité.

Dans le New Jersey, où la densité de population est davantage comparable à la nôtre, puisqu'elle s'élève à quelque 300 habitants par kilomètre carré, comme la majorité des actions de restauration concernent des friches industrielles - c'est pour moi un bon exemple, parce qu'il y a une vraie désartificialisation -, le coût grimpe à 300 000 dollars par hectare. On voit évidemment les effets incitatifs d'un tel prix sur l'évitement et la réduction.

M. Thierry Dutoit. - Voyez aussi le coût d'acquisition du foncier : à Cossure, les terres ont été acquises sur un verger fonctionnel et non une friche agricole, soit 4 millions d'euros pour 400 hectares. Ce coût élevé d'acquisition a augmenté d'autant les coûts de la compensation.

Mme Anne-Charlotte Vaissière. - Le prix des unités de compensation augmente. Aux États-Unis, tout est négocié entre les services de l'État et les opérateurs de la compensation, mais l'État ne participe pas à la fixation du prix d'échange des unités entre les opérateurs et les aménageurs. Le décret actuel sur la compensation, qui a été porté à notre consultation, n'indique pas si l'État a un droit de regard sur le prix ni comment ce dernier sera fixé.

M. Michel Pech. - En Bretagne et en Limousin, la valeur des services écosystémiques dans les zones humides s'échelonne entre 800 et 1 500 euros par hectare.

M. Ronan Dantec, rapporteur. - C'est le coût de la prestation de l'agriculteur pour maintenir la zone humide ?

M. Michel Pech. - Oui, le coût du service que rémunère le demandeur, par exemple la collectivité locale...

M. Ronan Dantec, rapporteur. - Je vous remercie. N'hésitez pas à nous transmettre des exemples réussis de restauration de zones humides en France ou en Europe.

Mme Anne-Charlotte Vaissière. - Il y a quelques mois, la Direction générale de l'environnement de la Commission européenne a publié une étude sur la séquence éviter-réduire-compenser (ERC) en Europe, comprenant des exemples de prix de la restauration, notamment en France et en Allemagne. Peu de chiffres sont disponibles pour la France, mais en région PACA, le coût de la restauration de la séquence ERC s'élève en moyenne à 5 % du budget total, mais voire de 0,17 à 25 %. En Allemagne, le coût moyen de la restauration - et non seulement de zones humides - varie de 20 000 à 60 000 euros par hectare, et atteint parfois plus de 100 000 euros. Cette étude est disponible en ligne.

Les décrets d'application pourraient être utilement complétés : le décret sur les sites naturels de compensation ne mentionne pas ce que deviendront ces sites de compensation à long terme, une fois la durée de la compensation terminée. Il faudrait pouvoir conserver le contact du maître d'ouvrage et de toutes les personnes ayant acheté des unités de compensation, qui restent responsables de la compensation si celle-ci est inefficace. Il n'existe pas non plus de règles sur la libération d'unités de compensation. Aux États-Unis, il n'est pas possible de vendre des unités de compensation dès le début. Il faudrait aussi mentionner dans le décret comment fonctionne cette libération progressive des unités, et préciser la gestion adaptative de restaurations à long terme : si la restauration est insuffisante ou en cas de force majeure, que devient le site naturel de compensation ? Enfin, un décret précise des choses sur l'agrément des sites naturels de compensation, mais il manque un décret socle commun sur la compensation, notamment pour préciser l'équivalence, la proximité et autres choses afin de traiter la compensation par la demande, cas le plus fréquent. Or cette compensation par la demande restera complémentaire des futurs sites naturels de compensation, même après leur développement.

M. Harold Levrel. - Aux États-Unis, certains acteurs, comme les banques de compensation, qui réalisaient ces sites naturels de compensation étaient suspectés, à juste titre, de vouloir gagner de l'argent sur la nature ; un système de contrôle très fort a donc été mis en place. C'est seulement dans un deuxième temps qu'il en a été fait de même pour la compensation par la demande. Évitons cela en France et nivelons tout vers le haut.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Tout à fait !

M. Harold Levrel. - Un rapport du Commissariat général au développement durable (CGDD) sera publié en janvier prochain.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - C'est ce que l'on nous a indiqué ce matin.

M. Jérôme Bignon. - Serait-il possible d'instaurer un système assuranciel souscrit par le maître d'ouvrage ou de garantie ? Personne ne peut garantir que le maître d'ouvrage sera encore là soixante ans après, au contraire de l'assureur. Cela fonctionne bien pour les carrières, les éoliennes, les installations classées.

Mme Anne-Charlotte Vaissière. - Dans le droit actuel, un transfert de la dérogation à la stricte protection des espèces protégées est possible en cas de transfert d'activité. Par exemple, la Société du Grand Paris a une durée de vie limitée, elle construit le réseau. Une fois le réseau installé, un autre acteur, déjà identifié, prend le relais. Mais il faudrait clarifier les choses pour les petits projets comme les ZAC. À titre de comparaison, aux États-Unis, la responsabilité de la réussite de la compensation est transférée de l'aménageur à la personne tenant la banque de compensation. En France, on craint un risque de déresponsabilisation de l'aménageur achetant son crédit qui peut disparaître le lendemain. La réussite de la mesure tient à la personne tenant la banque de compensation, même si juridiquement, c'est plus complexe que cela.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Merci pour cette audition extrêmement instructive. N'hésitez pas à nous faire part de vos éventuels compléments par écrit.

Audition des représentants de la Fondation Nicolas Hulot pour la nature et l'homme (FNH), Humanité et Biodiversité, la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO), World Wildlife Fund (WWF), Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), et France Nature Environnement (FNE)

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Nous recevons des représentants d'associations environnementales. Notre commission d'enquête sur la réalité des mesures de compensation des atteintes à la biodiversité engagées sur des grands projets d'infrastructures ne s'intéresse pas uniquement à la compensation mais à toute la séquence « éviter, réduire, compenser » (ERC). Et si nous nous focalisons sur quatre grands projets, nous nous intéressons à l'effectivité et à l'efficacité des mesures de compensation partout ailleurs. M. Jean-David Abel, vice-président du réseau juridique de France Nature Environnement (FNE), est accompagné de M. Romain Écorchard, membre du réseau juridique de FNE. M. Pierre-Henry Gouyon est le président du conseil scientifique de la Fondation Nicolas Hulot pour la nature et l'homme (FNH). M. Bernard Chevassus-au-Louis, président d'Humanité et biodiversité, est accompagné de M. Bernard Labat, chargé de mission sur le droit et l'économie. Mme Dominique Aribert est la directrice du pôle « conservation de la nature » de la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO). M. Sébastien Moncorps est le directeur du comité français de l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Et Mme Christine Sourd, directrice adjointe des programmes chez WWF, remplace Mme Diane Simiu, qui n'a pas pu nous rejoindre.

Cette réunion est ouverte au public et à la presse et fera l'objet d'une captation vidéo, retransmise en direct sur le site internet du Sénat ; un compte rendu en sera publié.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-David Abel, M Romain Ecorchard, M. Pierre-Henry Gouyon, M. Bernard Chevassus-au-Louis, Mme Dominique Aribert, M. Sébastien Moncorps et Mme Christine Sourd prêtent successivement serment.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Avez-vous des liens d'intérêts avec les quatre projets que nous étudierons ?

Mme Dominique Aribert, directrice du pôle « conservation de la nature » de la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO). - La LPO a une convention d'expertise avec Cosea et Lisea sur les mesures compensatoires de la ligne à grande vitesse (LGV) Tours-Bordeaux.

M. Romain Écorchard, membre du réseau juridique de France Nature Environnement (FNE). - Je suis salarié d'une association qui a déposé plusieurs recours contre le projet d'aéroport à Notre-Dame des Landes.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Sans répondre à toutes les questions que nous vous avons adressées, pouvez-vous nous présenter les points saillants qu'elles soulèvent, selon vous ?

M. Jean-David Abel, vice-président du réseau juridique de FNE. - La mesure de la biodiversité en France et de son évolution au cours de la dernière décennie doit être objective. Au-delà des inventaires réalisés par le Muséum national d'histoire naturelle, les grands indicateurs de la stratégie nationale que sont la fragmentation, l'usage de pesticides ou le nombre d'oiseaux sont tous au rouge, plus ou moins foncé. La fragmentation, par exemple, va croissant, en mailles de plus en plus petites et de moins en moins connectées. Parler de compensation sans évoquer la dynamique ERC est problématique.

La compensation est un concept ancien qui, bien qu'ayant fait l'objet d'améliorations successives, demeure un pis-aller. D'une part, on ne sait pas restaurer à l'identique un milieu. D'autre part, la restauration s'effectuant la plupart du temps sur une surface qui possède déjà sa propre biodiversité, celle-ci doit avoir été mesurée au départ pour éviter des pertes trop importantes. Recréer ex nihilo de la biodiversité n'est pas possible. Au total, il y a toujours une perte importante. Certains projets sont compensés sur des zones déjà protégées ou repérées. Dans le sud-est, les mesures de compensation décidées pour des projets lancés dans les années 1980 ou 1990 ne sont souvent mises en oeuvre que partiellement, voire pas du tout, et nos alertes sur ce point sont ignorées par les directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL). Deux autres problèmes de fond doivent être soulevés. Alors que la mise en oeuvre des séquences éviter et réduire suffirait souvent, les enjeux économiques priment et l'on renonce à cantonner un projet sur un secteur moins sensible. Cela nous conduit à l'autre problème de fond : l'instance qui autorise est aussi celle qui évalue.

M. Romain Écorchard. - Jeune juriste d'une association de protection de la nature et originaire de Nantes, j'ai travaillé sur le projet d'aéroport à Notre-Dame des Landes. L'addition de petits projets peut être aussi désastreuse qu'un seul grand projet - et ce, qu'ils soient menés par des autorités publiques ou par des acteurs privés. Le dispositif juridique organisant la compensation est dispersé entre plusieurs lois pas toujours cohérentes entre elles ; en tous cas, il n'est pas aisé à comprendre, ce qui nuit à son efficacité comme à celle des contrôles qu'il prévoit. Les schémas directeurs d'aménagement et de gestion des eaux (SDAGE) prévoient des dispositifs précis de compensation. Le contrôle administratif et judiciaire s'en trouve facilité. Inversement, là où l'on s'en tient à de grands principes, le contrôle ne peut être que très lâche. Nous plaidons pour une législation simple, claire et stable.

M. Bernard Chevassus-au-Louis, président d'Humanité et biodiversité. - La biodiversité se porte bien quand on s'en occupe sérieusement. Ainsi, le nombre d'oiseaux communs dans les milieux agricoles a régressé de 40 %, alors que celui des oiseaux protégés ayant fait l'objet de plans de restauration a crû de 20 %. Et le nombre d'espèces de poissons en aval de Paris est passé de 3 à 30 depuis 1964 grâce aux politiques de l'eau. Qu'il s'agisse d'oiseaux, de chauves-souris ou de papillons diurnes, il faut des politiques dédiées.

Nous devons hiérarchiser les facteurs d'érosion de la biodiversité. Chaque année, environ 15 000 hectares sont artificialisés. Les trois quarts de cette transformation résultent de l'urbanisation, et 20 % de la création de zones industrielles et commerciales. Les grandes infrastructures de transport ne représentent quant à elles que 2 000 hectares par an. Dans le même temps, 100 000 hectares de prairies sont retournés chaque année. Ne nous trompons pas de cible et prêtons attention à tous les usages des terrains. Or, tous ne sont pas visés par les mesures de compensation.

Même si la compensation existe depuis 1976, ce n'est qu'en 2016 que la loi a supprimé les mots « si possible » pour exiger l'absence de perte nette. Cette obligation de résultat est bien tardive, et résulte surtout des directives européennes.

Le verbe « éviter » est ambigu. Il peut aussi bien signifier « ne pas faire » que « faire en évitant l'impact ». Il faudrait un encadrement juridique plus clair, car on voit bien à Notre-Dame-des-Landes que les contre-expertises effectuées à la demande du Gouvernement se font selon des procédures décidées au cas par cas, et parfois contradictoires entre elles. La séquence éviter est beaucoup moins transparente que les suivantes.

Le critère de proximité géographique est intéressant, mais doit être nuancé selon que le lieu retenu relève, ou non, d'un schéma directeur. De plus, l'équivalence écologique ne suffit pas, il faut veiller à une compensation sociale en compensant de préférence à proximité de personnes ayant perdu l'accès à la biodiversité.

Je ne suis pas hostile à la compensation par augmentation du statut de protection d'un espace, même si ce n'est pas vraiment de la compensation. Quant à la compensation par l'offre, pourquoi pas ? Mais il faut bien distinguer les métiers. L'ordonnateur ne doit pas être le maître d'ouvrage, dont la responsabilité ne peut être transférée. C'est au maître d'ouvrage de garantir l'effectivité de la compensation, qu'il la réalise lui-même ou via un opérateur. Il doit bénéficier d'une assurance-qualité. Et un contrôleur doit s'assurer que la compensation est effective et durable.

Actuellement, le recours au Conseil national de la protection de la nature (CNPN) est trop tardif. Les citoyens doivent être mieux informés sur la manière dont la compensation au titre des espèces sera réalisée.

Mme Dominique Aribert. - Le document sur les oiseaux que je vous ai remis confirme les chiffres mentionnés. Je fais partie d'un groupe de travail sur la mise en place d'indicateurs dans le cadre de l'Observatoire national de la biodiversité. Nous y comparons les zones naturelles d'intérêt écologique faunistique et floristique (Znieff) des années quatre-vingt-dix avec celles des années 2000 pour mesurer la perte de biodiversité, en termes de surface et d'habitat : entre ces deux générations, 47 000 hectares ont été perdus, dont 27 000 hectares de prairies, surtout en zones humides. Le premier facteur de perte est, de loin, l'agriculture, qui transforme des espaces riches en biodiversité en terres de culture intensive - voyez la prolifération des champs de maïs à la place des zones humides. Les infrastructures prennent de la surface agricole et fragmentent l'espace, mais ne réduisent pas beaucoup les zones les plus sensibles pour la diversité : en tout, elles comptent pour 800 à 1 000 hectares sur les 47 000 évoqués. Les carrières ont un impact bien supérieur, puisqu'elles représentent environ 7 000 hectares. Les projets d'infrastructure, au final, concernent en priorité les surfaces agricoles et leur impact concerne en premier lieu la fragmentation.

Que dire de la LGV ? Notre travail sur la compensation de ce projet a concerné en premier lieu l'outarde canepetière et le vison d'Europe. Cette ligne a été conçue pour éviter, autant que faire se peut, les zones les plus sensibles. Dans la région Poitou-Charentes, zone majeure pour les outardes, le projet essaie d'éviter au maximum les zones de protection spéciale. Il y a néanmoins des impacts résiduels, mais les acquisitions foncières et les mesures de conventionnement mises en place commencent à produire leurs effets.

Le problème, pour ces grandes infrastructures, est que la déclaration d'utilité publique (DUP) ne porte que sur l'espace artificialisé par la voie et pas sur les espaces de compensation. Les opérateurs et les maîtres d'ouvrage éprouvent des difficultés pour trouver les espaces de compensation, car ils n'ont pas droit à l'expropriation. Ils sont donc en permanence dans la négociation mais, pour ce faire, ils ont besoin de vendeurs en face d'eux. Or on voit se développer dans ces territoires une résistance extrêmement forte des organisations agricoles, les espaces agricoles étant les premiers concernés par la compensation. En effet, pour compenser la perte de biodiversité, on utilise des terrains qui sont aujourd'hui soumis à une agriculture intensive classique. Or, dans le cas du vison d'Europe, des surfaces importantes étaient concernées, alors que l'on ne sait pas grand-chose sur sa biologie. Les associations ont donc proposé à la ministre de l'écologie de substituer, pour une partie des mesures, à une compensation surfacique une compensation par aménagement d'ouvrages périphériques pour éviter la mortalité du vison. Ce projet a été mené à terme, après avis du CNPN. La mise en oeuvre des mesures de compensation a finalement été l'occasion d'effectuer des aménagements d'ouvrages et de voiries efficaces pour réduire la mortalité du vison et dans un délai réduit, ce qui n'aurait pas été le cas autrement.

Je voulais prendre cet exemple, car c'est une manière de penser la compensation qui est assez ouverte, et qui ne se limite pas à une réflexion en termes d'espace. La fragmentation fait partie des sujets importants.

La loi de 2016 sur la biodiversité propose des compléments importants sur la séquence ERC. Les mesures compensatoires mises en oeuvre depuis la loi de 1976 n'ont été comptabilisées par personne. Or certaines d'entre elles ont, depuis, fait l'objet de projets d'aménagement sans que personne ne le remarque ou ne puisse l'empêcher. En fait, on ne sait pas quel a été le bénéfice de ces mesures compensatoires, faute d'avoir un tableau de bord. Là où la loi apporte un plus, bien entendu, c'est que l'Agence française pour la biodiversité (AFB) va être chargée de la mise en place de cette comptabilisation et de ce suivi.

Enfin, il serait intéressant d'avoir, à l'échelle des départements, des sites de compensation en lien avec les préoccupations de biodiversité de ces secteurs géographiques pour pouvoir faire une compensation intelligente. La compensation intelligente ne se réduit pas à compenser un hectare de perte de tel habitat par l'équivalent. Selon les zones géographiques et biogéographiques, on peut envisager éventuellement d'avoir des mesures de compensation qui ramènent de la biodiversité sur un certain nombre d'habitats qui disparaissent.

Par exemple, dans l'ouest de la France, il y a des zones humides importantes, qui sont essentiellement de la prairie pâturée ou fauchée. On pourrait très bien avoir de la recréation de roselières dans ces prairies, ce qui serait l'occasion de recréer des habitats qui ont largement disparu.

Derrière, se pose la question du foncier. Les opérateurs de compensation vont être soumis à un préalable, qui est d'être propriétaires des terrains pour pouvoir faire les aménagements. Cela reste la mesure la plus sûre pour que des mesures soient durables. Les mesures compensatoires qui visent à faire du conventionnement sont de courte durée, de cinq ans à cinquante ans selon l'ampleur du projet. Au-delà, rien n'est garanti sur le devenir des espaces qui ont fait l'objet de cette compensation.

En conclusion, je dirai qu'on attend beaucoup de la loi de 2016. L'enjeu est d'avoir des espaces et des opérateurs performants un peu partout en France. Il faudra peut-être attendre quelques années, mais l'intérêt est bien là.

J'en viens à Notre-Dame-des-Landes. C'est un vieux projet. La question des mesures compensatoires se pose, parce que personne n'arrive à trancher. Il faut surtout se demander quelle est la légitimité de ces vieux projets. Y a-t-il une utilité publique à ce projet ? Françoise Verchère, ancienne conseillère générale de Loire-Atlantique, l'a dit et écrit à plusieurs reprises : c'est faute d'avoir repensé l'utilité de ce projet qu'on en est arrivé là. Quelle que soit la solution qui sera choisie, nous aurons beaucoup de mal à sortir de cette situation. La question est bien celle de l'évitement, au sens d'éviter de faire, quand l'utilité publique n'est pas ou plus évidente. Or l'utilité publique en France n'est jamais mise en débat ; c'est le seul domaine de la décision politique. On voit les difficultés auxquelles cela peut mener.

Mme Christine Sourd, directrice adjointe des programmes de conservation en France de World Wildlife Funf, WWF. - Le dernier rapport de l'Observatoire national de la biodiversité souligne que la France connaît une évolution inquiétante du nombre des espèces, un état mitigé des milieux naturels, avec la destruction des habitats. La population d'oiseaux régresse, tout comme les populations de chauves-souris, les milieux humides ou les grands espaces en herbe.

Face à ce constat, il importe que les grands projets d'infrastructures ne viennent pas s'ajouter aux autres facteurs d'érosion de la biodiversité. Or leur responsabilité potentielle est importante, notamment en termes d'effet barrière - c'est-à-dire lorsque l'infrastructure devient une frontière qui ne peut plus être passée. Les projets d'infrastructure peuvent aussi contribuer à la dissémination des espèces exotiques envahissantes, sans parler des mortalités animales, des perturbations et pollutions connexes, telles que les nuisances sonores.

Les grandes infrastructures, surtout celles qui sont linéaires, posent un problème de transparence. C'est surtout vrai pour les anciennes infrastructures, les nouvelles étant soumises à un droit plus rigoureux. Or je ne pense pas qu'il y ait une incitation à la mise à niveau des anciennes.

Je voudrais aussi mettre l'accent sur les outre-mer. On a beaucoup parlé de la métropole, où des expériences et un élargissement des connaissances ont été rendus possibles par la loi de 1976. Les territoires d'outre-mer sont en revanche confrontés à des problématiques particulières et les fonctionnalités écologiques des espèces qu'ils abritent ne sont pas complètement connues. Ces zones, où l'on démarre bien souvent à zéro, devraient pouvoir bénéficier de moyens leur permettant d'atteindre le même niveau que l'hexagone.

Une évaluation est-elle possible ? Comme Dominique Aribert l'a dit, aucun fichier ne permet de suivre les anciennes compensations. On ne sait pas si les évaluations ont eu lieu, ni si elles ont été faites correctement. C'est très difficile à évaluer. On aurait aimé qu'il y ait un bilan avant la loi biodiversité, car il aurait alors été plus facile de légiférer. Maintenant qu'un fichier sera à notre disposition, il faudra faire des évaluations régulièrement, sans attendre vingt ou trente ans avant de se retourner sur ce qui aura été fait.

À mon sens, l'État doit avoir une vision inter-régions, inter-territoires. Il doit aider les territoires à monter en puissance dans ce domaine. Je souligne qu'en Guyane, peu de bureaux d'études sont compétents. Les porteurs de projet se retrouvent donc sans ressources sur lesquelles s'appuyer. Les associations sont quand même en train de faire des mémoires sur la compensation, mais la situation est un peu celle de l'Hexagone il y a vingt ans. Apparemment, la situation est meilleure à La Réunion.

Je ne me risquerai pas à donner une définition de la compensation. Pour le WWF, il convient d'atteindre l'objectif ambitieux de zéro perte nette de biodiversité. La meilleure compensation pourrait donc être celle qui n'a pas lieu. Certains grands projets d'infrastructures se retrouvent parfois bloqués sans que les bonnes questions aient été posées en amont. Par exemple, plutôt qu'un TGV, un train pendulaire ne serait-il pas plus approprié ? Toutes les solutions techniques disponibles doivent être utilisées pour minimiser l'impact sur l'environnement. Mais la prise de décision sur ces grands projets est trop fragmentée et compartimentée. Comment faire ? Je n'ai pas la solution, mais je ne peux que faire le constat que ce mode de décision nous place dans une sorte de seringue dont on a du mal à sortir. Le temps politique n'est jamais celui du projet et il est impossible de remonter le temps.

M. Pierre-Henry Gouyon, président du conseil scientifique de la Fondation Nicolas-Hulot pour la nature et l'homme (FNH). - J'ai un problème d'ordre général avec toutes ces questions. Je déplore depuis un moment que notre vision de la biodiversité soit largement issue de la Genèse et d'une vision parfaitement statique du monde vivant, créé une fois pour toutes. J'entends souvent des gens qui pensent tenir un discours évolutionniste mais ne font que remplacer le mot « créateur » par le mot « évolution ». Au lieu de dire « le créateur a créé les espèces », ils disent « l'évolution a créé les espèces ». Darwin, dans L'origine des espèces, dit justement le contraire, c'est-à-dire que la création des espèces continue encore aujourd'hui. Il s'agit pour moi d'un élément essentiel de notre débat : la biodiversité ne doit pas être vue comme quelque chose de statique.

Je voudrais que vous vous rendiez compte à quel point nous sommes conditionnés par cette vision culturelle extrêmement fixiste du monde vivant, souvent justifiée par le fait que le temps de l'évolution ne serait pas le même que le temps de l'écologie. Or nous savons que cela est faux depuis longtemps. Les choses bougent, qu'on le veuille ou non.

Maintenir la nature en état est d'autant plus illusoire que nous sommes dans une période de changements globaux. Il y a bien évidemment le changement climatique, que tout le monde connaît, mais sans vraiment réaliser que ce dernier amène à d'autres changements. Par exemple, les pathogènes vont se déplacer, c'est-à-dire qu'on n'aura plus les mêmes maladies aux mêmes endroits.

Je le répète, espérer maintenir les choses en état est une bataille perdue d'avance sur le moyen terme, même si l'on peut y arriver sur le court terme.

Je ne veux pas dire qu'il ne faut rien maintenir mais je veux vous faire comprendre qu'il faut penser « réseau » plus que « maintien statique d'une surface telle quelle ». Pour moi, l'arrivée des trames vertes et bleues a représenté un vrai progrès par rapport aux visions plus statiques qui préexistaient. Ce constat impacte ma vision de la compensation.

Une mesure de compensation, si elle s'intègre dans un réseau, et même si elle n'est pas effectuée juste à côté de la zone à compenser, a plus de chances d'être utile que si elle a été faite à proximité de cette zone, mais en étant tout aussi fragile que le milieu qui préexistait et par conséquent soumise à un risque accru de disparition. Je veux vraiment insister sur cet aspect dynamique. Les choses avancent doucement d'un point de vue scientifique et encore moins vite au niveau ingénierie. Évidemment, des erreurs seront commises, mais cela ne veut pas dire qu'il ne faut rien faire.

À mes yeux, l'AFB doit avoir une double mission : d'une part, faire des bilans, et, d'autre part, voir quelles sont les méthodes qui marchent, pour la compensation comme pour le reste.

C'est le message le plus important que je voulais faire passer.

Le domaine le plus touché actuellement est le domaine agricole. Nous en sommes tous convaincus. C'est vrai non seulement hors des champs, mais également dans les champs.

J'en viens au triptyque ERC.

Je ne suis pas certain qu'à long terme la compensation soit la meilleure solution - il y en aurait d'autres de type taxes, par exemple. Pour autant, dans l'état actuel des choses et de notre système juridique, la meilleure manière de faire de l'évitement et de la réduction, c'est de faire en sorte que la compensation soit chère. Pour qu'elle soit chère, il faut qu'elle soit effective, c'est-à-dire que les entreprises ne puissent pas y échapper. En d'autres termes, les mécanismes de compensation ne sont utiles que s'ils sont réellement obligatoires et suffisamment onéreux.

Ces deux principes posés, on peut bien sûr s'interroger sur ce qu'est vraiment une compensation. Qui doit la faire ? Comment les prestataires doivent-ils être choisis ?

À partir du moment où l'entreprise choisit son prestataire, il me semble qu'il y a un risque : le prestataire devient trop dépendant financièrement de l'entreprise, ce qui risque de lui faire perdre ses capacités critiques. Il existe également un risque que l'entreprise choisisse systématiquement le moins-disant, tant financier qu'écologique. De ce point de vue, le rôle de l'État est très important pour contrôler l'effectivité de la compensation et de son sérieux, mais également pour définir les méthodes à mettre en oeuvre pour que le bien commun soit respecté. Je suis certain qu'il est possible de faire mieux en réfléchissant davantage en termes de connectivité et de dynamique.

S'agissant de Notre-Dame-des-Landes, je partage l'opinion exprimée par les orateurs précédents : il aurait fallu agir bien plus en amont. En général, en France, au moment où les problèmes se posent, il est déjà extrêmement tard : les intérêts en jeu sont alors si considérables que les débats ne peuvent plus se dérouler sereinement.

M. Sébastien Moncorps, directeur du comité français de l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). - Le comité français de l'UICN a mobilisé son réseau, qui regroupe à la fois des représentants du Gouvernement, d'établissements publics, d'organisations non gouvernementales (ONG), ainsi que différents experts scientifiques, pour réaliser une étude en 2011 sur la compensation écologique. Cette étude présente neuf recommandations pour améliorer l'application du principe de la compensation écologique.

Le comité français n'a pas regardé en détail les mesures compensatoires des différents projets sur lesquels va travailler la commission d'enquête. Nous avions uniquement émis une recommandation d'alerte au moment où les mesures compensatoires du projet d'aéroport de Notre-Dame-des-Landes étaient discutées. Il y avait eu à cette époque une importante controverse scientifique, relayée notamment au sein du CNPN, sur le calcul des mesures compensatoires.

Comme nous avons été particulièrement actifs dans l'élaboration du projet de loi sur la biodiversité, les principales recommandations ne vous sont pas inconnues. On les retrouve également dans la politique mondiale que l'UICN a adoptée sur les compensations relatives à la biodiversité lors de son dernier congrès mondial à Hawaï, en septembre 2016.

L'UICN a aussi beaucoup travaillé au niveau international, au sein du Business and biodiversity offsets program, qui a beaucoup contribué à la doctrine sur la compensation écologique.

La première recommandation s'intitule « Poser des limites au principe de la compensation » : la compensation ne doit pas être un prétexte pour autoriser tous les projets ; au contraire, lorsque les enjeux écologiques sont particulièrement importants, avec des habitats et des espèces très rares et menacés, le projet doit être refusé. C'est ce qui a été inscrit dans la loi.

La deuxième recommandation est de respecter la hiérarchie du triptyque ERC et de ne pas passer directement à la compensation. Cela veut dire que les maîtres d'ouvrage doivent présenter des scénarios alternatifs démontrant que toutes les possibilités ont été sérieusement étudiées pour arriver au scénario le moins impactant. Dans un deuxième temps, l'étude d'impact doit également préciser toutes les mesures de réduction des impacts qui ont été mises en oeuvre. Il s'agit par exemple de prévoir que certaines interventions ne se font pas lors des périodes de nidification d'espèces. Enfin, les mesures compensatoires ne doivent porter que sur les impacts résiduels. Il est clair qu'aujourd'hui les volets évitement et réduction des impacts ne sont pas suffisamment ambitieux ni détaillés. Par ailleurs, dans de nombreuses études d'impact, l'intégration des préoccupations de biodiversité devrait intervenir beaucoup plus en amont qu'actuellement.

La troisième recommandation porte sur l'additionnalité des mesures compensatoires. Cette recommandation a également été reprise dans la loi biodiversité. Les mesures compensatoires doivent apporter un plus. Le projet ne se réalise que grâce au financement de ces mesures, ce qui veut dire que l'on apporte des résultats nouveaux en matière de biodiversité, y compris sur un site qui n'est pas forcément très dégradé. J'ajoute que les mesures compensatoires ne doivent pas se substituer à des politiques ou des mesures déjà existantes. Les moyens déjà développés pour la gestion environnementale d'un site ne doivent pas être retirés au motif que des mesures compensatoires viennent d'être mises en place. Il s'agit d'apporter un plus.

La quatrième recommandation a pour objet le respect des spécificités écologiques des sites impactés et la prise en compte du contexte local. On revient sur les questions d'équivalence écologique, qu'il faut toujours essayer de traiter au mieux. La loi de 2016 prévoit la mise en place d'une compensation en fonction de l'espèce ou du type d'habitat que l'on dégrade. Nous sommes favorables à ce que les mesures compensatoires soient mises en place à proximité du site, et non pas dans des lieux très éloignés. Il faut garder cette intégration territoriale de la prise en compte de la biodiversité. Je pousse la réflexion jusqu'au bout en caricaturant un peu : on ne peut pas avoir des zones où l'on sacrifie totalement la biodiversité au prétexte que l'on accumule des mesures compensatoires dans d'autres.

La cinquième recommandation consiste à d'améliorer la prise en compte dans les mesures compensatoires de la biodiversité ordinaire, de la continuité écologique et des services éco-systémiques. La compensation écologique a un impact global sur le fonctionnement des milieux naturels. Aujourd'hui, la compensation écologique est beaucoup vue sous l'angle de la dérogation concernant les espèces protégées. Or, si d'un point de vue méthodologique, il est encore difficile d'évaluer et de quantifier les services écologiques, il importe de bien appréhender l'impact des projets et des mesures de compensation sur le fonctionnement global des milieux naturels.

Cette évolution aura d'ailleurs des vertus en termes de communication et de sensibilisation auprès du grand public et des aménageurs. Il s'agit d'éviter les discours du type : « Le pique-prune a bloqué l'autoroute ». De même, avec cette pédagogie, les aménageurs de l'A65 auraient compris que l'on attribue 1 362 hectares de mesures compensatoires pour une espèce de papillons. Il faut expliquer davantage aux aménageurs l'impact global des projets d'infrastructures sur les milieux naturels : par exemple, une perte de zone humide entraîne une modification hydrologique, une perte de service d'épuration des eaux, de stockage du carbone ou encore de régulation globale du climat.

Notre sixième recommandation est d'imposer la transparence dans la mise en place et le suivi des mesures compensatoires. Les informations ne sont pas facilement accessibles. De ce point de vue, l'obligation formulée par la loi de 2016 pour le maître d'ouvrage de déclarer la localisation de ses mesures compensatoires est positive, tout comme celle de faire remonter le résultat des mesures en place.

Notre septième recommandation est d'atteindre au minimum un résultat de non perte nette et de tendre vers un gain de biodiversité. La loi relative à la biodiversité apporte une clarification très nette en la matière puisque l'objectif est désormais imposé et identifié.

Notre huitième recommandation est de créer des outils pour améliorer la mise en oeuvre des mesures compensatoires, leur suivi et leur évaluation. Nous nous félicitons que le ministère de l'environnement ait mis en place des lignes directrices nationales sur l'application de la séquence ERC. Il faudrait compléter ces lignes directrices par des guides opérationnels ainsi que par un partage des bonnes pratiques et des expériences. Nous soutenons la création d'un observatoire de la compensation, qui pourrait être un centre de ressources de l'AFB.

Notre neuvième recommandation est l'approfondissement des réflexions sur les spécificités des milieux marins et ultra-marins, qui accueillent beaucoup d'espèces endémiques. Il s'agit d'habitats très sensibles et très menacés, impossibles à reproduire.

M. Ronan Dantec, rapporteur. - Merci de ces exposés qui rejoignent des propos que nous avons déjà entendus, ce qui nous aide à dégager quelques enjeux majeurs.

J'ai le sentiment que les associations de protection de l'environnement portent deux approches s'agissant de la compensation. Certains souhaitent éviter toute perte nette sur le territoire touché quand d'autres préfèrent une planification nationale de la reconquête de la biodiversité en réintégrant le stock lié à des décennies de création d'infrastructures qui ont provoqué une fragmentation problématique des milieux. On a beaucoup évoqué les données nationales agrégées. Ce deuxième point de vue va dans le sens de certains d'entre vous, qui ont déclaré : « Il faut que ce soit cher. » Le coût très élevé incite à l'évitement mais finance aussi d'autres actions de reconquête.

M. Jean-David Abel. - Les deux points de vue sont audibles. Les exigences diffèrent selon qu'une infrastructure touche une plaine de maïs ou au contraire un ensemble de milieux humides, comme Notre-Dame-des-Landes.

Nous ne sommes pas fixistes, l'enjeu ne se situe pas à deux kilomètres près. Toutefois, dans une logique de trame et de résilience, il faut éviter de sacrifier certains endroits quand on en privilégie d'autres parce qu'ils subissent moins de pressions économiques, agricoles ou urbaines. Si l'agriculture est le premier facteur affectant la biodiversité, les infrastructures ne sont pas anodines. Les tracés de l'A65 et de la LGV Bordeaux-Toulouse passent dans des endroits d'une exceptionnelle richesse. Ne minorons pas leur impact sur l'entomofaune, qu'on ne sait pas recréer et qui se situe à la base de la pyramide alimentaire.

M. Romain Écorchard. - Attention : les obligations de la séquence ERC augmentent tandis que les pouvoirs publics se désengagent fortement des politiques de biodiversité. Il serait absolument paradoxal que la compensation vienne remplacer les politiques volontaires et que la reconquête de la biodiversité soit financée par la destruction de milieux naturels.

M. Ronan Dantec, rapporteur. - Un équilibre doit évidemment être trouvé. Il ne peut y avoir d'un côté des réserves naturelles et de l'autre des endroits sacrifiés. Où se situe cet équilibre ?

M. Bernard Chevassus-au-Louis. - Le mot « infrastructure » évoque immédiatement un grand machin. Or les trames assurent aussi de petites continuités. L'échelle peut être très petite. Il n'y a donc pas forcément besoin d'une planification à grande échelle.

Chercher à mieux protéger les milieux compensés que les milieux qui n'ont jamais été altérés n'est pas de bonne politique. Cela contraindrait à développer des outils de maîtrise foncière coûteux ou à développer une vision fixiste. Une prairie humide réhabilitée doit avoir exactement le même statut qu'une prairie humide restée en l'état, sans quoi on risquerait de « surdépenser » sous prétexte que l'homme a agi.

Si l'on artificialise un lieu, il faut en renaturaliser un autre. Nous préférons identifier un nombre restreint de zones profondément dégradées plutôt que d'améliorer à la marge des surfaces importantes, ce qui ferait courir le risque, assez rapidement, de hausses de prix du foncier liées à la recherche de terrain pour la compensation. C'est dans ce domaine de la compensation intensive de zones fortement dégradées que la planification serait utile. En outre, la renaturalisation d'endroits dégradés pourrait engendrer un meilleur bénéfice social.

Mme Dominique Aribert. - Il me semble qu'il faut avoir des unités de compensation réparties à l'échelle de toute la France, avec une approche biogéographique.

Il faut d'abord penser à la désartificialisation. En France, on construit des routes sans jamais en détruire. En Autriche, quand une route est délaissée au profit d'une déviation, elle est détruite, semée et devient une prairie. La France a un immense réseau routier, avec beaucoup de départementales. Or les chouettes effraie sont au moins autant tuées sur ces petits axes que sur les autoroutes. L'impact des grandes infrastructures ne doit pas masquer celui, considérable, des autres. Nous avons tous à l'esprit des zones industrielles ou artisanales, ou des voiries qui ne servent plus et qui pourraient être désartificialisées

Sur le littoral du sud-ouest, on réfléchit au recul stratégique. N'est-ce pas l'occasion de réfléchir à des zones à renaturer ? Il faut planifier. Actuellement, on laisse à tous les aménageurs la charge de trouver des espaces à renaturer. Pourquoi ne pas les intégrer dans une logique de biodiversité dynamique ? La LPO a entrepris un travail avec la Caisse des dépôts et consignations dans les Alpes-Maritimes. Ce repérage, à l'échelle nationale, serait une tâche conséquente.

M. Ronan Dantec, rapporteur. - Les États-Unis ont une structure rassemblant tous les acteurs de la compensation. En France, l'AFB pourrait-elle, demain, jouer ce rôle ? Quelle gouvernance privilégier ?

Mme Christine Sourd. - La restauration des terres dégradées et la planification sont complémentaires. L'AFB vient de naître. Elle va devoir dans un premier temps exercer les missions qui l'étaient auparavant par des structures séparées. Cette période transitoire d'environ 2 ans pourrait en effet être l'occasion de réfléchir aux options que vous suggérez.

L'inventaire des terres artificialisées pourrait constituer la base d'un outil juridique pour exproprier des lieux en déshérence. Ce serait positif pour les écosystèmes dont la connectivité est importante.

En revanche, certains écosystèmes sont uniques, comme celui de coussouls de la plaine de la Crau. Celui qui lui ressemble le plus est situé en Hongrie. La transformation des anciens vergers en milieux naturels n'est pas équivalente pour les insectes. Tout ne peut pas se recréer avec de l'argent.

M. Pierre-Henry Gouyon. - On assiste actuellement à un effondrement. Un équilibre dynamique se maintient grâce au mouvement. Si un satellite ou un vélo ralentit, il finit par s'effondrer. C'est le cas de la biodiversité. S'il est encore temps d'intervenir quand s'engage la dynamique d'effondrement, quand la chute advient, il est trop tard.

L'AFB doit se charger des tâches mentionnées, en revenant peut-être aux fondamentaux. Quand une espèce s'éteint, il est vraiment tard. Avant, nombre de sous-espèces ou de variétés ont été concernées. Il faut réfléchir à différents niveaux de la systématique. Chaque espèce de plante accumule beaucoup de diversité en son sein tandis que les nouvelles espèces d'insectes se recréent facilement : il y a donc souvent plus de biodiversité au sein d'une même espèce de plante qu'entre deux espèces d'insectes. Dès lors, dire qu'une espèce est égale à un point n'a pas de sens sur le plan biologique.

Certains déplorent que certaines zones soient riches en diversité et d'autres non : c'est pourtant précisément le sens du mécanisme de compensation. Toute la question porte sur l'échelle : à quel niveau systématique et à quelle échelle géographique accepte-t-on de perdre de la biodiversité pour en gagner ailleurs ? Le suivi des actions sera extrêmement important pour répondre à ces questions.

M. Sébastien Moncorps. - La mise en oeuvre des mesures de compensation est très peu suivie. Il faut les analyser à l'échelle du territoire, sachant qu'il est souvent plus intéressant de restaurer un système dégradé plutôt que d'améliorer une zone déjà en bon état.

La banque de compensation à l'américaine peut être intéressante pour aider la planification, en réunissant beaucoup de petits projets dans un grand.

Je note une contradiction. Nous cherchons à faciliter la mise en oeuvre des mesures compensatoires, malgré des limites telles que la disponibilité des terrains et les protocoles de restauration des milieux. Or la bonne compensation est celle qui n'existe pas. Pour lever cette contradiction, il faut favoriser l'évitement, afin que seuls les impacts résiduels aient besoin d'être compensés.

L'AFB serait utile pour inventorier les terrains susceptibles d'être utilisés pour la compensation, apporter une expertise technique, mettre en relation les acteurs et créer un observatoire des bonnes pratiques.

M. Jean-David Abel. - Quel opérateur pour coordonner la politique de compensation ? Je ne pense pas que ce puisse être l'AFB, qui résulte de la fusion d'organismes déjà très chargés. En outre, on demanderait à une structure publique de travailler sur des projets privés. Je plaide pour une structure publique-privée à la gouvernance très large, dont l'inventaire et les travaux seraient soumis au Comité national de la biodiversité et à l'AFB. Le travail doit être rigoureux.

Il serait bon de créer un groupe de travail sur l'expérience américaine de la banque. Le décret qui décrira le régime de responsabilité sera très important. Il faudra aussi obtenir des retours sur Cossure. Enfin, il faut penser à la durée : pour combien de temps restaure-t-on ? Il faut une certaine stabilité.

M. Romain Écorchard. - Faire de l'AFB l'acteur central de la politique de compensation poserait un problème majeur : elle assure la police de l'environnement, comment peut-elle contrôler ses propres interventions ?

M. Pierre-Henry Guyon. - On dit souvent que le prix régule le marché. Si le foncier est trop cher pour l'entreprise, peut-être est-ce le signe qu'il faut renoncer au projet ? L'État doit prendre ses responsabilités.

M. Jérôme Bignon. - Nous avons entendu des choses contradictoires dans les différentes auditions. Je m'interroge sur le zéro perte nette : si l'on cherche à compenser, c'est bien que le milieu se trouve dégradé. Or les chercheurs du CNRS disent qu'il n'est pas possible de revenir à l'exact état antérieur.

M. Pierre-Henry Gouyon. - On peut restaurer autrement, et revenir à un état aussi satisfaisant.

M. Jérôme Bignon. - Les mots recouvrent parfois une certaine hypocrisie. Personne ne croira plus au zéro perte nette si l'on dit que le résultat de la compensation sera « un peu différent mais fort utile ». Compensation n'est pas restauration.

Selon que vous serez puissant ou misérable, les principes de proximité ou d'équivalence s'appliqueront ou non. Dans un projet soutenu par l'État, proximité signifie « globalement équivalent ». Mais pour un petit projet privé, cinquante hectares de terres agricoles doivent être compensées par cinquante hectares de terres tout à côté, sinon l'opération est refusée.

L'Agence ne saurait être juge et partie. En revanche, elle doit être un conservateur des hypothèques - car souvent, il n'y a aucun suivi de la compensation.

D'une région à l'autre, trop de différences subsistent. Telle DREAL réclame un indice 10 de compensation, telle autre un indice 3. Les pratiques locales sont trop variées d'un territoire à l'autre.

Enfin, l'État est trop souvent juge et partie. Les conflits d'intérêts sont fréquents. Il ferme les yeux ou non, selon les cas. Plus de clarté s'impose.

Le monde agricole se sent souvent maltraité. Pour le Canal Seine-Nord, Voies navigables de France (VNF) applique la compensation, sur 105 kilomètres, en prélevant de très bonnes terres agricoles. Or il existe d'autres zones beaucoup plus dégradées sur lesquelles pourrait s'effectuer la compensation. Je connais par exemple un village qui compte sur son territoire un site industriel orphelin si pollué que l'on ne peut même pas y installer de panneaux solaires. Personne ne fait rien car la dépollution est trop coûteuse. Voilà une piste intéressante pour une opération de compensation... C'est sur un point comme celui-ci qu'il nous faut mettre de l'ordre.

M. André Trillard. - Dans le tableau que vous nous avez remis, je m'interroge sur les surfaces des catégories 13 et 14 : de nombreuses terres qui deviennent des serres pour le maraîchage ne sont plus des terres agricoles.

Les agences foncières, dans les départements, ont mené des actions en faveur des espaces naturels sensibles.

Dans mon département, tous les oeillets des marais salants ont ainsi été rachetés pour éviter la déshérence, grâce à quoi ils n'ont pas été bouchés et occupés par des caravanes.

Les terres humides sont-elles correctement cartographiées ? Il faudrait des règles précises, sur la base desquelles, éventuellement, on pourrait contester le classement. Je suis convaincu que dans certains cas, celui-ci a été fait de manière très imprécise.

Vous avez parlé des friches industrielles. Il y a aussi les friches agricoles, bâtiments abandonnés, véritables verrues qui se transmettent d'une génération à l'autre, sans qu'aucune solution soit trouvée.

Quant au milieu marin, je voudrais savoir quelle est votre position au sujet des zones économiques exclusives. Estimez-vous que les règles internationales sont satisfaisantes ?

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Vous qui appartenez à des associations vigilantes, jugez-vous que l'État est moins regardant sur les grands projets ? Pensez-vous que la compensation pourrait servir à financer des politiques de conservation qui manquent de financements publics aujourd'hui ?

M. Jean-David Abel. - Les opérateurs nationaux sont proches de l'État et ils mènent souvent des opérations d'intérêt public. Mais il me semble que le traitement dépend surtout de la mobilisation locale. Telle petite commune est démunie face à des services de l'État tatillons, en revanche un projet local d'aménagement pourra susciter l'engouement et bénéficier de soutiens puissants auprès du préfet. Or, c'est ce dernier qui, à la fois, évalue l'impact de l'opération et délivre l'autorisation. Si dans les grands projets nationaux il existe une certaine transparence - les associations, des élus, s'expriment - dans ces projets locaux, voulus par des élus, des parlementaires, il est impossible de faire entendre qu'une implantation sur un autre site serait moins dommageable à la biodiversité. La loi sur la protection des milieux naturels n'est pas appliquée, les objectifs économiques de court terme l'emportent toujours. Il faudrait intervenir très en amont pour implanter les projets là où ils sont le moins nuisibles.

M. Bernard Chevassus-au-Louis. - Les grands opérateurs possèdent une vraie expertise technique ; la qualité de leurs propositions incite à prendre celles-ci au sérieux. Les petites communes, elles, manquent de conseils et leurs dossiers s'en ressentent.

La compensation agricole n'a rien à voir avec la compensation écologique. Je précise aussi que lorsque l'État déclare d'utilité publique un projet, il n'y a plus à compenser la perte de capacité de production agricole.

Mme Dominique Aribert. - Une partie des grands projets - ligne à grande vitesse, aéroport - se fait à l'initiative de l'État ou des collectivités locales, ce qui interroge sur le fait que le préfet soit également l'autorité environnementale. De plus, les avis en région, sont illisibles. Ils sont essentiellement une analyse au terme de laquelle on ne sait absolument pas quoi penser du projet. Le grand public ne peut rien y comprendre. La notion d'avis a été pervertie.

Les petits projets souffrent d'un déficit d'accompagnement. L'autorité administrative se borne à indiquer les étapes à suivre. On éviterait bien des problèmes si elle accompagnait plus les initiatives en amont. Peut-être n'est-ce pas son rôle...

M. André Trillard. - Ça ne l'est plus, hélas.

M. Jérôme Bignon. - Ça l'a été dans le passé !

M. Jean-David Abel. - Il y a une responsabilité du privé également, car l'État ne peut tout prendre en mains. Les chambres de commerce et d'industrie (CCI) peuvent également proposer des formations.

M. Sébastien Moncorps. - Les agents de la DREAL ne sont pas non plus suffisamment formés à l'accompagnement des projets.

M. André Trillard. - S'abstiennent-ils dès lors d'émettre une opinion ?

M. Sébastien Moncorps. - Non, car ils sont obligés de rendre un avis.

Nous avions proposé qu'une autorité de régulation indépendante puisse effectuer l'analyse et le suivi des mesures de compensation.

M. Bernard Chevassus-au-Louis. - Nous avons des leçons à prendre des Américains sur les procédures et le rôle de chacun des acteurs.

M. Ronan Dantec, rapporteur. - Nous cherchons des solutions et sommes preneurs de vos analyses écrites sur le maillon manquant, du côté des agences ou des services de l'État ; sur l'articulation entre la nouvelle loi et le dispositif juridique antérieur ; et peut-être sur la compensation financière, dont on peut se demander si elle est une piste pour la reconquête de la biodiversité, à condition bien sûr que la transaction soit honnête.

M. Jean-David Abel. - Il est difficile de répondre à cette question. Instinctivement, je dirais non. Mais si un projet public, un hôpital en zone de montagne par exemple, est indispensable mais nuisible au milieu naturel, il faut compenser. En revanche, se contenter de débourser de l'argent pour être autorisé à détruire, c'est un encouragement à ne rien faire.

Mme Dominique Aribert. - La loi prévoit bien des unités de compensation, des sommes consacrées à la restauration.

M. Jean-David Abel. - Mais l'opérateur reste en responsabilité, dans la durée.

M. Ronan Dantec, rapporteur. - Il y a des situations de blocage où toutes les solutions sont bonnes à envisager pour qu'il y ait un gain écologique.

M. Bernard Chevassus-au-Louis. - Si la compensation devait être purement financière, il faudrait que l'argent ne soit pas versé au budget général dans la loi de finances, mais serve bien à la compensation.

Mme Chantal Jouanno, présidente. - Merci à tous de vos analyses.

La réunion est close à 19 heures.