Mercredi 7 décembre 2016

- Présidence de M. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères et de la défense, et de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes -

La réunion est ouverte à 8 h 35.

Audition de Mme Sylvie Bermann, ambassadeur de France auprès du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord

Audition conjointe avec la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées.

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères et de la défense. - Nous sommes très heureux d'accueillir Mme Sylvie Bermann, ambassadeur de France auprès du Royaume-Uni. Nous lui souhaitons la bienvenue et allons lui laisser rapidement la parole au sujet des procédures relatives au Brexit, du calendrier, mais aussi des changements qui s'opèrent.

Quelques-uns d'entre nous se trouvaient à l'ONU cette semaine : d'un entretien avec le représentant du Royaume-Uni au Conseil de sécurité on retire la proximité de son pays avec les États-Unis. Il existe donc déjà un changement, à l'intérieur du P5, où déjà le Brexit se ressent dans les faits.

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Je joins mes propos de bienvenue à l'adresse de Mme Bermann à ceux du président Raffarin.

Merci d'avoir bien voulu venir à notre rencontre, madame l'ambassadeur, pour nous entretenir du Brexit et de la refondation de l'Union européenne.

Mme Teresa May a indiqué que la notification prévue par l'article 50 du traité serait opérée d'ici fin mars, mais des incertitudes demeurent sur la position du Royaume-Uni, notamment à la suite de la récente décision de la Haute Cour de justice, qui demande que le Parlement soit associé à la procédure. Tout cela donne l'impression d'une certaine confusion. Quelle est votre appréciation sur la situation actuelle ?

Nous avons des interrogations sur la façon dont l'Union européenne s'organise pour aborder la négociation, qui promet d'être difficile - en dépit du début de clarification dans Les Échos de ce matin au sujet des propos de Michel Barnier. Chaque institution a déjà désigné ses négociateurs, mais nous sommes aussi intéressés par le fait de savoir quelle organisation se met en place au Royaume-Uni. Que pouvez-vous nous dire sur ce point ?

Nos préoccupations portent aussi sur l'impact de la décision britannique sur plusieurs secteurs économiques qui ont de nombreux échanges avec le Royaume-Uni. Quelle est votre analyse ?

La question des places financières est également centrale, avec en particulier de grands enjeux pour la place de Paris. Nous en avons débattu avec Gérard Mestrallet. On ne peut accepter que les activités de chambre de compensation soient situées en dehors de l'Union européenne. Après le Brexit, il ne devra plus être possible de vendre des services financiers dans toute l'Union européenne à partir d'une base extérieure à celle-ci. Quelle est votre appréciation ?

Nous sommes aussi fréquemment interrogés sur les perspectives des ressortissants européens résidant au Royaume-Uni. Réciproquement, les Britanniques installés sur le continent s'inquiètent. Quel est l'état d'esprit des Français établis au Royaume-Uni ? Comment cette question peut-elle évoluer ?

Mme Sylvie Bermann, ambassadeur de France auprès du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord. - Messieurs les présidents, Mesdames et Messieurs les sénateurs, merci pour cette invitation.

Je ne sais si je pourrai être plus précise que la fois précédente. En effet, les mots les plus courants de ceux qui ne souhaitaient pas le Brexit sont : « What a mess ! -Quelle confusion !- ». Personne n'ayant anticipé le Brexit, ni les partisans ni les opposants, les Britanniques se trouvent à présent dans une situation extrêmement difficile, et Theresa May obéit à des injonctions contradictoires.

Il n'existe plus, en théorie, ni « Remainers » ni « Brexiters », mais la division du pays est en fait très forte. Les anciens « Remainers » sont surnommés « Remoaners » - ceux qui geignent ou qui se plaignent - et les Brexiters se divisent aujourd'hui entre « soft », « hard », « black », « white », « grey ». Cependant, comme le dit Theresa May, tout le monde est désormais « Brexiter ».

Pour autant, personne ne sait quelle forme prendra le Brexit. Le débat porte largement sur l'accès au marché intérieur - et le maintien ou non dans l'union douanière -, en contrepartie de limitations à l'immigration.

Selon l'analyse de Theresa May et de la majorité des observateurs du Royaume-Uni, le référendum n'a pas porté sur l'Union européenne mais sur l'immigration.

La préoccupation du Royaume-Uni visait essentiellement les migrants en provenance des pays de l'Union européenne, dont le nombre est inférieur à celui des autres pays. J'explique très souvent aux Britanniques que nous ne parlons pas de migrants de l'Union européenne mais de citoyens de l'Union européenne et que l'on fait la différence avec l'immigration qui vient de l'extérieur. Ils ont du mal à le comprendre, qu'il s'agisse des partisans du maintien dans l'Union européenne ou du Brexit. Tous estiment que l'Union européenne devra changer du fait de l'immigration. C'est un des éléments très important de leur approche du Brexit et des négociations.

Il est certain qu'ils veulent obtenir des assurances concernant la limitation de l'immigration, que ce soit en termes de contrat de travail ou de frein d'urgence. Ils ne se sont pas encore prononcés sur ce point. Cela étant, ils vont rencontrer certaines difficultés, car ils ont besoin d'une immigration de talent. Même si les partisans du Brexit disent qu'ils sont prêts à accueillir celle-ci, un autre type d'immigration pose problème, celle de l'immigration de travailleurs non-qualifiés dans l'agriculture et le bâtiment notamment. Une centaine de nouvelles tours sont en construction à Londres : ils ne pourront pas les réaliser sans les travailleurs polonais en particulier.

Concernant l'accès au marché intérieur, les Britanniques envisagent d'engager la négociation secteur par secteur, ce qui constitue une difficulté. En effet, ils estiment que l'Union européenne est excédentaire et qu'elle a besoin d'exporter ses produits. C'est, selon eux, le cas de la France en matière de produits agricoles. Ils estiment que notre pays a donc intérêt à trouver un accord.

C'est la raison pour laquelle ils espèrent « saucissonner » la négociation secteur par secteur.

Cela étant, ils n'ont pas encore tranché. Quelques indications ont été données par le ministre du Brexit, David Davis, sur une possibilité de contribuer au budget de l'Union européenne en contrepartie d'un accès, même limité, au marché. Quand on évoque les quatre libertés, les Britanniques nous répondent qu'elles sont incomplètes, en particulier en ce qui concerne le marché, puisqu'il n'existe pas de libre circulation des services.

Ils espèrent donc que les choses se passeront bien et que l'on trouvera un accord fondé sur une transaction, ce qui constitue l'approche britannique courante. Cela ne l'a pas été le cas durant le référendum sur le Brexit dominé par les émotions, mais c'est ce qu'ils espèrent de la part des Européens.

Ce sont là les points centraux et visibles de la négociation. Ceux qui ont voté se sont plus ou moins prononcés sur ces sujets ou ont une idée à ce propos. Il reste néanmoins d'autres points concernant les questions de sécurité, l'accès à tous les instruments - Europol, PNR, ou système d'information de Schengen. Il est dans l'intérêt de chacun d'obtenir des informations. C'est une question de sécurité des ressortissants.

J'ai été l'invitée d'honneur du ministère de l'intérieur à l'occasion de sa réunion annuelle. Quand j'ai évoqué la question, ils m'ont assurée qu'ils resteraient dans ce cadre. Theresa May y est d'ailleurs favorable.

S'agissant de la défense européenne, nous aurions selon les Britanniques plus besoin d'eux qu'ils n'ont besoin de nous, parce qu'ils disposent d'avions, d'hélicoptères, de capacités de commandement. Ils souhaitent continuer à agir comme par le passé dans ce domaine.

Beaucoup de Britanniques ont estimé avoir adhéré à un marché commun qui est devenu aujourd'hui une union politique dont ils ne voulaient pas. Le paradoxe est qu'ils risquent donc de quitter le marché intérieur s'ils n'obtiennent pas d'accord, mais de rester dans la partie politique concernant la sécurité et la défense.

Tout cela ne passe toutefois pas dans l'opinion publique, qui ne sait absolument pas de quoi il retourne ni quel est le rôle le Royaume-Uni dans le monde en termes de sécurité et de défense.

Mme May a arrêté le calendrier de déclenchement de l'article 50 au 31 mars. Le gouvernement a précisé qu'il ne le ferait pas au moment de la célébration du traité de Rome, pour ne pas être provocateur. Ils visent donc théoriquement cette date.

Est-ce réalisable, compte tenu de la procédure engagée devant la Haute cour et l'appel devant la Cour suprême ? En théorie, oui. David Davis affirme que ceci a été anticipé. Le jugement de la Haute cour a constitué un choc pour le gouvernement, qui était convaincu que la thèse de la prérogative royale et d'une décision reposant uniquement sur le Premier ministre était parfaitement recevable.

Cela n'a pas été le jugement qu'a porté la Haute cour, qui a estimé que cette prérogative royale, qui remontait au Moyen Âge, n'était pas adaptée au traité avec l'Union européenne.

Curieusement, Mme May a fait appel devant la Cour suprême. Cela a étonné beaucoup de gens. Ce matin, des échos dans la presse britannique laissaient entendre qu'elle allait saisir le Parlement.

Une caricature très amusante, parue dans le Times au moment où la Haute cour rendait son jugement, représentait Mme May disant au juge que le peuple britannique avait voté pour la prééminence du Parlement britannique, pour que les lois soient des lois britanniques, rendues par des juges britanniques, dans des tribunaux britanniques. Elle ajoutait : « Mais pas maintenant ! ». Ceci montre assez bien la contradiction qui existe entre le souhait de souveraineté incarné par Westminster et le fait de lui dénier le pouvoir de se prononcer sur l'invocation de l'article 50.

Cela étant, d'après mes contacts avec les parlementaires, ceux-ci ne peuvent s'opposer à la volonté du peuple. Au moment du jugement de la Haute cour, on a vu des articles extrêmement choquants, en particulier dans le Daily Mail, désignant les juges comme ennemis du peuple, ce qui est extrêmement déplaisant dans ce monde britannique généralement assez feutré.

Un débat et un vote vont avoir lieu au Parlement en mars. Le gouvernement espère limiter le texte à une ligne et demie en évitant les amendements, mais le speaker de la Chambre des communes a dit un jour qu'il ne connaissait pas de loi qui ne soit pas amendable. Les parlementaires pourront difficilement s'opposer à la volonté du peuple. Le débat va durer quelques jours, avant de passer devant la Chambre des Lords.

Les parlementaires sont en majorité pro-européens, même ceux du parti tory. Les Lords essaieront de faire passer des amendements, mais beaucoup pensent que ce serait pour eux suicidaire de s'opposer à l'invocation de l'article 50.

On verra si le calendrier est tenable ou non. S'il ne l'est pas, les choses seront repoussées de très peu.

Vous avez posé la question de la relation avec les États-Unis. On se réfère très souvent à la phrase de Churchill disant qu'entre le continent et le grand lange, il choisirait toujours le grand large. Le problème vient aujourd'hui du fait que le grand large ne s'intéresse que très peu à l'Europe. C'est un voeu pieux des Britanniques d'entretenir des relations spéciales avec les États-Unis. Le Royaume-Uni est très affaibli. Il n'aura plus aucune influence au sein de l'Europe. Pour les États-Unis, ce sera un partenaire moins important, et je ne pense pas qu'ils fassent beaucoup de cadeaux au Royaume-Uni, même si Boris Johnson tient des propos en ce sens, tout comme le représentant britannique à New York.

Ils sont très inquiets de l'élection de Donald Trump et ne savent dans quel sens vont les choses. Il n'est pas évident que ce soit dans le leur. Ils répètent qu'ils quittent l'Union européenne mais non l'Europe. Je ne sais comment ils pourraient quitter l'Europe. Où seraient-ils alors, à moins de constituer un nouveau continent ? Ils affirment pouvoir développer une politique globale, mais rien ne les en empêchait auparavant.

Lorsque j'étais en Chine, les Allemands faisaient quatre fois mieux que les Britanniques en termes d'exportations. Rien ne les empêchait de les surpasser. En Inde, les Allemands font deux fois et demie mieux que les Britanniques. Les visites que Theresa May a effectuées ont dû l'échauder un peu. Elle n'a pas été accueillie avec chaleur au G20, en Chine, et les Japonais, qui ne sont généralement pas très catégoriques, l'ont été particulièrement au sujet des conséquences négatives du Brexit. Quant aux Indiens, qui sont de très difficiles négociateurs, ils ont expliqué à Theresa May qu'ils avaient besoin de visas pour leurs étudiants. Elle a répondu que ce n'était pas possible, qu'ils pouvaient faire des efforts en ce qui concerne les hommes d'affaires, mais non pour les étudiants.

Je ne pense donc pas que leur discours sur une politique globale après leur sortie de l'Union européenne puisse avoir beaucoup de succès. Le Royaume-Uni met avant ses relations avec l'Australie. Ce pays représente moins de 1 % de leurs échanges, alors que ceux qu'ils réalisent avec l'Union européenne s'élèvent à 44 %. Je pense qu'il y a une volonté de la part des dirigeants britanniques et de leurs représentants de présenter une situation bien plus rose qu'elle ne l'est.

Quant à l'organisation du gouvernement et de l'administration, on a vu que Theresa May avait nommé les « trois mousquetaires », dont la mésentente est de notoriété publique. Boris Johnson n'aura pas de rôle dans la négociation, et la presse le dit marginalisé par Theresa May. Liam Fox, ministre du commerce extérieur, ne peut négocier un accord tant que le Royaume-Uni est dans l'Union européenne et dans l'union douanière. Certains pensent qu'il pourra même démissionner, faute de véritable emploi. C'est donc David Davis qui mènera la négociation. Il est censé le faire avec Michel Barnier, sous l'autorité du Conseil européen.

Je pense que Theresa May désirera rencontrer les chefs d'État un par un, comme David Cameron l'avait fait durant la négociation, et comme elle avait commencé à le faire aussitôt après le Brexit, à Paris, lors de sa rencontre avec le Président Hollande.

Le plus important est l'unité des Européens. La presse répète régulièrement que la France est la plus dure et veut punir le Royaume-Uni, alors que l'Allemagne est beaucoup plus pragmatique et qu'elle est prête à un accord. Pour le moment, il n'y a pas d'indication en ce sens, mais les choses peuvent évoluer, et les Britanniques entendent trouver des soutiens, en particulier dans les pays scandinaves. L'union qui a été constatée au sommet de Bratislava risque de se distendre. C'est là-dessus qu'ils misent.

S'agissant de la place financière, les banquiers et la City sont effectivement très inquiets. Leurs représentants également. Je suis très souvent invitée par l'association des banquiers, par City UK, par le représentant de la City. Ils sont paralysés face au sentiment que le vote en faveur du Brexit les visait également. Ils n'osent donc pas s'exprimer à voix haute. Ils savent qu'ils vont perdre de l'ordre de 10 % en emplois et en activités. La City demeurera évidemment. Beaucoup disent que c'est New York, plus que l'Europe, qui va profiter des mouvements de retour car certaines activités sont jugées non-rentables sur le continent.

Certaines banques pourront néanmoins y installer certaines de leurs activités. M. Noyer a été nommé pour attirer des banquiers en France. Selon mes contacts dans ce milieu, la perception, pour être franche, est que la France n'est pas la mieux placée, du fait de la rigidité du marché du travail et des lois fiscales, considérées comme imprévisibles. Je répète ce qu'ils m'ont dit : selon eux, la France n'est pas « business friendly » - même s'ils ne sont pas enchantés d'aller à Francfort ou Dublin pour d'autres raisons.

Enfin, la mobilisation est double en ce qui concerne les ressortissants européens.

D'une part, les parlementaires ont honte de ce qui s'est passé dans le pays - meurtre de deux ressortissants polonais, violences, utilisation de termes comme : « Vermines de Polonais, quittez ce pays ! ». Cela s'étend d'ailleurs au-delà. Pour certains, le Brexit signifie : « Tous dehors ! ».

Les parlementaires, très embarrassés, ont créé, avec le soutien du gouvernement, un programme de lutte contre les crimes raciaux pour dénoncer les insultes et les violences.

D'autre part, les « Brexiters », qui savent bien que tout ceci est embarrassant, voudraient régler le problème avant les négociations. Ils souhaiteraient que Theresa May assure aux ressortissants européens qu'ils pourront rester et régler ainsi la question.

Ce n'est pas ainsi que la négociation se passera. Je ne suis pas sûre que ce soit le sujet le plus inquiétant. Il y a à peu près autant de ressortissants britanniques en Europe que de ressortissants européens au Royaume-Uni. Je ne pense pas qu'il devrait y avoir de problèmes pour ceux qui y sont déjà installés.

Il règne cependant une certaine inquiétude. Des démarches ont déjà été engagées pour obtenir des autorisations de résidence permanente. Certains demandent également la nationalité britannique. Ils seront pragmatiques et voudront pouvoir travailler au mieux.

L'inquiétude plane également sur les frais de scolarité, car le régime commun coûte très cher. C'est une préoccupation pour les universités et pour les Britanniques, qui touche les échanges en matière de sciences et le budget des universités, auquel participent les étudiants étrangers.

La confusion demeure, même si les Britanniques travaillent à l'élaboration de propositions. Les injonctions étant contradictoires, les choses sont très difficiles.

Pour le moment, les Britanniques veulent le meilleur accord possible. Du côté européen, on leur explique que les quatre libertés sont indivisibles. La négociation n'a pas commencé et le climat ne s'est pas encore détérioré. On est dans une « drôle de guerre ». Quand la négociation débutera, les choses se durciront, et la France, ainsi que je le disais, sera sans doute dénoncée comme étant le pays le plus dur.

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères et de la défense. - La parole est aux commissaires.

M. Christian Cambon. - Que se passera-t-il si la négociation échoue et qu'il y a pas d'accord ?

M. Jacques Gautier. - Madame l'ambassadeur, vous avez évoqué le volet relatif à la défense et insisté sur l'importance du Royaume-Uni en la matière.

Pensez-vous qu'il soit possible, dans le cadre du Brexit, d'officialiser des liens entre Européens et Britanniques en matière de défense, sous forme d'un élargissement à tous les partenaires de Lancaster House ?

M. Richard Yung. - Vous avez évoqué l'idée qu'une partie de la finance pourrait retourner aux États-Unis. C'est une idée que l'on entend, mais qui me paraît totalement irréaliste.

C'est une menace des Britanniques qui n'a pas de sens, dans la mesure où le seul intérêt pour ces banques d'être à Londres vient précisément du fait qu'elles peuvent avoir accès au marché européen. Si elles sont établies à New York, ce ne sera plus le cas - sauf accord global entre les États-Unis et l'Europe, ce que personne ici n'envisage ni ne souhaite.

C'est là un argument de pression quelque peu pervers, sur lequel on doit cependant rester ferme, de même qu'on ne doit pas accepter que les banques anglaises et américaines puissent travailler librement sur le marché européen.

M. Alain Gournac. - Madame l'ambassadeur, existe-t-il une date à laquelle les Britanniques sont tenus de prendre une position ? Que peuvent-ils faire pour contourner celle-ci ?

Par ailleurs, ressentez-vous une envie des banquiers londoniens de venir en France ? J'ai lu quelque part qu'une banque spécialisée s'était déjà installée à Paris...

M. Jacques Legendre. - Madame l'ambassadeur, la situation à Calais a changé, mais existe-t-il un rapport entre le Brexit et la position que les Britanniques pourront prendre vis-à-vis des enfants immigrés bloqués en France, et qu'ils ne veulent pas accepter ?

Vous avez par ailleurs affirmé que les Britanniques étaient braqués à l'égard des Européens qui travaillent chez eux, en particulier les Polonais. Ceux que nous avons retenus à leur demande à Calais n'étaient pas des Européens. Quelle est leur position vis-à-vis des étrangers non-Européens désirant entrer au Royaume-Uni actuellement ?

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères et de la défense. - J'aimerais prolonger ce que disait Jean Bizet en matière de politique étrangère. Que fait la France et que peut-elle faire pour resserrer les liens européens face à cette nouvelle donne ? Il est préoccupant de considérer que les États-Unis sont tentés de définir leur propre Europe, tout en condamnant l'Union européenne.

Le Brexit a d'une certaine manière ouvert la géographie européenne. Il existe une vision américaine de l'Europe. La Chine, avec la « Route de la soie », a choisi une Europe à seize plus un. Elle dessine aussi son Europe, tout comme la Russie, avec l'OTAN.

Tout le monde semble avoir une vision géopolitique de l'Europe - sauf peut-être les Européens - ce qui est très préoccupant pour sa propre dynamique.

Mme Sylvie Bermann. - Tout d'abord, il existe une possibilité d'étendre la négociation en cas d'accord unanime des autres pays.

Par ailleurs, les Britanniques estiment qu'il est impossible de régler toutes les questions en deux ans. On peut régler le problème du divorce, mais non celui des relations avec l'Union européenne.

Pour « ne pas tomber de la falaise » - pour reprendre leur expression - les Britanniques réfléchissent à un accord de transition, même si cela n'a pas encore été formulé. Cela peut prendre un certain nombre d'années.

En ce qui concerne la date butoir, il en existe en fait deux différentes. Pour les Européens, la date est celle de 2019 et des élections au Parlement européen. Pour les Britanniques, la date est davantage celle des élections britanniques, c'est-à-dire 2020. Cela étant, ils espèrent aller le plus vite possible.

Michel Barnier a parlé d'une durée de dix-huit mois pour recueillir l'accord des États membres et du Parlement. Je ne sais pas si c'est tenable ou non. Theresa May avait dit au Président de République, en juillet, qu'il leur fallait du temps pour se préparer et élaborer des options, mais que la négociation serait ensuite plus rapide. Je pense encore une fois que celle-ci sera bien plus difficile qu'ils ne l'imaginent.

En matière de défense, Français et Britanniques partagent une relation de défense exceptionnelle, que ce soit en termes capacitaires ou en termes d'échanges d'officiers - quarante-six de chaque côté dont certains qui participent directement au combat. On a créé une force conjointe qui peut monter jusqu'à dix mille hommes. On intervient conjointement au Conseil de sécurité. Je pense que la dimension bilatérale demeurera.

La dimension européenne intéresse aussi les Britanniques. Ce sont eux qui commandent la force Atalante, à Northwood. Ils sont également intéressés par l'Agence de défense européenne, ainsi que par des opérations comme Sophia, en Méditerranée. Ils y participent et l'ont présentée avec nous au Royaume-Uni. Le problème est de savoir comment faire.

Il y a quatorze ans de cela, j'étais ambassadeur au Comité politique et de sécurité de l'Union européenne (CoPS), qui monte les opérations de sécurité de l'Union européenne. Qu'il s'agisse du plan de commandement ou du plan d'opération, tout est fait au COPS. Ils n'y seront plus.

Ils imaginent des statuts d'observateurs, qui leur permettraient d'y être ou d'être associés. Pour le moment, on n'en sait rien. Très peu ont travaillé là-dessus. Les Britanniques se sentent plus libres dans ce domaine, l'électorat britannique ne s'étant jamais prononcé sur ces questions. Ils pensent donc disposer d'une marge de manoeuvre plus importante.

Pour ce qui est de la question des banques, on peut effectivement s'interroger sur le retour à New York. C'est en tous cas ce que nous disent des banquiers, y compris ceux qui sont favorables au maintien dans l'Union européenne ou qui souhaitent obtenir un accord aussi proche que possible des conditions initiales. Ils affirment que le fait d'ouvrir des sièges ou des succursales sur le continent leur reviendrait plus cher, pour des activités qui ne sont pas indispensables.

Ils font valoir qu'il existe un système d'équivalence avec New York. Tout cela n'est pas clair. Nous avons intérêt à maintenir nos démarches. Démarches qu'ils nous reprochent d'ailleurs, mais je leur réponds que nous sommes dans un système de libre concurrence. Ce sont eux qui nous l'ont appris : ils peuvent donc difficilement le contester.

Les banquiers nous disent qu'ils espèrent le meilleur et se préparent au pire. Ils sont en train de mettre en place un dispositif qui sera activé si l'accès au marché unique est impossible et s'ils perdent le passeport européen, tout en espérant que des accords interviendront d'ici là. Il faut compter environ deux ans pour que les transferts s'opèrent.

Les retours sont peu nombreux, si ce n'est ceux d'HSBC, qui possède déjà une implantation en France, et qui n'a donc rien à créer. C'est plus facile.

Calais constitue une épine qu'on a retirée du pied de la Grande-Bretagne. Ils sont conscients des voix qui appellent en France à dénoncer les accords du Touquet. Les Britanniques se sont félicités de l'accord intervenu. Ils ont accepté jusqu'à présent trois cent soixante-dix mineurs et examinent le cas d'un certain nombre d'autres. Des polémiques sont en train de naître au Royaume-du fait de l'âge de certains d'entre eux, qui sont majeurs. Cela a fait la première page des journaux. Nous maintenons la pression.

Pour ce qui est de la perception des étrangers, certains estiment que les Britanniques font preuve d'hypocrisie. On parle essentiellement de ressortissants européens. En réalité, l'hostilité aux étrangers est bien plus large - encore que d'autres disent qu'ils ont tellement l'habitude de voir des gens du Commonwealth que cela choque moins que des Polonais !

Le problème vient du solde migratoire net de trois cent trente mille. Dans certaines villes, les étrangers sont devenus majoritaires.. Les Britanniques ont le sentiment que les étrangers prennent la place de leurs enfants. En outre, les enfants issus de l'immigration sont meilleurs que les enfants des classes défavorisées britanniques. C'est un vrai problème social, qui doit être réglé. C'est pourquoi Theresa May essaye de définir une politique industrielle, afin de régler la situation des personnes sans qualification. Au Royaume-Uni, le taux de chômage est seulement de 4,8 %, mais il est plus fort dans les populations blanches déclassées. C'est une autre difficulté, à laquelle il faudra remédier, mais cela n'a rien à voir avec l'Union européenne.

Quant à l'Europe elle-même, c'est à elle de se construire, de se définir et d'avoir des projets. C'est ce qui a été fait à Bratislava.

Le risque est que les autres pays souhaitent diviser Union européenne et jouer sur ses faiblesses. Vous avez évoqué la Chine. Le concept de seize plus un est antérieur au Brexit. Il remonte à 2012. Les Chinois ont toujours eu tendance à travailler de façon bilatérale, tout en sachant que le poids de l'Union européenne porte sur les questions commerciales, le statut d'économie de marché, et qu'ils ne peuvent y échapper.

Ils espèrent trouver dans le Royaume-Uni un partenaire favorable au libre-échange. C'est pour le moment le seul entièrement acquis au statut de marché, mais il sera cependant affaibli. Soixante-cinq millions d'habitants, c'est environ la moitié d'une province chinoise.

C'est à nous qu'il appartient de défendre l'Union européenne et d'en faire une entité de poids face à des puissances-continents comme les États-Unis ou la Chine.

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Merci, Madame l'ambassadeur, d'avoir répondu à toutes les questions.

Le dernier sujet abordé par le président Raffarin est fondamental. Il ne faut pas se laisser « embarquer » par la vision de l'Europe que souhaitent nos partenaires, qu'ils soient d'outre-Atlantique, de Russie ou de Turquie.

On voit bien que ces pays ne comprennent pas l'Europe. C'est le cas de la Russie - à moins qu'elle feigne de ne pas la comprendre. La Turquie voudrait nous imposer certaines choses, d'où la pertinence de la refondation de l'Union européenne, qui constitue le sujet du rapport sur lequel nous travaillons.

L'Europe est en quelque sorte fatiguée d'elle-même, mais ce fut une formidable architecture. À nous de la restructurer. Je pense que cela passe par la notion d'État-continent. On ne peut plus raisonner au niveau des États. On doit le faire au niveau des continents. Si on veut redonner une place et de la force au continent européen, cela passe par les négociations commerciales.

La puissance de l'Europe viendra de notre capacité à nous affirmer sur le TTIP, comme nous l'avons fait hier sur le CETA, en affichant les mêmes armes que nos voisins d'outre-Atlantique, qui sont particulièrement habiles dans ce domaine.

C'est pourquoi je suis un fervent adepte du « Buy European Act » et des instruments de défense contre l'extraterritorialité des lois américaines. Tant qu'on ne les mettra pas en place, nous ne serons pas respectés.

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères et de la défense. - On voit bien que la fin de cette négociation est sans doute assez lointaine, même si les échéances électorales vont déterminer notre calendrier, notamment l'élection au Parlement européen.

Il y a là un rendez-vous important et assez proche. Pour ce qui est des autres sujets, notamment en matière de défense, il s'agit de calendriers bien plus longs et complexes. Le temps est donc une des équations incertaines de cette affaire.

Rien n'est aujourd'hui prévisible, et c'est ce qui est très dangereux. L'élection non anticipée de M. Trump vient rajouter de l'incertitude. Un proverbe chinois dit que quelqu'un d'imprévisible est un ennemi. Aujourd'hui, l'Europe et les États-Unis ont des politiques imprévisibles.

C'est là toute la difficulté, ce qui sert énormément les intérêts des régimes autoritaires, qui disposent du système le plus prévisible.

Le Brexit, qui concerne le coeur de l'Europe, finit par constituer un élément majeur de l'incertitude mondiale.

Mme Sylvie Bermann. - J'ai compris que le Sénat envisageait une visite à Londres au mois de février. Vous y serez les bienvenus. Il est très important que vous ayez un contact avec vos homologues et que vous puissiez rencontrer différentes personnalités.

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères et de la défense. - Nous nous y rendrons en effet dans le cadre de ce groupe de suivi.

Merci beaucoup.

La réunion est close à 9 heures 20.

La réunion est ouverte à 14 h 30.

Politique commerciale de l'Union européenne - Communication de Mmes Éliane Giraud et Colette Mélot

M. Jean Bizet, président. - Nous avons souvent le sentiment que l'Europe a fait preuve de naïveté dans les négociations commerciales internationales. Au nom du libre-échange généralisé, elle a accepté de démanteler les barrières qui protégeaient ses industries quand ses grands partenaires économiques maintenaient les leurs de façon parfois subreptice.

L'Europe ne peut accepter la fermeture des marchés publics américains à ses productions ou encore l'extra-territorialité des lois américaines et doit savoir défendre ses indications géographiques. J'espère que le Comprehensive Economic and Trade Agreement (Ceta) fera jurisprudence dans ce domaine et que le prochain accord à négocier, avec le Japon, les respectera.

Une Europe puissance doit affirmer ses intérêts face à ses partenaires commerciaux en exigeant la réciprocité et en utilisant, le cas échéant, ses instruments de défense commerciale. La commission des affaires européennes examinera précisément, le 15 décembre, sur le rapport de Philippe Bonnecarrère et de Daniel Raoul, une proposition de résolution européenne sur les instruments de défense commerciale.

Reçus hier par le chef de cabinet du commissaire Timmermans, nous avons bien mis l'accent sur ces sujets.

M. Jacques Gautier, président. - Nous écoutons donc nos collègues avec attention sur la question de la politique commerciale de l'Union européenne.

Mme Colette Mélot. - Face au blocage des négociations commerciales multilatérales à l'OMC, la Commission européenne a engagé et conclu plusieurs accords bilatéraux de libre-échange dits de nouvelle génération qui, au-delà des simples réductions tarifaires ou non tarifaires, intègrent des dispositions sur la coopération réglementaire et des chapitres dédiés au développement durable, droits sociaux ou environnementaux notamment.

Ces accords font l'objet de contestations croissantes, du fait même de cette ambition. Mettant en jeu des modes de vie, des cultures, des préférences collectives, ils génèrent des oppositions et des inquiétudes fortes au sein de l'opinion. Compétence exclusive de la Commission européenne, la politique commerciale apparaît comme réduisant les rôles des États membres et singulièrement des parlements nationaux.

Si les échanges commerciaux ont été et doivent rester source de croissance et d'emplois, des conditions politiques nouvelles s'imposent désormais pour répondre aux inquiétudes souvent légitimes qui se font jour : ils imposent une transparence accrue et une position européenne plus tournée vers la défense de ses intérêts propres, dans un cadre de réciprocité et d'affirmation d'une Europe-puissance.

Quelles leçons tirer des difficultés politiques générées par les deux accords avec les États-Unis et avec le Canada ? C'est l'ambition même de ces accords de libre-échange de nouvelle génération qui se retourne contre eux, parce qu'au-delà des droits de douane et des réductions tarifaires, ils établissent des normes nouvelles et exigeantes : normes environnementales, sociales, sanitaires. Ils conditionnent nos modes de vie et nos préférences collectives et ont un impact quasi-culturel, ce qui suscite inquiétudes et suspicions. On l'a bien vu sur les deux accords que j'ai évoqués.

Pour y remédier, une communication et une pédagogie sont indispensables et une transparence sincère et loyale s'impose, en particulier vers les Parlements nationaux, dont le rôle ne doit plus se limiter à donner leur aval, en fin de course, à des textes bouclés loin d'eux.

Des progrès significatifs sont déjà intervenus, en particulier sur le Partenariat transatlantique de commerce et d'investissement (PTCI), mais trop tardivement sur l'Accord économique et commercial global (AECG) ou Comprehensive Economic and Trade Agreement (Ceta) en anglais. Sur le premier, la Commission européenne a adopté une démarche de transparence, en intégrant sur son site des informations utiles sur les enjeux et les problèmes soulevés et le Conseil lui-même a autorisé la publication du mandat de négociation.

Il faut aussi relever l'engagement du secrétaire d'État français au commerce dans cette exigence de transparence. La mise en place du Comité de suivi stratégique, ouvert aux parlementaires et aux acteurs économiques et sociaux a été une excellente initiative. Il y a là un acquis sur lequel nul ne pourra revenir. J'y ajoute le rôle de la Direction générale du Trésor dont les réunions régulières, sur des sujets souvent techniques, sont essentielles pour pouvoir décrypter des enjeux complexes.

Peut-on et doit-on, aller plus loin ? Oui, si l'on veut tirer les conséquences des soubresauts autour des accords États-Unis et Canada et conjurer les risques sur des accords à venir. Je pense aux négociations, déjà engagées, avec le Mercosur ou, demain, avec le Japon. En tant que parlementaires nationaux, quelles propositions formuler ?

Il faut d'abord que la politique commerciale de l'Union fasse l'objet de débats réguliers dans les Parlements nationaux. Si elle relève de la compétence exclusive de la Commission, les gouvernements des États membres, ont heureusement leur rôle à jouer au Conseil des ministres de l'Union. Ces débats parlementaires doivent se tenir le plus en amont possible, par exemple avant l'adoption en Conseil du mandat de négociation confié à la Commission pour le lancement d'un accord de libre-échange. Ce serait l'occasion pour le Gouvernement de dire à la représentation nationale ce qu'il entend retirer du futur accord, mais aussi les lignes rouges qu'il n'acceptera pas de voir dépassées sur tel ou tel secteur. À lui d'expliquer les enjeux, les bénéfices attendus, les risques possibles, qu'il conviendra de prévenir dans le cours de la négociation.

Cela pose ensuite la question de la publication du mandat finalement adopté. C'est là une prérogative du Conseil, donc des États membres. Répondant à une demande insistante, celui sur le PTCI a été finalement publié. La Commission européenne, qui n'est pas décisionnaire sur ce point, propose de les publier systématiquement. Nous avançons. Certes, tout ne doit pas être dévoilé au partenaire lorsqu'une négociation va s'ouvrir. Mais les risques politiques de l'opacité sont largement supérieurs à ceux de la transparence.

La transparence doit aussi s'exercer au cours de la négociation. Au Parlement français nous pouvons nous rendre au secrétariat général des affaires européennes (SGAE) pour consulter les documents, plus ou moins confidentiels, faisant le point sur les sessions successives de négociation. C'est un pas en avant positif. Mais que de tels documents ne soient disponibles qu'en anglais est inacceptable. Cela perpétue l'opacité vis-à-vis de ceux qui ne sont pas forcément familiers avec cette langue. Au demeurant, il est inscrit dans les traités européens qu'ils doivent être traduits en français.

Enfin deux démarches s'imposent, non seulement au profit des parlements nationaux mais aussi des acteurs concernés : d'abord la réalisation et la diffusion aussi large et anticipée que possible, d'études d'impact préalables, tant à l'engagement de négociations qu'à la mise en oeuvre provisoire des accords conclus. De même, une politique systématique de suivi de la mise en oeuvre des accords, après une certaine durée d'application, est nécessaire. Elle est aujourd'hui négligée, surtout quant au suivi des dispositions sur le développement durable sur les exigences sociales et environnementales notamment.

Il faut enfin de la transparence sur ce qui, dans un accord de commerce, relève des compétences exclusives de la Commission ou des compétences partagées. Le flou qui a longtemps entouré le Ceta à cet égard -accord mixte ou non - a pesé très négativement dans le débat. Il serait aussi parfaitement légitime que le ou la commissaire en charge du Commerce soit régulièrement entendu par les représentants des Parlements nationaux, en particulier dans le cadre de la Conférence des Organismes spécialisés dans les affaires communautaires (Cosac). Le président de la Commission, M. Juncker, a incité ses commissaires à aller au plus près des parlementaires nationaux. La Cosac, qui les rassemble tous en même temps dans un même lieu est un cadre privilégié pour communiquer et convaincre.

Dans un contexte de suspicion généralisée à l'égard du développement des échanges commerciaux, la transparence va main dans la main avec la démocratie elle-même. Une libéralisation commerciale équilibrée n'a rien à cacher.

Mme Éliane Giraud. - Les négociations des accords bilatéraux, singulièrement celles du PTCI, ont été le révélateur d'un nécessaire ajustement entre deux démarches : d'un côté, le principe d'une ouverture commerciale toujours plus large et, de l'autre, la nécessité d'une véritable réciprocité. Ce sont des débats anciens, notamment au Parlement européen.

Plus largement, une démarche offensive de l'Union s'impose désormais pour que, de puissance économique, elle sache aussi s'affirmer comme une puissance commerciale, centrée sur la défense de ses intérêts. La France est la seule pour l'instant à avoir demandé l'arrêt des négociations du PTCI.

L'Union européenne doit utiliser pleinement les outils de défense commerciale. Comme les autres économies, elle est confrontée à des pratiques qui aboutissent à de graves distorsions de marché et faussent le jeu d'une concurrence équitable. Le dumping et les subventions étatiques généralisées, en particulier, ont pour effet de fausser les prix des produits de certains pays exportateurs - singulièrement la Chine - au détriment des industriels européens et de l'emploi. L'Union européenne dispose d'un arsenal adapté contre ce genre de pratiques. Ces instruments de défense commerciale sont d'ailleurs parfaitement conformes aux règles de l'OMC. Pour autant, jusqu'à présent, l'Union européenne en a toujours fait un usage restrictif. C'est cette retenue systématique qui doit évoluer.

La lutte contre les pratiques de dumping ou les effets d'une économie massivement subventionnée est d'une grande actualité puisque l'Union devra modifier, dans quelques jours, le mode de calcul des pratiques de dumping d'entreprises chinoises, même si, cela va de soi, la Chine ne saurait être considérée comme un économie de marché justifiant de recalculer, à la baisse, les capacités de défense tarifaire de l'Union européenne. La Commission a donc décidé de modifier une politique jusqu'alors par trop bienveillante à l'égard des économies coutumières de ces pratiques commerciales déloyales.

L'une de ces mesures très techniques, essentielle et qui a longtemps divisé les États membres est la « règle du droit moindre ». Pour justifier une mesure antidumping, il faut pouvoir prouver la réalité de cette pratique et la causalité entre ce dumping et le préjudice subi par l'industrie. Le droit antidumping établi correspond alors soit à la marge du dumping lui-même, soit au niveau nécessaire pour éliminer le préjudice, si celui-ci est plus faible. C'est cette règle de droit moindre qui a toujours été privilégiée par la Commission. Par exemple : face au dumping sur certains produits sidérurgiques chinois, le droit antidumping moyen était dans l'Union de 21 % ou 35 % en application de la règle du droit moindre, alors qu'aux États-Unis, pour le même produit venant du même pays, il était de... 261,5 %.

L'Union européenne doit également s'impliquer sur la question de la réciprocité dans l'accès aux marchés publics. Enfin, les accords de libre-échange comportent tous, conformément aux règles de l'OMC, des mécanismes de stabilisation ou des clauses de sauvegarde, en cas de déséquilibre durable et importants des importations de biens des pays partenaires. Le cas de la banane, dans les accords passés entre l'Union et des pays d'Amérique latine a démontré une inertie coupable de la Commission à mettre en oeuvre ces outils.

L'Union européenne doit travailler à une réciprocité équilibrée dans l'accès aux marchés publics. Beaucoup de nos entreprises se plaignent à ce sujet. L'accès des entreprises de l'Union européenne aux marchés publics des pays partenaires est au coeur des négociations d'accords de libre-échange. Ce fut - et ce sera encore peut-être à l'avenir - l'un des points de blocage principaux dans le cadre du PTCI avec les États-Unis. Ce le sera sûrement aussi avec le Japon. L'accord signé avec le Canada sur ce point a été l'occasion d'une relative satisfaction, le degré d'ouverture étant passé de 10 à 30 % sur les marchés publics fédéraux, mais aussi provinciaux.

La situation sur ce sujet est assez parlante : 82 % des marchés publics européens sont ouverts aux entreprises des pays tiers, quand cette proportion n'est que de 32 % aux États-Unis et de 28 % au Japon. Compte tenu de l'importance de l'enjeu économique pour les entreprises européennes et, en particulier, les PME françaises, il est clair que l'Union doit modifier cette démarche d'une ouverture sans contrepartie. La Commission européenne, en 2012, avait préparé un dispositif de réciprocité forcée, prévoyant trois options : la possibilité offerte aux adjudicateurs publics de différencier les fournisseurs extérieurs selon le degré d'ouverture de leurs pays aux offres européennes ; la possibilité pour la Commission de fermer partiellement le marché européen aux soumissionnaires d'un pays tiers où les entreprises européennes sont systématiquement exclues. Les divergences d'approches entre États membres n'ont pas permis d'aboutir à ce jour à l'adoption d'un texte consensuel. Cela s'impose désormais.

Troisième aspect d'une démarche offensive que l'Union européenne devrait résolument adopter : le blocage des effets extraterritoriaux que certains États - en fait principalement les États-Unis - donnent à leur législation nationale. Les entreprises européennes sont aujourd'hui exposées à une multiplicité de règles américaines de portée extraterritoriale, applicables dès lors qu'il existe un lien même ténu avec les États-Unis, par exemple du fait de l'utilisation du système financier ou monétaire américain, difficilement contournable.

Après BNP Paribas, qui a dû acquitter près de 9 milliards de dollars de pénalités, du fait de contrats avec des pays sous embargo américain, et Alstom, qui a dû débourser 770 millions d'euros en application de la législation américaine anticorruption, c'est la Deutsche Bank qui est actuellement menacée d'une pénalité qui pourrait atteindre 14 milliards de dollars, pour son rôle dans la crise des subprimes. S'il était avéré, ce montant ferait courir un risque de déstabilisation à l'ensemble du système financier européen. Par ailleurs, la reprise des relations avec l'Iran est bloquée, malgré l'accord sur le nucléaire du 14 juillet 2015, en raison du maintien par les États-Unis de sanctions bilatérales, dont aucune entreprise même non-américaine ne peut faire abstraction.

La mission d'information de l'Assemblée nationale sur l'extraterritorialité de la législation américaine a évalué à 20 milliards de dollars le montant des pénalités récemment versées par des entreprises européennes aux administrations américaines, aux motifs de corruption internationale ou de violation des sanctions économiques décidées par les États-Unis. Or l'Histoire montre que les Européens peuvent s'opposer aux Américains ; c'est moins une question de droit que de rapport de force. L'Europe a fait reculer les États-Unis, après l'adoption en 1996 par le Congrès de lois qui sanctionnaient les entreprises non-américaines qui auraient certaines activités économiques à Cuba, en Libye et en Iran.

Nous vous proposons, à ce sujet, deux orientations. En premier lieu, l'Europe peut s'opposer aux États-Unis en bloquant l'application des lois américaines. Il existe un projet d'actualisation du règlement européen de blocage en date de 1996. Cette actualisation doit être relancée. En second lieu, l'Europe doit mettre en oeuvre ses propres dispositifs et donner une visibilité politique et institutionnelle à l'application des sanctions économiques qu'elle décide en identifiant, au sein de la Commission, un interlocuteur spécifiquement en charge de cette démarche.

De l'audition de ce matin, je retiens que les discussions avec les États-Unis vont être de moins en moins politiques et de plus en plus commerciales. Ces sujets deviendront donc centraux dans les positionnements que prendront l'Allemagne et la France. Ce que nous étudions ici est au coeur de l'actualité.

M. Jean Bizet, président. - Le président Raffarin a posé ce matin à Mme Sylvie Bermann, ambassadeur de France au Royaume-Uni, une question pertinente ; nous ne devons plus penser à l'échelle d'un État, mais d'un continent. Dans un monde conflictuel, où des personnalités - disons - marquées sont à la tête de la Russie, des États-Unis ou de la Turquie, l'Europe ne sera respectée que si elle est ferme.

C'est le Conseil qui bloque les instruments de défense commerciale européens puisque 14 États membres sont contre et 14 sont pour. Or si les Européens n'affirment pas leur puissance, ils ne seront pas respectés et nous ne pourrons pas rassurer nos concitoyens quant à leurs angoisses sur l'emploi et le commerce, qui ne sont pas moindre que sur la sécurité. Nous sommes passés de négociations multilatérales à l'OMC à des négociations bilatérales. Annonçons la couleur : M. Trump l'a annoncée, lui !

Mme Éliane Giraud. - Le Brexit nous ouvre les yeux. Je vous suis totalement sur la perception que ces questions donnent de l'Europe à nos concitoyens.

M. Jean Bizet, président. - Une Europe qui protège doit être à l'offensive.

Politique de défense de l'Union européenne - Communication de M. Jacques Gautier et Mme Gisèle Jourda

M. Jacques Gautier. - Nous cherchons des solutions pour redonner espoir en l'Union européenne à nos concitoyens. Je crains que notre travail sérieux, posé, pragmatique ne soit pas de nature à lui seul de susciter un souffle nouveau modifiant la vision que les citoyens ont de l'Europe. Nous vivons des surprises stratégiques : Brexit, élection de Donald Trump, « non » massif au référendum italien. Les citoyens veulent peser sur les décisions et se reconnaître en elles - nous en sommes loin aujourd'hui. Les structures européennes, et en particulier la Commission, ne l'ont pas totalement compris. Les politiques, notamment français, ne peuvent rester sourds et doivent faire évoluer le fonctionnement de l'Union ; celle-ci doit arrêter d'édicter norme sur norme, appliquer plus nettement le principe de subsidiarité et ajouter de l'humain dans les décisions pour que les Européens rêvent à nouveau. Gisèle Jourda sera heureusement plus optimiste dans son intervention sur le même sujet : la défense européenne.

L'idée de refonder l'Europe autour de la défense me paraît illusoire. Peut-on, en parlant de coopérations renforcées, de politique industrielle ou d' « acte préparatoire », insuffler l'élan politique qui manque à l'Union aujourd'hui ? En partie, mais pas totalement. Oui, il faut faire l'Europe de la défense, oui, il faut refonder l'Europe, mais la première n'est pas la condition de la seconde. Une réelle défense, « politique », ne pourra se fonder que dans une « Europe politique » - nous en sommes loin.

Ceci étant dit, il faut tirer parti de ce moment particulier. Tout nous y pousse : le terrorisme, la montée des menaces et le retour de la force sur la scène internationale, l'incertitude quant à l'alliance atlantique... Cinq-cents millions d'Européens attendent l'affirmation de l'Europe dans le domaine de la défense. Il est certain que le Royaume-Uni a été un frein au développement de la défense européenne, s'opposant à la création d'un Quartier général européen et bridant le budget de l'Agence européenne de défense (AED) année après année. Reconnaissons-le, il a également été un alibi commode pour les pays qui n'envisagent d'autres cadres de défense que celui de l'Otan.

Que signifie concrètement la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne dans le domaine de la défense ? Membre permanent, comme nous, du Conseil de sécurité de l'ONU, appartenant à l'Otan, détenteur de la puissance nucléaire en Europe, le Royaume-Uni consacre déjà 2 % de son budget aux dépenses de défense. Nos deux pays représentent à eux seuls 70 % des dépenses de recherche et développement et 50 % des budgets militaires européens. Nous avons des bases industrielles et technologiques de défense (BITD) majeures et une relation forte et fiable : rappelez-vous la rapidité de la réponse britannique lorsque nous avons fait appel à la solidarité européenne dans le cadre de l'article 42-7 du traité sur l'Union européenne ! Cela favorise les coopérations stratégiques, opérationnelles et industrielles : en mars 2016, lors du sommet bilatéral franco-britannique d'Amiens, des coopérations importantes ont été annoncées : le renouvellement par MBDA de l'ensemble des missiles de frappe dans la profondeur et la réalisation en commun d'ici 2025 de démonstrateurs opérationnels de drones de combat.

Nous le savons tous, le traité de Lancaster House liant la France et le Royaume-Uni en matière de défense, a vocation à prospérer ; nos gouvernements -et nous-mêmes- l'avons rappelé à de nombreuses reprises depuis le 23 juin. Mais nous perdons au sein de l'Union un pays qui partage notre expérience stratégique et opérationnelle, qui dispose d'une armée réellement engagée sur de nombreux théâtres d'opérations extérieures, bref un acteur majeur de la défense en Europe. Ceci m'amène à vous présenter la première de nos propositions : dans le domaine de la défense, il me semble impératif de proposer un Lancaster House élargi, cadre intergouvernemental de concertation régulière et de coopération multilatérale réunissant le Royaume-Uni, la France, l'Allemagne, sans doute également l'Espagne et l'Italie dans un premier temps. Dans notre rapport de juillet 2013 sur la défense européenne, nous pensions également à la Pologne ; cela paraît moins facile aujourd'hui alors que cet état membre semble se tourner davantage vers les États-Unis.

Il est indispensable que la concertation, la coopération et les actions communes soient maintenues, non seulement dans le cadre bilatéral franco-britannique mais aussi dans un cadre multilatéral européen intergouvernemental.

Deuxième élément de contexte méritant notre attention : les répercussions des résultats des élections américaines sur la défense européenne. On peut espérer que le quarante-cinquième président des États-Unis sera finalement moins hostile à l'Otan que sa campagne électorale ne le laissait craindre. Une réelle incertitude pèse toutefois sur le rôle que les États-Unis joueront désormais sur l'échiquier international et sur la place que l'Europe occupera dans la hiérarchie de leurs priorités stratégiques. Dans ce contexte, les pays appartenant à l'Union européenne et membres de l'Otan semblent partagés entre deux options : la première consiste à rester à tout prix sous le parapluie américain en renonçant à toute autonomie par rapport à l'Otan, voire en renonçant à développer toute capacité de défense supplémentaire, sorte de tentative désespérée pour contraindre l'allié américain à tenir encore le rôle qu'il semble vouloir délaisser. La deuxième, au contraire, qui me semble, vous le comprendrez, la meilleure, consiste à renforcer sa défense. Les pays voisins de la Russie et les pays du Nord de l'Europe sont prêts à tout, et en particulier à acheter américain, pourvu que les Américains continuent de contribuer à leur défense. C'est d'ailleurs répondre au désir exprimé par notre allié américain d'un meilleur partage des coûts de la défense du vieux continent. Désir qui n'est n'est pas nouveau : souvenez-vous de Leon Panetta et de son « partage du fardeau ».

Il me paraît donc indispensable, lorsque les pays de l'Europe de l'Est auront pu se positionner par rapport au futur président américain, de préciser les enjeux et les priorités de la relation entre l'Union européenne et l'Otan, afin qu'il soit clair qu'une défense européenne est complémentaire et en aucun cas redondante ou concurrente du dispositif de l'Otan. Dans un contexte de raréfaction des ressources budgétaires et de multiplication des menaces, cela devient même indispensable. Lors du dernier sommet de l'Otan à Varsovie, en juillet 2016, les deux organisations ont donné un aperçu des domaines dans lesquels elles souhaitent renforcer leur coopération : lutte contre les menaces hybrides, amélioration de la résilience, renforcement des capacités de défense, cyberdéfense, sûreté maritime et exercices communs. L'importance d'une collaboration étroite entre les deux institutions en faveur du développement d'une approche globale internationale de la gestion des crises et des opérations a été rappelée. Notre rapport, au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, sur les opérations extérieures le 13 juillet dernier a montré l'importance de cette « approche globale ».

Nous ne pourrons parler d'Europe de la puissance que si, dans ce domaine, une réelle autonomie stratégique s'exprime. Pour cela une volonté politique forte est indispensable. L'initiative franco-allemande de défense de septembre 2016 et les lettres des ministres de la défense français, allemand, espagnol et italien sont un signe encourageant en faveur d'une défense européenne robuste. Celle-ci a besoin, pour exister au-delà du niveau intergouvernemental, d'être accompagnée de certains préalables.

D'abord, un document de type « revue stratégique » de la défense européenne apparaît indispensable à moyen terme. Une des raisons pour lesquelles la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) n'a pas donné les résultats attendus est que chaque pays y projetait sa propre vision politique et sa propre analyse des menaces. Il est indispensable de remédier à ces ambiguïtés en définissant la base d'une autonomie stratégique, c'est-à-dire une analyse partagée des menaces exprimant une volonté politique claire. Cela seul garantira l'efficacité du plan de mise en oeuvre de la « stratégie globale » validée par le Conseil européen en juin.

Ma deuxième proposition consiste à instaurer un dialogue politique permanent visant à renforcer et clarifier la coopération franco-allemande dans le domaine de la défense. Il est nécessaire au bon fonctionnement du moteur franco-allemand, dont chacun s'accorde à penser qu'il est indispensable à la refondation européenne. Lorsque l'Allemagne prévoit l'intégration de son armée de terre avec l'armée néerlandaise ou utilise le concept de « nation cadre » à l'Otan pour fédérer les investissements des pays autour de projets capacitaires spécifiques, elle développe une vision politique qui lui est propre. Faisons en sorte, grâce à un dialogue organisé et constant, que nos objectifs respectifs soient bien compris et compatibles avec une vision commune de la défense européenne.

Ce moteur franco-allemand fortifié ouvrirait la voie à une démarche volontaire et concertée de planification des budgets et des capacités de défense au niveau des gouvernements et des états-majors, à travers une « revue annuelle de défense coordonnée ». Sorte de « semestre européen » adapté au domaine de la défense et de la sécurité, cette revue permettrait aux États volontaires de se concerter sur leurs budgets de défense, leurs projets d'investissements capacitaires et ainsi de mutualiser leurs efforts pour maximiser l'efficacité des moyens alloués à la défense. Ce mécanisme aurait vocation à entraîner les pays volontaires à atteindre l'objectif de 2 % du PIB et à combler les déficits capacitaires déjà bien identifiés que sont le ravitaillement en vol, la cybersécurité, les drones ou encore les communications satellitaires.

Ce dernier domaine illustre bien les démarches positives qui peuvent être initiées, en partant de la coopération franco-allemande, pour bâtir un dispositif de défense européenne. Les capacités satellitaires développées en commun - dans le cadre desquelles les Allemands ont accepté de participer au financement de projets français - pourraient être mises à la disposition de la défense européenne.

Naturellement, il conviendra de réduire les divergences culturelles qui, en matière de défense, peuvent encore séparer les approches françaises et allemandes - en particulier en matière d'appréciation des demandes d'autorisation d'exportation d'armement vers des pays non membres de l'Union européenne ou de l'Otan. La ligne restrictive suivie par l'Allemagne en ce domaine nous a pénalisés : le refus des autorités allemandes de délivrer des licences d'exportations pour certains composants allemands d'équipements réalisés en France a retardé, fin 2012, la fourniture par Nexter de châssis et moteurs destinés à des véhicules blindés acquis sur fonds saoudiens et bloqué pendant plusieurs mois, à l'automne 2014, la livraison par MBDA de missiles antichars MILAN ER destinés au Qatar. Il faut veiller à ce que les choix allemands, en particulier à propos du drone européen à l'horizon 2025 ne fassent pas apparaître de véritables divergences de fond.

L'Union européenne a élaboré des instruments d'harmonisation des pratiques et des politiques d'exportation ; mais le Guide d'utilisation (publié en juillet 2015) du code de conduite de 1998 pourrait encore être amélioré, sachant que nous sommes les seuls à le respecter, à notre détriment... Il convient également de mettre à jour la législation européenne sur la passation des marchés de défense et la circulation des produits liés à celle-ci au sein de l'Union. C'est au demeurant une ambition affichée par la Commission européenne dans le plan d'action pour la défense européenne qu'elle a présenté le 30 novembre dernier en vue du prochain Conseil européen.

Dernière observation : la France fait trop souvent figure de donneur de leçons auprès des autres Etats membres. Nous n'avons pas encore compris que, si nous avons de bonnes idées, nous portons nos certitudes de façon parfois autoritaire ou maladroite. Trouvons des relais pour nos propositions : nous serons ainsi plus crédibles. Quand les orientations du président Trump seront plus claires, il conviendra de porter des orientations fortes mais, en attendant, ne portons pas nos options sur la place publique, au risque de nous mettre à dos nos partenaires européens.

Mme Gisèle Jourda. - Voici les autres pistes que nous proposons. Afin de tirer pleinement parti des dispositions du traité de Lisbonne, un Conseil européen de sécurité et de défense devrait se réunir au minimum une fois par an afin d'évaluer les menaces auxquelles l'Union est confrontée. Menaces intérieures, extérieures, terroristes, cyberattaques : cette évaluation a vocation à déboucher sur des politiques concrètes ; et c'est dans ce cadre très politique de la réunion des États membres que s'effectuerait la fusion entre sécurité intérieure et sécurité extérieure. La PSDC en est un élément majeur, mais pas le seul.

En amont de ces réunions, il convient aussi d'institutionnaliser un Conseil des ministres de la défense, à même d'échanger sur les menaces et les réponses à y apporter, et de proposer des orientations collectives, en particulier sur la coopération capacitaire.

Le traité de Lisbonne a créé, sur le papier, une coopération structurée permanente ouverte à des États disposant de capacités militaires élevées. Dans les domaines du partage de capacités ou du soutien et de la cohérence logistique, cette opportunité, relativement souple et dont le champ d'application n'est pas délimité, doit devenir réalité. Elle peut apporter une réelle valeur ajoutée européenne.

Il faut ensuite adapter et utiliser les groupements tactiques de l'Union européenne, ces forces multinationales de 1 500 hommes créées en vue d'un déploiement rapide et pour une période limitée sur un théâtre de crise. Pour différentes raisons - manque de financements, défaut de volonté politique -, elles n'ont jamais été déployées. Plusieurs occasions ont été manquées, notamment en République centrafricaine ou au Mali. Une fois de plus, nous ne sommes pas en mesure d'apporter une réponse européenne adaptée aux menaces, alors même qu'une boîte à outils est disponible.

Autre objectif, lié au précédent : mettre en oeuvre la disposition du Traité autorisant le financement, sur la base de contributions de tous les États membres, du lancement d'urgence d'opérations militaires à la charge des seuls pays participants.

Nous proposons, dans la perspective du développement d'outils de cohérence opérationnelle et de capacités de financement européennes en faveur de la défense, de mettre en place, sur la base de l'actuel Centre européen de commandement des opérations pratiquement jamais mis en oeuvre, une structure permanente de planification, de commandement et de conduite des missions militaires de l'Union européenne. Celle-ci a recouru jusqu'à présent à des quartiers généraux nationaux - France, Allemagne, Royaume-Uni, Italie ou Grèce - ou au quartier général de l'Otan en Belgique. La création d'une réelle capacité de commandement et de conduite est à la fois un enjeu d'efficacité opérationnelle et, surtout, d'autonomie stratégique.

Augmenter les moyens d'action de l'Agence européenne de défense, et en premier lieu ses ressources financières, est un levier important de cette politique ; c'est même, si j'ose dire, le nerf de la guerre. Son ambition initiale prend aujourd'hui tout son sens : identifier les capacités militaires nécessaires pour l'Union, développer les programmes correspondants et s'appuyer sur la recherche commune de défense pour mettre en place une industrie d'armement européenne. Son mode de fonctionnement intergouvernemental qui suppose l'accord de tous les États membres pour avancer, tout comme la faiblesse de son budget, ont conduit à la marginaliser. Or c'est elle qui a vocation à définir les normes communes applicables aux équipements produits par les États membres, et son rôle dans le développement des programmes d'armement européens est vital.

La Commission européenne, avec l'AED, a aussi lancé un système de financement pour la recherche de défense, essentielle à l'autonomie stratégie en matière d'armement et la création d'une base industrielle et technologique de la défense (BITDE). Cette « action préparatoire » a vocation à déboucher sur une ligne budgétaire ambitieuse lors du prochain cadre financier pluriannuel. La Commission européenne a proposé la semaine dernière, dans son plan d'action européen de la Défense, que le Fonds européen de la défense reçoive et gère des contributions des États membres pour le développement conjoint de capacités de défense. Elle suggère aussi que ces contributions ne soient pas intégrées dans les contraintes du Pacte de stabilité.

Toujours dans le cadre des financements européens au service de la défense, il convient de donner suite à d'autres initiatives de financement européen qui permettraient, sur le modèle du Fonds européen d'investissement stratégique, d'impliquer la Banque européenne d'investissement dans l'aide aux PME du secteur de la défense.

Le renforcement de ce que l'on appelle le « secteur de la sécurité » pour des pays en sortie de crise, afin d'assurer leur stabilisation durable, est un volet important des opérations extérieures de l'Union européenne. Le financement de cette action par des fonds européens, par exemple pour la formation de forces de gendarmerie ou de police, a longtemps été bloqué par des obstacles juridiques ; il est désormais facilité. Cet instrument de stabilité doit être renforcé ; il peut être un outil essentiel, hors du territoire européen, de la prévention du terrorisme dans des zones politiquement fragiles. Le Mali en est une bonne illustration.

Le mécanisme de financement des opérations militaires de la Politique de sécurité et de défense commune, dit Athena, doit enfin être profondément réformé pour accroître largement la part du financement commun et réduire, à due concurrence, celle des États engagés militairement dans l'opération. La France et l'Allemagne feront une proposition dans ce sens avant la fin de cette année.

Ces pistes que nous vous proposons sont en grande partie inspirées de la proposition de résolution européenne appelant à une refondation de la PSDC, adoptée par notre commission des affaires européennes et enrichie par celle des affaires étrangères et de la défense. Le Brexit a, depuis, provoqué un lancement plus rapide que prévu de ces réflexions...

Comme l'a montré notre collègue Jacques Gautier, ces pistes ont toutes en commun la recherche de l'autonomie stratégique de l'Union.

Trois observations pour conclure. D'abord, la sécurité et la défense font sans doute partie des rares domaines où les populations de l'Union sont le plus convaincues qu'on ne peut agir efficacement qu'ensemble et non pas isolément. Dans un climat d'euroscepticisme général, la sécurité et la défense sont centrales dans la valeur ajoutée européenne. Je le ressens profondément. La PSDC, qui est l'action de l'Union hors de ses frontières pour prévenir les menaces sur son territoire, ne constitue qu'une infime partie de la capacité de sécurité de l'Union européenne.

Contrairement aux précédents traités européens, le traité de Lisbonne contient de nombreuses dispositions en faveur d'une PSDC ambitieuse. Longtemps, la défense européenne a été tenue pour suspecte ; le traité a inversé cette logique. Tout n'est pas gagné mais il nous incombe d'installer, sur la base de ces textes, un nouvel état d'esprit en prenant appui sur l'existant. Comme Jacques Gautier, je pense que nous sommes freinés par la crainte de passer à l'Europe politique ; mais le poids de la menace sécuritaire pourrait lever cet obstacle psychologique. Cependant, sans volonté politique solide et durable, ce sera une énième occasion manquée. Ne croyons pas que nous nous en sortirons seuls, comme les sirènes du populisme voudraient nous en convaincre ; la jeunesse montre la voie à travers son attachement profond à l'Europe.

Enfin, même si un espace semble se dessiner pour une PSDC crédible, la défense est, et restera, comme l'a dit Jacques Gautier, une responsabilité souveraine des États. Budgets de défense, stratégies, capacités, volonté ou capacité politique à s'engager militairement sur des théâtres de crise : autant de paramètres qui relèvent exclusivement de la souveraineté nationale. Sont en cause les gouvernements mais aussi les Parlements nationaux qui, dans le domaine de la défense comme dans d'autres, ont vocation à obtenir un espace d'expression accru. Il y a un équilibre délicat à trouver entre souveraineté et cohérence collective, entre des traditions diplomatiques, politiques et militaires très diverses pour construire une stratégie partagée, sur la base d'intérêts identifiés en commun.

L'exercice est difficile. L'adoption en juin 2016 d'une stratégie européenne a été un point de départ. Il faut désormais, et rapidement, construire du concret.

M. Jacques Gautier. - Merci à Gisèle Jourda de porter un regard plus optimiste sur cette Europe qui n'est pas toujours celle dont nous rêvons...

M. Yves Pozzo di Borgo. - Ce matin, lors de la réunion de la commission des affaires étrangères, Daniel Reiner a eu cette formule à propos des intentions de M. Trump en matière de politique étrangère : « ce qui est certain, c'est l'incertain ». Avec sa mentalité d'homme d'affaires, M. Trump est guidé par le principe du donnant-donnant. Il considère que l'Otan coûte trop cher, même si 80 % des achats militaires de l'Europe se font auprès des Américains... Le président de notre commission, Jean-Pierre Raffarin, a quant à lui observé que, si la vision de l'Europe qu'ont la Chine, la Russie ou les États-Unis est connue, celle que l'Europe a d'elle-même semble parfois insaisissable.

Notre groupe de suivi pourrait orienter ses travaux dans ce sens. La défense est un des éléments importants de cette vision. Les représentants de la commission des affaires étrangères en contact avec l'équipe du futur président nous avertissent que les logiciels changent plus vite que nous ne le pensions.

M. Jean Bizet, président. - Nos partenaires veulent une Europe divisée, atomisée. À nous d'écrire notre vision. La Russie a observé le Brexit avec intérêt ; la Turquie nous voit embourbés dans le dossier des migrants... La très belle idée de nos pères fondateurs a cédé la place à une Europe fatiguée d'elle-même.

Merci à Jacques Gautier d'avoir souligné la complémentarité entre la politique européenne de défense et l'Otan, qu'on veut trop souvent opposer. Merci aussi à Gisèle Jourda d'avoir rappelé que les dépenses militaires n'ont pas vocation à être prises en compte dans le pacte de stabilité. Enfin, vous avez bien fait de souligner que la BEI aurait intérêt à s'investir via le plan Juncker de deuxième génération, dans le soutien aux PME du secteur de la défense, où la recherche-développement n'est jamais loin des applications civiles. Les Américains l'ont compris, eux qui ont énormément investi dans ce domaine sous le couvert de la Défense.

Vos communications enrichiront notre document final. Une conclusion s'impose : l'Union européenne doit davantage se prendre en main, non seulement dans sa politique de défense, mais aussi en affirmant sa puissance commerciale, la première au monde. Nous avons souligné, face au directeur de cabinet de M. Timmermans, notre incompréhension vis-à-vis du manque de volonté à cet égard. Confusément, nos concitoyens en ont pris conscience. Ils n'ont plus confiance en une Europe qui ne les protège pas. Il convient de le faire non par une ligne Maginot de nouvelle génération, mais par des démarches offensives.

La réunion est close à 15 h 40.