Mardi 1er juillet 2014

- Présidence de M. Jean-Pierre Godefroy, président -

La réunion est ouverte à 16 h 30.

Audition de Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre des droits des femmes, de la ville, de la jeunesse et des sports

M. Jean-Pierre Godefroy, président. - Je vous souhaite la bienvenue, madame la ministre ; nous avons entendu Mme Marisol Touraine et nous entendrons demain Mme Christiane Taubira. Le rapport de Mme Michelle Meunier sera présenté à la commission le mardi 8 juillet et les amendements au texte peuvent être déposés jusqu'au lundi 7 juillet à 11 h 30.

Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre des droits des femmes, de la ville, de la jeunesse et des sports. - Voilà deux ans que je rappelle les origines du projet abolitionniste, ce combat républicain contre l'exploitation des femmes, auquel avaient participé Victor Schoelcher et Victor Hugo. Vos collègues députés ont confirmé la position abolitionniste à l'unanimité en 2011. C'est dans cette lignée que s'inscrira, je l'espère, votre Haute assemblée. Celle-ci a enrichi notre connaissance et notre réflexion, tant avec la mission d'information que vous aviez menée avec Chantal Jouanno, monsieur le Président, qu'avec le travail de votre délégation aux droits des femmes.

La proposition de loi adoptée par les députés offre des réponses concrètes, ambitieuses et pragmatiques dans lesquelles le gouvernement se retrouve : il s'agit de fermer les portes d'entrée dans la prostitution et d'en ouvrir les portes de sortie, afin d'aider les victimes à écrire une nouvelle page de leur vie.

Il n'y a pire danger pour les personnes prostituées que nos divisions partisanes, parce que les polémiques vaines les enferment dans le silence. Sachons éviter les postures moralisantes qui ne donneraient pas assez de réponses concrètes. La prostitution n'a plus rien à voir avec ce qu'elle était dans les années 1970 ; si elle a reculé pour une part - de moins en moins de Françaises se prostituent -, elle a changé de visage. J'apprécie le titre du rapport de votre délégation aux droits des femmes : il s'agit en effet de la plus vieille violence faite aux femmes - elle n'est pas pour autant immuable, mais évolue en fonction des situations d'extrême pauvreté entraînées par les mouvements géopolitiques. La législation n'est pas sans effet sur ce phénomène : la France a dix à vingt fois moins de prostituées que l'Allemagne, qui en compte 400 000.

La force de cette proposition de loi tient à ce qu'elle répond à la diversité des situations, la prostitution de rue étant malgré tout issue à 90 % de réseaux ayant leurs bases en dehors de nos frontières, pratiquant la traite d'êtres humains, avec des structures parfois légères et exploitant la détresse financière de femmes originaires en général d'Europe de l'Est ou d'Afrique.

Le renforcement des moyens d'enquête est une priorité ; l'article premier consacre la responsabilité des éditeurs qui ne s'organiseraient pas pour repérer une utilisation de leurs sites à des fins de proxénétisme. Une politique abolitionniste doit reposer, comme cette proposition de loi, sur deux piliers indissociables : la fermeté pénale pour les responsables et l'insertion sociale des victimes.

En 2003, la création du délit de racolage passif a provoqué des réalités aberrantes : on ne règle rien en mettant les menottes aux victimes. Selon un rapport de l'Inspection générale des affaires sociales (Igas), les violences ont redoublé quand les personnes ont disparu dans des zones reculées. Des associations de terrain se demandent si la condamnation du client par cette proposition de loi n'aurait pas le même effet. Cette inquiétude ne tient pas. Au contraire, écarter d'elles la menace d'une arrestation facilitera leur accès aux structures qui leur viennent en aide. L'abolition du délit de racolage passif satisfait également à la directive 2011-36 qui interdit la poursuite des victimes.

Il n'en faut pas moins des outils pour lutter contre le proxénétisme - et je souhaite aller plus loin sur ce point. Les municipalités doivent aussi être dotées d'outils de gestion de l'ordre public. La proposition de loi crée une contravention de recours à la prostitution, accompagnée d'un stage de sensibilisation, qui me semble une solution équilibrée et plus efficace que tout ce qui a été fait jusqu'à présent. Ceux qui ont recours à la prostitution ne sauraient ignorer qu'ils font le jeu des réseaux criminels. Les jeunes doivent connaître les limites de leur liberté sexuelle : l'interdit a une valeur pédagogique. Vous discuterez de l'échelle des peines, notamment sur le recours à des prostitués mineurs ou vulnérables. J'espère néanmoins que vous comprendrez la nécessité de maintenir le principe.

Le Gouvernement s'est résolument engagé dans le combat contre la traite des êtres humains. En août 2013, Christiane Taubira et moi-même avons fait adopter une redéfinition de cette infraction. Nous avons intensifié notre lutte contre les réseaux, dont 52, d'ailleurs tous diversifiés, ont été démantelés en 2012, contre 45 en 2011. Nous travaillons également à renforcer la coopération européenne, notamment avec mon homologue belge Joëlle Milquet, lorsque nous avons rassemblé en septembre dernier les représentants des dix-huit États signataires du protocole de Palerme afin d'en réaffirmer l'actualité. J'ai affirmé aux membres d'Interpol la mobilisation de notre pays sur ce sujet. Le 14 mai dernier, j'ai présenté au conseil des ministres le premier plan d'action national de lutte contre la traite des êtres humains, notamment pour faciliter l'identification des victimes et leur accès au droit, et prévoir d'étendre aux autres victimes de traite que la prostitution (travail, mendicité ou délinquance forcés) des dispositifs prévus dans cette proposition de loi ; le Gouvernement vous proposera des amendements en ce sens.

Il faut libérer les victimes des contraintes qui pèsent sur elles : peur, chantage contre les familles restées au pays. Elles doivent donc accéder à un titre de séjour provisoire, ce que prévoit la proposition de loi. L'accompagnement social est indispensable à une véritable politique abolitionniste : il est nécessaire d'offrir aux personnes prostituées la possibilité de se réinsérer professionnellement et socialement en leur donnant accès aux services de santé, au logement, à la formation professionnelle. Je me suis employée à renforcer les moyens d'accompagnement ; c'est une priorité en ces temps de budgets contraints. Un fonds sera créé grâce à la proposition de loi. Le Gouvernement est prêt à consentir des redéploiements budgétaires pour l'abonder.

Notre objectif est l'abolition : que toutes les personnes prostituées qui le souhaitent aient accès à un parcours de sortie. Parvenus à ce tournant historique, nous devons adopter enfin une politique cohérente en ce sens. Il y a beaucoup de débats ; quand vous en êtes fatigués, écoutez la voix des personnes concernées : même si certaines s'expriment contre la proposition de loi, celles qui ont eu la chance de s'en sortir en tirent un nouvel argument pour dire que la prostitution n'est pas une vie. Cela ne peut jamais être un projet de vie. Espérons pour ces personnes un avenir meilleur.

M. Jean-Pierre Godefroy, président. - Rassurez-vous ; au bout de deux ans, je ne suis pas lassé de ces débats.

Mme Michelle Meunier, rapporteure. - Je vous remercie de vos encouragements. Nous avons beaucoup écouté, bien mesuré la complexité des sujets à traiter. L'Assemblée nationale ayant supprimé le blocage administratif des sites, pourriez-vous nous indiquer où en est votre réflexion sur les nouvelles formes de prostitution sur internet ? De nouveaux sites apparaissent, tels que « Sugardaddy ». Avez-vous des éléments complémentaires sur le fonds prévu à l'article 4 ? Quelle est l'aide financière prévue pour l'accompagnement sanitaire et social ? Nous avons parfois des doutes sur le montant...

Mme Muguette Dini. - Un commissaire de police suédois nous a expliqué comment il traquait les clients : c'était simple et efficace, mais difficilement transposable en France. Comment comptez-vous faire ? Comment prouverez-vous qu'il y a eu une relation tarifée ?

Mme Esther Benbassa. - Pouvez-vous nous donner le montant des fonds ? J'ai retenu qu'aux 2,4 millions d'euros du budget de l'Etat, s'ajouterait le reversement des saisies de douane et les amendes prélevées sur les clients. Celles-ci n'arriveront pas immédiatement : il faudra que la police mette en oeuvre la nouvelle législation et que le client soit défini : est-ce celui qui reçoit une call-girl dans une chambre de palace ou celui qui rôde au bois de Vincennes ? Cela mériterait qu'on s'y attarde, même si je suis contre la pénalisation des clients. Les prostituées que nous avons vues, Muguette Dini et moi-même, lors de notre maraude au bois de Boulogne, n'étaient pas convaincues par cette disposition.

Vous donnez quelques mois de répit aux étrangères. Et ensuite ? Rentreront-elles chez elles pour se faire tuer par leurs proxénètes ? Soyez plus claire sur cette question. Lors de notre visite au centre de réinsertion de Stockholm - qui n'y ressemblait pas beaucoup, avec son étrange fauteuil de gynécologue -, notre interlocuteur nous a dit que lorsqu'il avait affaire à une étrangère, il appelait la police pour qu'elle rentre chez elle.

Il faudrait aussi dépasser les fantasmes et les projections sur le nombre de prostituées, qui ne seraient que de pauvres petites jeunes filles amenées en France de force. La question est beaucoup plus complexe : j'ai rencontré à plusieurs reprises des prostituées étrangères qui n'étaient pas dans ce cas. Nous n'en avons pas vu beaucoup qui s'en étaient sorties : le Nid nous en a envoyé deux qui faisaient plutôt de la propagande...

Que ferez-vous pour renforcer les moyens des forces de police afin de réprimer les proxénètes ? Nous y sommes tous opposés ici, comme à la traite des êtres humains ; mais ce n'est pas avec cinquante policiers que nous y arriverons. Professeure à l'université depuis quarante ans, je n'ai jamais vu autant de jeunes femmes ou de jeunes gens qui se prostituent : que ferez-vous pour eux ?

Mme Gisèle Printz. - Le Gouvernement envisagerait d'intégrer le produit de la prostitution dans le PIB pour atteindre le fameux objectif de 3 %. Est-ce vrai ?

Mme Maryvonne Blondin. - L'Italie l'a fait !

Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre. - Les éditeurs de sites seront soumis à trois nouvelles obligations en matière de lutte contre la traite et le proxénétisme : élaborer un dispositif aisément accessible pour que les usagers puissent porter à leur connaissance des éléments relatifs à ces infractions ; en informer très vite les autorités ; rendre public les moyens qu'ils y consacrent.

Nous pouvons aller plus loin. Le blocage a été abandonné par l'Assemblée nationale pour une raison simple : il était déjà prévu dans la loi d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure de 2011 dans le cadre de la lutte contre la pédopornographie, mais les décrets d'application n'ont pas été pris. L'Assemblée a préféré attendre le rapport du groupe de travail sur la cybercriminalité présidé par le procureur général Marc Robert : il a été remis hier. Nous en tirerons sans doute parti pour amender le texte. Le site « Sugardaddy » joue sur l'ambiguïté ; nous attendons que la plainte déposée par l'association Équipes d'action contre le proxénétisme (EACP) conduise la justice à qualifier les faits.

Comment traquer les clients ? Les policiers le disent : à l'occasion du démantèlement d'un réseau, ils peuvent les repérer, en flagrant délit ou même a posteriori, à travers les contacts référencés. Notre objectif n'est pas de faire du chiffre, mais d'édicter une règle qui dissuade. Certaines personnes prostituées se sont plaintes dans la presse qu'elles avaient moins de clients depuis le vote de l'Assemblée nationale : tel est précisément notre but.

Les 2,4 millions d'euros dont vous parlez sont les crédits que mon ministère a rétablis, alors qu'ils avaient été divisés par trois au cours des cinq années précédentes ; l'objectif est que le fonds soit structurellement compris entre dix et vingt millions d'euros, provenant des fonds de l'agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués, et des amendes. Des arbitrages budgétaires pourraient faire contribuer davantage d'autres ministères ; mais c'est la lutte contre la traite et la pénalisation du client qui doit l'abonder en premier lieu. Votre constat sur la prostitution des étudiants devrait vous porter à soutenir cette proposition de loi...

Mme Esther Benbassa. - Cela n'a rien à voir ! Pénaliser leurs clients ne réglera rien, si vous ne donnez pas plus d'argent aux étudiants.

Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre. - Cela prouve la banalisation de la prostitution : il faut agir et offrir un autre avenir aux jeunes tout en fixant des repères.

Mme Esther Benbassa. - Mais ils n'ont pas les moyens...

Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre. - Je préfère dans ce cas l'augmentation des bourses. Ce travail parlementaire a été mûrement réfléchi, pour traiter toutes les situations, affirmer le principe selon lequel acheter un corps n'est pas tolérable et proposer un parcours de sortie, ce qui est inédit. Les étrangères seraient en insécurité juridique ? Réfléchissez : les prostituées étrangères le seraient moins aujourd'hui ? Peut-être pour ceux qui ferment les yeux afin de conserver leur conscience intacte. Jusqu'à présent, rien n'incite les personnes prostituées à dénoncer ou à sortir de leur calvaire ; demain, elles auront plus de chance d'en sortir qu'aujourd'hui.

L'inclusion dans le PIB reflète une curieuse conception, que nous avons refusée, mais qui doit nous alerter sur la banalisation d'activités comme la prostitution ou le trafic de stupéfiants ; les messages que nous envoyons ainsi ou par la législation sont importants pour définir le modèle de société que nous voulons. Joëlle Milquet et moi-même nous en sommes émues auprès de la Commission européenne.

M. Jean-Pierre Godefroy, président. - Vous parlez du repérage des clients lors des démantèlements : cela signifie-t-il que la police sera amenée à convoquer des personnes dont les coordonnées sont référencées, qu'il y aura une présomption de contravention ?

Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre. - La police le fait déjà. La différence est que le client sera condamné par la loi.

M. Michel Bécot. - Cette proposition de loi vient d'une idée généreuse. Mais après avoir beaucoup écouté, durant de multiples auditions, je n'ai toujours pas de certitude. Des policiers nous demandent de ne pas abolir le délit de racolage passif, grâce auquel ils peuvent cibler les réseaux. S'attaquer au client : très bien, mais lequel ? Le pauvre diable que l'amende mettra dans une situation impossible ou le client des palaces qui ne sera jamais inquiété parce que, la police nous le confirme, elle devra prendre les clients sur le fait ? Cela accentuera encore plus les difficultés de ceux qui ont peu de moyens en comparaison avec ceux qui en ont beaucoup.

Vous nous dites que les filles auront droit à des papiers : je me bats pour une petite Congolaise qui n'a pas de parents, qui s'est mariée avec quelqu'un qui n'a pas de papiers, pour qui nous essayons d'en obtenir. Ceux qui se prostituent en auront et pas les personnes qui travaillent ? C'est tout cela qui me gêne. Vous savez bien qui se fera prendre...

M. Jean-Pierre Godefroy, président. - La police de Stockholm nous a indiqué qu'en Suède, la contravention, fixée à 250 euros, pouvait être augmentée en fonction du revenu. Cela me semble difficile en France, mais c'est intéressant.

Mme Cécile Cukierman. - Mon groupe, comme les autres, est partagé sur la pénalisation du client. Si nous approuvons, bien sûr, la volonté de combattre les réseaux et la prostitution des mineurs, reste la question de la prostitution dite volontaire - il est difficile de ne pas tomber dans la loi moralisatrice et d'apporter des réponses qui ne soient pas trop hâtives. Je m'interroge sur la portée législative finale et sur la capacité que nous avons à pénaliser le client sans interdire l'acte. Des personnes prostituées se sont présentées à nous comme travaillant pour elles-mêmes, déclarant leurs gains sous le statut de travailleur indépendant, de manière déguisée ou non. L'inclusion dans le PIB peut choquer.

La question cruciale est celle-ci : dans notre société de marché, peut-on pénaliser l'acheteur et non le vendeur ? Nous aiderons un certain nombre de personnes, de femmes qui souhaitent s'en sortir, grâce au parcours de sortie. Mais cela ne va pas jusqu'au bout : dans le monde que nous voulons, vendre son corps n'est pas autorisé. Nous avons été interpelés par des personnes prostituées qui nous demandent de respecter un choix personnel. Certains veulent travailler jusqu'à 80 ans, d'autres travailler le dimanche, cela ne peut pas constituer pour nous un modèle pour la société. La prostitution trouve sa source dans les conditions sociales et économiques : l'interdire ne résoudra pas la question du niveau de vie des étudiants. Il manque un point final à ce texte.

Mme Maryvonne Blondin. - Quels que soient les doutes qui parcourent notre commission spéciale, le principe de base doit être que le corps n'est ni à vendre, ni à acheter. Les clients sont responsables de ce qu'ils font. Ils ne peuvent rester impunis alors qu'on met les menottes aux victimes. Il faut ancrer cela dans l'éducation de nos jeunes, le mettre sur la place publique et non plus le cacher. La violence faite aux femmes est si ancienne, tellement ancrée dans les esprits que le changement est difficile.

Vous évoquez de nouveaux types de prostitution. Internet offre de nouvelles formes à un vieux système, rendant plus difficile sa répression. Dans ma ville, en six mois ont été découverts deux logements loués par des propriétaires privés à des prostituées - roumaines dans un cas, nigérianes dans l'autre. L'une d'entre elles ayant été frappée, elle a porté plainte au commissariat, ce qui a permis de démanteler le réseau. L'un des deux immeubles appartient à un officier de marine. Les voisins n'ont rien vu, rien dit : comment est-ce possible ? Comment lutter contre ces propriétaires ?

Vous parliez de coopération européenne : où en est la mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences et la lutte contre la traite des êtres humains d'Eric Panloup ?

Mme Laurence Cohen. - Il est normal que nous nous interrogions lors des auditions. Cette proposition de loi, telle que votée à l'Assemblée nationale et que nous la voterons, je l'espère, ne résoudra pas tout : elle sera un nouveau pas dans l'engagement abolitionniste de la France. La prostitution, comme les autres trafics, est une source d'argent facile pour les réseaux, avec des milliards d'euros brassés ; elle repose sur la misère, la marchandisation des corps. Au risque de faire preuve d'un peu d'ironie, je me réjouis que certains nous rejoignent dans la révolte contre les injustices de classe : cela signifie que nous pouvons nous rassembler, quelles que soient nos tendances politiques. Des problèmes comme les difficultés financières des étudiants ne seront pas résolus par cette loi et il faudra agir sur ce terrain.

Le policier suédois nous a parlé de la possibilité de retrouver les réseaux, mais aussi les clients. Cette loi ne criminalise pas ; elle responsabilise, dit ce qui n'est pas permis, pose des limites. Les Suédois surveillent par internet et écoutent des communications téléphoniques de clients avec les réseaux, pour les arrêter. Il était intéressant de savoir qu'il ne sera pas nécessaire de défoncer la porte pour les surprendre.

L'argent saisi favorisera la réinsertion et abondera les moyens de la police, comme cela se fait pour la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les toxicomanies (MILDT). Sans tout régler, ce texte constitue un premier pas pour protéger les femmes victimes de réseaux. Nous avons été plusieurs à être choqués d'apprendre que les revenus de personnes soumises au proxénétisme pourraient être imposés : l'État se fait ainsi complice de ces trafics. Comment peut-il être à la fois abolitionniste et percevoir des impôts sur ces revenus ?

Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre. - Non, le texte n'a pas vocation à tout régler du jour au lendemain, aucune loi n'a d'ailleurs cette prétention. Il s'agit avant tout d'une rupture. Notre regard doit changer : les personnes prostituées sont enfermées dans la misère, elles ont souvent été obligées de se prostituer alors qu'elles étaient encore mineures et qu'elles avaient été victimes de violences sexuelles de la part de leur entourage familial. À 90 %, elles dépendent de réseaux de traite. Et ce sont ces femmes à la vie inimaginable, que l'on poursuit ? Pourquoi ne pas s'interroger sur la responsabilité des clients ? Ils ne peuvent prétendre ignorer ce qui se passe.

Le rapport de l'Igas de décembre 2012 rappelle que l'espérance de vie des personnes prostituées est 40 % inférieure à celle de la moyenne de la population française, identique à celle des sans domicile fixe (SDF). N'est-il pas temps de proposer à ces personnes un parcours de sortie de la prostitution ? Pour cela, affirmons que cette activité n'est pas normale.

Notre pays affirme depuis longtemps une position humaniste : avec cette proposition de loi, nous avons l'occasion de faire un nouveau pas en avant en précisant les responsabilités des clients et en définissant quelles sont les personnes à protéger. Parfois, celles-ci estiment que leur choix a été fait à défaut de mieux. Mettons-nous à leur place : si jamais je me retrouvais seule avec mes enfants, sans aucun revenu, j'aimerais qu'une loi empêche les hommes de recourir à mes services tarifés et me propose une autre issue. Lorsque nous aurons gravé dans le marbre de la loi ce qui n'est pas acceptable, notre culture évoluera et l'acte sexuel tarifé ne sera plus banalisé, surtout chez les jeunes.

Les clients pauvres ne risquent-ils pas d'être plus sanctionnés que les autres, avez-vous demandé ? Dans la lutte contre les trafics de drogue, les petits dealers risquent plus de se faire arrêter que les gros trafiquants, mais faut-il pour autant ne pas sanctionner ? Certes, des clients passeront au travers des mailles du filet, mais ce qui importe, c'est d'énoncer un principe clair et compréhensible pour tous afin, entre autres, de mener des campagnes grand public.

Actuellement, la loi punit le client ayant recours à une personne prostituée mineure ou vulnérable. Cette proposition de loi étend ce dispositif à toutes les femmes, car la prostitution ne peut pas être un projet de vie.

Mme Michelle Meunier, rapporteure. - Quelles associations aidant les personnes à quitter la prostitution allez-vous agréer ?

Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre. - Certaines associations non abolitionnistes craignent de ne pas obtenir cet agrément et des députés s'en sont fait l'écho. L'agrément visera les modalités du parcours de sortie. Nous ne serons pas dogmatiques. Ce n'est pas parce que nous ne partageons pas les mêmes idées que nous refuserons l'agrément à une association. Nous reconnaissons le travail accompli.

M. Jean-Pierre Godefroy, président. - Le texte prévoit que des associations d'utilité publique puissent se porter partie civile sans l'accord de la personne concernée. Dans ce cas, comment protéger celles qui veulent sortir de la prostitution ? Nous ne sommes pas persuadés du bien-fondé de cette disposition.

Mme Esther Benbassa. - Pour justifier cette loi, vous invoquez des raisons morales, mais pourquoi ces personnes se prostituent-elles ? Pour des raisons économiques : pour arrondir leurs fins de mois.

Vous voulez moraliser la société sans vous interroger sur les causes des symptômes. Les personnes qui se prostituent sont souvent issues de milieux défavorisés ou, parfois, des classes moyennes, quand les parents ne peuvent plus payer les études de leurs enfants. Vous n'endiguerez pas la prostitution en ne prenant en compte que l'aspect moral : il faut changer la société et mettre fin au chômage de masse.

Enfin, il ne revient pas à l'État de gérer nos corps : ils nous appartiennent et en faire ce que bon nous semble fait partie des droits élémentaires. Depuis longtemps, les socialistes veulent moraliser la société, mais sans argent, sans travail, rien ne sera possible. Ce n'est pas en pénalisant les clients que le phénomène cessera. Attaquez-vous aux causes !

Mme Laurence Cohen. - Il faut faire les deux !

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente de la délégation aux droits des femmes. - Je remercie M. Godefroy de m'avoir invitée à participer aux travaux de cette commission spéciale dont les débats sont légitimement passionnés.

Dans sa majorité, la délégation a estimé que cette proposition de loi marquait une évolution majeure en ce qu'elle posait le principe de l'interdiction de l'achat d'actes sexuels. Est-il possible qu'une partie de la société achète ou loue l'autre partie ? Ce texte fait le lien avec le continuum des violences faites aux femmes. Très souvent, il s'agit de femmes étrangères qui espèrent un emploi et qui se retrouvent chez nous dépouillées de leurs papiers, en quasi-esclavage. Cette notion a fait l'objet de longs débats au sein de notre délégation. Que penser ainsi de la Jonquera qui est presque une institution familiale ?

Pour la première fois, un texte répond de façon globale à la prostitution, y compris en abordant le parcours de sortie car, pour se détacher de la prostitution, une femme doit réaliser tout un travail sur elle-même avant d'envisager une formation professionnelle. Voilà une opportunité formidable de concrétiser la posture abolitionniste de la France. Engageons le débat, avançons : je souhaite une inscription très rapide à l'ordre du jour.

Je ne suis pas choquée par la suppression du délit de racolage passif, car les personnes qui se prostituent auront ainsi des rapports plus confiants avec la police. Nous souhaitons une véritable étude sur la prostitution sur internet et sur celle des étudiants. Sans doute faudrait-il prévoir une allocation jeunesse, afin que les étudiants puissent suivre des études sans avoir besoin de travailler ou de se prostituer.

M. Jean-Pierre Godefroy, président. - La Jonquera pose la question de l'extraterritorialité de la mesure : poursuivra-t-on les clients qui se rendent en Belgique, en Italie, en Espagne ou en Allemagne ?

Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre. - J'espère que le Sénat enrichira le texte, en particulier sur la question de l'extraterritorialité, qui a été posée à l'Assemblée nationale. La qualification retenue n'autorisera pas à poursuivre les clients qui se rendraient à l'étranger : il ne s'agit que d'une contravention et non d'un délit.

Lors de l'examen de la loi relative au harcèlement sexuel, des sénateurs ont proposé que la vulnérabilité économique de la victime devienne une circonstance aggravante. En matière de prostitution, il en va de même : le client ne peut raisonnablement penser que la personne qui se prostitue le fait par choix éclairé. Il est par conséquent normal de mettre en cause sa responsabilité.

L'Assemblée nationale a adopté un amendement permettant aux associations de se porter partie civile sans l'agrément des personnes concernées : je comprends votre argumentation, monsieur le Président.

En février, le Parlement européen a adopté par 343 voix contre 139 une résolution appelant à sanctionner les clients. Les États qui ont rouvert les maisons closes se rendent compte, pour reprendre les termes du maire d'Amsterdam, que ce choix constitue « une tragédie nationale », car les réseaux s'implantent davantage dans ces pays. Le sens de l'histoire est d'avancer vers la responsabilisation des clients.

M. Jean-Pierre Godefroy, président. - Merci pour cette audition, madame la Ministre.

La réunion est levée à 18 heures.

Mercredi 2 juillet 2014

- Présidence de M. Jean-Pierre Godefroy, président -

La réunion est ouverte à 16 h 35

Audition de Mme Christiane Taubira, ministre de la justice, garde des Sceaux

M. Jean-Pierre Godefroy, président. - Madame la ministre, je vous souhaite la bienvenue. Merci d'avoir accepté de venir devant cette commission spéciale, créée pour examiner la proposition de loi relative à la lutte contre le système prostitutionnel, votée à l'Assemblée nationale. La commission n'est pas aujourd'hui au grand complet, la réforme territoriale, à l'ordre du jour de la séance publique, mobilisant en effet un certain nombre de nos collègues.

Mme Michelle Meunier, rapporteure. - Madame la ministre, je vous souhaite également la bienvenue devant cette commission spéciale ; sans plus attendre, je vous invite à nous communiquer ce que vous souhaitez nous dire.

Mme Christiane Taubira, garde des Sceaux. - Monsieur le président de la commission spéciale, madame la rapporteure, mesdames les sénatrices, merci de cette invitation. Je ne sais où sont les hommes, mais je me dispense de tout commentaire, car vous les représentez admirablement, monsieur le président !

Je me réjouis de me retrouver devant vous ; ce texte de loi, sur lequel vous travaillez avec beaucoup de détermination et de rigueur, soulève un certain nombre de questions ; le sujet est complexe et porte à controverse mais, surtout, appelle des réponses qui, malheureusement, ne sont pas simples. Une fois qu'on les a établies, il faut en examiner les conséquences. C'est là que les points de vue peuvent éventuellement diverger.

Je vous propose de rappeler quelques chiffres, même si je sais que vous la connaissez parfaitement, afin de vous dire sur quelles bases matérielles et objectives j'ai travaillé.

Il existerait, selon les sources, entre trente mille et quarante mille personnes soumises à la prostitution. En employant le terme de soumises, je n'utilise pas de guillemets, mais je viendrai aux nuances lorsqu'il le faudra.

80 % de ces victimes sont d'origine étrangère et 94 % de cette prostitution s'effectue sur la voie publique. La France est à la fois un pays de transit et de destination, en provenance d'un certain nombre de pays identifiés, d'Afrique
- essentiellement le Nigéria et le Cameroun - d'Amérique du Sud - essentiellement le Brésil et le Pérou - et des pays de l'Est - notamment la Roumanie et la Bulgarie. Il existe de véritables réseaux de traite des êtres humains, derrière ce qui constitue presque une « sociologie de la prostitution », ainsi qu'on a pu le voir ces dernières années.

Je rappelle le cadre législatif et réglementaire dans lequel nous évoluons : un certain nombre de mesures ont en effet été prises ces deux dernières années, avec la création d'instances comme la Mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences et la lutte contre la traite des êtres humains (MIPROF), qui devait élaborer le plan national, adopté le 14 mai 2014. Il s'agit d'un plan triennal de lutte contre la traite des êtres humains, qui va s'échelonner entre 2014 et 2016.

Vous avez également adopté la loi promulguée le 5 août 2013. Il s'agit d'une loi de transposition d'un certain nombre d'instruments européens et internationaux, parmi lesquels une directive concernant la traite des êtres humains. Le champ de cette infraction a été élargi. Nous y avons introduit le prélèvement d'organes, la soumission au travail et aux services forcés, ainsi que des incriminations qui n'étaient pas définies dans notre code pénal, comme l'esclavage et la servitude. Ceci nous a pris quelques semaines de plus ; cette phase, très méthodique et très sérieuse, nous a permis de définir ces incriminations, qui étaient évoquées dans notre droit pénal, mais non définies en tant que telles. Ce texte est aujourd'hui totalement applicable ; la circulaire nécessaire a été diffusée en décembre 2013.

Par ailleurs, grâce à vous - bien que le bienfait en ait été perdu en chemin - nous avons adopté un projet de loi concernant la géolocalisation, permettant à l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (AGRASC) de financer le dispositif relatif aux repentis. Le Conseil constitutionnel a censuré cette disposition. Nous allons la réintroduire en loi de finances ; néanmoins, nous avons, par décret, réussi à mettre en place l'essentiel des dispositions réglementaires concernant le statut de ces repentis. Elles doivent être publiées, après dix années d'attente, la loi remontant au 9 mars 2004. Il nous aura fallu presque dix-huit mois pour trouver un accord entre le ministère de l'intérieur et celui de la justice.

Ainsi que je le disais, c'est un sujet complexe, qui porte à controverses, ainsi qu'à des appréciations différentes sur la dignité humaine et sur ce que l'on doit considérer comme le libre arbitre. Toutefois, pour nuancer mon propos, je ne crois pas qu'il existe une prostitution joyeuse, même si certaines personnes se réclament d'un libre choix dans la pratique de la prostitution - ce que je respecte. Je pense néanmoins que seul un faible nombre de personnes soumises à la prostitution est véritablement en situation de choix. Dans la majorité des cas, la prostitution constitue bien une violence, physique, psychique, et une domination économique. Je pense que c'est ainsi qu'il faut considérer les choses, sans jeter l'anathème sur les personnes qui affirment avoir librement choisi la prostitution.

Nous avons eu quelques résultats, qu'il me paraît utile de rappeler, en matière de démantèlements de réseaux de proxénétisme. J'ai évoqué la conception que l'on peut avoir, d'une façon générale, sur le plan éthique, de la dignité humaine, du respect de l'intégrité et de l'indisponibilité du corps humain, notamment du corps d'autrui ; il existe cependant dans ce domaine une certaine ambivalence du fait de la question du libre-arbitre - même si, ainsi que je viens de le dire, les personnes prostituées sont largement des victimes.

Si j'évoque ici le libre-arbitre c'est que, dans un de ses arrêts, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) estime qu'il n'y a pas incompatibilité entre dignité et prostitution. C'est une vision très libérale, mais il n'en demeure pas moins qu'il s'agit d'une institution européenne dont nous sommes partie, et que nous n'avons aucune raison de ne pas prendre cette appréciation en considération.

Quarante-cinq réseaux transnationaux de proxénétisme ont été démantelés en 2013 par les services français, 45 % par la police judiciaire, 38 % par la sécurité publique, 9 % par la gendarmerie, et 8 % dans le cadre de co-saisines entre la police et la gendarmerie. Ces chiffres étaient de cinquante-deux réseaux en 2012, quarante-cinq en 2011 et trente-neuf en 2010. Il y a incontestablement une amélioration dans la capacité à identifier, à incriminer et à sanctionner. 58 % de ces réseaux, soit plus de la moitié, concernaient la prostitution de voie publique, 38 % la prostitution par Internet, et 4 % la prostitution en établissements divers - bars, salons de massage notamment.

Neuf cent douze victimes ont été identifiées comme étant à la merci des réseaux démantelés, et mille cent quarante-six personnes ont été mises en cause pour des faits de racolage. Six cent soixante-deux auteurs ont été interpellés pour proxénétisme ou traite des êtres humains.

Proxénétisme, réseaux, traite des êtres humains recouvrent à 98 % une dimension internationale.

Tout ceci pose la question du parallélisme entre les incriminations qui figurent dans notre droit pénal et celles des pays auprès desquels nous sommes appelés à solliciter une entraide pénale. Il est important de tenir compte de cette dimension, qui révèle une certaine complexité de la procédure et des enquêtes judiciaires. Le fait qu'une part non négligeable de cette prostitution s'effectue par internet renvoie à la cybercriminalité et à la façon dont nous pouvons nous doter d'instruments pour répondre, combattre et mobiliser les hébergeurs, les fournisseurs, afin d'être en mesure d'identifier les auteurs et de travailler en amont avec les équipes communes d'enquête.

Je sais qu'il existe, dans ce texte, des sujets plus épineux que d'autres, comme la question du racolage. Le Sénat a adopté la proposition de loi déposée par le groupe Europe Écologie-Les Verts (EELV), me semble-t-il, à l'unanimité - j'étais au banc. Celle-ci dépénalisait le racolage. Vous vous souvenez tous ici des nuances qui existent entre les dispositions antérieures à la loi de mars 2003, et celles intervenues depuis mars 2003.

Il existe toute une série de difficultés dans ce domaine, notamment concernant la caractérisation de l'infraction, du fait de la complexité de la jurisprudence. C'est une des problématiques structurelles du racolage, indépendamment du fait - je le dis et je l'assume très clairement - qu'il y a, selon moi, une hérésie morale importante et en matière de droit à considérer que les personnes prostituées sont coupables, qu'elles doivent subir la garde à vue, ainsi qu'une pénalité, alors qu'elles ne sont souvent, pour la plupart, que des victimes des réseaux de proxénétisme et de traite des êtres humains. La preuve en est la difficulté à caractériser l'infraction et à la sanctionner.

Parmi les sujets les plus difficiles figure la question de la pénalisation des clients des personnes prostituées. Sur le principe, je n'ai pas d'état d'âme, pour dire très clairement les choses. En matière de prostitution, il y a la victime - la personne prostituée - le proxénète - le trafiquant, l'auteur de l'incrimination et du crime à un certain niveau de gravité - et le client - ou le consommateur.

Cela fait des années que l'on travaille sur ce sujet, la France étant à la fois abolitionniste mais n'incriminant pas la prostitution en tant qu'infraction, ce qui fait partie de nos belles contradictions et de nos ambivalences. Fort heureusement, les choses ne se découpent pas toujours à angle droit. On ne pouvait continuer à tenir cette troisième partie de l'action à l'écart - qu'on l'appelle incrimination ou infraction.

La pénalisation par le biais d'une amende est-elle satisfaisante ? Le texte de l'Assemblée nationale a déterminé une contravention, qui se transforme en délit en cas de récidive. Est-ce la bonne formule ? Je ne suis pas indifférente aux inquiétudes formulées par les associations, notamment celles qui prennent en charge les personnes stigmatisées, en situation de précarité économique, sociale et sanitaire. Je ne prends pas à la légère leurs alertes, qui attirent l'attention sur le fait que les personnes prostituées risquent de se retirer de l'espace public. Il sera alors difficile de les approcher, notamment pour effectuer les contrôles sanitaires et leur apporter l'accompagnement qu'assurent ces associations très dévouées, tout à fait respectables et même admirables.

Les personnes prostituées courent un risque en matière de sécurité : sortant de l'espace public, elles échappent au regard social et à la protection passive, peuvent se retrouver isolées face à des clients souffrant de certaines pathologies, qui représentent pour elles un réel danger. On ne peut le sous-estimer. Nous aurions de vrais problèmes de conscience si des drames advenaient, ces victimes étant plus exposées en quittant la voie publique.

Je suis très sensible à cela et je le prends très au sérieux ; néanmoins, on ne peut, selon moi, laisser le client échapper à la sanction, face à cette façon de disposer du corps d'autrui et de mettre en cause l'intégrité des personnes.

Le débat se poursuit au sein du Gouvernement, en toute honnêteté et en toute franchise, avec la préoccupation pour chacun d'être le plus efficace possible, sans générer d'effets pervers, ce que personne ne souhaite.

Je pense qu'il y a lieu de sanctionner, d'une part, la prostitution infligée aux mineurs en incriminant le client de façon plus sévère et, de l'autre, indépendamment d'un certain nombre de dispositions déjà contenues dans notre droit, de disposer d'un certain nombre d'éléments caractérisant l'infraction - contraintes, violences, menaces -, l'accusation devant apporter la preuve de la réalité de ces éléments.

Ceux-ci fragilisent souvent les procédures. Le droit est rigoureux - et c'est tant mieux, dans une démocratie - et exige un certain nombre d'éléments tangibles pour caractériser une infraction.

S'agissant des mineurs, on peut aller un peu plus loin que ce qui existe actuellement. Sous réserve d'expertise plus approfondie, on pourrait envisager de sanctionner l'auteur de l'incrimination même lorsqu'il ignore que la personne prostituée est mineure. Un pas important serait franchi - mais, je le répète, sous réserve d'une expertise juridique plus ample.

Pour les personnes prostituées majeures, la situation est plus délicate. Je n'ai pas d'objection à la pénalisation du client, mais je ne sous-estime pas non plus les effets pervers qui risquent de peser sur la sécurité aussi bien que sur la santé de la personne prostituée. C'est presque une obsession pour moi. Ce sont là des questions de santé publique ; lorsque le niveau de santé d'une personne ou d'une catégorie de personnes s'abaisse dans la société, on court un risque de diffusion des maladies dans la population.

Le sujet n'est pas simple. Il ne permet pas des positionnements très tranchés. On ne peut laisser le client demeurer irresponsable de son acte, ni sous-estimer les risques liés à la pénalisation, les personnes que nous voulons protéger risquant alors d'être mises en danger.

Vous le savez, le droit pénal sanctionne de manière sévère et satisfaisante le proxénétisme. Les auteurs de ces actes peuvent être punis de prison, 10 ans en cas de circonstances aggravantes ; 15 ans si, parmi celles-ci, apparaît le fait qu'il s'agit d'un acte commis sur un mineur de moins de quinze ans, 20 ans s'il s'agit d'un acte en bande organisée, la perpétuité lorsqu'il existe des actes de torture.

L'équivalent existe en matière de traite des êtres humains. Nous demandons aux juridictions de qualifier de préférence ces actes en traite des êtres humains, plutôt qu'en proxénétisme, essentiellement pour des raisons d'efficacité, 98 % de ces procédures ayant, ainsi que je l'ai déjà dit, une dimension internationale. En effet, le proxénétisme ne constitue pas partout une incrimination, contrairement à la traite des êtres humains.

La direction des affaires criminelles et des grâces (DACG), en 2009, avait diffusé une circulaire invitant les parquets à procéder ainsi. Elle est en train de procéder à une évaluation sur son application. Il nous apparaît nécessaire d'en élaborer une nouvelle, afin de clarifier les choses.

Enfin, la question du fonds fait débat. Je crois personnellement, sur le principe, qu'un fonds est nécessaire. J'attire l'attention sur le fait que, ayant en charge les victimes, je suis très attentive à la nécessité de mettre en place des dispositifs de prise en charge et d'accompagnement sur une base généraliste - ce qui n'empêche pas des politiques publiques particulièrement ciblées. C'est ce que nous faisons notamment pour les femmes victimes de violences conjugales. Je veille à ce qu'un montant soit identifié afin de leur venir en aide. J'ai ainsi décidé, cette année, la généralisation, sur l'ensemble du territoire, du Téléphone Grand Danger. Nous avons également créé dans cet esprit, dans la loi prévention de la récidive et individualisation des peines, une taxe sur les amendes, de façon à abonder le fonds d'aide aux victimes. Il n'est pas souhaitable que celles-ci soient prises en charge de manière trop isolée, afin de ne pas contribuer à leur stigmatisation.

M. Jean-Pierre Godefroy, président. - Merci, madame la ministre. On m'avait assuré, au moment du débat au Sénat sur la proposition de loi abrogeant le délit de racolage, que cette notion serait revue. J'ai le sentiment qu'on a réintégré cette disposition dans le présent texte, sans se reposer la question de la nécessité de l'aménager ou non.

En vous entendant, j'ai malgré tout l'impression que ce délit, même s'il a pu être mal utilisé, aide également à faire disparaître un certain nombre de réseaux. Les policiers de la brigade de répression du proxénétisme, ou ceux de l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains nous ont toutefois indiqué que cette disposition était difficile à mettre en oeuvre.

Nous nous étions par ailleurs interrogés sur cette notion, dans le cadre de la mission que nous avons menée, avec Chantal Jouanno, sur la pénalisation du client, lorsque le client a recours à une personne prostituée sous contrainte. On nous a dit que c'était pratiquement impossible à mettre en oeuvre. Cela ne fonctionne pas très bien au Royaume-Uni et les Britanniques envisagent de revenir sur cette mesure. Cette piste est-elle vraiment irréalisable ?

Cela serait malgré tout une façon de responsabiliser le client, si l'article 16 n'était pas adopté.

Mme Christiane Taubira, garde des Sceaux. - Les magistrats estiment que la difficulté vient du fait qu'il est difficile de prouver que le client avait connaissance du fait que la personne était sous contrainte.

S'il est établi que la plupart des personnes se prostituent sous la contrainte
- environ 80 % - on peut considérer que le client peut s'en douter, mais il s'agit d'un raisonnement intellectuel, et non d'un raisonnement en droit.

En droit, rien n'autorise à considérer que les clients ont connaissance du fait que la personne prostituée est soumise à des réseaux de proxénètes ou de traite des êtres humains. Cela ne veut pas dire qu'il faut renoncer à cette idée. Qu'on comprenne bien ma démarche : je n'aime pas les fausses solutions. L'inscrire dans la loi, puis constater que les juridictions ne parviennent pas à établir la contrainte et n'appliquent pas de sanction serait désastreux ! Si les clients qui ont été traduits devant la justice sont tous relaxés, cela ne servira pas cette cause. Il faut prendre la bonne mesure des difficultés.

En vous écoutant, je me remémorais les débats sur la proposition de loi d'Esther Benbassa. Toutes les sénatrices et tous les sénateurs partageaient l'avis que le délit de racolage public n'était pas juste. Sans doute cela a-t-il contribué au vote unanime.

Nous n'étions toutefois pas insensibles aux arguments des policiers, qui affirmaient que cela leur permettait de mener des enquêtes et d'obtenir des renseignements sur les réseaux de proxénétisme. Il n'est pas établi que ce soit le cas. Tout d'abord, les personnes véritablement sous contrainte ne parleront pas, même en garde à vue ; en outre, les éléments obtenus de cette manière peuvent l'être sans pénaliser les personnes prostituées. Elles peuvent être entendues en tant que témoins ou témoins assistés. On n'a pas besoin de les sanctionner pour cela.

Il est par ailleurs prouvé que l'identification des réseaux et leur démantèlement se sont améliorés ces dernières années, mais il apparaît statistiquement que cette amélioration a débuté avant même la loi de 2003 pénalisant le racolage public. Ceci vient sans doute de l'amélioration des techniques d'enquête, d'une meilleure performance des équipes, et de procédures vraisemblablement mieux adaptées. Rien ne permet d'établir que le racolage passif et les gardes à vue y contribuent de façon significative.

Autre élément non négligeable, notamment pour des parlementaires très soucieux du droit et de ses effets, comme vous pouvez l'être : le fait de pénaliser les personnes prostituées dans une procédure relative à un réseau de proxénétisme contribue à atténuer la responsabilité du réseau - et personne ne le souhaite ! Il faut que nous puissions sanctionner les réseaux de la manière la plus sévère possible. Partager, même de façon inégale, la responsabilité entre les victimes du racolage et les auteurs constitue un des fameux effets pervers que l'on peut constater à propos d'actes dont on voudrait qu'ils soient exemplaires.

Mme Michelle Meunier, rapporteure. - Madame la ministre, je vous remercie de la sincérité de vos propos. En vous écoutant, je me disais que vous reflétiez bien l'avis des commissaires de la commission spéciale, avec leurs convictions et leurs doutes. Malgré toutes ces hésitations, il faut néanmoins que nous nous prononcions sur ce texte.

Certains craignent que la prostitution sur internet puisse se développer si la pénalisation est adoptée. Que pouvez-vous nous en dire ? Lors de la première lecture à l'Assemblée nationale, le blocage des sites internet a été abandonné. Des sites, comme Sugar Daddy, qui constituent une nouvelle forme de prostitution, et qui ne disent pas forcément leur nom, peuvent-ils être concernés par l'article 1er qui renforce les obligations de signalement ?

Enfin, concernant l'article 16 et la pénalisation du client, comment le comportement d'un consommateur sur Internet pourra-t-il être sanctionné ?

Mme Christiane Taubira, garde des Sceaux. - C'est une question difficile, en même temps qu'un sujet de pression, du fait du développement de la cybercriminalité. Elle a ceci de particulier qu'elle est très technique et, de plus, évolutive. On est contraint de construire des réponses, en sachant qu'au moment où on a fini de les élaborer, elles sont peut-être déjà dépassées. C'est une des terribles difficultés de cette criminalité.

L'année dernière, quatre ministères ont mis en place un groupe de travail sur la cybercriminalité, que nous avons confié au procureur général Marc Robert. Nous avons donné huit mois à ce groupe de travail pour remettre son rapport ; il a eu besoin de six mois supplémentaires, mais a réalisé un travail de grande qualité, procédant à des auditions largement au-delà du cercle habituel, recevant de très nombreuses contributions. Il s'est même déplacé en Europe, Internet constituant un territoire sans frontière.

Parmi les sujets que ce groupe devait examiner figure la question du blocage. Nous avons encore un débat sur l'autorité compétente : une autorité administrative peut-elle décider du blocage de sites, ou le juge doit-il intervenir pour l'autoriser ? Nous sommes face à la difficulté de concilier la toile comme espace de liberté, de circulation de l'information, d'échanges, avec la nécessité de réprimer les délinquances traditionnelles qui se produisent sur la toile en utilisant les nouvelles technologies.

Il s'agit de rechercher en permanence un équilibre entre le fait de ne pas limiter inconsidérément la liberté et le souci de ne pas faire de cet espace un lieu d'impunité.

Le séminaire intergouvernemental de février 2013 a décidé d'un projet de loi sur les libertés numériques. Ce travail est en cours. Il va se poursuivre durant encore quelques mois. Nous allons prendre un certain nombre de dispositions. Nous avons déjà des référents en matière de cybercriminalité dans tous nos tribunaux. Face à cette délinquance extrêmement évolutive, nous renforçons également la formation des magistrats, des greffiers, des policiers, des gendarmes et des douaniers.

Nous allons par ailleurs créé une mission consacrée à la cybercriminalité au sein de la DACG. Nous devons également traiter d'autres sujets en interministériel, comme la création d'une plate-forme nous permettant de disposer des informations nécessaires. Depuis un an et demi environ, nous étudions la manière de contraindre les hébergeurs et les fournisseurs d'accès à transmettre à la justice l'identité des auteurs et à faciliter leur identification. Ce sont des actes qui obéissent à certaines contraintes - contrôle de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) et, a posteriori, de la CEDH. Nous essayons d'être les plus efficaces possible.

De la même façon, nous allons modifier la loi ; un certain nombre de dispositions relèvent de l'institutionnel et de l'opérationnel, mais d'autres vont relever du législatif, notamment en matière de compétences territoriales des juridictions s'agissant de la résidence de la victime. Dans notre droit, ce sont la résidence de l'auteur ou le lieu de commission de l'infraction qui déterminent la compétence territoriale de la juridiction. C'est pourquoi nous allons introduire la notion de résidence de la victime, un certain nombre d'infractions étant commises sans respect des frontières. Si une Française ou un Français est victime d'actes commis hors de notre territoire, il faut que nos tribunaux puissent s'en saisir.

C'est un travail dans lequel nous sommes très engagés. Sont concernés, outre le ministère de la justice, ceux de l'intérieur et de l'économie, ainsi que le secrétariat d'État à l'économie numérique. Nous travaillons avec eux à la mise en place d'un dispositif complet afin de lutter contre la cybercriminalité, dont la prostitution sur internet.

Mme Michelle Meunier, rapporteure. - Qu'en est-il du client qui utilise les services d'internet ?

Mme Christiane Taubira, garde des Sceaux. - Nous introduisons une disposition générale, identique à celle annoncée dans le plan gouvernemental de lutte contre le terrorisme, qui permettra de procéder à des enquêtes anonymes sur internet.

Si le Parlement adopte un texte de loi criminalisant le client, celui-ci sera pénalisé même s'il recourt à Internet. Ceci relève de la procédure. Il ne s'agit que d'un moyen, dès lors que l'infraction est constituée. L'important est d'avoir les moyens d'identifier les clients.

M. Alain Fauconnier. - Vous avez fait part de vos doutes concernant l'article 16. Je les partage également. Je ne comprends pas que, malgré l'avis de toutes les associations proches des personnes prostituées, l'on s'entête à vouloir pénaliser le client ! Il s'agit d'un problème de fond : chacun reconnaît que cet article va totalement isoler les personnes prostituées.

À titre personnel, je ne le voterai pas - bien que je sois favorable à ce Gouvernement. C'est inacceptable ! Je ne comprends pas que l'on nous rebatte les oreilles à propos du principe de précaution et que l'on passe outre à propos de cette question ! Je suis totalement hostile à la pénalisation du client. Les avancées de ce texte sont intéressantes, mais le sujet reste dramatique.

Il va cependant bien falloir se prononcer. En l'état, je suis plus pour l'information et l'éducation du client. Appliquer ce texte tel qu'il est présenté aujourd'hui revient à placer les personnes prostituées dans la difficulté, elles qui vivent déjà, pour la plupart, dans la plus grande des misères !

Existe-t-il une autre solution vis-à-vis du client ? Imaginez-vous une autre issue que la pénalisation - stigmatisation, stage ?

Mme Maryvonne Blondin. - Je voudrais apporter un correctif à ce qu'a dit Alain Fauconnier. Il nous a dit que tout le monde était contre la pénalisation du client : j'ai assisté à de très nombreuses auditions : ce n'est pas le sentiment que j'en ai tiré ! L'article 16 est un des articles les plus importants de cette construction, l'accompagnement de la personne prostituée étant un autre point fondamental.

Un commissaire suédois que nous avons auditionné nous a dit qu'aucun problème d'insécurité et d'isolement des victimes n'était survenu, contrairement à ce que l'on imaginait au départ. La victime sera peut-être moins visible hors de l'espace public ; cependant, une fois la porte fermée, la personne prostituée et son client sont seuls, que ce dernier soit pénalisé ou non. C'est à ce moment que peuvent survenir les violences. C'est une position qui n'est pas partagée, vous l'aurez compris, par tous les membres de la commission spéciale.

Je voudrais néanmoins revenir sur quelques points concernant les mineurs. Le droit pénal sanctionne en effet plus fortement le proxénète lorsqu'il s'agit de mineurs. Vous avez évoqué la possibilité d'aller plus loin. Que pourriez-vous proposer ? Ceci touche aussi les mineurs étrangers isolés qui arrivent dans nos départements, et qui posent des problèmes d'hébergement, d'accueil, de suivi, de santé, d'éducation, de formation, etc. Entre seize ans et demi, dix-sept et dix-huit ans, cette période de transition est une zone grise.

Un des articles mentionne la possibilité pour les personnes victimes de traite des êtres humains ou de proxénétisme de se voir délivrer une carte de séjour. Il faudra veiller à une certaine cohérence entre les mineurs étrangers isolés, également victimes du proxénétisme.

Vous avez également mentionné le fait que l'incrimination au titre de la traite des êtres humains avait des conséquences plus fortes que celle de proxénétisme. Lorsque nous avons auditionné différentes personnes au sujet de l'adaptation de notre droit à la directive européenne sur la traite des êtres humains, il nous avait été dit que les premiers registres de plaintes ne mentionnaient pas la traite des êtres humains, mais le proxénétisme, plus facile à traiter.

Concernant la cybercriminalité, le Conseil de l'Europe, la semaine passée, a adopté des recommandations, qui ont été transmises au Conseil des ministres, sur la violence dans et par les médias. Vous allez en avoir connaissance, comme cela a été le cas pour les mineurs isolés. Il y a là des points à améliorer au plan international.

Mme Marie-Françoise Gaouyer. - Mon parcours d'infirmière m'a permis de côtoyer, durant mes trente-cinq ans de carrière, un certain nombre de personnes prostituées. Je suis frappée qu'elles utilisent le mot de « métier ». Dès lors, on ne peut les qualifier de « victimes ». Si elles payent des impôts, elles ne connaissent pas toujours très bien leurs droits, ce qui tend à les isoler encore davantage. L'accompagnement de six mois dont elles peuvent bénéficier me semble dérisoire, surtout lorsqu'on sait que beaucoup ne parlent pas le français. On doit fréquemment réaliser des examens pour déterminer l'âge osseux de certains mineurs, l'aspect physique étant parfois trompeur. C'est tout le problème de ces réseaux.

Par ailleurs, mon expérience, en tant que professionnelle de santé, m'a permis de me rendre compte que l'on compte des victimes de tous âges. Des personnes âgées, en maison de retraite, sont parfois dans l'obligation de recourir à la prostitution, après une longue interruption de cette activité, à laquelle elles doivent recourir à nouveau, ce qui est fort dommageable pour elles. Notre société ne peut qu'en éprouver de la honte !

D'autre part, j'ai été fort impressionnée par l'audition du commissaire suédois qui nous a décrit le système de son pays, où la culpabilité du client est nuancée par l'accompagnement dont il peut bénéficier pour prendre conscience de ses responsabilités, et par la graduation de la peine. Il est également possible de prononcer des peines à l'encontre des réseaux, qui peuvent être tenus de quitter le pays. Toutefois, à l'heure d'internet, se déplacer, loin ou non, ne pose guère de problèmes. Cinq ans après, ces réseaux reviennent !

Que peut faire la France au sein de l'Union européenne, les autres pays devant probablement connaître les mêmes problèmes que nous ? L'Italie a réalisé un travail bien plus ciblé sur la traite des êtres humains. À l'heure d'internet, il faut changer d'échelle !

Mme Christiane Taubira, garde des Sceaux. - Si vos questions sont en résonance avec mon introduction, c'est que nous partageons la même détermination à mettre en place un dispositif efficace, ne pouvant nous accommoder du système présenté dans cette proposition de loi.

M. Fauconnier a, au moins, tranché : il ne votera pas l'article 16 ! Je le répète : on ne peut continuer à considérer que le client est à l'extérieur du système. Il faut donc arriver à le toucher et à le sanctionner, sans perdre de vue qu'avec la prostitution, les rapports entre deux êtres humains, sont empreints d'une certaine domination, parfois même économique.

Notre démocratie nous interroge sur la façon dont nous assurons l'égalité de façon concrète. Un certain nombre de pratiques sont sociales, en ce sens qu'elles ont une dimension qui n'est pas seulement interpersonnelle. Il ne s'agit pas d'un homme qui rencontre une femme et qui la séduit, mais d'une activité commerciale, qui repose sur un lien inégal, souvent accompagné d'une domination, voire de violences. La démocratie reste-t-elle indifférente à cette réalité - même s'il existe dans notre culture de grandes contradictions ? La prostitution n'est pas une infraction en tant que telle ; la France est abolitionniste mais ne pénalise pas la prostitution. Nous sommes dans l'ambiguïté mais, en même temps, il n'est pas supportable de rester dans le statu quo.

Je l'entends bien, vous avez tranché ! À l'opposé, certaines sénatrices inversent la proportion : la prostitution librement consentie existe, mais demeure marginale. On ne peut refuser de légiférer au motif que cette réalité existe de façon réduite.

Je répète que je ne suis pas insensible à l'alerte des associations qui nous avertissent que ces personnes ne seront plus accessibles. J'entends bien que le client et la personne prostituée, une fois qu'ils sont dans une chambre, sont seuls, mais il existe somme toute plus de dangers à être dans des recoins, des parcs, des lisières, dans la pénombre, que dans des lieux publics. Certes, les risques existent aussi dans une chambre, surtout si le client est dangereux, mais on élargit le champ du danger lorsqu'on crée les conditions pour que les personnes prostituées quittent l'espace public, la rue, les lieux où l'on circule. La question de la mise en danger du point de vue de la santé et de la sécurité est une vraie question, à laquelle on a une certaine difficulté à répondre.

L'article 17 prévoit un stage de sensibilisation à la lutte contre l'achat d'actes sexuels. Le stage ferait partie de la sanction, comme pour les violences conjugales. Un travail général reste à accomplir dans la société pour faire reculer l'acceptabilité sociale de ces réalités, tout comme pour la prostitution.

Quant à la différence entre traite des êtres humains et prostitution, cette dernière n'est pas une incrimination, contrairement à la traite des êtres humains. Ce qu'il faut, c'est aboutir à la sanction. Or, pour y parvenir, on a souvent besoin de la coopération internationale. C'est tout l'enjeu d'une incrimination.

S'agissant des mineurs, notre droit pénal considère en général la condition de minorité comme circonstance aggravante. Nous y avons travaillé de façon intense à propos du texte sur le harcèlement sexuel. En matière de prostitution des mineurs, vingt personnes ont été condamnées en 2010, seize en 2011, vingt-deux en 2012. C'est probablement sans rapport avec la réalité ! Je propose que l'on puisse supprimer la nécessité de prouver que l'auteur avait connaissance de la minorité. Pour un délit, cette obligation demeure. C'est une des bases de notre droit. Il faudrait qu'il s'agisse d'une contravention, qui peut être punie aussi sévèrement que le délit du point de vue pécuniaire, mais qui ne peut être, comme le délit, susceptible d'incarcération. Dans ce cas, on peut sanctionner sans avoir à faire la preuve que l'auteur avait connaissance de l'état de minorité de la personne prostituée - sous réserve d'une expertise juridique plus approfondie, ainsi que je l'ai déjà dit.

Cela semble possible. Sans doute aurait-on des condamnations qui prouvent, de façon plus exacte, l'ampleur du phénomène de la prostitution des mineurs.

Madame Gaouyer, j'entends les références sur la Suède ; je classe les pays en deux catégories, celle des pays prohibitionnistes et celle des pays réglementaristes. Pour le reste, j'accepte qu'il existe des paramètres qui modifient l'efficacité des dispositions prises. Ces paramètres sont culturels, sociologiques, historiques, territoriaux. Sous quelle forme dans l'histoire, la prostitution s'est-elle exprimée ? Comment s'est-elle traduite ? S'agit-il de maisons closes ? Existe-t-il une habitude de prostitution de rue ?

Il est intéressant d'observer les résultats obtenus en Suède, et de les comparer par exemple à ceux de l'Allemagne, pays réglementariste, où le nombre de prostituées est important. Nous ne visons pas à augmenter ce nombre. Nous devons toutefois apporter des alternatives et des solutions. Il y a là aussi une contradiction : on veut sortir les personnes prostituées de leur état, mais on sait bien qu'on a assez peu les moyens de leur apporter toutes les solutions alternatives nécessaires, ainsi qu'une réelle protection. Ce peut être le fait de régulariser leur présence sur le territoire, de leur proposer un accès à des formations qualifiantes, ou d'accéder à emplois. Nous savons qu'il serait irresponsable de notre part de prétendre que nous sommes capables de mettre sur la table les budgets nécessaires à la prise en charge des milliers de personnes exposées aux réseaux de traite des êtres humains. C'est pourquoi nous sommes en quelque sorte condamnés à adopter une cote mal taillée.

Il ne faut pas renoncer pour autant aux principes : il nous faut, de manière explicite et très claire, poser le principe de l'indisponibilité du corps, de son intégrité, du respect de la dignité, du fait qu'une démocratie ne peut s'accommoder de la prostitution, même si, dans les faits, on n'a pas les moyens immédiats d'y mettre un terme massivement ! Chaque fois que l'on peut franchir un pas, il faut le franchir.

Nous essayons de faire du mieux possible, avec les contraintes de notre droit, avec nos engagements conventionnels vis-à-vis de l'Europe - aussi bien l'Union européenne que le Conseil de l'Europe - et nos engagements vis-à-vis de l'ONU.

Nous cherchons une voie parmi tous ces éléments ; cela ne dissipe pas nos troubles pour autant, notamment en matière de pénalisation du client - mais celui-ci ne peut demeurer sauf.

M. Jean-Pierre Godefroy, président. - Le débat est large. J'attends mardi prochain avec impatience : il va y avoir débat ! Il y a dans le texte, sans porter de jugement sur le fond, une contradiction qui me paraît susceptible d'une question prioritaire de constitutionnalité. La prostitution est licite en France. Nous allons supprimer le délit de racolage ; on peut donc estimer que la promotion de cette activité licite de prostitution sera autorisée.

Je m'interroge donc : on va pouvoir faire la promotion de cette activité licite, tout en interdisant l'accès aux clients ! N'y a-t-il pas là une contradiction au coeur de la loi ? J'en suis à ce stade de la réflexion ; je serai certainement amené à prendre une position.

Par ailleurs, pensez-vous que la contravention de cinquième catégorie soit véritablement adaptée ? Le délit en cas de récidive constitue-t-il une bonne formule ? En Suède, l'amende est de 350 euros. La contravention est fonction du revenu du client - mais je ne vois pas comment on pourrait y arriver en France. Même en cas de récidive, cela reste toujours sanctionné par une contravention et ne constitue pas un délit.

Notre règle sera donc plus contraignante que celle de la Suède, qu'on nous montre pourtant en exemple. Est-ce bien adapté ? Cette contravention n'est pas légère et son inscription au casier judiciaire peut avoir des incidences sur la carrière d'un certain nombre de personnes, même pour des entrepreneurs qui veulent avoir accès aux marchés publics. Cette peine est-elle bien appropriée ? N'est-on pas allé trop loin ? Ne faut-il pas la revoir ?

Autre question technique : on parle d'un parcours de sortie de la prostitution. Les personnes prostituées pourront-elles avoir droit à l'aide juridictionnelle pour engager cette procédure - surtout si elles sont sous le contrôle d'un réseau ? En Italie, le parcours de sortie de la prostitution passe par le procureur, qui en effectue la demande auprès du préfet. Cette idée pourrait-elle être adaptée dans notre pays ?

Enfin, dans la mesure où la pénalisation du client serait votée dans notre pays, quelle est la possibilité d'extraterritorialité ? Certaines personnes vont en Espagne, à la Jonquera, en Suisse, en Allemagne, en Belgique : elles ne tomberont donc pas sous le coup de la pénalisation, ce qui constitue une faiblesse, notamment pour tous les territoires transfrontaliers.

Mme Christiane Taubira, garde des Sceaux. - Je rappelle que, dans la proposition de loi initiale, la sanction devait constituer un délit. On a retenu une contravention de cinquième classe. Votre observation est tout à fait pertinente, la cinquième classe donnant en effet lieu à inscription au casier judiciaire.

Le montant de l'amende n'est pas le seul sujet ; le juge peut fort bien tenir compte du niveau de ressources pour fixer celle-ci. 1 500 euros représentent une somme élevée et dissuasive. Si c'est le cas, tant mieux, mais cet élément n'est pas négligeable. Le sujet mérite d'être examiné. Il ne s'agit pas non plus de provoquer une cascade de peines, de sanctions et de pénalités. La pénalité n'est efficace que si elle est juste. Si, en plus de l'amende, il existe une suite durable du fait de l'inscription au casier judiciaire, ceci doit être considéré.

S'agissant de l'aide juridictionnelle, elle est accessible aux nationaux, aux personnes en situation régulière et aux personnes en situation irrégulière particulière. Ces personnes pourraient a priori accéder à l'aide juridictionnelle, mais il s'agit d'une aide à la défense - et non d'une allocation - afin de pouvoir accéder à un avocat commis d'office, désigné par le barreau et rémunéré par l'État sur le budget de l'aide juridictionnelle. La personne prostituée devrait y avoir droit dans la mesure où il existe un texte de loi. Je vais le vérifier.

De mémoire, l'aide juridictionnelle est attribuée sous condition de ressources, le plafond étant de 936 euros, soit une somme inférieure au seuil de pauvreté. Bien souvent, une personne bénéficiant d'un revenu confortable, si elle est dans une situation de détresse particulière, compte tenu du préjudice subi, a immédiatement droit à l'aide juridictionnelle, sans qu'on prenne le temps de vérifier si elle a des ressources. Logiquement, même les personnes en situation irrégulière devraient pouvoir émarger à l'aide juridictionnelle - mais je vous demande de me laisser le temps de le vérifier.

Par ailleurs, le procureur pourrait-il délivrer lui-même le titre de séjour ? C'est sous réserve de vérification juridique, mais je ne pense pas, a priori, que l'on puisse transférer au procureur une compétence relevant de l'exécutif. C'est le ministère de l'intérieur qui a compétence pour attribuer ou non un titre de séjour. Je vois mal comment on pourrait considérer que le procureur puisse le faire. Il peut éventuellement indiquer qu'il estime que la personne est en grande précarité et particulièrement vulnérable. Personnellement, je ne suis pas favorable ne serait-ce qu'à un partage de cette compétence avec la magistrature. Si encore c'était avec le ministère de la justice ! Au moins ce dernier appartient-il à l'exécutif.

Quant à l'extraterritorialité, ce sujet avait été évoqué à l'Assemblée nationale. Dès lors que la sanction devient une contravention, on n'a aucune possibilité d'application au-delà des frontières. C'est une difficulté objective.

Mme Michelle Meunier, rapporteure. - Il nous reste à vous remercier.

Mme Christiane Taubira, garde des Sceaux. - Je vous remercie également chaleureusement. Cet échange a contribué à nourrir ma réflexion, afin que nous trouvions les bonnes réponses. Ce ne sont pas celles que nous aurions trouvé il y a dix ans, ni celles que nous élaborerons dans dix ans.

M. Jean-Pierre Godefroy, président. - Merci.

La réunion est levée à 17 h 55