Mardi 19 juillet 2016

- Présidence de M. Jean-Claude Lenoir, président -

Audition de Mme Ericka Bareigts, secrétaire d'État chargée de l'Égalité réelle

La réunion est ouverte à 14 h 50.

M. Jean-Claude Lenoir, président. - Nous accueillons Mme Ericka Bareigts, secrétaire d'État chargée de l'égalité réelle, puis nous recevrons M. Jacques Toubon, défenseur des droits.

Madame La ministre, vous défendez le projet de loi « égalité et citoyenneté » avec Mme Emmanuelle Cosse, ministre du logement et de l'habitat durable auditionnée la semaine dernière par notre commission, et M. Patrick Kanner, ministre de la ville, de la jeunesse et des sports, qui sera entendu la semaine prochaine.

Vous êtes plus particulièrement en charge du titre III intitulé « Pour l'égalité réelle ». Le nombre d'articles de ce titre a été multiplié par 10 : il est passé de 7 dans le projet de loi initial à 75 dans le texte qui nous est transmis. Nous ne comptons pas poursuivre sur cette lancée, plutôt réduire le volume !

Les sujets concernés sont très divers : ils vont de l'élargissement des voies d'accès à la fonction publique à la pénalisation de la négation des crimes contre l'humanité en passant par le droit d'inscription dans les cantines scolaires ou la suppression de la condition de nationalité pour les dirigeants des entreprises de pompes-funèbres.

Dans un premier temps, pouvez-vous nous présenter les principales dispositions de ce titre III et les modifications apportées par l'Assemblée nationale ? Puis Mme Françoise Gatel, rapporteure de la commission spéciale sur ce titre, ainsi que notre autre rapporteure, Mme Dominique Estrosi Sassone, vous interrogeront. Je donnerai ensuite la parole à l'ensemble de nos collègues.

Mme Ericka Bareigts, secrétaire d'État chargée de l'égalité réelle. - Merci de me recevoir. Je ne balaierai pas l'ensemble des nombreux points abordés dans ce texte, enrichi par le travail parlementaire. Je me concentrerai sur quelques thèmes majeurs. Nous souhaitons que ce projet de loi soit un texte de rassemblement autour de la République, surtout dans une période où elle subit de graves attaques. Mes pensées vont aux victimes, à leurs proches, à ceux qui souffrent, et aux services de police et de santé qui les secourent.

Nous avons la forte volonté de renforcer nos valeurs, de les traduire dans le quotidien des citoyens, car trop d'entre eux perçoivent le message républicain comme illusoire et se défient du projet républicain. Nous voulons y répondre ensemble, ouvrir une voie et fermer la porte au repli sur soi, à la montée de la défiance, du racisme, de l'exclusion. Nous voulons réaffirmer les principes républicains qui fondent notre identité.

Ce projet de loi a été construit avec les acteurs de la société civile, les citoyens, car le texte a été ouvert à la consultation sur une plateforme numérique. Notre méthode, c'est le faire-ensemble pour le vivre-ensemble.

J'en viens aux mesures du titre III intitulé « Pour l'égalité réelle ». L'égalité réelle signifie que chacun doit être en capacité de s'insérer dans la République ; l'État a une exigence, celle de garantir à tous les citoyens les conditions de l'émancipation et du bien-être, en luttant contre les déterminismes sociaux liés à la couleur de peau, au sexe, au lieu d'habitation, aux opinions. Il faut renforcer les garde-fous contre tous les phénomènes d'exclusion.

Le titre III comprend quatre chapitres, le premier étant consacré aux conseils citoyens. La demande de démocratie participative et de démocratie directe est forte. Les conseils citoyens visent à associer la société civile à la définition des politiques publiques, afin que les décisions répondent mieux à leurs besoins. Ils ont été créés en 2014 dans la loi de programmation pour la ville et la cohésion urbaine : 650 fonctionnent déjà, plus de 200 sont en cours de constitution. Y participent les habitants, les associations et les responsables locaux. Le gouvernement souhaite leur accorder plus de pouvoirs, pour donner plus de force à la parole citoyenne. Ils auront une capacité d'interpellation pour modifier le contrat de ville. Après analyse de la requête par les services de l'État, les préconisations du préfet seront portées devant le conseil municipal et les assemblées délibérantes des autres collectivités signataires. Le contrat de ville pourra ainsi être amendé sous l'impulsion des citoyens. Le travail parlementaire a permis de préciser tant les modalités d'interpellation par les conseils citoyens que le rôle des élus et du comité de pilotage du contrat ; les délégués du gouvernement ont été rétablis, ils sont utiles pour résoudre certains problèmes. Ce volet du texte est une vraie avancée pour l'expression citoyenne.

Deuxième chapitre, la maîtrise de la langue. Environ 6 millions de personnes ne maîtrisent pas la langue française, dont 3 millions qui sont allées à l'école de la République, et pas seulement outre-mer où les problèmes d'illettrisme sont encore plus vifs. Il est fondamental de maîtriser la langue française pour exercer sa citoyenneté, accéder à l'emploi et à ses droits. La moitié de ces 3 millions de personnes sont salariées, ce qui implique bien des difficultés pour elles. Il est indispensable de maîtriser la langue pour s'intégrer pleinement et c'est pourquoi le ministre de l'intérieur a voulu, par la loi du 7 mars 2016 relative aux droits des étrangers en France, renforcer les exigences à cet égard. Nous créons aujourd'hui une Agence de la langue française pour la cohésion sociale et le projet de loi concrétise une logique de parcours de la langue française tout au long de la vie. Ainsi l'amélioration de la maîtrise de la langue française figurera dans les programmes de formation professionnelle continue et d'intégration des étrangers. Le travail parlementaire a, là encore, renforcé les dispositions : je songe à la maîtrise des compétences numériques ou aux dispositifs de lecture pour les personnes handicapées, qui entrent dans le champ de la formation continue. La lutte contre l'illettrisme a été étendue à la formation continue dans la fonction publique territoriale.

Troisième volet, ouvrir l'accès à la fonction publique, qui est garante des principes républicains et de la poursuite de l'intérêt général. Ma collègue Annick Girardin et moi poursuivons l'objectif que des jeunes aux parcours très variés puissent intégrer la fonction publique ; 10 000 apprentis seront recrutés dans la fonction publique d'État. Dans les classes préparatoires intégrées, 1 000 places supplémentaires seront ouvertes à la rentrée. Le troisième concours sera généralisé dans les trois fonctions publiques, pour une plus grande diversité des recrutements, quelle que soit l'activité professionnelle antérieure, sous condition d'une durée d'activité qui inclura les périodes d'apprentissage.

L'Assemblée nationale a enrichi ce volet : publication d'un rapport biannuel sur la lutte contre les discriminations et prise en compte de la diversité sociale dans les trois fonctions publiques ; meilleure information des jeunes ; mention dans les avis de concours du principe d'égal accès aux emplois de la fonction publique ; nouveau contrat de droit public en alternance, s'adressant aux chômeurs de moins de 28 ans, avec un accompagnement pour préparer les concours de catégories A et B dans la fonction publique d'État.

Quatrième volet, la lutte contre toutes les formes de discrimination. La mobilisation doit être générale contre ce fléau qui déconstruit le lien social. C'est un enjeu national à porter collectivement car les actes de racisme ont augmenté de 25 % en 2015. La fermeté s'impose : la répression des injures à caractère raciste et discriminatoire est renforcée, alignée sur celle des provocations et diffamations à caractère raciste car l'effet destructeur est le même. Les auteurs de ces infractions pourront être contraints de suivre un stage d'apprentissage des devoirs du citoyen et des valeurs de la République. Cette peine aura une visée pédagogique : il s'agit d'apprendre les règles de vie en société. Les circonstances aggravantes de sexisme, racisme, homophobie ou transphobie seront généralisées à l'ensemble des infractions prévues par le code pénal.

Il faut aussi mener un travail pédagogique concernant notre regard sur la différence. Les médias ont leur rôle à jouer, puisque les Français passent en moyenne deux heures vingt par jour devant la télévision. Celle-ci est un outil puissant dans la construction des représentations mentales. L'obligation de meilleure représentation de la diversité s'appliquera aux chaînes nationales - y compris aux services de l'audiovisuel public - et ces dernières en rendront compte annuellement au CSA, qui pourra appliquer des sanctions. La République doit veiller à ce que l'ensemble de ses enfants aient leur place dans la société.

Les poursuites judiciaires seront facilitées contre les expressions négationnistes ou racistes. Plus souple, la loi de 1881 sur la liberté de la presse permettra de poursuivre les auteurs de discours haineux. La liste des associations pouvant agir en justice a été élargie. Une réflexion parlementaire a été menée sur la répression de l'apologie, de la banalisation et de la négation des crimes contre l'humanité. Ces dispositions, qui donneront toute sa force à la loi Taubira du 21 mai 2001, sont une co-construction législative. La négation des crimes contre l'humanité sera poursuivie devant les juridictions.

Enfin, les mêmes opportunités de réussite doivent être données à tous les jeunes. Nous avons travaillé, avec la ministre de l'éducation nationale, pour inscrire les pôles de stage dans la loi, afin de lutter contre l'inégalité d'accès aux stages de troisième et aux stages de lycée professionnel. Nous souhaitons également élargir à de nouveaux établissements d'enseignement supérieur le dispositif des élèves méritants des zones d'éducation prioritaire (ZEP) qui a été instauré à l'institut d'études politiques (IEP) de Paris en 2001.

L'Assemblée nationale est revenue sur les activités interdites aux ressortissants étrangers, discrimination qui avait suscité le vote, transpartisan, d'une proposition de loi en février 2009 au Sénat. La chirurgie dentaire, les débits de boissons et les pompes-funèbres doivent être ouverts aux étrangers, ce qui ne change rien à l'encadrement légal de ces professions ni aux conditions de diplôme et de qualification.

La République doit être exemplaire mais exigeante. Un équilibre a été trouvé et je souhaite que le travail parlementaire se poursuive en ce sens.

Mme Françoise Gatel, rapporteur. - Cette audition se déroule dans un contexte particulier, qui hélas se répète. Ce projet de loi répond à l'obligation de reconstruire une communauté nationale, une identité républicaine, avec le devoir d'accueillir chacun au nom de la fraternité mais également en exigeant de chacun un sens de la responsabilité. Nous avons à consentir un effort long, volontaire, courageux, pour réinscrire dans la République une génération plus habituée aux droits qu'aux devoirs. Comme le disait le président John Kennedy, « ne te demande pas ce que ton pays peut faire pour toi, demande ce que tu peux faire pour ton pays ».

L'attention portée aux territoires prioritaires de la politique de la ville est légitime, mais je souhaiterais que l'on n'oublie pas l'exclusion sociale qui affecte les territoires ruraux isolés.

Je suis étonnée également que l'État en vienne à créer une agence de la langue française pour combler les manques d'un système scolaire dont trois millions d'élèves ont pu sortir illettrés.

Mais j'en viens à mes questions. L'article 36 B bis organise la collecte de données relatives à « l'environnement social et professionnel » des candidats aux concours de la fonction publique. Quelles données  seraient précisément concernées ? Pourquoi les conserver dans les dossiers des fonctionnaires ? N'y a-t-il pas là une atteinte à la vie privée des candidats ?

L'article 36 septies crée un nouveau contrat de droit public pour les jeunes sans emploi, mais pourquoi la fonction publique d'État est-elle la seule concernée ? Ne faudrait-il pas l'élargir à la fonction publique hospitalière ainsi qu'à la fonction publique territoriale ?

En matière de lutte contre les discriminations, les inventaires ne seront jamais exhaustifs. Le projet de loi ajoute à la liste des critères de discrimination la perte d'autonomie ou encore le bizutage. Est-il nécessaire de les intégrer de cette manière dans la loi ? En multipliant les critères - dont l'interprétation n'est pas toujours simple et qui éventuellement entreront en concurrence entre eux - on aura sans doute plus de difficultés à protéger les personnes concernées.

L'article 38 porte sur les circonstances aggravantes générales pour acte raciste - critère auquel l'Assemblée nationale a ajouté le sexisme. Or cette circonstance aggravante est déjà prévue dans certains crimes ou délits, comme le viol et les violences conjugales. N'y aura-t-il pas un problème de constitutionnalité, puisque deux circonstances aggravantes vont se cumuler pour un même motif et concernant un même fait ?

L'article 38 ter pénalise la négation, la minoration ou la banalisation du crime contre l'humanité. Ce thème revient comme un marronnier... Ce crime doit être reconnu par un juge national ou international. N'est-ce pas placer le juge en juge de l'histoire, comme parfois le législateur ? Le sujet au coeur de l'article est le génocide arménien. Or le Conseil constitutionnel a déjà déclaré inconstitutionnelles les dispositions d'une loi de 2012 qui pénalisaient la négation du génocide arménien dans la mesure où elles étaient attentatoires à la liberté d'expression.

L'article 68 qui traite de la « fessée » vise à mettre la France en conformité avec les dispositions internationales sur la protection de l'enfance. Certes, la maltraitance des enfants existe, et nous y sommes tous opposés. Mais si les parents qui portent la main sur la partie inférieure du corps de l'enfant commettent un délit, jusqu'où va-t-on ?

Enfin l'article 62 concerne la reddition de comptes par les entreprises. On transpose partiellement une directive portant sur le devoir de vigilance : un débat spécifique a déjà eu lieu, entre les deux assemblées, au sujet de cette directive. Pourquoi insérer cette disposition dans le présent projet de loi ?

Ce texte est plein de bonnes intentions mais fort hétéroclite. Et surtout, où sont les moyens financiers ?

Mme Dominique Estrosi Sassone, rapporteur. - Aux articles 34 et 34 bis, les conseils citoyens auront un pouvoir d'interpellation, en saisissant le préfet « des difficultés particulières » rencontrées par les habitants : la formulation est bien large et vos explications seront bienvenues... La gouvernance est partagée entre l'État et les collectivités dans les contrats de ville, mais les collectivités n'ont pas ce droit de saisine du préfet !

M. Philippe Dallier. - Ma question concerne l'égal accès des candidats aux postes de catégories A et B dans la fonction publique. N'importe qui peut se présenter aux concours. Les épreuves écrites sont anonymes. Les oraux se font toujours avec des jurys, donc plusieurs examinateurs. Les garanties contre les discriminations sont là, que voulez-vous de plus ? Laissez-vous entendre que les dés sont pipés ? Jusqu'où voulez-vous aller ?

M. Yannick Vaugrenard. - « Égalité et citoyenneté », l'intitulé est ambitieux ; ne vaudrait-il pas mieux mentionner que l'on cherche à « tendre vers » ? Car nous savons bien qu'on n'y arrivera jamais... Quant aux droits et devoirs de la nouvelle génération, celle des 18-30 ans, je rappelle qu'elle sera la première à avoir des conditions de vie en recul sur les précédentes : nous avons eu de la chance de ne pas connaître ce sort. Il faut donc faire en sorte que la société aille mieux, qu'elle soit moins exigeante avec ceux à qui on demande tant - tant de diplômes, par exemple, pour décrocher un emploi. Soyons avant tout attentifs à cette jeunesse qui peut parfois se sentir en déshérence. J'ajoute que la France, dans les classements PISA de l'OCDE, est l'un des pays où l'écart de perspectives professionnelles et sociales est le plus fort entre les milieux d'origine. Tout est joué dès la maternelle, le nombre de mots possédés par l'élève dit tout de son avenir. Quant aux médias, les enfants passent souvent plus de temps devant l'écran de télévision que devant leurs professeurs. La banalisation de la violence est regrettable. Enfin, ces 10 000 apprentis dans la fonction publique bénéficieront aussi de l'ambitieux effort d'apprentissage de la langue... à quoi devrait s'ajouter, selon moi, un apprentissage de la philosophie.

M. Daniel Dubois. - Il y a le conseil municipal, les adjoints, les comités de quartiers. Ces conseils citoyens sont-ils vraiment utiles ? Croyez-vous que dans les quartiers sensibles, l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) mène sa politique sans concertation ? Que les maires et les élus peuvent faire aboutir leurs projets sans concertation ?

M. René Vandierendonck. - Les conseils citoyens sont la traduction d'un concept qui vient de loin... Ils poseront problème au Sénat. D'autant qu'après la réforme territoriale, nous attendons toujours les propositions du gouvernement pour organiser le fonctionnement de l'organe délibérant dans les métropoles !

Il est dommage que la législature se termine comme elle a commencé, par un texte sur la reconnaissance du génocide arménien, alors que le Parlement n'a pas à dire l'histoire. J'aurais préféré trouver dans ce texte des dispositions concrètes pour les jeunes diplômés des quartiers éligibles à la politique de la ville. Il serait plus judicieux d'accompagner une cohorte de bacheliers, qui n'accèdent pas à l'université ou n'y réussissent pas, et de diplômés qui ne trouvent pas de stages en entreprise. Ce n'est pas une proposition suspecte, elle vient du précédent président !

Pourquoi une discrimination entre les fonctions publiques, puisque seule la fonction publique d'État serait concernée par le nouveau contrat de droit public pour l'accès aux postes de catégories A et B ? Enfin, les contrats de ville sont déjà signés, faudra-t-il tout refaire ?

M. Jean-Claude Carle. - Renforcer la maîtrise de la langue française, j'y souscris car 30 % des élèves entrent en sixième en ayant de grosses lacunes... Ce qui montre l'importance de l'école primaire, dans un pays où le déterminisme social est total. Aujourd'hui, douze minutes par semaine et par enfant sont consacrées à l'apprentissage de la langue. Or le texte ne dit rien des solutions pour rendre à l'école sa vocation d'assurer l'égalité des chances. La mesure concernant les établissements privés qui ne sont pas sous contrat est une fausse bonne idée.

M. Jacques Mézard. - Dans ce texte incantatoire, peu de solutions pratiques, effectivement, sinon des punitions, ce qui est devenu habituel dans les textes que nous examinons...

L'article 38 ter a été introduit par amendement du gouvernement dans des conditions originales, le jour même de l'attentat d'Istanbul. Il a été retiré durant 45 minutes, puis présenté à nouveau... Vous cherchez à contourner la décision du Conseil constitutionnel que nous avons obtenue en 2012 et, ce faisant, vous opposez au lieu de rassembler les deux communautés présentes sur notre sol, Turcs et Arméniens. Je ne conteste pas le génocide mais les lois mémorielles n'ont pas leur place dans notre législation. N'est-ce pas une disposition simplement électoraliste ?

Mme Françoise Cartron. - La loi de refondation de l'école de 2013 a prévu la scolarisation à deux ans à la maternelle des enfants qui ne parlent pas la langue française : c'est bien l'objectif que vous poursuivez. Quel sera le rôle de l'Agence de la langue française pour la cohésion sociale ?

Les inégalités devant le stage de troisième sont criantes : qui va se charger de l'accompagnement des jeunes afin qu'ils puissent voir d'autres milieux que leur univers familial ?

Une dernière question : pourquoi les chirurgiens-dentistes, les responsables d'entreprises de pompes-funèbres ou les tenanciers de débits de boissons ne peuvent-ils être, aujourd'hui, des étrangers ?

M. Jean-Claude Lenoir, président. - C'est la question que nous nous posons tous !

M. Alain Richard. - Sur l'article 38 ter, les risques juridiques sont sérieux. Si au moins on bornait la nouvelle incrimination aux cas où le crime contre l'humanité a donné lieu à une condamnation par une juridiction nationale ou internationale... Pour le génocide arménien, la seule condamnation a émané d'une juridiction d'exception de l'empire ottoman. Si au moins on se limitait à viser les personnes condamnées pour avoir nié, minoré ou banalisé de façon outrancière des crimes de génocide... Mais le texte vise aussi les cas où la négation, minoration ou banalisation - il n'est pas question de condamnation - constitue une incitation à la violence ou à la haine. Cela est contraire à la décision du Conseil constitutionnel de 2012 et ne deviendra pas une disposition légale. J'ai du mal à imaginer que le Conseil d'État ou le Secrétariat général du gouvernement ont pu estimer le contraire !

M. Jacques-Bernard Magner. - Ce texte arrive à point nommé. Depuis janvier 2015, les assauts contre les valeurs républicaines se succèdent. Il est nécessaire de réaffirmer nos valeurs, en particulier l'égalité, sinon c'est notre devise nationale qui deviendra incantatoire. L'égalité est difficile à définir dans une société pluriculturelle et mixte.

La nouvelle Agence de la langue française pour la cohésion sociale n'entre-t-elle pas en concurrence avec l'Agence nationale de lutte contre l'illettrisme ? Les organismes ne sont-ils pas suffisamment nombreux ?

Mme Hélène Conway-Mouret. - Je partage les propos de M. Magner. Ce texte, qui rappelle les fondamentaux de notre République, est un signal fort dont nous avons besoin. L'égalité ne s'affiche pas, elle se vit au quotidien.

La maîtrise de la langue française est-elle seulement une aspiration ? Le réseau d'enseignement à l'étranger, très performant, peut servir de laboratoire de ce qui réussit auprès d'un public non francophone, dans un milieu qui ne l'est pas non plus - les enfants y atteignent un bilinguisme parfait.

Qu'est-il attendu de la réserve citoyenne ? Comment faire en sorte que les publics les moins à même de s'engager puissent être motivés et non laissés pour compte, ce qui contribuerait davantage au creusement du fossé ?

Mme Christine Prunaud. - Tout le monde s'interroge sur l'utilité de la création de cette agence de la langue française. Il faudrait profiter de ce projet de loi pour s'attarder sur la nécessité de renforcer l'école maternelle. Les enfants n'entrent plus dans les écoles publiques avant l'âge de trois ans ou trois ans et demi. En Bretagne, les écoles privées font leur publicité sur le fait qu'elles accueillent les enfants dès deux ans. Une réflexion sur ce sujet reste à mener.

Vous évoquez l'embauche de 10 000 apprentis dans la fonction publique d'État. À partir de quel âge ? Dans quels services ?

Il est bon de renforcer la lutte contre le racisme et l'homophobie. Parmi les peines sont cités des stages d'apprentissage des devoirs du citoyen et des valeurs de la République : où auront-ils lieu et par qui seront-ils dispensés ? Avez-vous rencontré des associations laïques ou de jeunesse ?

J'ai les mêmes interrogations que mes collègues sur les conditions d'exercice des professionnels des pompes-funèbres.

M. Jean-Pierre Sueur. - Le troisième alinéa de l'article 35 du projet de loi dispose que « les actions de lutte contre l'illettrisme et en faveur de l'apprentissage et de l'amélioration de la maîtrise de la langue française ainsi que des compétences numériques font partie de la formation professionnelle tout au long de la vie. Tous les services publics, les collectivités territoriales et leurs groupements, les entreprises et leurs institutions sociales, les associations et les organisations syndicales et professionnelles concourent à l'élaboration et la mise en oeuvre de ces actions dans leurs domaines d'action respectifs. » Cela signifie-t-il que tout le monde lutte contre l'illettrisme ? C'est très bien, mais je préférerais que l'on mette en oeuvre ce qui a déjà été décidé, en prévoyant un nombre d'heures important dédiées à l'apprentissage de la langue française à l'école maternelle et à l'école élémentaire. Il n'est pas inéluctable que les enfants ne sachent pas lire ni écrire en 6e. Il faut se centrer sur les fondamentaux et insister sur la nécessité d'y consacrer du temps.

Mme Sophie Primas. - Merci à M. Sueur pour son intervention qui reprend en tout point mes convictions.

Dans mon département des Yvelines, il existe des écoles où l'on enseigne aux enfants à ne surtout pas apprendre le français - elles sont signalées aux préfets. Quel contrôle exerçons-nous ? J'y vois une vraie source de non fraternité.

Je ne me résous pas aux enfants perdus de la République, ces enfants qui n'ont pas de structuration familiale ni de culture, pas d'autorité paternelle, peu d'autorité maternelle. Ils sont dans les rues, attrapés par la police municipale puis nationale, et deviennent les cibles de réseaux, avec les conséquences que l'on connaît.

Madame la ministre, n'affaiblissez pas le rôle des maires qui est fondamental. Un mandat de six ans est déjà très court pour mettre en oeuvre un programme.

Mme Maryvonne Blondin. - On a beaucoup insisté sur l'apprentissage du français dans les écoles maternelles. J'y souscris - en Bretagne, dans les années 1950, on a commencé à accueillir les enfants dès l'âge de deux ans et Rennes est une académie d'excellence qui connaît une grande réussite au brevet. Mais il faut une formation tout au long de la vie, dans les entreprises et les autres corps professionnels. Les personnes qui ont appris à lire mais n'ont pas utilisé leurs savoirs ont besoin de cette deuxième chance.

Mme Ericka Bareigts, secrétaire d'État. - Je suis très heureuse que ce texte suscite autant de remarques. Il porte des mesures concrètes, importantes. Je reprends le début du propos de la rapporteure Françoise Gatel : il y a des droits, des obligations dans notre communauté nationale et une construction à réaliser en commun, sans affaiblissement des uns ou des autres.

J'étais élue territoriale, j'ai été présidente d'une communauté d'agglomération, j'ai été en charge de l'éducation en tant qu'adjointe au maire à Saint-Denis de La Réunion. Nous avons porté des projets de grande dimension de rénovation urbaine. Faire ensemble, avec les conseils citoyens, n'est pas un signe d'affaiblissement. L'État travaille avec les villes et les intercommunalités.

Par le passé, certains citoyens n'étaient pas satisfaits parce que les objectifs des projets ne répondaient pas à leurs attentes. Si nous les avions interrogés, certaines politiques publiques auraient peut-être eu plus d'efficience. Parfois, nous n'avons pas pu modifier des contrats en cours d'exécution qui se révélaient imparfaits et créaient l'insatisfaction. C'est pour éviter cette situation que nous créons les conseils citoyens. Les projets qui modifient pour des décennies les liens dans les quartiers, les transports, l'économie, doivent être mieux élaborés, sans qu'il y ait de risque d'affaiblissement puisque tout est construit ensemble.

L'article 36 C bis répond aux discriminations dans la fonction publique évoquées par le rapport de M. Yannick L'Horty, contre lesquelles il faut des dispositions législatives. Un point sur l'avancée de ce combat sera fait tous les deux ans. C'est pourquoi nous prévoyons le recueil de certaines données, en respect de la réglementation de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL). .

Des discussions sur le sexisme ont été menées à l'Assemblée nationale. Nous avons considéré qu'il était nécessaire de repréciser cette qualification dans certains cas.

En matière de langue française, la vraie efficience passe par des politiques publiques à l'école, dès la maternelle, pour qu'il n'y ait plus d'enfants qui sortent de l'école sans maîtrise de la langue. C'est le sens de la loi de refondation de l'école. L'éducation dès la maternelle défait les enfermements des enfants et crée la réussite éducative. Dans ce projet de loi, nous considérons les adultes, soit un stock de personnes en situation d'illettrisme estimé à trois millions, outre-mer inclus. Ce n'est pas la globalité du problème, puisque six millions de personnes pâtissent de difficultés à divers degrés.

Actuellement, il n'existe pas de parcours de la langue française, mais des prises en charge différentes selon le statut de la personne. Celle-ci peut être accompagnée pendant trois mois avant que tout s'arrête. Combien de personnes suivent un apprentissage en pointillé ? C'est contre ce phénomène que nous avons visé tous les acteurs à tous les échelons. L'Agence de la langue française pour la cohésion sociale aura pour fonction de coordonner, d'évaluer, de donner de la visibilité à toutes ces politiques publiques parsemées et clairsemées, pas forcément efficientes, et ce sans effacer ce qui fonctionne. Je tiens à saluer le travail de l'Agence nationale de lutte contre l'illettrisme, qui continuera à jouer un rôle dans le champ de la maîtrise de la langue française.

L'accueil dès l'âge de deux ans à l'école maternelle dans les réseaux d'éducation prioritaire renforcés (REP et REP+) fait l'objet d'une mesure portée par le Gouvernement. Certains petits ont besoin d'une vie sociale et d'une scolarisation plus tôt que d'autres. Les études montrent qu'un accompagnement éducatif important apporte un différentiel de mille mots, selon que le milieu est stimulant ou non, et ce jusqu'à l'âge de six ans : le retard n'est ensuite plus rattrapable. Ce serait une fatalité. Mais il faut remonter aux causes, regarder toute la ligne de l'action. Le problème ne naît pas aux 18 ans de la personne.

Le stage en classe de 3e est essentiel. La première expression de la non inclusion d'un jeune, le premier retour violent qu'il a sur son origine, l'absolue fermeture des portes, se font lors de la recherche de ce stage. On lui demande qui il est et qui soutient sa demande. Vous avez, chacun, des exemples dans vos territoires de rêves qui se brisent contre certains murs.

Les députés ont souhaité donner une valeur législative aux 300 plateformes de stages coordonnées avec l'Éducation nationale et des entreprises.

L'article 38 ter est le résultat d'une longue co-construction, née d'un amendement du député Victorin Lurel adopté en commission. Il pâtit sûrement des fragilités que vous soulignez, monsieur le ministre Alain Richard, mais c'est une porte que nous ouvrons. La minoration, la banalisation de certains actes conduisent à l'expression de la haine, à une incitation à la violence. Il est important de le valoriser dans ce texte.

L'article 62 correspond à une directive qui, de fait, sera intégrée dans la législation. Sa transposition, qui doit avoir lieu avant la fin de cette année, a fait l'objet d'une démarche parlementaire volontariste.

Le député Goldberg a écrit un rapport parlementaire sur les métiers fermés. Nous avons analysé les amendements déposés par les députés et n'avons trouvé aucune raison technique de ne pas les accepter.

M. Alain Richard. - Le principe supérieur est que l'on ne peut pas ouvrir à des non nationaux des professions qui concourent à l'exercice de la souveraineté. Pourquoi y aurait-il doute ? Le dentiste procède à des identifications potentiellement criminelles ; l'opérateur de pompes funèbres doit appliquer la législation funéraire ; quant aux exploitants de débits de boisson, peut-être est-ce parce qu'ils vendent des timbres-amendes ?

Mme Ericka Bareigts, secrétaire d'État. - Ils concourent à la souveraineté mais ne l'exercent pas.

Le bizutage est cité dans deux articles du projet de loi. Ce n'est pas le bizutage lui-même qui est visé mais bien la discrimination dont fait l'objet la personne qui a résisté au bizutage.

L'âge à partir duquel les apprentis sont acceptés dans la fonction publique est de 15 ans.

M. Jean-Claude Lenoir, président. - Merci, madame la ministre.

Audition de M. Jacques Toubon, Défenseur des droits

M. Jean-Claude Lenoir, président. - Nous poursuivons nos travaux par l'audition de M. Jacques Toubon, Défenseur des droits. De nombreuses dispositions du projet de loi entrent dans son champ de compétence, comme le droit au logement, la lutte contre les discriminations ou la réforme de la loi de 1881 sur la liberté de la presse.

Monsieur le Défenseur des droits, vous vous êtes exprimé sur l'ensemble de ces points lors de votre audition devant la commission spéciale de l'Assemblée nationale le 31 mai dernier. Depuis, le texte a beaucoup évolué. Nous souhaiterions donc que vous nous présentiez votre position sur ce projet de loi en insistant, notamment, sur les modifications apportées par l'Assemblée nationale.

M. Jacques Toubon, Défenseur des droits. -Je ne peux commencer cette audition sans dire à Mme Dominique Estrosi-Sassone, élue de la ville de Nice, ce que je pense de ce qui s'est passé le 14 juillet, les sentiments d'affection et de tristesse que j'éprouve, étant moi-même niçois. L'examen de ce texte doit être marqué par un contexte dramatique.

Ce projet de loi est globalement positif. Dans son état d'origine, puis après son examen par les députés, il comporte indiscutablement un certain nombre d'avancées dans les domaines de la compétence du Défenseur des droits, en particulier dans la lutte contre les discriminations. Il reste toutefois partiel. Son contenu n'est pas exactement équivalent à son titre ambitieux, étant plus limité, mais aussi plus superficiel par rapport à la profondeur des réalités et des sentiments d'injustice, d'inégalité, de ségrégation ressentis dans notre société. Ce projet de loi essaie d'apporter des réponses à certaines difficultés mais son action est tardive et trop peu profonde.

Il ne comporte par ailleurs aucune disposition sur l'une des données négatives de la société française, présente dans bien des parties de notre territoire : le retrait et l'affaiblissement des services publics.

Au sein du titre Ier sur la citoyenneté et la participation, l'article 15 bis A crée un parrainage civil célébré en mairie : quelle est la nature de la responsabilité des marraines et parrains ?

La possibilité pour tout mineur doté de son discernement de créer ou de participer à une association (article 15 ter) est une recommandation du Défenseur des droits faite en février de l'année dernière au Comité des droits de l'enfant des Nations unies.

L'article 19 bis introduit à l'article 21-25-2 du code civil la dématérialisation de la procédure d'acquisition de la nationalité française. Cela peut sembler un progrès, mais la dématérialisation des procédures exclut nombre d'usagers qui ne peuvent accomplir leurs démarches. Cette avancée technique constitue, pour 20 à 25 % de la population de notre pays, un obstacle à l'accès au droit et se révèle, notamment pour les étrangers, très ambivalente. Elle mériterait que son impact soit étudié.

Le projet de loi, en son titre II, introduit de la mixité sociale dans l'habitat et améliore la méthode d'attribution des logements sociaux : le Défenseur des droits se trouve largement en accord. Nous sommes toutefois fort marris que l'Assemblée nationale ait reculé sur une de ces dispositions par rapport au projet de loi initial.

La mixité sociale consiste en la possibilité pour toutes les catégories sociales de se retrouver dans tous les quartiers, sans confinement dans des ghettos. Nous avons soutenu une approche rénovée du concept consistant à prévoir 25 % des attributions hors quartiers en politique de la ville au premier quartile des demandeurs de logement, c'est-à-dire les plus pauvres. Contrairement à toute la politique menée depuis un quart de siècle consistant à faire en sorte que les classes moyennes aillent dans les quartiers en politique de la ville, ce qui a échoué, il s'agit d'essayer de favoriser l'accès des demandeurs de logement les plus pauvres au logement social dans des quartiers non défavorisés. C'est un changement de vision. Le Défenseur des droits - et auparavant la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (HALDE)-, dans des propositions en 2009 et 2010, et le Médiateur de la République considèrent cette solution comme la seule efficace. Or un compromis a été trouvé entre la majorité de l'Assemblée nationale, les représentants des maires et des intercommunalités et le Gouvernement qui craignait un amendement prévoyant des quotas, ce qui aurait été conceptuellement l'inverse de la mixité. Le texte adopté par l'Assemblée consiste à maintenir le pourcentage de 25 % mais à laisser la main aux élus locaux, en particulier au président de l'intercommunalité. C'est un recul. Nous souhaitons que l'alinéa 34 de l'article 20, qui enlève à cet article son caractère progressiste et novateur, soit abrogé.

Les dispositions sur les procédures d'attribution des logements sociaux nous conviennent mais nous restons sur notre faim. La rédaction du projet de loi est restée insuffisante à l'Assemblée nationale. Nous avons proposé que les intercommunalités s'assurent de la conformité des dispositifs avec les droits fondamentaux des demandeurs préalablement à leur adoption, soit les articles L. 441-1-8 et 441-2-10 du code de la construction et de l'habitation. Nous recommandons la création d'une obligation d'évaluation annuelle de ces dispositifs afin de garantir leur adéquation avec les droits fondamentaux des demandeurs dans le temps, pour s'assurer qu'ils ne soient pas dévoyés. Enfin, nous souhaitons, conformément à notre recommandation de 2013 après l'évaluation du projet de cotation du logement social de la ville de Paris, la création d'une obligation de vérification du respect des droits par les systèmes de qualification de l'offre, afin qu'ils ne conduisent pas à conditionner les attributions aux caractéristiques des occupants en place, et ce pour éviter la reproduction de pratiques d'exclusion - que nous constatons dans les dossiers que nous recevons.

Je soutiens toute une série de dispositions sur les gens du voyage inclues dans la partie sur le logement social, notamment, à l'article 29, la prise en compte des terrains locatifs familiaux qui sont aménagés à leur profit dans le décompte des logements sociaux, que nous avions recommandée en 2014. Le Défenseur des droits, avec des parlementaires, tente d'éviter que les lois et leur application soient discriminatoires pour les gens du voyage. Nous approuvons donc l'abrogation du statut de 1969. Nous souhaitons que les maires, et leurs représentants au Sénat, soutiennent ces dispositions.

J'appelle votre attention sur l'article 33 quindecies modifiant l'article 9 de la loi du 5 juillet 2000, qui pourrait avoir des conséquences procédurales perverses. En l'état actuel du droit, le maire peut interdire par arrêté le stationnement des résidences mobiles en dehors des aires aménagées. En cas de violation, le maire, le propriétaire ou le titulaire du droit d'usage du terrain occupé peut demander au préfet de mettre en demeure les occupants de quitter les lieux. Cette mise en demeure peut être contestée devant le tribunal administratif, dont le président doit statuer dans les 72 heures. Lorsque la mise en demeure n'est pas suivie d'effet dans le délai fixé, le préfet peut procéder à l'évacuation forcée.

En vertu de l'article 33 quindecies, si la mise en demeure était contestée, le juge administratif statuerait dans un délai de 48 heures et non plus de 72 heures. Nous considérons que ce raccourcissement facilitera l'expulsion, accroissant l'urgence à trouver une solution alternative d'installation, et donc contribuera à ce que nous dénonçons : l'errance des gens du voyage. Il faudrait peut-être reconsidérer cette disposition.

La prise en compte des aides personnalisées au logement (APL) ou des allocations logement à caractère social et familial dans les ressources du ménage est une disposition positive puisque les demandeurs aux ressources les plus faibles se trouvaient jusqu'à présent exclus de l'accès au logement social. Néanmoins, les APL ne seront prises en considération dans le calcul des ressources que dans le cadre du calcul d'un taux d'effort net défini par décret : il faut donc attendre pour connaître les effets de cette disposition.

La notion de sous-occupation définie par l'article 28 quater B modifiant l'article L.621-2 du code de la construction et de l'habitation mérite d'être retenue. Elle vise les logements dont le nombre de pièces habitables, cuisine exceptée, est supérieur de plus d'un au nombre de personnes qui y ont leur résidence principale, soit un F3 pour une personne ou un F4 pour deux personnes. C'est le genre de dispositions, recommandées par le Défenseur des droits, qui, souvent, ne sont pas prises en considération alors qu'elles peuvent être extrêmement importantes pour nos concitoyens.

Le titre III intitulé « Pour l'égalité réelle », très divers au départ, l'est encore plus après son examen par l'Assemblée nationale.

Les mesures de lutte contre l'illettrisme sont bonnes, mais il serait temps, à partir de la jurisprudence du Conseil constitutionnel de 1994 et de 1999, de mettre en place un véritable droit fondamental à la langue française, qui pourrait être érigé par le législateur.

Je suis en contradiction avec l'article 41 qui introduit un nouveau critère légal de discrimination, la « capacité à s'exprimer dans une langue autre que le français ». On a compris, en lisant les débats de l'Assemblée nationale, qu'il s'agirait d'éviter que soient discriminées les personnes qui ont un accent ou qui s'expriment dans une langue régionale ou locale. J'appelle l'attention du Sénat sur le fait que ceci pourrait nous entraîner extrêmement loin, et que nous serions complètement à côté de la plaque par rapport aux vrais critères de discrimination. Le Gouvernement, comme la rapporteure de l'Assemblée, Mme Chapdelaine, se sont opposés à cette disposition, qui a néanmoins été votée.

En matière de liberté de la presse, le Défenseur des droits est, depuis le début, dans la ligne des articles 37 et 38, soutenant en particulier le durcissement des poursuites, au sein de la loi du 29 juillet 1881, de tous les actes de racisme, de xénophobie, d'antisémitisme, de sexisme, d'injures. Nous sommes très favorables à l'extension par l'article 38 des circonstances aggravantes de racisme et d'homophobie à l'ensemble des crimes et délits. De même, le sexisme constituera une circonstance aggravante pour certains crimes et délits, selon notre recommandation.

En revanche, j'appelle votre attention concernant un sujet sur lequel le projet de loi est pour le moins imprudent, ou inconséquent. Il substitue dans la loi de 1881, à la notion d'infraction commise à raison de l'appartenance ou de la non appartenance, vraie ou supposée, de la victime à une race- l'article 132-76 du code pénal -, une notion d'infraction commise pour des raisons racistes ou à raison de l'appartenance ou non appartenance vraie ou supposée à une ethnie, une nation ou une religion déterminée.

Le débat sur le mot « race » a été engagé depuis de nombreuses années. Il a une portée symbolique que je ne méconnais pas. Le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne emploie le mot « race » à deux reprises, comme la Commission contre le racisme et l'intolérance du Conseil de l'Europe. Ces instances ont bien pris soin de ne pas fragiliser les dispositifs de lutte contre le racisme, la xénophobie et l'antisémitisme en refusant d'enlever ce mot pour le remplacer par des périphrases, comme « raisons racistes ». Nul ne connaît aujourd'hui les effets juridiques de cette démarche qui supprime le mot « race » tout en conservant le substantif « racisme » ou l'adjectif « raciste » pour qualifier certains actes. Dès lors que la notion de race est abolie, peut-on conserver le concept de racisme pour en tirer des effets de droit ? Si, à l'inverse, on admet que la notion de racisme doit persister dans nos textes en tant qu'elle renvoie à un point de vue subjectif, pourquoi en irait-il autrement des termes de « race » et de « racial » ? Je dis, depuis longtemps, et Dominique Baudis avant moi, que nous risquons de fragiliser les procédures contentieuses en cours, les incriminations à caractère pénal étant d'interprétation stricte.

Je m'interroge, en outre, sur les conséquences probatoires d'une telle substitution qui imposerait au juge d'interroger le mobile raciste du criminel ou du délinquant, ce qui risquerait d'amoindrir l'efficacité de la répression de tels actes. Vos collègues de l'Assemblée nationale ont écourté le débat. Votre commission devrait s'en saisir.

La loi Savary du 22 mars 2016 dispose que les atteintes à caractère sexiste dans les transports publics collectifs font l'objet d'un bilan annuel transmis au Défenseur des droits, à l'Observatoire national des violences faites aux femmes et au Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes. Rien n'empêche que les atteintes à caractère raciste fassent l'objet d'un bilan annuel du même type. Par conséquent, je recommande que l'on complète l'article L.532-1 du code des transports en y inscrivant les atteintes à caractère raciste. Chacun sait combien les transports urbains et périurbains sont un cadre propice à ce genre d'infractions.

Enfin, il me paraît très négatif d'introduire à l'article 225-1-2 du code pénal le critère de victime de faits de bizutage, alors que le bizutage est déjà inscrit comme un délit pénal spécifique à l'article 225-16-1 du même code, dès lors qu'il implique des faits à caractère humiliant ou dégradant. Ce serait méconnaître totalement le droit des discriminations tel qu'il s'est développé en France depuis les années 1980 jusqu'aux grandes directives européennes des années 1990 et 2000 et notamment la loi de mai 2008 qui constitue le corpus principal pour les critères de discrimination. Le droit des discriminations a pour objet de mettre en lumière les facteurs d'inégalité fondés sur les spécificités d'une personne, qui interviennent pour mettre en échec des politiques sociales, pour exclure ou pour miner les talents reconnus comme sources de distinctions objectives. Il vise en principe des critères qui relèvent de caractères inhérents à la personne. La législation consacrée à la lutte contre les discriminations symbolise le refus qu'une société oppose à l'État lorsqu'il s'agit de pénaliser des individus au nom de particularités telles que le sexe, la couleur de peau, l'âge, le handicap ou l'état de santé. Je m'inquiète que l'on puisse introduire de nouveaux critères fort éloignés du droit des discriminations. D'autant que par un accroc irréparable, la loi du 22 juin 2016, votée à l'unanimité à l'Assemblée nationale et au Sénat, a déjà introduit le critère de la vulnérabilité sociale dans le droit des discriminations. Les spécialistes s'interrogent encore sur la manière de l'appliquer.

Le bizutage, l'aptitude à parler une autre langue que le français, tous ces critères élargis risqueraient d'affaiblir la lutte contre les discriminations et pour l'égalité, en la rendant moins efficace. Et cela, alors même qu'une autre partie du texte fait exactement l'inverse en alignant les motifs discriminatoires. Ces dispositions que nous avons contribué à établir avec la chancellerie et les ministères concernés comblent les lacunes, les retards ou les inconséquences de la loi de 2008 ou d'autres textes du code pénal. Par exemple, alors que ; dans le cadre de l'emploi ; les discriminations pour l'accès aux biens et services sont couvertes à la fois par des dispositions pénales et par le droit du travail, hors de ce cadre la voie de recours civil - qui demeure la plus efficace - n'était pas ouverte. L'article 44 du projet de loi y remédie pour notre plus grande satisfaction. Nous sommes également très favorables à l'article 41 qui ajoute le critère de perte d'autonomie dans la liste de ceux qui sont prohibés à l'article 225-1 du code pénal.

En première lecture, l'Assemblée nationale a laissé de côté trois propositions pourtant importantes. L'article 225-1 du code pénal mentionne le « patronyme » comme critère de discrimination, alors que l'article 1132-1 du code du travail fait référence au « nom de famille ». Je ne doute pas que le Sénat, législateur impeccable, souhaitera retenir une dénomination unique. Ce serait aller dans le sens de l'histoire, puisqu'en 2008, le terme « patronyme » a été supprimé de beaucoup d'articles du code civil. Nous préférerions donc « nom de famille ».

Nous souhaiterions que la notion d'aménagement raisonnable soit consacrée comme corollaire du principe général de non-discrimination à l'égard des personnes handicapées. Nous mettrions ainsi notre loi en conformité avec l'article 2 de la Convention internationale pour les personnes handicapées et surtout avec la directive européenne du 27 novembre 2000 que nous avons insuffisamment transposée.

Enfin, nous souhaiterions que le texte prévoie un recours civil pour les personnes victimes de harcèlement sexuel commis dans d'autres domaine que celui de l'emploi, afin qu'elles puissent bénéficier de l'aménagement de la preuve prévu par la loi du 27 mai 2008. C'est parce que le renversement de la charge de la preuve n'existe pas au pénal que les condamnations sont si rares. Nous avons la possibilité de faire aboutir les réclamations en matière de discriminations. Complétons la loi du 27 mai 2008 par une nouvelle définition de la discrimination qui recouvrira le harcèlement dans sa définition la plus large.

À la suite d'une recommandation du Défenseur des droits, en 2013, l'Assemblée nationale a adopté l'article 47, qui garantit l'égalité de l'accès aux cantines scolaires. C'est une bonne mesure, même si beaucoup parmi vous craignent la charge supplémentaire que cela représentera pour les communes. Ne pas assurer l'égalité de l'accès aux cantines scolaires, c'est nier le droit à l'éducation pour tous.

Quant aux emplois fermés, réservés exclusivement aux nationaux, le texte de l'Assemblée nationale a contribué à en diminuer le nombre. Beaucoup de nos propositions ont été retenues. Le contexte s'y prête, puisque la cour d'appel de Paris doit se prononcer sur l'affaire des 900 employés marocains de la SNCF. Pendant vingt-cinq ans, on a refusé d'accorder le statut de cheminots à plusieurs centaines de personnes, alors qu'elles accomplissaient exactement le même travail que les autres, au nom du critère discriminant de leur nationalité. L'Assemblée nationale a restreint la catégorie des emplois fermés uniquement à ceux qui présentent un risque pour la sécurité ou la souveraineté de l'État. C'est le moins que l'on puisse faire.

Enfin, nous avons proposé que toutes les entreprises soient soumises à l'obligation de produire des indicateurs, des tableaux et des évaluations mesurant leur action en matière de lutte contre les discriminations et de promotion de l'égalité. On éviterait ainsi de cacher derrière quelques cas particulièrement médiatisés les stéréotypes et les préjugés qui entraînent couramment des discriminations dans la politique des ressources humaines. Ces indicateurs existent. C'est un miroir qu'il faut tendre aux entreprises.

Dans la loi Rebsamen du 17 août 2015, il est prévu que la négociation annuelle sur l'égalité professionnelle entre les hommes et les femmes et la qualité de vie au travail porterait aussi sur les mesures permettant de lutter contre toute discrimination en matière de recrutement dans l'emploi et l'accès à la formation professionnelle. Si l'intention est louable, le texte ne mentionne aucun indicateur, ni aucun objectif de progression précis. Il se trouve que nous devons transposer, avant le 6 décembre 2016, la directive 2014-95 relative à la publication d'informations non financières et d'informations relatives à la diversité par certaines grandes entreprises et certains groupes. Voilà l'occasion de prévoir les indicateurs nécessaires pour documenter l'égalité de traitement et la prévention des discriminations. Un certain nombre de dispositions ont été prises aux articles 36 A et 47 sexies du texte ainsi qu' à l'article 61 bis qui fait obligation à toute entreprise employant au moins cinquante salariés ou spécialisée dans le recrutement de prévoir une formation de non-discrimination à l'embauche au moins une fois tous les cinq ans. Nous souhaitons que ces dispositifs soient maintenus, mais nous recommandons aussi que l'on prévoie par décret les modalités concrètes d'un audit sur les discriminations et la création d'un référent « Egalite » au sein des entreprises. C'est ainsi que l'on favorisera une politique de ressources humaines dirigée vers la promotion de l'égalité.

Dernier point qui ne manquera pas de susciter un long débat, les amendements proposés à l'Assemblée nationale sur les contrôles d'identité subjectifs ont été repoussés à la demande du Gouvernement. Un accord a ensuite été trouvé avec la majorité sur l'expérimentation des « caméras piétons ». Nous continuons à penser que le concept d'égalité est écorné si les contrôles d'identité ne sont pas rigoureusement contrôlés et encadrés de manière à garantir leur objectivité.

M. Jean-Claude Lenoir, président. - Nous vous remercions pour votre exposé très détaillé, grâce auquel nous avons pu apprécier votre regard sur les modifications apportées par l'Assemblée nationale.

Mme Françoise Gatel, rapporteur. - Vous avez su reconnaître que l'intention qui préside à ce texte est louable, surtout dans le contexte actuel. La proposition de loi sur l'obligation d'accueillir les enfants à la cantine est arrivée au Sénat à l'initiative de M. Schwarzenberg. Je sais le respect que vous avez pour les élus locaux qui siègent nombreux au Sénat. Cependant, il faut mesurer l'importance du sujet. Avons-nous connaissance de situations choquantes où des enfants auraient été volontairement écartés d'un service de cantine par des élus locaux ? Je le crois d'autant moins qu'une telle éviction serait difficilement possible : les associations de parents d'élèves et l'opposition monteraient aussitôt au créneau. Sans compter qu'une telle mesure rend la situation inéquitable pour les enfants scolarisés dans des communes où il n'y a pas de service de cantine.

En ce qui concerne l'avancement de l'âge de la majorité à 16 ans, j'entends la nécessité d'inclure les jeunes dans la société et de les rendre responsables et citoyens. Imaginez, cependant, la responsabilité considérable qui pèserait sur les parents d'un mineur qui deviendrait trésorier d'une association. Le texte prévoit d'  « informer » les parents plutôt que de « solliciter l'autorisation ». Le diable est dans les détails.

Nous nous interrogeons également sur la force et la pertinence de multiplier les critères de discrimination. Les inventaires restent souvent partiels. Faut-il y faire figurer les victimes du bizutage ? Je n'en suis pas certaine. La notion de perte d'autonomie ne va pas de soi non plus.

L'article 38 du projet de loi prévoit une circonstance aggravante de sexisme. N'y aurait-il pas un problème de constitutionnalité si deux circonstances aggravantes se cumulaient sur un même fait ? En effet, il y a déjà une circonstance aggravante dans certains crimes, comme le viol ou les violences conjugales.

Vous souhaitez une réforme de la loi de 1880 sur la liberté de la presse et notamment l'interdiction de l'excuse de provocation dont pouvaient bénéficier les auteurs d'injures publiques. Cette disposition ne réduit-elle pas de manière excessive la marge d'interprétation du juge dans des dossiers sensibles, à une époque où règne le politiquement correct. Vous l'avez dit à propos du mot « race » : il ne suffit pas de supprimer les mots pour supprimer les choses.

Enfin, l'article 38 ter pénalise la constatation, la banalisation ou la négation d'un crime contre l'humanité. La décision du Conseil constitutionnel de 2012 sur le génocide arménien pose problème, même s'il ne s'agit pas de nier la réalité de ce génocide. L'article 68 qui veut sanctionner les parents qui châtient est également perturbant. On peut être d'accord. Cependant, l'article interdit également la fessée. Un juge excessif pourrait retirer l'autorité parentale sur ce motif. Quel parent n'a jamais été au moins tenté de donner une fessée ? Et qui d'entre nous n'en a pas reçu ?

M. Jean-Claude Lenoir. - Nous en avons tous reçu... Et pourtant, nous sommes là.

Mme Françoise Gatel. - Les excès d'interprétation sont monnaie courante. Bientôt, on ne pourra même plus s'adresser à son enfant de manière un peu autoritaire.

Quant à l'expérimentation des « caméras piétons », je considère qu'il est difficile de demander à un policier municipal de filmer ou de donner un récépissé. En revanche, c'est une réalité, dans notre pays, certaines personnes sont plus contrôlées que d'autres.

Mme Dominique Estrosi Sassone, rapporteur. - Vous approuvez le schéma pour renforcer la mixité sociale et la réforme de l'attribution des logements sociaux qui figurent au titre II. Nous savons bien, au Sénat, que c'est le maire qui incarne l'ancrage dans les territoires. Or, le titre II prive le maire de certains pouvoirs et compétences pour les confier à l'État, sur des sujets qui relèvent de la réalité de terrain, à une échelle très fine. Vous proposez même d'aller plus loin que le texte en mettant fin sans délai aux délégations du contingent préfectoral. Ce ne sont plus les communes mais les EPCI qui créeront une commission d'attribution. Les maires sont pourtant les mieux à même de suivre à la cage d'escalier près l'attribution des logements. Pourtant, vous donnez une voix prépondérante aux présidents des EPCI dans ces commissions d'attribution. Toutes ces dispositions nourriront le débat. Le maire doit rester au centre du dispositif.

Vous avez proposé une nouvelle définition de la sous-occupation des logements. Avez-vous idée du nombre de logements qui seraient concernés par cette nouvelle définition ? Quelles conséquences aura-t-elle pour la gestion du parc HLM ? Il faut surtout pouvoir proposer aux personnes qui sont en sous-occupation des logements qui répondent à leurs attentes et à leurs besoins. On sait bien que c'est là que le bât blesse.

Enfin, le texte supprime la notion de « commune de rattachement » qui limitait le nombre de gens du voyage à 3 % de la population communale. Qu'adviendra-t-il si on supprime ce dispositif ? S'il n'y aura pas forcément d'incidence sur les grandes métropoles, qu'en sera-t-il dans les petits territoires ?

M. Jacques-Bernard Magner. - Merci pour cet exposé sur un texte que vous jugez positif. En tant que maire, je procède assez régulièrement à des parrainages civils. Ce type de parrainage n'est cependant pas vraiment reconnu comme un acte d'état-civil officiel.

En ce qui concerne la pré-majorité associative, qui jugera de la capacité de discernement des jeunes ?

Enfin, l'article 3 prévoit l'accès des mineurs à la réserve citoyenne. Dans la mesure où cette intégration exige des compétences particulières, faut-il maintenir cet accès dès 16 ans ?

M. René Danesi. - Je n'ai pas bien compris le lien que vous avez établi en introduction entre les événements qui se sont produits depuis dix-huit mois et les profondes discriminations qui ont cours dans la société. Sauf erreur, les auteurs des attentats, tous islamistes, avaient des motivations religieuses. Il ne s'agit pas de combattants de l'égalité, de la citoyenneté, de l'intégration ou de l'ascenseur social. Ces terroristes ont surtout des problèmes psychologiques. Aucun n'a été victime du déterminisme social ; certains ont même fait des études supérieures. Laisser entendre le contraire nous affaiblit dans la guerre que nous devons mener et qui a été importée du Moyen Orient. Aux États-Unis, les attentats résultent de conflits raciaux et sociaux. En France, les événements qui ont cours depuis dix-huit mois sont importés du Moyen Orient, pour des raisons religieuses.

M. Yannick Vaugrenard. - Je ne vous interrogerai pas sur le projet de loi mais sur votre prise de position sur le 21ème critère de discrimination : la discrimination pour cause de vulnérabilité sociale. C'est après avoir rédigé un rapport sur la pauvreté que j'ai déposé une proposition de loi introduisant ce critère. La stigmatisation dont souffrent les pauvres - double peine ! - est d'autant plus inacceptable que la fraude sociale ne représente, en tout, que 4 milliards d'euros, contre 26 milliards d'euros pour la fraude à l'impôt sur le revenu, ou 60 milliards d'euros de manque à gagner en raison des fuites de capitaux - c'est-à-dire l'équivalent annuel de la charge de notre dette publique... Il faut le dire ! D'où ma proposition de loi, qui a été adoptée quasiment à l'unanimité au Sénat le 18 juin 2015 - M. Bas, président de la commission des lois, avait déclaré qu'il la votait - et à l'Assemblée nationale le 14 juin 2016.

Geneviève de Gaulle-Anthonioz, présidente de l'organisation non gouvernementale ATD Quart Monde, s'est battue pendant des années pour la reconnaissance de ce critère, comme l'ensemble des associations caritatives et humanitaires, et M. Baudis avait demandé un 20ème critère, relatif au lieu de résidence, et ce 21ème, que j'ai eu l'honneur d'introduire. Je regrette que vous y soyez défavorable, alors qu'il aurait une grande valeur symbolique, surtout en ce moment.

M. Jacques Toubon. -Le Défenseur des droits est au moins aussi attentif que vous à ce que nul ne soit stigmatisé, surtout en raison de sa pauvreté. Une grande partie des quelque 80 000 réclamations que j'ai traitées l'an passé concernent d'ailleurs des personnes vulnérables. Mais cette question, qui tenait en effet à coeur à Geneviève de Gaulle-Anthonioz, comme au père Wresinski, ne relève pas de la mise en place d'une prohibition supplémentaire.

M. Yannick Vaugrenard. - C'est vous qui le dites.

M. Jacques Toubon. - Entre refuser cette stigmatisation et se donner les instruments de droit, dont je dispose, dont disposent les juges, pour qu'elle n'existe pas, il y a aussi loin que de la coupe aux lèvres. Or votre texte n'est pas applicable.

M. Yannick Vaugrenard. - Si.

M. Jacques Toubon. - Non. C'est toute la question. L'accès au droit, notamment pour les plus vulnérables, doit être amélioré par des politiques publiques. Dans aucune situation, ce critère ne pourrait être invoqué - sauf à s'appuyer sur les critères qui existent déjà : apparence physique, âge, handicap... Je vous soutiens entièrement sur le fond. Pour atteindre nos objectifs, il faut emprunter une autre voie.

M. Yannick Vaugrenard. - M. Baudis ne partageait pas votre point de vue.

M. Jacques Toubon. - En effet, et je l'assume.

M. Jean-Claude Carle. - Vous nous demandez de soutenir l'amendement relatif à l'accès à la cantine, ce que je peux comprendre dans votre position. Pour autant, je ne le soutiendrai pas car il n'apporte rien de nouveau. Le cadre législatif permet déjà de condamner toutes les discriminations. De plus, nous parlons de cas ponctuels et marginaux. Tous ont été réglés, dans les communes de droite comme de gauche. Enfin, cet amendement créerait une rupture d'égalité puisqu'il ne concerne que les communes qui ont ce service. Et il coûterait très cher aux collectivités territoriales, alors que leurs dotations diminuent.

Un cas de saturation très médiatisé à Thonon-les-Bains concernait en réalité uniquement le jeudi midi, qui était jour de marché. Le maire a réglé le problème. Nul besoin de créer par la loi un carcan supplémentaire.

Mme Evelyne Yonnet. - Sur le 21ème critère de discrimination, la vulnérabilité sociale, je suis d'accord avec M. Vaugrenard. La pauvreté se voit immédiatement sur une personne. Je suis élue d'Aubervilliers, l'une des communes les plus pauvres de France, avec une forte immigration...

M. Jacques Toubon. - Vous-même, vous reconnaissez la multiplicité des critères !

Mme Evelyne Yonnet. - Nous parlons de discriminations qui vous empêchent d'être embauché...

M. Jacques Toubon. - En dissolvant des critères précis dans un critère général qui l'est moins, je crains que nous ne fassions reculer la lutte contre les discriminations.

Mme Evelyne Yonnet. - Je maintiens mes propos.

Dans les cantines, c'est surtout la place qui manque. Ne culpabilisons donc pas les maires en confondant ce problème avec le cas de communes posant des règles réservant la cantine à certaines catégories. Enfin, vous avez utilisé le mot « race ». Certes, on parle de la race humaine... Mais pouvez-vous préciser votre pensée ?

Mme Maryvonne Blondin. - Qu'entendez-vous par « refus d'aménagement raisonnable » pour les personnes handicapées ?

Vous avez cité les lois de 2006, de 2008, la loi sur le dialogue social de M. Rebsamen : pourquoi n'avez-vous pas évoqué la loi sur l'égalité réelle entre les femmes et les hommes, d'août 2014 ? La mise en oeuvre de cette loi a-t-elle fait l'objet d'un rapport ? Parmi les stéréotypes et les préjugés, ceux qui concernent les personnes transgenres sont très pénalisants, et ces personnes font l'objet d'une très forte discrimination à l'embauche, pour trouver un logement, lorsqu'elles voyagent, ou pour faire établir leurs documents d'identité.

M. Philippe Dallier. - Quelle est votre définition de la mixité sociale ? Au sens strict, il faut prendre en compte la catégorie socio-professionnelle et le niveau de revenu. Plus largement, on peut tenir compte des origines...

Certains chercheurs sont favorables à la déconcentration, d'autres vous expliquent qu'installer des pauvres dans des quartiers aisés pose de nombreux problèmes. Ne pensez-vous pas que se limiter à une définition étroite, limitée à la catégorie socio-professionnelle, revient à se voiler la face ? Habitant la Seine-Saint-Denis depuis 53 ans, j'ai toujours été favorable à la politique de peuplement. Je vois ce que c'est que de ne pas prendre en compte les problèmes de mixité d'origines. Dans notre pays, on refuse de le faire, de peur de catégoriser les gens. Pour compréhensible qu'elle soit, cette réticence nous prive d'outils. Ce texte me semble aller dans le bon sens, car la mixité sociale doit être assurée de la cage d'escalier à la métropole, mais je ne vois pas quels outils supplémentaires il apportera.

M. Henri Tandonnet. - Je suis surpris par la tonalité centralisatrice de ce texte. Je ne crois pas que le préfet règlera les difficultés de vie dans les quartiers. Vous avez évoqué les naufragés du numérique, mais il y a aussi beaucoup de naufragés de l'administration centrale, qu'on retrouve souvent dans les mairies, où ils trouvent une solution. Quelle proportion des requêtes que vous recevez concerne les collectivités territoriales ?

M. Jacques Toubon. - Questions intenses ! Je ne suis ni parlementaire ni membre du Gouvernement. Oui, ce texte est re-centralisateur. Je pense, pour ma part, qu'une décentralisation exacerbée crée un risque d'accroissement de l'inégalité, et que la centralisation est une garantie d'égalité. Pour autant, je comprends bien que ce texte hérisse les sénateurs, comme l'avait fait la proposition de loi de Mmes Michelle Meunier et Muguette Dini sur la protection sociale de l'enfance. C'est toute la question : il faut choisir entre le respect de la liberté de chaque territoire et la volonté d'atteindre un objectif national par une loi. Quelles que soient les insuffisances de ce texte, il est porteur de cette ambition. Et, Défenseur des droits, j'entends que les droits fondamentaux soient mis en oeuvre de la même façon sur les quelque 550 000 kilomètres carrés du territoire de notre République.

Oui, avancer l'âge de la majorité à seize ans est risqué, mais faire émerger les droits le plus tôt possible est un progrès. Il faut faire parler les enfants dans les affaires qui les concernent. À cet égard, les écarter de la procédure du divorce est un recul. Le risque est réel, mais il mérite d'être couru. Même remarque pour le parrainage civil - mais à quoi s'engage le parrain, ou la marraine ?

Je suis d'accord : il ne faut pas multiplier les critères de discrimination. Mais de quoi parle-t-on ? Avons-nous un instrument pour empêcher que des centaines de milliers de personnes ne soient maltraitées parce que le critère d'autonomie n'aura pas été transformé en critère de perte d'autonomie ? Le Défenseur des droits doit pouvoir intervenir dans les établissements spécialisés, et notamment dans les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD).

La disposition sur les cantines est préventive. La proposition de M. Schwartzenberg supposait que chaque mairie se mette à la tête d'un service public de restauration, ce qui se heurtait aux contraintes financières. Le Sénat l'a donc rejetée. Pourtant, les situations qui l'ont motivée vont se multiplier. Il ne faudrait pas que nous nous trouvions dans l'impossibilité de mettre fin à des comportements discriminatoires. Voter cette disposition ouvre en quelque sorte un parachute.

La loi de 1881 sur la liberté de la presse cherche un équilibre entre la liberté d'expression et la dignité des personnes. Cet équilibre est bouleversé par l'irruption des réseaux sociaux et par la violence croissante qu'on observe dans notre société. Il faut mieux prendre en compte la lutte contre le racisme ou la xénophobie dans les procédures qui garantissent la liberté d'expression. Par exemple, la loi de 1881 interdit la requalification des faits, ce qui protège, en réalité, l'auteur de l'injure, ainsi que son complice, le directeur du journal - Henri Rochefort voulait que les journaux retrouvent une liberté d'expression que le Second Empire avait fortement bridée. Cette disposition empêche des victimes de diffamation d'entamer des poursuites. Le présent texte modifie la procédure pour éviter de telles mises en échec. Bien sûr, les avocats que vous entendrez vous tiendront des propos différents, selon qu'ils défendent les publicistes ou les associations. Mais la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) a pris position pour ce texte, qui renforce la répression.

J'ai combattu en 1990 la loi Gayssot, car je pense que ce n'est pas la loi qui fait l'Histoire, et que si l'Histoire a besoin de la loi, c'est qu'il y a des doutes. Cette loi n'a pas donné lieu aux abus que l'on pouvait craindre. Allons-nous l'étendre au-delà de la négation de la Shoah ? L'Assemblée nationale y est favorable. Cela mérite d'être discuté.

Nous avons pris position, dans la lignée de la Convention internationale des droits des enfants, pour la suppression des châtiments corporels. Le texte adopté ne prévoit pas de sanctions pénales, ce qui est intelligent, et se place sur le plan pédagogique. Sur ce point, la France n'a aucune raison d'être l'une des rares exceptions en Europe.

Le débat sur les contrôles d'identité n'aura pas d'issue dans le contexte sécuritaire actuel, ni avant les élections de l'an prochain. Chaque année, des millions d'interventions de la police, de la gendarmerie ou des services de sécurité dans les transports n'ont pas d'existence juridique. La relation est pourtant très asymétrique entre le dépositaire de la force publique et le simple citoyen. Certes, il existe une déontologie, mais la loi prive d'existence juridique les simples contrôles d'identité, ce qui n'est pas satisfaisant. La cour d'appel de Paris a rendu un arrêt en juin 2015, qui est soumis à la cour de cassation. Attendons le résultat de la procédure. L'usage de caméras ne peut être utile que si l'enregistrement est déclenché dans toute intervention, et non au gré du policier ou du gendarme.

Le Sénat est l'assemblée des élus locaux, et ceux-ci ont des pouvoirs accrus depuis 1982. À vous de vous prononcer sur les pouvoirs de maires. Pour ma part, je ne peux pas considérer comme une bonne idée de leur donner le dernier mot sur la mixité sociale - j'ai pourtant été maire du 13ème arrondissement de Paris pendant dix-huit ans et je travaille sans cesse avec des élus locaux. À vrai dire, 40 % de nos réclamations concernent la sécurité sociale. Cela dit, les contraintes prévues par ce texte, qui encadrent la liberté du maire, me semblent positives, même si elles écornent la libre administration des communes. Nous sommes favorables à la suppression de la commune de rattachement pour les gens du voyage, comme nous souhaitons la suppression du statut de 1969 car nous défendons l'égalité.

À M. Danesi, je dirai que, si le motif religieux est de loin le premier mobile des comportements criminels des terroristes, ce serait une erreur de penser qu'il est importé, et que les individus en question mettent en oeuvre des ordres donnés depuis l'extérieur. Il faut aussi prendre en compte des données sociales, économiques et culturelles, politiques, territoriales, nationales... Cette loi ne peut donc apporter que des débuts de solution. Nous avons laissé se créer dans notre pays des systèmes à plusieurs vitesses, qui sont un terreau profond des inégalités. Je n'apporte ni explication ni excuse à ces crimes abominables, mais nous devons prendre en compte la réalité sociale de notre pays, qui est plus abimée qu'on ne le croit, et revêt à certains égards des aspects tragiques. On a vu à Nice comment la violence s'est banalisée. Elle monte dans notre société comme l'herbe dans les prés. À cela, il n'y a ni explication ni remède unique.

Le critère du revenu des demandeurs de logements sociaux est sans doute un peu mécanique, mais il évite la catégorisation. S'il n'y a pas de statistiques ethniques, nombre d'études reposent, par exemple, sur le lieu de naissance des parents. Je comprends bien le point de vue des sénateurs et des sénatrices, mais dois vous faire part de mon propre point de vue. Mon rôle est d'essayer de réduire le hiatus entre le droit proclamé et le droit réalisé. Même s'il est partiel, ce texte aborde de grands débats. J'espère que vous irez parfois dans le sens que je préconise.

M. Jean-Claude Lenoir, président. - Nous y travaillerons tout l'été !

M. Jacques Toubon. - Voici un extrait de l'article 2 de la Convention relative aux droits des personnes handicapées : « La discrimination fondée sur le handicap comprend toutes les formes de discrimination, y compris le refus d'aménagement raisonnable. On entend par « aménagement raisonnable » les modifications et ajustements nécessaires et appropriés n'imposant pas de charge disproportionnée ou indue apportés, en fonction des besoins dans une situation donnée, pour assurer aux personnes handicapées la jouissance ou l'exercice, sur la base de l'égalité avec les autres, de tous les droits de l'homme et de toutes les libertés fondamentales ». C'est donc une obligation de moyens qui devrait trouver une traduction dans le droit des discriminations

M. Jean-Claude Lenoir, président. - Merci.

La réunion est close à 18 h 55.