Mercredi 5 octobre 2016

- Présidence conjointe de M. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées et de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes -

La réunion est ouverte à 14 h 05.

Audition de M. Valéry Giscard d'Estaing, ancien Président de la République

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - En votre nom à tous, j'exprime notre profonde gratitude au président Giscard d'Estaing d'avoir accepté de venir s'exprimer devant ce groupe de travail. Monsieur le président, vous opposez souvent l'Europe-espace et l'Europe-puissance. Le Brexit fragilise-t-il cette puissance dont l'Europe a besoin, et en quoi ? Quel est le niveau de gravité du Brexit ? Quels sont ses effets ? Comment le gérer ?

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Nous sommes très honorés de votre présence. Au-delà du Brexit, comment rendre l'Europe plus compétitive et créatrice d'emploi ? Comment la faire progresser sur le numérique, l'énergie, et la rendre plus offensive dans sa politique commerciale, avec un fonctionnement institutionnel plus efficace et plus démocratique et, donc, plus respectueux des parlements nationaux ?

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Face à la profonde inquiétude qui s'est exprimée après le Brexit, vous avez toujours soutenu un point de vue raisonné.

M. Valéry Giscard d'Estaing, ancien président de la République. - Je m'en tiendrai au Brexit : le problème de la refondation de l'Europe est trop vaste et nous ne pourrons nous y engager que lorsque ce premier problème sera réglé. Le Brexit est une affaire somme toute normale. Me rendant à Londres régulièrement, j'ai vu se développer l'indifférence des Anglais vis-à-vis de la construction européenne, puis leur hostilité. Ils en avaient assez d'être dans ce système, ils en sont partis. Ce n'est pas une nouveauté : ils n'y étaient pas avant 1973. L'Europe retrouve donc la situation d'autrefois. Dans la négociation, il faudra donc revoir une après l'autre, les choses qui ont été faites depuis.

Tout cela est très compliqué, l'opinion publique n'y comprend presque rien et risque de le dire de façon périlleuse aux prochaines élections européennes. Il faut donc pratiquer le plus possible la clarté et la simplicité.

M. Xavier Pintat. - L'Europe de la défense est essentiellement franco-britannique : les deux pays représentent 80 % de la recherche, 60 % du matériel et 50 % des troupes. Le Brexit nous place donc dans une situation délicate. L'Europe a-t-elle encore un rôle à jouer alors que l'OTAN est clairement l'outil préféré des Européens pour assurer leur défense ? Quelles perspectives pour remédier au Brexit dans ce domaine ? Le couple franco-allemand, s'il peut être un moteur, ne l'est guère pour la défense. L'Allemagne dispose certes de bases industrielles remarquables mais c'est un pays pacifiste à qui il semble difficile de se projeter. Le Brexit nous force-t-il à renoncer à l'Europe de la défense ?

M. Valéry Giscard d'Estaing. - Nous avons tout intérêt à maintenir cette importante question en dehors des négociations sur le Brexit. Elle ne relève pas seulement de l'Union, mais avant tout des relations bilatérales franco-britanniques.

M. Christian Cambon. - Comment aborder la négociation ? Certains préconisent la manière forte, d'autres réclament des aménagements sur l'accès au marché unique, que revendiquent les Anglais qui, dans le même temps, rejettent le flux des étrangers qui voulaient s'installer chez eux. Quel calendrier, quelles orientations adopter ?

M. Valéry Giscard d'Estaing. - Qui sont les négociateurs ? Une foule se presse ! Les institutions de Bruxelles font croire que ce sont elles qui négocieront. Mais non ! C'est le Conseil européen qui sera seul en première ligne. Un négociateur a été désigné par le Conseil - est-il du niveau requis ? Sans doute le Conseil européen devra-t-il délibérer et désigner l'un des siens ou quelqu'un qui a siégé en son sein. Il y aura des questions compliquées, ne serait-ce que parce que les gens adorent compliquer, sur lesquels les négociateurs devront naturellement interroger la Commission.

La Commission a nommé un ancien commissaire français qui prévoit de recruter trente personnes. C'est trop. La Commission doit servir d'expert et le Parlement européen n'a pas de rôle à jouer. Nous devons agir dans un délai de deux ans et nous ne pouvons pas tenir des élections européennes avant d'avoir réglé le problème. Mme May a pris ce point en compte puisqu'elle a annoncé que les négociations seront entamées avant fin mars. Cela signifie que les négociations seront finies en mars 2019, deux mois avant les élections européennes.

M. Simon Sutour. - Le Brexit pèsera sur le rapport de forces international : non seulement l'Europe sera moins forte face aux États-Unis et à la Russie mais au sein de l'Union européenne elle-même, la Grande-Bretagne ne pourra plus appuyer la Pologne et ses voisins dans leur attitude hostile à la Russie. Le Sénat a voté une proposition de résolution européenne dont Yves Pozzo di Borgo et moi-même étions les auteurs, demandant une levée partielle des sanctions, en particulier celles pesant sur les parlementaires. Certes, c'est une question en lisière du sujet mais je serais très intéressé par votre point de vue.

M. Valéry Giscard d'Estaing. - Elle a beau être en lisière du sujet, elle mérite d'être posée. À partir du moment où Mme May dit que la Grande Bretagne veut partir, elle est politiquement absente du système. Le débat sur la relation avec la Russie sera donc un peu modifié. Cela ne se traduira pas tout de suite, mais les Européens qui restent devront exprimer plus nettement leur position sans tendre l'oreille au discours des Britanniques. La résolution du Sénat est judicieuse ; il est effectivement très illogique de conserver des sanctions qui ont été prises à la demande expresse des Américains, dès lors que la Russie se comporte assez bien du point de vue de l'application des accords de Minsk.

M. Yves Pozzo di Borgo. - Membres de la commission des affaires européennes, nous fréquentons régulièrement les institutions de Bruxelles ; c'est effectivement au Conseil européen de négocier mais nous constatons des fragilités, notamment l'absence des politiques. Les ambassadeurs et les directeurs jouent un rôle très important. La nomination par Donald Tusk de ce fonctionnaire --de qualité- pour coordonner les négociations le montre bien. Ne serait-il pas préférable de nommer un politique à sa place ?

M. Jean-Pierre Raffarin président. - La Commission a occupé l'espace médiatique en nommant Michel Barnier, ancien commissaire.

M. Valéry Giscard d'Estaing. - La communication est effectivement la grande affaire, les médias vont compliquer le déroulement de la négociation. Il faut donc s'en tenir à un schéma simple : la Grande-Bretagne n'a rejoint l'Europe qu'en 1973 ; elle n'y a participé qu'en exigeant des exceptions de taille - monnaie, affaires judiciaires, Schengen. On fera le chemin en sens inverse. Le Conseil a besoin de s'étoffer. Les institutions européennes ont tendance à choisir les représentants parmi les petits pays. C'est une erreur. Il faudrait nommer une Allemande ou un Allemand ou encore une Française ou un Français, pour que le négociateur ait une expérience dimensionnelle de ce qu'est un grand pays.

Je suis le fondateur du Conseil européen. Quand Jean Monnet est venu à l'Élysée, il m'a dit que c'était la plus grande décision qui ait été prise depuis le traité de Rome. Vous avez raison, il faut renforcer la position du Conseil européen, non pas sur les questions techniques, mais sur les sept ou huit grandes décisions qu'il faudra prendre sur le budget ou encore sur l'immigration, sur l'accès au marché intérieur.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Le camp du remain avait prophétisé des catastrophes économiques à la Grande Bretagne en cas de victoire du Brexit ; or elle se porte bien. Comment éviter la contagion ? Comment dégager des opportunités pour la France, que je trouve inaudible sur ce sujet ? Quelles incidences peut avoir le Brexit sur la situation en Ecosse et à Gibraltar ? Quelles opportunités présente-t-il pour la francophonie ?

M. Valéry Giscard d'Estaing. - Pour la francophonie, il faudrait annoncer dès aujourd'hui que les parlements nationaux devront ratifier le traité, et qu'il faudra donc le rédiger en français, faute de quoi le parlement français ne le ratifiera pas. Il faut le dire dès le début car l'habitude est de tout faire en anglais. C'est d'ailleurs souhaitable sur le plan juridique.

Les conséquences économiques sont difficiles à prévoir. Actuellement, nous constatons une forte baisse de la livre qui appauvrit de 10 % les détenteurs de cette devise à l'extérieur ; dans le même temps, nous assistons à une remontée de la bourse de Londres et à un sentiment d'euphorie dans certains milieux - d'origine plutôt psychologique, même s'il y a une hausse limitée de la production. Mais tout cela concerne les Britanniques.

Ce qu'on peut dire, c'est que la baisse de la livre ne nous gêne pas. Elle affaiblit plutôt la prétention de cette monnaie à être une monnaie mondiale : parmi le panier des cinq monnaies mondiales, la livre sera la plus faible et l'euro sera redynamisé. D'un autre côté, elle stimule les exportations britanniques, sans que l'on sache trop dans quel secteur ; la correction finira par se faire. Nous devons être très neutres. Nous avons connu l'Angleterre en dehors du système. Nous avons connu de grandes secousses. La politique économique française devra aussi s'ajuster. Le Brexit est un facteur secondaire.

L'Ecosse et l'Irlande du Nord ont voté contre le Brexit. Mme Sturgeon ne semble cependant pas décidée à mener bataille maintenant. Les Ecossais veulent voir comment cela tourne. Mme May a été très catégorique sur le fait que la discussion se fera avec un Royaume-Uni qui comprend l'Ecosse et l'Irlande du Nord.

Mme Fabienne Keller. - C'est un grand honneur de vous retrouver ici. Vous rappelez que les Britanniques sont passés de l'indifférence à l'hostilité. Quel risque y a-t-il d'une propagation d'un tel mouvement à d'autres pays comme les Pays-Bas, fondateur de l'Union ? Le principal point qui a motivé le vote favorable au Brexit est l'immigration de Polonais et de Baltes, donc la méfiance face à d'autres peuples européens. Comment retourner cette tendance qui ne mine pas que la Grande-Bretagne ?

M. Valéry Giscard d'Estaing. - C'est un danger qui ne me préoccupe pas beaucoup. La mobilité des citoyens européens pourrait en revanche bloquer les négociations. Les Britanniques vont annoncer qu'ils suppriment la liberté d'entrée des Européens de l'Est, ce qui sera inacceptable pour ces pays, qui ont des gouvernements combattifs, notamment la Pologne. Normalement, la Commission devrait soutenir leur point de vue car ce serait clairement contraire aux traités. Si les Britanniques trouvent une solution, l'appliqueront-ils à d'autres pays européens ? Peut-être à la Hongrie ou à la Slovaquie qui auront des réactions très vives. Cela engagera donc plutôt un reflux de la posture du Brexit plutôt qu'une tentation de l'imiter. Et soyons francs : la présence des pays récemment entrés n'est pas indispensable. La construction européenne s'est arrêtée à Maastricht. Les pays scandinaves arrivés en 1995 sont assez intégrés et n'envisagent pas de sortir. Ceux qui sont arrivés au début de ce siècle peuvent être tentés de partir mais cela n'aurait que peu d'impact. Ne nous en alarmons pas à l'excès.

Plus tard, il faudra délibérer sur l'organisation future. Il y aura à nouveau une décision fondatrice à prendre : comment on avance et qui avance ? Les pays devront faire savoir s'ils ont l'intention d'avancer ou non. Il ne faudra pas utiliser le référendum, instrument très difficile à manier, mais mener des débats parlementaires forts.

M. Richard Yung. - La volonté de Mme May de limiter le mouvement des citoyens européens est à la fois un point fort de son propos et une exigence inacceptable pour nous. Je ne sais pas si le compromis est possible. Mme May veut cela et en même temps garder l'accès au marché - le passeport européen pour ses entreprises, et surtout pour ses banques. Que se passera-t-il si aucun accord n'est trouvé ?

M. Valéry Giscard d'Estaing. - C'est un point sur lequel la France et l'Allemagne doivent être inébranlables. L'article 50 du traité de Lisbonne, copie du traité établissant une Constitution pour l'Europe, indique qu'au bout de deux ans, tout s'arrête et le pays qui a souhaité partir s'en va ; il abandonne l'exécution des traités. Il faut se méfier d'un amendement qui repousserait de six mois ce départ - ce qui enjamberait l'élection européenne, donnant un sentiment de faiblesse politique très mauvais pour l'Europe.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Vous nous indiquez donc très clairement deux verrous pour poser la discussion avec la Grande-Bretagne : la rédaction en français du traité et le refus d'un accès au marché sans contrepartie.

Une discussion avec les Allemands sur le sujet...

M. Valéry Giscard d'Estaing. - ...serait hautement souhaitable. Vous pourriez en être l'un des instruments. Il serait en effet bon qu'il y ait entre le Parlement allemand et le Parlement français une petite structure chargée de suivre les négociations et d'alerter lorsqu'elle constate des fléchissements ou des difficultés. Les Allemands ont fondamentalement le même point de vue que nous. Cependant, dès lors qu'il y a deux canaux de négociation, il peut arriver qu'il y ait un écart. Une réunion au moins mensuelle est indispensable.

M. Jean Bizet, président. - Permettez-moi une question provocatrice. Imaginons que vous soyez un Britannique. Quel mode d'organisation choisiriez-vous pour conserver un accès au marché unique ? L'Espace économique européen ?

M. Valéry Giscard d'Estaing. - Ce serait une bonne orientation, mais assez coûteuse pour le pays. La Norvège l'a accepté car, riche de ses ressources pétrolières, elle n'avait pas à négocier pied à pied. Si la Grande-Bretagne acceptait cette contribution, ce serait un bon modèle.

Un autre modèle serait celui des rapports qu'entretiennent le Canada et les États-Unis. Nous sommes en effet dans une situation analogue : deux pays parents, avec des populations qui traversent beaucoup la frontière, sans toutes les politiques communautaires. Il y a un an, j'avais interrogé les dirigeants britanniques sur le Brexit. Ils m'avaient répondu une chose curieuse : « Nous voulons partir ; nous ne sommes plus intéressés par le gouvernement mondial ; nous ne sommes plus intéressés par les empires coloniaux ; notre but, c'est d'être un pays de l'Europe du Nord qui suit son propre destin. » Le modèle scandinave pourrait donc les intéresser.

M. André Gattolin. - Président du groupe d'amitié France-Europe du Nord, je rencontre beaucoup de dirigeants de ces pays. Ils ne voient pas d'un bon oeil l'entrée de la Grande-Bretagne dans l'AELE car ce pays y aurait trop de poids. En Norvège, les citoyens se sont montrés aux deux tiers hostiles à l'Union dans le référendum, mais 75 % des élus étaient favorables. Cela a permis une dynamique positive puisque ce pays est dans Schengen, Europol et Eurojust.

Je crois que nous n'arriverons pas à un accord avant deux ans : les libertés fondamentales sont intouchables. En revanche, si comme beaucoup de Français, je suis agacé par l'attitude britannique, je crois que le rôle de ce pays est indispensable en termes de surveillance de l'espace ou de renseignement. On arrivera bien un jour à un traité spécifique différent des modèles existants, qui tienne compte des apports de ce pays.

M. Valéry Giscard d'Estaing. - Votre analyse est judicieuse. Je crois que cela se fera en deux temps : pendant la courte période de deux ans, nous n'aurons le temps que de gérer le Brexit classique - défaire ce que les Britanniques ont plus ou moins accepté de faire depuis 1973. Cela ne veut pas dire qu'il n'y aura plus de rapports avec la Grande-Bretagne. Eux et nous avons intérêt à maintenir des coopérations étroites, notamment sur Airbus ou l'énergie.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Un vent de pessimisme a soufflé sur l'Europe après le Brexit, qui est apparu comme une menace de déconstruction. Vous avez été un des seuls à dire que ce n'était pas forcément un drame, que cela pourrait même être l'occasion de raffermir des solidarités, de faire repartir l'Europe sur des bases proches de sa fondation.

M. Jean Bizet, président. - Allons plus loin : cela permettrait-il d'aller vers un fédéralisme économique et monétaire ? Tant qu'on n'y sera pas, l'Europe n'ira pas bien.

M. Valéry Giscard d'Estaing. - Ces derniers temps, je consacre beaucoup de temps à des lectures historiques. L'histoire est faite de phénomènes de longue durée - deux siècles, pas quinze ans. Si vous considérez l'histoire de l'Europe, vous constatez que l'Angleterre n'a jamais souhaité s'intégrer au continent. Elle y est intervenue pour maintenir l'équilibre ou un déséquilibre à son profit, elle a poussé les Européens à se faire la guerre, lorsqu'une force menaçait de la dominer, comme la France napoléonienne ou l'Allemagne. Qu'elle veuille sortir de l'Union ne m'a donc ni surpris ni inquiété. Cette sortie rend même plus plausible l'intégration fédérale des pays d'Europe continentale qui le souhaiteront. Cette intégration ne concernera que la politique économique, monétaire et la dette, et non les politiques culturelles ou sociales. Il ne s'agit pas de suivre le modèle américain, mais de créer un modèle nouveau, puisqu'il s'agit d'un fédéralisme d'États-Nations. Nous le pratiquons déjà sans trop de problèmes : le fédéralisme monétaire ne soulève pas de débats politiques véhéments. Le président Raffarin a raison, avec le Brexit, le terrain est plus ouvert pour un fédéralisme que je considère comme une nécessité absolue.

Face aux dangers, aux mouvements de populations, au développement prévisible de l'Afrique, à l'impossibilité de surveiller les côtes et les frontières, les pays isolés basculeront dans des extrémismes politiques déplaisants et inquiétants. Seul un ensemble intégré trouvera des remèdes. Le Brexit permet de reconstituer la zone des pays fondateurs, entourés des pays voisins - qui n'avaient pas participé à la fondation pour des raisons politiques, Espagne et le Portugal étant des dictatures. Cela seul permettra au continent européen de se constituer en une véritable puissance. N'allons pas trop vite. Traitons le Brexit, puis envisageons cette construction de l'Europe comme puissance. (Applaudissements)

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Nos applaudissements témoignent de notre gratitude pour cette rencontre très productive intellectuellement. Nous avons bien reçu votre message en faveur de la hiérarchisation des questions...

M. Jean Bizet, président. - ... et de la coordination avec les Allemands.

Audition de MM. Enrico Letta, ancien président du Conseil italien, et Jean-Louis Bourlanges, ancien parlementaire européen

M. Jean Bizet, président. - Nous accueillons MM. Enrico Letta, ancien président du Conseil italien, et Jean-Louis Bourlanges, ancien parlementaire européen. À présent que la date de notification a été précisée par Mme May, nos préoccupations portent sur la relation que nous bâtirons avec ce grand pays. L'accès au marché unique est un enjeu majeur, qui focalise l'attention. Quel cadre pour nos futures relations ? L'exemple norvégien vous paraît-il approprié ? L'Irlande servira-t-elle de cheval de Troie aux services financiers britanniques ? La décision britannique participe d'une conjonction de forces centrifuges menaçant de dislocation l'Union européenne. Si nous la regrettons, elle peut susciter une clarification, ce qui suppose des principes directeurs clairs : rechercher une plus-value européenne, renforcer la simplification et faire respecter la subsidiarité. M. Raffarin, qui raccompagne M. Giscard d'Estaing, nous rejoindra en cours d'audition.

M. Enrico Letta. - Merci pour votre accueil. Comme l'a dit M. Giscard d'Estaing, il ne faut pas mélanger la question du Brexit avec celle de la relance de l'Union européenne. Ce serait contreproductif.

Organiser le Brexit va être bien plus compliqué qu'on ne l'avait imaginé. En fait, nul n'a encore pris la mesure de la dimension considérable du travail technique, administratif et législatif à accomplir. Les partisans du Brexit n'avaient rien préparé et il me paraît impossible d'appliquer à cette situation des schémas préexistants. Il faudra, comme disent les Anglais, une solution tailor-made, faite sur mesure pour un pays qui a passé les quarante dernières années au sein de l'Union européenne.

Il m'a paru clair dès le début que la négociation allait créer une tension entre les institutions européennes. Déjà, en février, le Conseil européen a pris la tête des négociations avec le Royaume-Uni sur les quatre points figurant dans la lettre de M. Cameron.

M. André Gattolin. - Heureusement que le Brexit est passé !

M. Enrico Letta. - Oui, car les conclusions de ce Conseil européen étaient épouvantables, notamment sur le quatrième point.

Les trois institutions ont déjà désigné leur négociateur en chef et, sauf accord rapide entre les États-membres sur la feuille de route et les objectifs, la situation risque d'être tendue.

Seul un accord en deux phases est envisageable. Comment régler en deux ans le résultat d'une cohabitation de quarante années ? Aussi faut-il une première phase, concernant les principes généraux, qui aboutisse au terme des deux années prévues. Il est indispensable que la négociation s'achève avant les élections européennes de 2019. Puis, il faudra travailler sur un phasing out, sujet par sujet, ce qui prendra plus de temps.

Brexit means Brexit. J'ai fait tout mon possible pour éviter le Brexit, qui sera négatif pour la Grande Bretagne comme pour l'Europe. Mais il me paraît impossible de remettre le dentifrice dans le tube. La grande erreur a été de choisir une décision par référendum, sans prévoir auparavant une discussion assez approfondie. Pas de retour en arrière, donc - sauf choc externe considérable, comme une crise économique sévère.

L'organisation de cette sortie sera complexe, nous devrons nous montrer à la hauteur et parler d'une seule voix. Si chaque pays se laisse attirer par certains aspects de sa relation bilatérale avec la Grande Bretagne, la désunion des États-membres s'ajoutera à celle des institutions, pour le malheur de l'Europe.

La négociation doit être conduite par les institutions européennes, soutenues par les États-membres, comme un tout : il ne faut pas aboutir à des accords par sujet, car nous nous trouverions contraints d'en accepter certains contre notre gré pour ne pas faire échouer l'ensemble. Les Britanniques vont évidemment chercher à utiliser les questions de défense et de sécurité pour faire levier sur nous. L'Union européenne aura besoin de conserver, sur ce sujet, une relation forte avec le Royaume-Uni. Pour autant, nous ne devons pas céder sur la question essentielle, qui est notre refus de séparer les libertés. Nous devons être clairs sur ce point dès le début. Si les Britanniques se montrent ouverts, cette crise sera l'occasion de redéfinir un cadre global. La récente publication de l'institut Bruegel, que je considère trop généreuse à l'égard du Royaume-Uni, souligne à juste titre la nécessité pour le noyau dur de l'Europe de construire une relation avec les pays périphériques, comme la Norvège, la Suisse ou l'Islande.

Les grandes villes européennes vont entrer en concurrence pour prendre la place de Londres en Europe. Il faut aborder ce sujet avec ordre.

Que se passera-t-il en Irlande ? Il faudra aider les Irlandais, dont le processus de paix, capital, est ainsi bousculé.

Quoi qu'il en soit, nous devons d'abord nous focaliser sur les termes du Brexit. La relance de l'idée européenne doit être traitée séparément. Il ne faut surtout pas attendre deux ou trois ans avant de s'y atteler. Il ne faut même pas attendre septembre et les élections allemandes, car le processus de dé-tricotage est en cours. Si nous ne faisons rien, les élections européennes verront la victoire des anti-européens.

Les citoyens européens disent « non », dans différents pays mais pour des raisons semblables, à un Europe froide, concentrée sur l'économie et la finance. Depuis cinq ans, tout a été focalisé sur l'euro et Mario Draghi a été en première ligne. Qu'il en soit remercié, mais est-ce une bonne chose ? Cela suscite du rejet, ou au moins de l'indifférence. L'Europe n'est pas née pour gérer des aspects techniques, mais pour défendre des valeurs. Si nous l'oublions, cela ne fonctionnera pas. Jacques Delors mettait ensemble les valeurs et le tournevis. Sans les valeurs, c'est trop froid. Sans le tournevis, pas d'efficacité. Nous devons faire des progrès visibles par nos concitoyens. Nous faisons l'Europe pour répondre à des défis auxquels les États-nations ne suffisent pas à faire face.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Nous retenons ce conseil de méthode ! Nous entendons à présent M. Bourlanges, qui a pour tournevis sa malice bien connue...

M. Jean-Louis Bourlanges, ancien parlementaire européen. - Le dilemme est ancien : se répéter, ou se contredire ? En l'occurrence, je ne vois rien à redire aux propos de M. Letta, auxquels je souscris entièrement. Je me contenterai donc de quelques remarques. Oui, il faut distinguer le Brexit de la relance de l'Union européenne.

Le Brexit a trois types de causes. D'abord, une allergie britannique pour la construction européenne, qui remonte au moins au blocus continental de Napoléon. Kissinger, dans Les Chemins de la paix, raconte bien l'opposition entre Lord Castlereagh et Georges Canning, le premier étant partisan d'une implication britannique dans les affaires continentales, et le second s'y opposant. Et M. Reginald Maudling a lancé contre le traité de Rome des imprécations dignes de celles de Camille dans Horace. Finalement, voyant que l'Union fonctionnait bien, les Britanniques ont compris que, pour ne pas être exclus, ils devaient y participer. Il est inquiétant de voir qu'ils décident à présent de partir : c'est qu'ils ont eu le sentiment que l'Europe était fragile, et qu'il suffirait de donner une chiquenaude pour qu'elle se disloque.

Heureusement, les Européens réagissent bien : le discours qu'a tenu hier Mme von der Leyen était impressionnant. M. Schaüble est venu voir M. Sapin lundi, et s'est montré très chaleureux. À Bratislava, les Européens ont refusé de se laisser obséder par le Brexit.

Troisième cause du Brexit : un règlement de comptes entre Britanniques. C'est une remise en cause de tous les choix effectués avec talent par les diplomates britanniques au cours des trente dernières années. Ils avaient négocié avec beaucoup d'adresse pour se dégager de tout ce qu'ils n'approuvaient pas : allègement de leur contribution, refus de Schengen, refus de la Charte des droits fondamentaux, de l'euro - tout en gardant le passeport... Quant aux mouvements de population, ce sont eux-mêmes qui les avaient demandés ! Mme Thatcher nous avait même fait honte de demander des périodes transitoires pour l'admission de la Roumanie ou de la Bulgarie. Cela explique aussi pourquoi l'establishment britannique se trouve pris au dépourvu. La campagne de M. Cameron a été absurde : au lieu de critiquer l'Union européenne, il aurait dû déclarer qu'il refusait d'abaisser l'Union Jack sur l'Europe comme il l'avait fait sur Hong-Kong, et mobiliser ainsi un patriotisme sympathique en faveur de l'idée européenne.

Les Anglais vont-ils sortir ? Jusqu'à récemment, Mme May était Mme Maybe... En fait, l'idée que le Brexit n'aurait pas lieu était une illusion. Le référendum a été fait avec l'approbation des Communes. Et la sortie doit être réglée avant les élections de 2020, sans parler des élections européennes de 2019... Désormais, le calendrier est clair. Du coup, un conflit potentiel entre Français et Allemands se trouve écarté, qui aurait pu se déclencher si les Britanniques avaient réclamé un pré-accord pour déclencher l'article 50. L'Allemagne aurait pu se prêter à cette manoeuvre, alors que le Président Hollande y était opposé. À présent, la grenade est dégoupillée : même sans accord, la Grande Bretagne sortira après deux ans. Reste le risque de tension entre négociateurs, qui auront aussi à se partager les dépouilles opimes.

L'euro, l'Agence du médicament, tout le monde se précipite. Dans un climat d'altruisme réduit au minimum, la situation risque de s'envenimer.

Un diplomate nous suggérait, hier, que nous arrêtions de comparer la Grande-Bretagne à la Norvège, à la Suisse, au Canada ou à la Turquie. À nous d'inventer le régime que nous souhaitons qu'ils acceptent. Les Britanniques sont dans une situation impossible. Ils savent que ce qu'ils obtiendront sera forcément moins bien que ce qu'ils ont eu. Ils sont un peu comme Alice aux pays des merveilles qui doit courir très vite rien que pour rester sur place, dans le roman de Lewis Carroll. Theresa May a dessaisi Boris Johnson, à peine nommé ministre des Affaires étrangères, de tous les sujets qui ont trait à l'Europe, en créant un ministère de la sortie. C'est une invention incroyable et une manoeuvre très anglaise.

Notre priorité, c'est de sauvegarder le principe de réciprocité. En matière de circulation des personnes, tous les pays d'Europe s'accordent à demander davantage de contrôle et de viscosité. La Cour de justice reste très prudente dans ses arrêts. Le gouvernement belge, qu'on ne peut pas soupçonner d'être anti-européen, renvoie régulièrement des travailleurs français hors de ses frontières, au motif qu'ils sont au chômage. Les Britanniques laboureront une terre assez meuble. Quoi qu'on fasse, ils devront bénéficier du même traitement que les autres.

Pour ce qui est de la circulation des capitaux, nous devons tenir fermement nos positions, notamment sur la question du passeport européen. La Cour de justice européenne nous a déboutés lorsque nous avons souhaité que les chambres de compensation soient localisées en zone euro, en arguant qu'il suffisait qu'elles interviennent dans un pays membre de l'Union européenne. Cette jurisprudence joue finalement en notre faveur.

Quant à la circulation des biens, Theresa May applique la morale provisoire de Descartes : tout doit rester en place en attendant de trouver mieux, ce qui revient à maintenir les cinquante ans de législation communautaire qui règlent la vie britannique tout autant que la nôtre. Le dispositif évoluera point par point au travers de la négociation. Il reste que les Britanniques doivent respecter un certain nombre de normes et pas seulement en parole. Faire respecter le contrôle, la jurisprudence et la juridiction qui veillent au respect de la règle de droit par tous les États membres pourra s'avérer un exercice délicat.

Du point de vue institutionnel, l'article 50 n'est pas très clair. Il prévoit que la sortie devra être organisée à la majorité qualifiée. Si les auteurs avaient opté pour l'unanimité, la négociation n'aurait pas abouti et les Britanniques seraient sortis « cul nu », pour reprendre la formule du Général de Gaulle. Quant au règlement postérieur à établir, l'article prévoit seulement qu'on ait une préfiguration de ce que sera la sortie. L'interprétation du texte ne manquera pas de créer des tensions. Les Allemands favoriseront sans doute la négociation à tout prix, tandis que les Français repousseront la négociation pour qu'elle n'intervienne qu'après la sortie effective de la Grande-Bretagne.

Seconde priorité, nous devons veiller à ce que les autres membres de l'Union européenne ne soient pas tentés de sortir, en suivant le modèle britannique. Le Danemark, la Suède, la Finlande, même si elle est plus sensible à la menace russe, mais aussi les pays baltes, ou l'Autriche ressentiront tous fortement l'absence du Royaume Uni. En accordant un statut trop enviable aux Britanniques, on risquerait de susciter des vocations. L'Allemagne et la France sont d'accord sur ce point. L'Espagne aussi.

Si l'on se réfère au traité, c'est à la Commission européenne qu'il revient de mener la négociation. Or, voilà vingt ans que les eurosceptiques tiennent l'Europe. MM. Berlusconi et Aznar, dans une moindre mesure M. Chirac, mais également M. Schröder n'avaient tous qu'une très faible appétence européenne. La Commission européenne n'a cessé de voir diluer ses pouvoirs, avec un président flanqué du président du Conseil européen, et la multiplication des réunions dudit conseil, à un rythme beaucoup trop fréquent. Si l'on veut éviter une négociation à la Ruy Blas, il faudra rétablir l'équilibre. Après le sommet de Bratislava, la Commission européenne s'est montrée bien plus mesurée que le Conseil à l'égard des Britanniques.

En réalité, nous sommes face à trois Europes et à trois crises. Tout se passe comme dans une pièce de Pirandello où les acteurs seraient en quête d'un rôle et d'un auteur. Il y a d'abord l'Europe des six, celle de Robert Schuman et du Traité de Rome, qui poursuit une union sans cesse plus étroite pour aller jusqu'à l'Europe politique. Puis, l'Europe de l'Association européenne de libre-échange (AELE), construite contre le premier modèle et tournée vers les grandes libertés de circulation. Enfin, l'Europe anti-Comecon, celle des pays de l'Est libérés de la tutelle soviétique, tournée vers la réaffirmation des droits fondamentaux vis-à-vis des russes.

Ces trois Europes sont triplement incapables d'assumer leur rôle. Le couple franco-allemand a eu beaucoup de mal à avancer vers l'Europe politique, et les Italiens n'y sont pas parvenus non plus, malgré leurs efforts. Les Britanniques ont brûlé ce qu'ils ont adoré en faisant campagne contre la liberté de circulation. Quant aux Slovaques et aux Polonais, ils ont fini par se retourner contre les valeurs qu'ils assumaient lorsqu'ils ont rejoint l'Europe. Par conséquent, plus qu'une crise de l'Union européenne, c'est une crise de la civilisation européenne que nous traversons.

Pour y faire face, l'entente franco-allemande est un préalable indispensable, à défaut d'être suffisante. Or, la parole de la France a perdu beaucoup de son crédit auprès des Allemands, ces dernières années, car nous n'avons pas été capables de tenir nos engagements économiques. Retrouver de la crédibilité, tel est le premier levier d'Archimède à activer pour débloquer la situation et rétablir un dialogue entre le nord et le sud.

M. Yves Pozzo di Borgo. - Les Schuman, Monnet, Adenauer ou De Gasperi ont souhaité construire des solidarités concrètes pour éviter la guerre, s'opposant en cela aux pactes Briand-Stresemann ou Briand-Kellog qui n'ont finalement été que des bonnes paroles. On oublie trop souvent que Robert Schuman n'a jamais voulu la disparition des nations. Dès l'annonce du Brexit, on a nommé un collaborateur de M. Verhofstadt comme responsable des négociations au Conseil, M. Juncker a nommé Michel Barnier dans les mêmes fonctions auprès de la Commission européenne, tandis que M. Schulz nommait M. Verhofstadt au Parlement européen. D'après Valéry Giscard d'Estaing, l'article 50 est très simple : ce n'est ni à la Commission européenne, ni au Parlement européen de négocier, mais au Conseil européen. Il s'agit donc de négociations politiques à mener entre les pays. Ce qui pose problème, c'est la fragilité du Conseil européen, cet organe politique dirigé par un président nommé, où les ambassadeurs des 27 ou des 28 États membres ont le pouvoir de décision. Est-ce bien au Conseil européen de négocier ?

M. Christian Cambon. - Lorsque nous nous sommes rendus à Londres, avec Jean-Pierre Raffarin, quelques semaines avant le vote sur le Brexit, l'un des sujets qui revenaient sans cesse était celui de l'immigration. Les images de foules déferlant sur les chemins d'Europe centrale ont pesé sur la décision des Anglais. Par sa situation géographique, l'Italie est au premier front de la crise des migrants. Les réfugiés affluent. Monsieur Letta, quelle sera à terme la réaction de l'Italie face à ce flux continu ? Les pays se raidissent les uns après les autres : Autriche, Hongrie, Slovaquie, Pologne... Quelle réponse leur apporter ? C'est une question qui se pose si l'on veut tracer les perspectives d'une nouvelle Europe. Bien entendu, je ne confonds pas immigration et liberté de circulation. Ce sont deux problèmes différents.

M. Jean-Pierre Masseret. - D'un côté, le Brexit ; de l'autre, l'avenir de l'Union européenne. D'un point de vue politique, il me semble compliqué de dissocier les deux sujets. D'autant que nous devons les discuter simultanément. La gestion du Brexit aura forcément une influence sur l'avenir de l'Union européenne, et inversement. Dans cette période confuse, les vingt-sept tiendront-ils bon sur une position unique qui défendra les quatre libertés ? Les Britanniques ne manqueront pas d'instiller la zizanie. La France et l'Allemagne sauront-elles résister ? La défense et la sécurité sont un sujet essentiel dont les Britanniques joueront. Y a-t-il un risque que les États-Unis, par le canal de l'OTAN, forcent la main à la France et à l'Allemagne, ce qui consacrerait un affaiblissement de l'Europe dans l'organisation mondiale du XXIe siècle ?

M. André Gattolin. - Selon Valéry Giscard d'Estaing, il faudrait privilégier uniquement le fédéralisme économique. Monsieur Letta, vous allez beaucoup plus loin. C'est une erreur de croire que le manque de popularité de l'Union européenne n'est pas aussi lié à la perception que nos concitoyens ont des négociations économiques, comme celles qui se tiennent au sujet du traité transatlantique. La semaine dernière, un représentant de la fondation Schuman nous disait en substance : « les fondations sont bonnes, les murs sont tordus, et le toit s'est effondré ». À la fin des années 1950, l'Union européenne se limitait à six pays. À vingt-huit, les fondations sont moins solides. L'élargissement progressif de l'Union a conduit à pondérer l'influence des États membres qui siègent au Parlement européen. L'éloge que M. Bourlanges fait de la Commission européenne mériterait d'être nuancé. La France, l'Allemagne, l'Espagne et l'Italie représentent plus de 60 % de la population européenne et plus de 75 % du PIB de l'Union. C'est sur ces quatre pays que repose l'initiative de la refondation de l'Europe, au-delà de la zone euro.

Mme Éliane Giraud. - Que pourrait être le tournevis que vous mentionnez ? S'il est question de valeurs, comment s'illustrent-elles ? L'Europe n'est plus une évidence. Faudrait-il s'appuyer sur sa politique industrielle ? Ou sur une politique commune des États membres dans les négociations internationales ?

M. Enrico Letta. - Le premier épisode de la tragédie des migrants est intervenu au mois d'octobre, il y a trois ans, à Lampedusa. Il a fait 366 morts. La gestion du deuil a été extrêmement compliquée dans cette île de 1 000 habitants où l'on manque de tout. Ce n'était que le début, car la crise des migrants est la conséquence de quinze ans de guerres mal gérées par l'Occident. Les trois premiers pays d'origine des migrants sont la Syrie, l'Irak et l'Afghanistan. À l'époque, les États-Unis et la Grande-Bretagne avaient laissé la France seule à la manoeuvre en Syrie. La situation s'annonçait désespérée. L'Union européenne a commencé par décréter que le problème des réfugiés était celui de l'Italie ; quand ils sont entrés en Allemagne, le problème est devenu européen et l'Union a signé un accord avec la Turquie pour bloquer la route des Balkans, ce qui a contribué à rouvrir l'autre route. C'est sur ce sujet que se décideront le succès ou la chute des gouvernements, ainsi que les majorités dans les parlements. Preuve en est le rôle décisif qu'ont joué les images de Calais, de Lampedusa et de Cologne dans le Brexit. L'Europe doit réagir.

Partout, on perçoit que la situation est hors de contrôle. Les réactions les plus violentes ne s'affichent pas forcément dans les pays où l'arrivée des réfugiés est la plus massive, à savoir l'Allemagne, l'Italie et la Grèce. En Hongrie, on a recensé 2 000 réfugiés accueillis ; c'est peu. La crise des migrants n'est comparable à aucune autre, pas même aux déplacements de population qu'avait provoqués la chute du mur de Berlin. En Italie, 60 % des demandes d'asile ont reçu un avis positif. Un tiers de la population de Syrie a dû fuir, soit 6 millions de personnes, dont un million a trouvé refuge au Liban, 1,5 million en Jordanie, le reste se répartissant entre la Turquie et l'Europe.

Ni les injonctions de Marine le Pen ni celles du Pape François ne suffisent à définir une politique de l'immigration digne de ce nom. Ce sera le sujet des dix années à venir. À l'Europe de le faire sien. Les pays sont submergés, que ce soit l'Italie, la Grèce, ou même la France. Il est indispensable d'intervenir au niveau supranational. D'autant que les enjeux sont aussi démographiques, car en Allemagne, dans quinze ans, 25 % de la population active auront disparu. On ne peut pas continuer à colmater les situations dans l'urgence sans mener de réflexion globale s'inspirant d'autres modèles, comme celui du Canada, par exemple. N'oublions pas qu'Europe était une princesse phénicienne, dans la mythologie grecque. Elle était extra-communautaire.

M. Jean-Louis Bourlanges. - Je partage les préoccupations de M. Letta, notamment sur la nécessité de mettre fin à l'urgence. L'Union européenne ne peut rigoureusement rien à la crise des migrants. Même si elle n'existait pas, des gens continueraient à mourir en mer. On est exactement dans la situation que décrivait François Mauriac, en s'adressant à Henri Béraud : « On est toujours puni pour les crimes qu'on n'a pas commis ». Bien sûr, les accords de Schengen sont insuffisants, car ils n'offrent pas les moyens d'une action et d'une solidarité efficaces.

L'effondrement des positions françaises, britanniques, européennes, occidentales et américaines au Moyen Orient est un phénomène majeur. La Turquie, l'Arabie Saoudite, l'Iran, l'Irak, le Liban, l'Égypte, Israël même échappent au contrôle des puissances occidentales. Nous avons assisté à l'immense destruction de l'État syrien, qui était une création en partie française. Rien d'étonnant à ce qu'il en résulte de telles vagues d'immigration. Lundi dernier, sur Europe 1, j'entendais Hubert Védrine utiliser une expression aussi terrible que juste pour qualifier notre situation en Syrie : « Nous n'avons plus les moyens de nos émotions ». C'est tragique mais c'est la vérité.

En ce qui concerne la question juridique, la rédaction de l'article 50 autorise tout. Il est prévu que l'Union négocie un accord fixant les modalités du retrait de l'État qui le souhaite « en tenant compte du cadre de ses relations futures avec l'Union ». C'est faire d'un résultat a posteriori un préalable. Le cadre est celui d'une négociation classique de l'Union européenne avec un pays tiers. L'État notifie ses intentions. À la lumière des orientations du Conseil européen, l'Union négocie avec cet État, conformément à l'article 218, paragraphe 3. Traditionnellement, le rôle de négociateur revient à la Commission, même si rien n'est dit explicitement.

Ne vous méprenez pas. Je n'ai pas fait d'éloge appuyé de la Commission européenne. J'ai simplement indiqué qu'elle avait un rôle absolument irremplaçable. Au cours des vingt dernières années, le pouvoir de la Commission a été mis à mal de mille manières. Il a été dilué, avec la nomination d'un commissaire par État membre ; on a concurrencé sa présidence par celle du Conseil européen ; et on a multiplié les réunions dudit conseil, alors que sa fonction ne devait s'exercer que de manière rare et terrible. Depuis le départ de M. Delors, tous les présidents de la Commission européenne sont issus du Conseil européen. La Commission ne joue plus son rôle. Sylvie Goulard est plus optimiste que moi. Personne ne m'a jamais accusé d'un optimisme excessif.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Nous vous remercions l'un et l'autre d'avoir répondu à nos questions par des analyses toujours très pertinentes. Nous avons mesuré qu'il y avait un espace pour que l'intelligence s'infiltre entre la main qui a rédigé l'article 50 et l'interprétation du texte.

La réunion est levée à 16 h 35.