Mardi 13 décembre 2011

- Présidence de Jean-Louis Carrère, président -

Evolution du contexte stratégique depuis 2008 : conséquences des printemps arabes - Communication

La commission entend une communication de Mme Michelle Demessine, M. André Dulait, Mme Josette Durrieu et M. Yves Pozzo di Borgo, sur l'évolution du contexte stratégique depuis 2008 : conséquences des printemps arabes.

M. André Dulait, membre du groupe de réflexion, en remplacement de Mme Michelle Demessine - Notre collègue aurait souhaité être parmi nous. Elle a un empêchement de dernière minute. C'est pourquoi je me permettrai de lire le texte qu'elle aurait souhaité vous présenter : « Apprécier aujourd'hui les conséquences des printemps arabes sur l'environnement géostratégique de la France relève de la gageure.

Je ne parle pas des délais qui nous ont été imposés par le calendrier fixé par le Président de la République. Le Secrétaire général du SGDSN vient nous présenter sa copie demain et la rendra au Président dans quelques jours. Nous avons donc eu trois semaines, en plein débat budgétaire, pour auditionner et réfléchir à ce qui apparaît comme un événement historique majeur. Il faut espérer que la consultation du Parlement sur la deuxième partie du Livre blanc sera plus conforme à l'idée que nous nous faisons de notre rôle.

C'est une gageure parce que ces révolutions sont en cours, au milieu du gué, sans que l'on sache précisément à quoi ressemble l'autre rive. Imaginez qu'on ait porté une appréciation sur les conséquences de la Révolution française en décembre 1789. Comme l'a souligné Hubert Védrine devant la Commission « Nous ne sommes qu'au début d'un processus incertain et aléatoire ». Tout ce que nous pouvons dire aujourd'hui pourra être contredit demain. La tentation est forte de penser qu'il y a un sens à l'Histoire. C'était finalement cela la théorie de Francis Fukuyama après la chute du mur de Berlin : le chemin est celui de la victoire progressive, continue, inéluctable de la démocratie. Il est sans doute prudent de résister à cette tentation. Je ne sais pas s'il y a un sens à l'Histoire, je doute que nous vivions une « fin de l'Histoire », ces révolutions témoignent du contraire, mais je crois qu'il n'y a ni un seul chemin, ni un seul modèle.

Dans le temps qui nous a été donné, nous avons procédé, en plus des auditions en commission, à deux auditions de spécialistes de la région. Eux-mêmes soulignent le caractère très précaire des conclusions que l'on peut tirer des mutations en cours.

Cela étant dit, avant d'aborder les conséquences de ces changements sur le diagnostic posé par le livre blanc, quelques mots sur les Printemps arabes eux-mêmes.

Je serai brève, car vous avez tous en tête la chronologie des faits. Il y a un an, nous avions, d'un bout à l'autre du monde arabe, des sociétés bloquées, travaillées par les islamistes et souffrant des mêmes maux : des régimes établis depuis des décennies devenus des prédateurs économiques ; des régimes reposant sur la prééminence des appareils sécuritaires, générant injustice et corruption ; des populations jeunes composées à 65 % de moins de 30 ans, un chômage important malgré des économies dynamiques. En face, les pays occidentaux, la France au premier chef avait l'impression qu'un choix cynique et binaire s'imposait aux populations arabes : la dictature ou le fondamentalisme. Nous aurions préféré la démocratie, mais nous nous accommodions bien de dictatures, qui nous assuraient la stabilité de la rive droite de la Méditerranée.

Dans ce contexte, l'immolation de Mohamed Bouazizi, le 17 décembre 2010 à Sidi Bouzid, a été, si je puis m'exprimer ainsi, l'événement qui a mis le feu aux poudres. Si, contrairement à ce qui a été dit, nos ambassades avaient établi des diagnostics pertinents sur le caractère sclérosé de ces régimes, personne n'aurait pu penser qu'un tel événement déclencherait une révolution. À cet effet de surprise, s'est ajouté un effet tache d'huile. Le vent de contestation qui s'est levé en Tunisie a soufflé partout dans le monde arabe, même si les situations diffèrent très nettement d'un pays à l'autre. Ils portaient partout une forte aspiration à la justice sociale, une forte aspiration à la liberté.

En Tunisie et en Egypte, un processus relativement pacifique a débouché sur des élections libres. En Libye, il a fallu l'intervention armée que l'on sait et que, par ailleurs, avec mon groupe, j'avais désapprouvée. Au Maroc et en Jordanie, des réformes parfois profondes ont été entreprises. En Syrie et en Iran, dans un contexte il est vrai différent, la répression se poursuit. Au Yémen, on est en suspens ; une solution est proposée, mais elle ne vient pas. Au Bahreïn, des troubles ont débuté sur fond de tensions entre chiites et sunnites. Un soutien financier massif, l'intervention des forces armées des dynasties du Golfe et des promesses de réformes ont mis fin aux émeutes, dans un contexte qui reste tendu. Ailleurs, on ignore le printemps arabe, mais il est dans tous les esprits. Je veux parler de l'Algérie, de l'Arabie saoudite et de l'ensemble des monarchies du Golfe. Au total, 16 des 22 États membres de la Ligue arabe ont été confrontés, au cours de l'année 2011, à divers types d'instabilité politique. Partout, le facteur principal est l'écart considérable qui s'est creusé entre des élites dirigeantes corrompues et une population jeune. »

Mme Josette Durrieu, membre du groupe de réflexion - Les « Printemps arabes » sont un mouvement profond et marquent une « rupture ». Ils n'avaient pas été prévus dans le « Livre blanc » de 2008.

« L'Arc de crise » est en pleine évolution. Et ces mouvements sont sûrement appelés à durer. Les révolutions ont renversé des régimes, installés après la période coloniale et avérés être des gestionnaires prédateurs. Pendant des décennies, au nom de la stabilité, nous avons accepté et soutenu ces régimes considérés comme des remparts contre l'islamisme. En échange de la protection de nos intérêts politiques ou économiques, nous n'avons pas été très regardants en matière de démocratie et de droits de l'Homme, même si, notamment, le Conseil de l'Europe avait attiré l'attention sur la situation en Tunisie, au Maroc, en Algérie et ailleurs. A l'évidence les peuples de ces pays ne se reconnaissaient pas dans ces logiques. La rébellion est clairement jeune, laïque, démocratique et économique. Elle est imprégnée de nos civilisations et de nos valeurs. Cet esprit initial et cette force devraient prévaloir dans la durée.

Cette complaisance à l'égard des dictatures a imposé à la France une révision brutale de sa politique étrangère. On l'a noté en Tunisie et illustré par l'intervention contre les forces du Colonel Kadhafi, qui avait pourtant été reçu à Paris avec tous les honneurs, il y a moins de 5 ans.

Comme l'a souligné M. Miraillet, directeur des affaires stratégiques au ministère de la défense, lors de son audition : « Les printemps arabes constituent l'une des principales ruptures stratégiques à laquelle a été confrontée la France depuis 2008 ».

Quelles en sont les conséquences pour notre diplomatie et notre politique de défense ?

Sur le long terme, les incertitudes sont trop importantes pour qu'on puisse y voir clair. L'évolution de la Tunisie et de l'Egypte, celle de la Libye et, encore plus, de la Syrie est encore très incertaine. L'avenir de cette dynamique de révolte va dépendre des réponses apportées à la question des inégalités socio-économiques et aux modalités de la transition politique. Le facteur économique est essentiel. Il était l'une des causes du soulèvement. Il le reste d'autant plus que les économies de la région se sont effondrées (tourisme en Tunisie et en Egypte) laissant sans emplois des millions de jeunes et de familles.

Là où la démocratie semble s'imposer, les incertitudes politiques restent et portent sur deux points essentiels : la place du religieux par rapport au politique et le poids des militaires dans les systèmes politiques futurs.

Pour ce qui concerne la place de la religion dans l'État, les rapports entre la loi démocratique et la loi divine, la charia, sont des questions essentielles qui s'inscrivent dans l'histoire multiséculaire des pays arabes. Il faut admettre que nous allons sûrement vers l'installation d'un « Islam politique » et légitimé par les urnes. Ce ne doit pas être un problème, selon M. Jean-Pierre Cousseran, (secrétaire général de l'Académie diplomatique internationale), mais une « réalité politique ». Ces peuples reconnus pour ce qu'ils sont et ce que sont leurs civilisations construiront « autre chose » qui s'inspirera de leur proximité et de leur identité. Cet « autre chose » qui les représentera mieux.

L'armée, on connaît son rôle dans le régime Kémaliste en Turquie, pour la mise en place et le suivi de la laïcité ; en Algérie contre le FIS dans les années 90 ; et aujourd'hui peut-être en Égypte.

Comment politique, religion, armée trouveront-ils leur place et leur équilibre ?

Pour la France, on peut essayer d'apprécier les conséquences de ce processus à travers deux prismes : celui de la sécurité et celui de notre influence.

Au regard des impératifs de sécurité et de stabilité, l'instauration, sur la rive sud de la Méditerranée, de régimes politiques démocratiques et peut-être pluralistes, pourrait constituer un facteur de stabilité, voire de prospérité.

Un Maghreb sur la voie de la démocratie et du développement serait une formidable opportunité pour l'Europe, au moment où, le centre de gravité bascule vers l'Asie. Par ailleurs, des régimes dictatoriaux et corrompus comme celui du Président Kadhafi constituaient une menace et une source d'instabilité.

À court terme, cependant, le sentiment qui prévaut est l'incertitude.

La fragilité des régimes, momentanément, issus des printemps arabes crée l'instabilité à nos frontières et, d'une certaine façon, il y a un rapprochement géographique des risques. Nous avons désormais un « voisinage », un « étranger proche », une rive sud de la Méditerranée, en situation de « grande instabilité ». L'Islam s'installe. Faut-il se protéger de l'Islam et des régimes islamistes ?

Trois menaces sont particulièrement perceptibles :

- la mise en place de gouvernements islamistes rigoureux et militants, avec les répercussions que cela pourrait avoir en termes de confrontation idéologique et géopolitique. Nous pensons au conflit israélo-arabe mais aussi aux flux migratoires que cela pourrait engendrer.

Mais il ne faut pas qu'après le vent d'euphorie suscité par ces printemps, nous sombrions à l'automne, dans un excès de pessimisme. La possibilité de formation d'un « front vert », prenant le contre-pied des anciens régimes politiques alliés de l'occident, existe. Ce «  choc des civilisations » est-il pour autant le scénario le plus probable ? Les intervenants que nous avons entendus ont souligné que l'exercice du pouvoir conduira, naturellement, les partis islamistes à modérer leur programme. Comme l'a indiqué le directeur de la prospective du Quai d'Orsay, le vote islamiste exprime tout autant le rejet de l'occident et d'une modernité arrogante que la promotion par la petite bourgeoisie de valeurs d'ordre et de justice, de valeurs authentiques et « indigènes » qui expriment une identité et une voie arabo-musulmane.

Beaucoup font le pari d'une intégration possible des partis islamistes dans le jeu politique avec l'apprentissage du compromis et d'une culture de gouvernement, à l'image d'AKP en Turquie. Même si le modèle turc est en vérité très spécifique, cette hypothèse est, sans doute probable.

La question qui se pose, selon M. Cousseran, est celle de la « représentation ». Les peuples ne se reconnaissaient pas dans la logique des régimes renversés.

Mais aujourd'hui : où est le pouvoir maintenant ? Qui est souverain ? Quelle est la place et le contenu de la loi ? Et la place de Dieu ?

C'est au Maroc que la situation est la plus éclairée avec un Roi assez habile qui est aussi le « commandeur des croyants ». Il est dans l'identité nationale.

En Egypte, les Frères musulmans, créés en 1928, représentent un système ordonné et social, la « cité islamique » la Libye, clanique et médiévale reste très instable.

D'autres intervenants soulignent la division des mouvements islamistes eux-mêmes et l'existence d'une frange islamiste extrémiste, salafiste ou autre, plus ou moins financée par les pays du Golfe qui auront une influence importante et déstabilisante sur le reste de l'échiquier politique. Comme l'a affirmé devant nous M. Joseph Maïla, directeur de la prospective du ministère des affaires étrangères, la question centrale sera celle du respect du pluralisme.

L'enjeu n'est pas seulement le premier scrutin, mais bien la possibilité qu'il y en ait un deuxième dans quelques années. Quoiqu'il en soit, il faut s'attendre à avoir, dans la prochaine décennie, des interlocuteurs différents, plus difficiles, plus exigeants et moins dociles qu'auparavant ;

- la deuxième menace concerne le Moyen-Orient et les risques de déstabilisation d'équilibres déjà précaires dans cette région, avec la perspective d'une guerre civile en Syrie. L'audition de l'ambassadeur de France en Syrie a confirmé que l'avenir de ce pays constituait l'incertitude majeure. La Syrie est un élément stratégique important dans cette zone. Une guerre civile et l'effondrement du régime se répercutera sur l'ensemble de la région tant les imbrications politiques, religieuses et stratégiques sont nombreuses. Se pose la question du Liban, d'Israël, des Kurdes, de l'Iran, voire du Hamas et du Hezbollah. Aujourd'hui ce risque géostratégique est majeur ;

- la troisième menace concerne le Sahel et le développement des trafics d'armes et du terrorisme. Cette situation préexistait aux printemps arabes. Elle prend une autre dimension avec la dissémination de nombreux armements lors de la guerre en Libye et la restructuration en cours des appareils d'État et des forces de sécurité dans l'ensemble des pays du Maghreb, sans doute moins policiers et moins structurés. Cette zone devient incertaine et à hauts risques. Raison de plus pour considérer que le Sahel doit être une zone d'investissement majeur. La solution ne saurait être uniquement militaire, mais passe par un effort renforcé en faveur du développement.

« L'Arc de crise » s'inscrit dans une évolution et même une recomposition du monde, marquée aussi par la réémergence de la Chine, l'Inde, la Turquie... et de la Russie. Et peut-être par une crise du modèle institutionnel. Les faits nous obligent à prendre en considération une « ère arabo-mulsumane » nouvelle et une crise structurelle qui sera longue et imprévisible.

Il y a une obligation urgente d'organisation de tous les partenaires et de toutes les politiques : méditerranéenne, européenne, bilatérale et mondiale, bien-sûr.

M. Yves Pozzo di Borgo, membre du groupe de réflexion - Si on considère la question en termes d'influence, la France avait naturellement, du fait de son histoire et de sa géographie, une proximité forte avec l'ensemble des pays concernés et une importante diaspora maghrébine. C'est particulièrement vrai de la Tunisie et du Maroc avec lesquels la France a une véritable intimité. Les résultats des élections dans ces deux pays, l'émergence d'une majorité politique fondée sur les partis se réclamant de l'islam devraient conduire à une certaine émancipation à l'égard de l'Occident, en général, et de l'ancienne puissance coloniale qu'est la France, en particulier, ne serait-ce que pour prendre le contre-pied des régimes précédents.

Le retournement de la diplomatie française et l'intervention en Libye ont sans doute permis de préserver une partie de la position de la France dans cette région. Comme l'a dit le géographe Michel Foucher devant la commission : « Le clivage Europe/monde musulman a été brisé par l'intervention en Libye ».

On observe, néanmoins, dans l'ensemble des pays concernés, une montée en puissance de nouveaux partenaires tels que les pays du Golfe qui sont extrêmement actifs financièrement, la Turquie, qui fait figure de modèle, ou la Chine qui apparaît comme un allié stratégique nouveau. Il faut sans doute intégrer l'idée que nos positions dans ces pays sont fragilisées et adapter notre politique étrangère pour maintenir notre influence.

J'en viens au diagnostic du Livre blanc, mais avant quelques mots sur les conséquences des printemps arabes sur les équilibres régionaux.

Au-delà des incertitudes, quelques tendances peuvent être relevées.

On observe, d'une part, un renforcement du Conseil de coopération du Golfe, qui a fait preuve d'un interventionnisme inhabituel. Il s'est agi, tout à la fois, d'assurer la sauvegarde des régimes dynastiques du Golfe et de renforcer leur influence sur les pays du Maghreb. Le Conseil de coopération du Golfe a ainsi proposé de s'élargir aux monarchies jordanienne et marocaine. Nous savons, par ailleurs, que le Qatar, très présent en Libye, finance différentes forces islamistes. De leur côté, les Saoudiens semblent soutenir plus exclusivement les Frères musulmans. Les dynasties du Golfe cherchent ainsi à préserver leur influence et leur régime dans ce qui ressemble à un donnant-donnant : on vous finance, mais vous ne vous attaquez pas à nos régimes.

Cet activisme des pays du Golfe, la présence de l'Aqmi au Sahel, la résurgence d'identités régionales ou tribales dans la zone sahélienne pourraient, par ailleurs, conduire à un renforcement des liens entre les pays du Maghreb, qui étaient jusqu'alors assez divisés. La grande inconnue reste l'attitude et l'évolution de l'Algérie. On connaît l'antagonisme avec le Maroc. Mais on ne peut pas exclure qu'un Maghreb plus uni sorte des révolutions arabes.

Le printemps arabe devrait enfin se traduire par un affaiblissement du Moyen-Orient et une crispation croissante entre les Sunnites et les Chiites. Cette crispation est revenue au centre de la vie politique en Irak et au Liban. Elle devient un élément majeur de la situation en Syrie. Au Moyen-Orient, le clivage entre les acteurs chiites, l'Iran, l'Irak, le Hezbollah, le régime syrien alaouite et les acteurs sunnites tels que les pays du Golfe, la Turquie et la Palestine, devient de plus en plus structurant et constitue un facteur de risque stratégique majeur.

On observe par ailleurs un isolement croissant des Israéliens dont les relations privilégiées avec la Turquie et l'Égypte sont remises en cause. Israël n'est plus la seule démocratie de la région, elle a perdu, dans ce processus, en Égypte comme en Syrie, des interlocuteurs dont les objectifs étaient connus et les réactions prévisibles. Reste à savoir si cet isolement conduira les Israéliens à poursuivre dans le refus de tout compromis, ou si la situation est de nature à changer la donne.

Il y a, enfin, une problématique particulière du Golfe en raison des enjeux géostratégiques et de la question iranienne. Il faut avoir à l'esprit la situation stratégique de l'Arabie Saoudite, première réserve de pétrole du Monde, confrontée à la question de la succession du roi Abdallah, mais aussi à une course aux armements avec l'Iran, je vous rappelle que le roi d'Arabie saoudite a affirmé à deux reprises que son pays se doterait d'armes nucléaires si l'Iran en possédait.

Quand on parle des printemps arabes, il faut donc bien avoir le réflexe de distinguer ces trois zones : Maghreb, Moyen-Orient, pays du Golfe.

Dans ce contexte, en quoi ces événements modifient-ils le diagnostic établi par le Livre blanc en 2008 ?

Inutile de dire que le Livre blanc n'avait pas prévu les printemps arabes. Il y avait un diagnostic sur les tensions socio-économiques qui traversaient ces pays qui n'a pas perdu de sa pertinence. On pouvait lire dans l'encart sur le Maghreb : « Les scénarios fondés sur la poursuite des tendances négatives actuelles conduiraient en 2025 à des situations de tensions et d'instabilités préoccupantes pour l'Europe et la France ».

D'un point de vue stratégique, d'autres analyses établies à l'époque se trouvent confirmées. Je voudrais en citer quelques-unes.

Le Livre blanc de 2008 a souligné que l'incertitude et les ruptures stratégiques constituaient des éléments structurants du contexte géopolitique actuel. Les révoltes arabes ne peuvent que confirmer ce diagnostic puisqu'il constitue un parfait exemple de ce que peut être une surprise stratégique. Le Livre blanc soulignait la généralisation des interactions et des interdépendances. Au prisme des événements du printemps arabe, l'effet tache d'huile est incontestable. Le Livre blanc mettait en valeur le rôle croissant des acteurs non étatiques et, en particulier, des médias : le rôle de la chaîne satellitaire Al Jazeera en est une illustration. Dans le même esprit, le Livre blanc soulignait le rôle croissant d'Internet. On l'a vu, les réseaux sociaux ont joué un rôle essentiel dans la mobilisation, à tel point qu'on a pu parler de révolution 2.0.

Le Livre blanc prévoyait également le développement de sociétés militaires privées et la privatisation de la violence armée. Le rôle des mercenaires en Libye et les risques liés à la dissémination des armements au Sahel en constituent une illustration.

Plus fondamentalement, le Livre blanc décrivait un déplacement du centre de gravité géostratégique vers l'Asie. À l'aune des révoltes arabes, le lâchage du président Moubarak par l'allié américain, comme le lâchage de Kadhafi par la France, et le doute stratégique que cela a instillé pourraient conduire les pays arabes modérés à se tourner davantage vers l'Asie, et en particulier vers d'autres puissances régionales : la Turquie qui propose un modèle politique qui conjugue l'islamisme et la laïcité ou la Chine, puissance mondiale émergente.

M. André Dulait, membre du groupe de réflexion - Si ces éléments de diagnostic se trouvent confirmés, d'autres éléments peuvent susciter des interrogations.

La première interrogation porte sur l'opportunité de continuer à parler d'un arc de crise.

Je vous rappelle que le Livre blanc établissait un arc de crise de l'Afrique du Nord à l'Afghanistan, qui constituait une zone de menace et de risque stratégique par rapport à laquelle l'effort de défense et de sécurité devait se positionner. Alors même qu'une portion de l'arc est désormais engagée sur la voie de la transition démocratique, doit-on maintenir le Maghreb dans l'arc de crise ? La zone demeure une zone d'incertitude, mais il faut avoir à l'esprit que le Livre blanc n'expose pas seulement notre stratégie nationale de sécurité, il constitue également un exercice de diplomatie publique. Certains partenaires du Golfe ont été émus de découvrir qu'à nos yeux ils étaient considérés comme les éléments d'un arc de crise, qui peut apparaître comme une version polie de l'axe du mal américain. M. Foucher a également indiqué que « les démocrates tunisiens demandent que l'on arrête de parler de péril vert ». Il a rappelé à la commission que « l'arc de crise a été assimilé au monde arabo-musulman ». M. Joseph Maïla, directeur de la prospective du ministère des affaires étrangères, nous a dit qu'il faudrait plutôt parler « d'ère d'investissements stratégiques majeurs ». Peut-on à la fois considérer, dans le cadre du partenariat de Deauville, que le printemps arabe est « la seule bonne nouvelle de ce début du XXIè siècle », comme l'a affirmé le Président de la République, et continuer d'utiliser une rhétorique qui désigne ces pays comme une menace ? Ce qui est sûr c'est que cette zone doit être une priorité. De notre point de vue, il conviendrait mieux de parler d'une zone en mutation et cesser d'utiliser un concept aussi englobant que celui d'arc de crise, qui met sur le même plan des zones -Maghreb, Moyen-Orient, Sahel, Corne de l'Afrique, Golfe persique et Afghanistan- dont les problématiques sont très différentes. Il faut sans doute mieux rendre compte de la complexité du monde.

La deuxième interrogation porte sur le réexamen préconisé par le Livre blanc de 2008 du dispositif prépositionné sur le continent africain et dans le Golfe. Le moins qu'on puisse dire c'est que l'intensité des risques n'a pas diminué. La persistance de l'impasse au Proche-Orient, les inquiétudes suscitées dans le golfe persique et en Arabie Saoudite par la montée en puissance iranienne, la crise syrienne, la fragilité de la zone tchado-soudanaise, le développement de la piraterie et des trafics dans l'océan Indien et le golfe de Guinée continuent de justifier la disponibilité de nos principaux points d'appui dans la région. Les nouvelles priorités asiatiques de la politique américaine imposent, en outre, une plus grande implication des Européens en général et des Français en particulier. Reste à savoir quel est le bon calibrage. Rester à Djibouti, sûrement, au Tchad, sans doute, intensifier notre coopération militaire avec les organisations régionales assurément, renforcer nos efforts en Afrique : la question se pose ? Nous allons rester en Côte d'Ivoire et il nous faudra maintenir une capacité d'action dans le Sahel qui a toujours été une zone de contrebande, mais qui est aujourd'hui une zone de non-droit absolue. Cette zone doit faire l'objet d'un investissement qui ne peut pas être uniquement militaire, mais doit être économique et politique. De ce point de vue, il manque à la France un véritable partenariat avec l'Algérie et cela dépasse évidemment la question du Sahel.

La troisième interrogation porte sur le terrorisme. Par comparaison à 2001, Al Qaïda offre aujourd'hui le visage d'une nébuleuse éclatée. Les idées djihadistes continuent de prospérer, mais la menace d'un Djihad global mené à l'échelle planétaire contre l'Occident semble avoir perdu de sa pertinence. Le printemps arabe et le renversement pacifique des régimes arabes corrompus ont pris Al Qaïda au dépourvu. Ils ont invalidé un certain nombre de ses leviers et une part de sa doctrine en faveur de la lutte armée. La mutation des mouvements salafistes en parti politique intégré aux jeux politiques nationaux constitue également un défi pour la mouvance. Il reste que ce constat mérite cependant d'être nuancé par deux facteurs : d'une part, l'instabilité engendrée par les printemps arabes offre la possibilité à Al Qaïda de s'implanter dans des pays où elle était quasi absente et, d'autre part, la dissémination de nouveaux armements dans la bande sahélienne pourrait renforcer son arsenal. Il n'en reste pas moins que l'on peut s'interroger, comme l'a fait devant la commission M. Miraillet, directeur des affaires stratégiques du ministère de la défense, sur le caractère central, dans le Livre Blanc, du terrorisme comme menace de niveau stratégique.

La quatrième interrogation porte sur l'attitude qu'il convient d'adopter à l'égard des pays arabes en transition, au regard des résultats des élections en cours et à venir qui semblent conduire à des majorités islamistes plus ou moins modérées. Il est clair qu'il est dans notre intérêt que ces transitions réussissent. Notre devoir, nos intérêts nous commandent d'accompagner les sociétés arabes dans la voie de la modernité politique, sans arrogance, ni ingérence, mais en les assurant de notre disponibilité et de notre soutien.

Plus que jamais, une approche globale s'impose, avec une dimension économique, politique et militaire. Le partenariat de Deauville, qui résulte de l'inscription par la France du printemps arabe à l'agenda du G8, constitue un élément stratégique afin de favoriser la croissance économique et la création d'emplois dans ces pays. D'après le FMI, compte tenu de la croissance démographique dans la région, les pays du printemps arabes doivent créer d'ici 2020, 50 millions d'emplois nouveaux, ne serait-ce que pour absorber les nouveaux entrants sur le marché du travail, c'est-à-dire sans pour autant diminuer le chômage actuel qui est en moyenne de 25 % pour les jeunes. La question de la transition économique constitue donc un défi majeur. L'effort financier annoncé à Deauville est conséquent : 40 Milliards de dollars. Il faut savoir à titre de comparaison que l'Arabie Saoudite a dépensé, cette année, pour assurer la paix sociale dans son royaume 145 milliards de dollars. Nous n'en avons pas les moyens. Mais ce partenariat devra être suivi d'effets et s'inscrire dans une stratégie globale articulant une coopération multilatérale et européenne avec une aide bilatérale notamment française.

Au-delà des aspects économiques, il nous faudra trouver un instrument diplomatique qui puisse, autant faire que se peut, favoriser l'instauration de régimes réellement pluralistes, respectueux des droits de l'Homme et notamment de l'égalité entre les hommes et les femmes. Nous n'avons rien à dicter à des pays qui ont pris leur destin en main, tracé leur histoire et fait leur révolution. Comme l'a dit M. Foucher, directeur de la formation, des études et de la recherche de l'Institut des hautes études de défense nationale, devant notre commission, il faut laisser ces pays inventer leur loi de 1905 et les aider à la transformation des islamistes en parti de gouvernement. Il faut d'ailleurs, sur ce point comme sur d'autres, ne pas présumer de notre influence. Quels sont les mécanismes et les enceintes diplomatiques qui peuvent renforcer les liens régionaux et favoriser une évolution continue vers des régimes pluralistes ? Peut-on imaginer l'équivalent de ce que le Conseil de l'Europe a été pour les pays européens issus du bloc soviétique ? Est-ce que l'Union pour la Méditerranée, le processus de Barcelone ou le dialogue 5+5 sont les instruments pertinents ? Ce n'est pas lieu de choisir, mais il nous semble qu'il y a une opportunité pour une organisation intergouvernementale régionale avec une valorisation d'un volet parlementaire qui puisse accompagner l'enracinement de la démocratie, l'unité du Maghreb et le dialogue euro-méditerranéen.

En conclusion, je voudrais simplement souligner l'extrême volatilité de la situation et la nécessité d'accroître nos moyens de connaissance et d'anticipation de l'évolution de la situation dans cette zone. Nous avons une intimité profonde avec ces pays, nous avons des instituts de recherche, des coopérations bilatérales, des universitaires, des administrations chargés de la prospective et du renseignement. Il faut que l'ensemble de ces moyens soient mis à contribution d'une meilleure compréhension des processus en cours et servent une politique qui a ici véritablement rendez-vous avec l'Histoire.

M. Didier Boulaud - Je vous remercie de ce rapport très complet. Je partage le sentiment de M. Dulait sur l'arc de crise qui lors de l'élaboration du Livre blanc de 2008, nous dérangeait déjà beaucoup. Les enjeux géopolitiques le long de cet arc de crise qui va de l'Atlantique à Peshawar n'ont pas grand-chose en commun. Il faudrait peut-être mieux évoquer des arcs de crise de nature différente. Dans le contexte financier actuel, il faut par ailleurs se rendre à l'évidence que la France ne peut plus intervenir sur tous ces théâtres d'opérations. Il nous faut faire des choix en fonction des priorités stratégiques de la France. De ce point de vue, l'Afrique constitue une priorité. On observe une multiplication des foyers de tension de la Mauritanie à l'Ethiopie et une montée particulièrement préoccupante du terrorisme dans le Sahel.

M. Jean-Louis Carrère, président - Je crois effectivement qu'on ne peut pas réduire l'ensemble des problématiques qui se posent de l'Atlantique à l'Afghanistan à travers le seul concept de l'arc de crise. Je crois, par ailleurs, qu'il ne faut pas réduire le Sahel à une question militaire. Il ne faut pas considérer le Sahel comme notre prochain théâtre d'opérations, cela serait un piège. Cette question mérite un traitement à la fois sécuritaire mais également économique et politique. Il existe, par ailleurs, d'autres priorités qui doivent retenir notre attention.

M. Didier Boulaud - C'est tout à fait vrai mais, en même temps, je voudrais souligner que nombre de responsables d'Al-Qaïda ont quitté le Pakistan pour rejoindre le Sahel afin de structurer les mouvements terroristes liés à l'Aqmi. Cela constitue donc une menace importante pour notre sécurité.

M. Jean-Louis Carrère, président - Je crois qu'il serait utile de substituer à la notion d'arc de crise celle d'« aire d'investissement stratégique majeure ».

M. Joël Guerriau - Est-ce que vous pourriez m'indiquer dans quels contextes et pour quels objectifs ce Livre blanc est rédigé ? Par ailleurs vous avez évoqué la notion d'islam politique. J'ai l'impression qu'il y a là un pléonasme tant les questions de religion et de politique sont liées dans l'esprit du Coran.

M. Jean-Louis Carrère, président - Le Livre blanc a pour fonction de décrire l'environnement géostratégique de la France, les menaces auxquelles nous devrons faire face et de définir les moyens à mettre en oeuvre pour assurer la défense et la sécurité de notre pays et de ses intérêts dans le monde. La description de ce contexte et de nos objectifs permet ainsi de préparer les lois de programmation.

M. Didier Boulaud - Le dernier Livre blanc a été voulu par le Président de la République, M. Nicolas Sarkozy, dès son élection, afin d'établir une analyse géostratégique d'où découlerait la définition de nos objectifs et des moyens nécessaires pour les atteindre. La mise à jour du Livre blanc en 2012 nous permettra de faire le point sur l'évolution du contexte géopolitique et de mesurer si nos moyens sont encore adaptés aux menaces auxquelles nous devons faire face. Le dernier Livre blanc avait par exemple mis en lumière la nécessité d'accroître notre capacité d'anticipation et de renseignement. Des moyens importants y ont été consacrés. Au-delà de la description d'évolution du contexte géostratégique, cette mise à jour nous permettra de mesurer si les efforts dans ce domaine ont porté leurs fruits et s'ils sont suffisants.

M. Jean-Louis Carrère, président - Pour préparer la mise à jour de ce Livre blanc et la loi de programmation qui s'ensuivra, la commission s'est dotée de plusieurs groupes de travail dont celui sur les printemps arabes ou celui sur l'évolution de la crise financière, deux événements qui constituent des ruptures stratégiques par rapport à 2008.

Mme Josette Durrieu, membre du groupe de réflexion - La notion d'islam politique constitue effectivement, pour une majorité de musulmans, un pléonasme. L'un des enjeux de la situation actuelle dans les pays arabes sera bien de définir la place de la loi civile par rapport à la loi divine. On a souvent sous-estimé le rôle social de l'islam dans ces pays sans bien comprendre que les mouvements islamistes ont été parfois les seules structures à offrir des services sociaux à des populations qui avaient été largement délaissées par les Etats en place.

M. Jean-Louis Carrère, président - Les relations entre la religion et l'Etat sont variables, même en Occident. Ainsi, le Président des Etats-Unis prête serment sur la Bible.

M. Gilbert Roger - Je partage le constat et les observations qui ont été faites et je mesure combien il est difficile d'anticiper sur ce que deviendront les régimes politiques naissants issus du printemps arabe. Je n'ai pas entendu en revanche de commentaire sur la façon dont nos démocraties ont parfois joué avec le feu en soutenant, quand ça les arrangeait, l'essor de mouvements extrémistes islamistes.

M. Jacques Berthou - Je voudrais souligner le rôle important de la situation en Algérie par rapport aux printemps arabes. Ce pays a des atouts considérables et maîtrise une partie de ce qui se passe dans la zone sahélienne. Est-ce que la situation actuelle ne devrait pas nous conduire à reconsidérer notre relation avec l'Algérie et à essayer de renforcer notre partenariat ?

M. Jean-Pierre Chevènement - Vous avez tout à fait raison, l'Algérie est une pièce essentielle de l'équilibre des pays du Maghreb. C'est un grand pays de 55 millions d'habitants disposant de ressources d'hydrocarbures nécessaires à l'approvisionnement de l'Europe. L'importance de ce pays et des liens qui nous lient à lui m'a conduit à présider l'association France-Algérie fondée il y a 50 ans à l'Indépendance. Cette association organise d'ailleurs samedi 17 décembre un colloque intitulé « l'Algérie et la France au 21ème siècle ». Il faut se rappeler que l'Algérie a tenté une expérience démocratique en 1988, dans un contexte économique très défavorable qui a conduit à une guerre civile traumatisante pour la population algérienne avec 100 à 200 000 morts. Le régime algérien est aujourd'hui un régime complexe avec de nombreux pouvoirs concurrents au sein même de l'armée, un véritable pluralisme politique et de très nombreux partis, une véritable liberté de la presse dont l'impertinence est connue de tous. L'Algérie n'a cependant pas envie de sombrer de nouveau dans une guerre civile. Vous avez raison de souligner qu'il nous faut accroître notre partenariat avec ce pays avec lequel nous avons de très nombreux accords de coopération notamment universitaires et qui constitue notre 3ème client hors pays de l'OCDE. C'est sans doute un objectif ambitieux mais essentiel.

M. Jeanny Lorgeoux - S'agissant du Sahel, vous avez raison de souligner que la coopération avec l'Algérie est essentielle pour stabiliser la situation au Sahel. Mais il faut avoir conscience du comportement ambigu des autorités algériennes dans ce domaine. La coopération de nos services avec les organismes chargés de la sécurité nationale est très satisfaisante mais nous savons tous que d'autres services ont instrumentalisé les mouvements terroristes qui sévissent dans le Sahel. Si bien que le problème est moins technique que politique. Il nous faut obtenir des autorités algériennes une action concertée pour traiter le sujet de la sécurité au Sahel.

M. Jean-Louis Carrère, président - Je veux dire à M. Gilbert Roger que certains auteurs et notamment M. Chouet dans son livre : « Au coeur des services spéciaux » avaient évoqué, il y a longtemps, l'utilisation des djihadistes par les services secrets occidentaux pour lutter contre les Russes en Afghanistan. Madame, Messieurs les rapporteurs, je vous remercie pour cet excellent rapport qui éclaire notre réflexion sur la mise à jour du Livre blanc.

Evolution du contexte stratégique depuis 2008 : risques et menaces transverses - Communication

La commission entend une communication de MM. Jeanny Lorgeoux, Philippe Paul et Daniel Reiner sur l'évolution du contexte stratégique depuis 2008 : risques et menaces transverses.

M. Philippe Paul, membre du groupe de réflexion - Avec mes collègues Jeanny Lorgeoux et Daniel Reiner, nous avons été chargés de porter une appréciation sur les évolutions constatées depuis 2008 sur les risques et menaces transverses.

Il me revient, en premier lieu, de rappeler l'analyse stratégique du Livre blanc. Puis mon collègue Jeanny Lorgeoux présentera les principales évolutions des menaces et des risques et, enfin, mon collègue Daniel Reiner présentera, en conclusion, la révision des concepts et surtout ce qui pourrait être une nouvelle carte des risques et menaces.

Le Livre blanc énumérait huit menaces et risques transverses et tentait de les mettre en relation à travers quatre concepts novateurs dénommés « nouveaux paramètres de la sécurité », qui permettent de tracer une carte des menaces.

S'agissant des menaces et des risques, le terrorisme était placé en tête de la liste comme étant « l'une des principales menaces physiques dirigées contre l'Europe et ses ressortissants dans le monde ». Les actions terroristes d'origine étatique étaient placées au même niveau que celles des groupes d'inspiration djihadiste.

Venait ensuite la menace balistique. Le Livre blanc considérait que, d'ici 2025, la France et plusieurs pays européens se trouveront à portée de nouvelles capacités balistiques. Cette exposition directe, quelles que soient les intentions des gouvernements qui se dotent de ces capacités, constitue une donnée nouvelle à laquelle la France et l'Europe doivent être préparées.

Les attaques majeures contre les systèmes d'information étaient identifiées comme devant faire l'objet d'une attention nouvelle, aussi bien pour le renforcement des défenses que pour les capacités de rétorsion.

Etaient également identifiés :

- l'espionnage et les stratégies d'influence,

- les grands trafics criminels,

- les nouveaux risques naturels et sanitaires,

- les risques technologiques,

- l'exposition des ressortissants à l'étranger.

Par ailleurs, le Livre blanc mettait en exergue quatre concepts novateurs :

1. L'interconnexion croissante des menaces et des risques ;

2. La continuité entre sécurité intérieure et sécurité extérieure ;

3. La possibilité de ruptures stratégiques brutales ;

4. Les modifications qui affectent les opérations militaires.

La commission du Livre blanc a hiérarchisé les risques et les menaces en fonction de deux paramètres : la probabilité, qui peut être « faible », « moyenne » ou « forte » et l'ampleur qui peut être « faible », « moyenne », « forte » ou « sévère ».

Sur ces bases, la carte des risques et menaces dessinée en 2008 était la suivante : venait en tête la menace d'attentats terroristes : simultanés et/ou majeurs dont la probabilité était estimée forte et l'ampleur moyenne à sévère ; le risque NRBC lié à de tels attentats était estimé réel. Venait, en seconde position, les attaques informatiques dont la probabilité était estimée forte et l'intensité faible à forte.

La probabilité d'occurrence de la menace balistique émanant des nouvelles puissances dotées était estimée faible à moyenne, alors que l'intensité était estimée potentiellement sévère, c'est-à-dire au plus haut niveau de risque.

Les pandémies se voyaient affectées d'une probabilité d'occurrences moyenne et d'une intensité moyenne à sévère.

Les catastrophes naturelles, notamment les inondations en métropole, étaient considérées d'une probabilité moyenne à forte et d'une intensité susceptible de varier de moyenne à sévère.

La criminalité organisée, qu'il s'agisse des trafics de drogue, des contrefaçons, du trafic d'armes, du blanchiment, était considérée comme affectée d'une probabilité élevée.

Enfin, des risques spécifiques étaient identifiés, pour les DOM-COM, essentiellement des séismes et cyclones, avec une probabilité forte dans la zone Caraïbes et faible en Guyane et dans la zone Océanie.

Je passe maintenant la parole à mon collègue Jeanny Lorgeoux qui va vous dire si et dans quelle mesure nous estimons qu'il y a lieu de réviser l'évaluation de ces risques et menaces.

M. Jeanny Lorgeoux, membre du groupe de réflexion - Le plus simple est de considérer successivement les risques et menaces qui se confirment, ceux qui méritent d'être nuancés, et ceux qui n'ont pas été suffisamment, voire pas du tout pris en compte.

La première menace confirmée est celle des attaques majeures contre les systèmes d'information. Il ne se passe pas une semaine sans que l'on signale, en France ou ailleurs, des attaques ciblées, émanant de cyber-pirates ou de services étatiques, contre les réseaux de gouvernements ou de grands organismes publics ou privés et d'entreprises. Notre commission entend examiner cette question dans le détail puisque, dans le prolongement des travaux de notre ancien collègue, Roger Romani, le président de notre commission a confié une mission d'information au sénateur Jean-Marie Bockel.

Deuxième menace confirmée : l'espionnage et les stratégies d'influence. La Russie et la Chine ont des services d'espionnage particulièrement actifs en Occident. Leurs objectifs sont essentiellement économiques et ces services mènent des opérations qualifiées par les experts de "MOOTW" (Military Operations Other Than War).

Troisième menace : les risques sanitaires et naturels -inondations, grippe H1N1, tremblements de terre. Le risque le plus important est sans doute celui du réchauffement climatique qui engendre des bouleversements météorologiques considérables et la fonte des sols arctiques. Dans notre pays, les inondations sont l'aléa climatique le plus probable.

Ont également été confirmés les risques technologiques et l'exposition des ressortissants français à l'étranger. Nous avons en permanence une dizaine de Français otages de groupes criminels ou terroristes dans le monde. Même s'il s'agit, la plupart du temps, d'actes de banditismes qui se drapent abusivement dans des revendications politiques, ces enlèvements contraignent l'action diplomatique de l'Etat et l'obligent à déployer des moyens militaires significatifs. Enfin, les grands trafics criminels se sont très probablement développés. Tout le monde connaît l'histoire des Etats-Unis, de l'Italie, l'importance des sociétés mafieuses dans ces deux pays. A New York, les cinq grandes familles de Cosa Nostra ont la main sur toute une série d'activités économiques. Au Mexique, dans tous les Etats, l'importance des gangs mafieux menace l'Etat central. En Afrique, la Guinée-Bissau est devenue la plaque tournante de tous les trafics. Il n'y a plus d'Etat. L'ancien Président de la République a été férocement massacré. A Dakar, les trafics en tous genres se sont développés. En Turquie, heureusement, le Premier ministre a mis de l'ordre et stoppé le développement des mafias. Je ne parle même pas de la Birmanie. On a tendance aujourd'hui, du fait du terrorisme, à minimiser l'importance des corporations mafieuses et leur action de déstabilisation des Etats. On parle également d'immenses sommes d'argent qui se baladent d'un continent à l'autre et qui déstabilisent les Etats.

Au total, six menaces sur huit sont confirmées, ce qui, par déduction, implique que deux menaces méritent, selon nous, d'être nuancées.

La première est la menace terroriste. Certes, il semble prématuré d'affirmer que la mort d'Oussama Ben Laden marquera la fin de la Qaïda. En revanche, la distance historique qui nous sépare des événements du 11 septembre 2001 permet de penser que l'importance d'une organisation djihadiste mondialisée en guerre avec l'Occident a été surestimée, alors que l'implication de Saoudiens dans le financement des réseaux terroristes a été sous-estimée. L'analyse d'Alain Chouet, ancien responsable du renseignement de sécurité de la DGSE, mérite d'être prise en compte. Son livre est lumineux et a du reste éclairé nos travaux. Si « complot » il y a, c'est moins du côté de la Qaïda qu'il faut le chercher, dont le potentiel terroriste s'est consommé quasi intégralement dans les attentats du 11 septembre, que du côté des Frères musulmans. Or, cette organisation vise moins « l'ennemi lointain » -les puissances occidentales- que « l'ennemi proche », les régimes « corrompus » et « vassalisés », qui sont ou étaient leurs alliés -Moubarak, Ben Ali, Mohamed Ali Saleh etc. Les changements de régimes, intervenus dans le cadre des différents printemps arabes pourraient marquer l'arrivée au pouvoir de cette mouvance islamiste.

Dans ce contexte, le terrorisme de type djihadiste semble avoir atteint un étiage et il nous semblerait excessif de maintenir cette menace en tête de liste. Certes, des répliques sont possibles et même probables en Afrique du Nord et au Maghreb. Certaines ont déjà eu lieu telles que l'attentat de Marrakech en avril 2011. On ne peut exclure que ce soit les dernières.

Si la menace terroriste reste encore importante, c'est peut-être davantage du côté étatique qu'il faut la redouter. Deux Etats ont, par le passé, mené des actions terroristes contre notre pays : la Syrie et l'Iran. On ne peut exclure que les gouvernements de ces Etats, confrontés à de grandes difficultés intérieures, considèrent à nouveau l'action terroriste comme un « mode de communication » avec l'Occident. L'Ambassade britannique à Bahreïn vient de faire l'objet d'un attentat et l'Ambassade de ce même pays à Téhéran a été mise à sac.

La menace balistique : de façon curieuse, le Livre blanc dissociait la capacité - le fait d'avoir des missiles balistiques -avec des charges nucléaires- de l'intention -le fait de vouloir s'en servir contre nous- pour caractériser la menace balistique, dont tout laissait accroire qu'il s'agissait de l'Iran, même si ce pays n'était pas nommément cité à l'époque. Or, sans intention, une capacité ne constitue pas une menace. La Russie, les Etats-Unis ont la capacité de frapper notre territoire national avec des missiles balistiques. Le fait de savoir si cela constitue une menace dépend de l'intention qu'on leur prête à notre égard. A supposer que l'Iran ait l'arme nucléaire, il semble peu probable qu'il envisage d'utiliser cette arme de façon offensive contre un pays européen, a fortiori la France, puissance nucléaire, capable de lui infliger des représailles massives. La menace balistique, réelle pour certains pays du Moyen-Orient ou de l'Asie, est faible pour notre pays.

Enfin, dernière catégorie, les menaces qui n'ont pas été suffisamment prises en compte.

Les risques de déstabilisation monétaire et financière : les crises monétaires et financières n'ont pas été assimilées à des menaces par la commission du Livre blanc. Pourtant, ces crises déstabilisent les Etats aussi sûrement que des séismes naturels et remettent en cause leur souveraineté en favorisant l'entrée dans le capital de grandes entreprises, voire de grandes infrastructures stratégiques d'investisseurs extra-européens. On peut donner comme exemple l'achat du port du Pirée par des investisseurs chinois. Moi qui ait habité l'Afrique noire pendant longtemps, j'ai vu progresser la sinisation.

La « guerre monétaire » entre le dollar, le yuan et l'euro est une réalité. Seul le dollar bénéficie du privilège d'être une monnaie de réserve internationale, ce qui autorise le Trésor américain à s'endetter sans limites. La fin de l'euro serait la plus grande surprise stratégique de ce début de décennie et assurément la plus grande source de déstabilisation de l'Europe entière. Entreprises de marchés financiers, fonds spéculatifs, agences de notations, médias financiers constituent dans ce domaine autant de leviers dont notre pays, et, plus généralement l'Europe continentale, sont cruellement dépourvus.

En second lieu, il nous semble important d'évoquer les menaces stratégiques. Ce sont celles qui résultent d'actions d'influences ou d'évolutions combinées - par exemple le désarmement européen et le réarmement des émergents - qui peuvent aboutir à placer nos décideurs politiques dans des situations de non-choix, à déclasser nos outils militaires ou à affaiblir notre base de défense et de technologie.

Le financement du chasseur bombardier américain JSF (joint strike fighter) constitue un bon exemple d'assèchement des budgets de recherche européens dans l'aéronautique de combat. La défense anti-missile balistique mise en place par les Etats-Unis constitue également un défi stratégique pour l'Europe en général, et notre pays en particulier. Son déploiement remet en cause notre autonomie stratégique, c'est-à-dire notre capacité à apprécier de façon autonome une situation, par exemple un départ de missile balistique de l'Iran, et à décider d'une riposte incluse dans une chaîne de décision dans laquelle nous n'aurons pas notre mot à dire.

Plus généralement, le fait que l'ensemble des puissances et en particulier les BRICS s'arment ou se réarment alors que l'Europe désarme constitue une menace stratégique pour nous. Cette modification des rapports de force a été abondamment mise en évidence dans l'analyse de MM. Camille Grand (FRS) et Etienne de Durand. Elle est également prise en compte par l'ambassadeur Benoît d'Aboville, ancien membre de la Commission du Livre blanc pour qui : « l'élément le plus déterminant demeure le nombre grandissant de pays susceptibles d'accéder à des technologies militaires de pointe et donc de dénier ou de rendre plus difficiles et dangereuses des interventions militaires occidentales. Il en découle des risques croissants de contestation de la liberté de circulation sur les grandes routes maritimes essentielles à l'économie mondialisée. (...) Cette évolution s'accompagne de la désanctuarisation d'espaces internationaux considérés jusqu'ici comme communs : l'Espace, l'Arctique, le cyberespace ».

D'autres exemples d'affrontement stratégiques peuvent être donnés avec les problèmes de « classement » des universités - la lutte pour la définition des « normes comptables et financières », les médias d'influence (CNN - Al-Jazeera - France 24), l'importance des centres complexes de recherche (Iter à Cadarache - LHC à Genève) des programmes stratégiques communs (Lanceurs Ariane - constellation Galileo) et des centres de mutualisation des capacités de calcul intensif. D'où l'importance de structures telles que le Genci - groupement national pour le calcul intensif, dont nous avons auditionné avec profit la présidente, Mme Catherine Rivière accompagné d'une poignée de scientifiques de haut niveau.

La piraterie n'a pas suffisamment été prise en compte. Elle affecte aujourd'hui la Corne de l'Afrique, mais pourrait demain affecter d'autres zones critiques où transitent les flux commerciaux.

Les conflits armés de haute intensité n'avaient pas été pris en compte dans le Livre blanc. Pour autant, le cas de la Libye a montré que des guerres non plus « asymétriques » - c'est-à-dire face à un ennemi ne disposant pas d'un arsenal militaire significatif - mais « dissymétriques » avec un ennemi disposant d'un potentiel militaire non nul - défense anti-missile - avions de combat, hélicoptères, chars de combat - étaient possibles.

Enfin, l'action de certaines ONG peut être déstabilisatrice pour l'Etat. Par exemple, l'action de Greenpeace d'intrusion dans les centrales nucléaires afin de prouver la faible sécurité des centrales nucléaires françaises. Les intérêts véritables de ces ONG, leurs financements et leurs structurations mériteraient davantage d'études et de prise en considération par nos services.

Au total, cela fait cinq risques et menaces supplémentaires qui méritent à notre avis d'être pris en compte et intégrés dans l'analyse stratégique.

Je passe la parole à mon collègue Daniel Reiner.

M. Daniel Reiner - J'en viens donc maintenant au questionnement que nous sommes en droit de porter sur les concepts utilisés dans l'analyse du Livre blanc et qui, appliqués à la liste des risques et des menaces, permettent de dessiner une carte un peu hiérarchisée et, à partir de cette carte, de dessiner le format d'armées nécessaire à la protection de la sécurité nationale ainsi que les contrats opérationnels.

S'agissant donc, tout d'abord, des concepts, le premier d'entre eux était l'interconnexion croissante des menaces et des risques. Ce concept demeure pertinent. Dans le printemps arabe, par exemple, où sont les causes ? Il y a les tensions sociales et politiques bien sûr. Mais il y a aussi les nouveaux moyens de communication. Et c'est ce mélange explosif qui conduit à la révolution. On peut également trouver une application de ce concept dans la catastrophe de Fukushima, exemple d'interconnexion entre un risque technologique -la centrale nucléaire- et un risque naturel - tsunami. Dans ces cas, ce qui est intéressant, c'est de voir que c'est la combinaison de risques et de menaces qui, seuls, n'auraient pas prospéré, qui a abouti à une modification spectaculaire de l'environnement, une « surprise stratégique ».

Le deuxième concept, celui de continuité entre sécurité intérieure et sécurité extérieure, avait fait débat lors de l'élaboration du Livre blanc et, rappelons-le, occasionné le départ des parlementaires socialistes de la commission. La crainte de ces parlementaires était qu'au nom d'une analyse intellectuelle, très inspirée des analyses américaines républicaines, on mette dans le même sac, la lutte intérieure et extérieure et on porte atteinte aux libertés publiques. Objectivement, ce risque nous semble moins latent aujourd'hui, même si nous sommes toujours en désaccord avec la politique sécuritaire menée par ce gouvernement. Sur le plan du concept, ce continuum intérieur-extérieur n'est peut-être qu'une des manifestations du passage de ce que l'on pourrait appeler un monde « plat », celui des cartes, où les Etats, acteurs exclusifs des relations internationales, occupaient des territoires définis par des frontières à un monde « en relief » formé de flux, de lignes : population - marchandises - informations - produits monétaires et financiers - ressources énergétiques, reliant entre eux les différents archipels du village planétaire en faisant fi des frontières.

L'explosion des flux matériels et immatériels est un des faits marquants de la mondialisation qui structure le nouveau contexte stratégique. Dans ce nouveau contexte, la maîtrise des espaces continue à compter, mais moins que celle des flux. D'autant que de nombreux territoires deviennent des « trous noirs stratégiques » où l'extrême faiblesse, voire l'absence de structure étatique, permet le développement de tous les trafics : zones nord du Pakistan, Yémen, corne de l'Afrique etc...

Troisième concept, la possibilité de ruptures stratégiques brutales : la chute du mur de Berlin, l'effondrement du bloc soviétique, le printemps arabe, la crise monétaire, ont en commun de ne pas avoir été anticipés. Ces événements constituent des « surprises stratégiques ». A vrai dire, de telles « surprises » ont toujours existé dans l'histoire de l'humanité, même si le nom que l'on donne à la réalité qu'elles recouvrent a varié. La question est de savoir si notre époque serait plus propice aux surprises stratégiques que les précédentes et si oui comment s'y préparer ?

On ne peut certes pas tout prévoir. Néanmoins, on peut se donner les instruments permettant de prévoir. Il peut s'agir de concepts intellectuels - comme la théorie du « chaos » en mathématique - mais aussi de capacités de calcul. Il n'est pas impossible d'essayer de modéliser la stratégie, comme on le fait de la météorologie ou de l'évolution des marchés financiers. Longtemps on a pensé qu'on ne pouvait pas prévoir le temps qu'il ferait demain. Aujourd'hui on le fait, avec de plus en plus de précision, grâce à des outils sophistiqués et des moyens de calcul intensif. C'est pourquoi il est important d'avoir des chercheurs de haut niveau et des infrastructures de calcul appropriées. C'est ce que nous avons retenu de notre audition de la présidente du GENCI, Mme Catherine Rivière, accompagnée d'une poignée de chercheurs de haut niveau, de son conseil scientifique, du CEA, de Météo France et nous avons été confondus par le travail extraordinaire qu'ils peuvent faire avec les faibles moyens dont ils disposent.

M. Jeanny Lorgeoux - Il leur manquera du reste cinq millions d'euros pour l'année prochaine.

M. Daniel Reiner - On y songera. Le fait est qu'ils travaillent avec très peu d'argent -une trentaine de millions d'euros- et que ces dépenses sont pourtant hautement stratégiques. D'autant qu'ils doivent se tenir à jour constamment et que la puissance des machines est multipliée par dix tous les deux ans ou tous les trois ans et soit on suit, soit on laisse faire les autres : les Américains, les Chinois. Ces machines font des millions de milliards d'opérations à la seconde. Ces méthodes de calcul permettent de dresser des cartes potentielles de risques et de menaces. On utilise du reste ces calculateurs dans la simulation nucléaire.

Enfin, dernier concept, l'importance accordée aux opérations civilo-militaires. Sans doute inspirée par l'échec relatif des forces de la coalition en Afghanistan, la Commission du Livre blanc semblait souligner la faiblesse intrinsèque des interventions militaires. Cette considération trouvait ses fondements idéologiques dans la théorie du « soft power » de Joseph Nye, prônant la nécessité de combiner dans une même action, les différentes dimensions militaires, diplomatiques, commerciales, civiles etc... L'intervention en Libye a montré, au contraire, l'importance d'un outil militaire qualitativement cohérent et quantitativement significatif.

La puissance militaire croissante de la Chine, ses interventions militaires de plus en plus fréquentes au large de ses côtes, le retour d'une Russie autoritaire, n'hésitant pas à recourir à l'usage de la force, montrent que la probabilité de conflits de haute intensité n'est pas nulle. C'est la raison pour laquelle on ne pourra pas baisser la garde en matière d'équipements militaires conventionnels. Même si les menaces paraissent distantes, nous pourrions être impliqués dans ce type de conflits, en raison de nos alliances, en particulier celles au Moyen-Orient et il nous faudra tenir notre parole.

Par ailleurs, d'autres concepts mériteraient sans doute d'être pris en considération. C'est le cas, en particulier, de celui de « guerre hors-limites ». Ce concept développé par des généraux chinois peut être résumé en deux nouvelles : la bonne nouvelle est que les prochaines guerres feront peu de morts ; la mauvaise est que les guerres seront permanentes.

Dans cette approche, la guerre n'est plus « l'usage de la force armée pour obliger un ennemi à se plier à sa propre volonté », mais « l'utilisation de tous les moyens, dont la force armée, militaire ou non militaire et des moyens létaux ou non létaux pour obliger l'ennemi à se soumettre à ses propres intérêts ». Contrôler l'opinion publique est par exemple un outil de première importance.

Toute la difficulté des guerres nouvelles est de savoir combiner armes classiques et armes nouvelles. Les auteurs appellent les états-majors à ne pas surestimer le pouvoir des armes militaires traditionnelles. Ainsi, la recherche de la prouesse technologique peut être un moyen ruineux dont ils estiment qu'elle a entraîné l'URSS dans des dépenses militaires incontrôlées. Les raisons économiques ne sont pas les seules à orienter vers des guerres moins sanglantes. Ils orientent la réflexion vers l'emploi d'armes « adoucies » dont le but n'est pas d'infliger un maximum de pertes, mais d'obtenir les pertes suffisantes dans les limites tolérables par l'opinion. Enfin, après le coût des armes classiques et la crainte de la guerre ultime, les auteurs chinois insistent sur l'apparition de nouveaux concepts d'armes. « Il n'est rien aujourd'hui qui ne puisse devenir une arme. (...) des objets aimables et pacifiques ont acquis des propriétés offensives et meurtrières. ». L'innovation stratégique est du côté des Chinois.

On le voit, les nuances apportées à la menace terroriste et à la menace balistique, ainsi que la prise en compte de nouvelles menaces, contribuent à dessiner une carte des menaces sensiblement différentes de celle de 2008. D'autant qu'au-delà du couple probabilité d'occurrence/intensité, un troisième paramètre : la proximité de la menace devrait être prise en compte à notre avis.

   

Probabilité

Intensité

Proximité

1.

Déstabilisation économique

Forte

Sévère

Proche

2.

Cyberattaque

Forte

Faible à forte

Proche

3.

Éviction stratégique

Forte

Moyenne à forte

Proche

4.

Criminalité organisée

Forte

Faible

Proche

5.

Catastrophes naturelles

Moyenne à forte

Moyenne à sévère

Proche

6.

Pandémies

Moyenne

Moyenne à sévère

Proche

7.

Terrorisme

Moyenne

Faible

Moyenne

8.

Conflits de haute intensité

Faible

Sévère

Distante

9.

Menace balistique

faible

forte

Distante

Voilà, au final, les réflexions que nous voulions livrer à votre sagacité, afin de préparer l'audition du secrétaire général à la défense nationale, M. Francis Delon, qui aura lieu demain et d'avoir une base conceptuelle, un peu préparée. Nous vous remercions.

M. Joël Guerriau - J'ai une interrogation en termes de risques concernant les enlèvements humains, j'ai le sentiment que ce qui se passe actuellement peut avoir des effets qui sont des véritables risques, déclencher des psychoses sur le personnel de nos propres ONG qui refusent de partir pour les pays pauvres. Cela peut avoir des effets pervers pour les pays concernés. Je pense en particulier au Mali, qui a perdu ses touristes, et ses ONG et voit sa population en grande difficulté. Est-ce que ce sujet ne mériterait pas d'être traité en tant que tel ?

M. André Dulait - Comment le secrétaire général à la défense et à la sécurité nationale va-t-il intégrer nos réflexions ?

M. Jean-Louis Carrère, président - C'est une excellente question. Nous allons vous faire parvenir une synthèse de nos travaux et l'on transmettra cette synthèse au secrétaire général afin de le nourrir de nos réflexions.

M. André Dulait - Est-ce que des parlementaires seront associés à la rédaction du nouveau Livre blanc ?

M. Jean-Louis Carrère, président - Il faut lui poser cette question. Si nous travaillons, nous pourrons être entendus. Si nous voulons peser, nous devons rendre des documents dignes d'intérêt. Gardons ces quatre ateliers et continuons à travailler.

M. Daniel Reiner- sur la question des enlèvements, nous sommes exactement sur l'exemple d'interconnexion entre les risques et les menaces : le terrorisme, le banditisme, les trafics et, en même temps, la volonté d'influencer les opinions publiques. C'est vraiment un exemple concret, sur lequel on n'a pas de certitude mathématique. Mais il faut travailler sur l'information, le renseignement.

Par ailleurs, il y a un aspect que nous n'avons pas évoqué. Il ne faudrait pas que le Livre blanc soit un objet concocté par quelques experts. Nous en faisons un peu partie. Une étape de popularisation serait nécessaire. Bien entendu, on ne va pas faire un débat public pour écrire le Livre blanc. Mais il serait intéressant de publier des éléments de réflexion, dans des rapports d'information, de telle manière que l'opinion publique elle-même mesure les risques, les menaces et la nécessité d'avoir un outil qui permet d'y faire face. Nous avons été très satisfaits de voir que les Français étaient attachés à l'armée. Mais sur quoi repose ce lien armées-nations ? N'a-t-il pas disparu ? Ce ne serait donc pas inutile de populariser ces réflexions.

M. Jean-Louis Carrère, président - j'y suis tout à fait favorable.

Mission de suivi A400M - Désignation des membres

La commission désigne les membres de la mission de suivi A400M.

M. Jean-Louis Carrère, président - J'ai été saisi par notre collègue Bertrand Auban d'une demande de constitution d'une mission d'information sur le programme militaire A400M.

Vous vous rappelez sans doute, pour les anciens membres de la commission, qu'il y avait eu une mission conjointe de la commission des finances et de notre commission sur ce programme - qui avait débouché sur un rapport - en février 2009, de nos collègues Jean-Pierre Masseret et Jacques Gautier. Ce rapport était intitulé « l'A400M sur le chemin critique de l'Europe de la croissance ».

Aujourd'hui, et comme le demande notre collègue Bertrand Auban, je serais d'avis que nous lancions une mission de suivi afin de faire un point de situation, c'est-à-dire, où nous en sommes et où nous allons.

Les points à traiter pourraient être, si vous en êtes d'accord, les suivants :

1. le respect du calendrier des livraisons. En particulier je souhaite qu'on lève les doutes pesant sur la mise au point des moteurs ;

2. le futur contrat de maintien en conditions opérationnelles (MCO). La négociation de ce contrat entre EADS et la DGA semble difficile. Il reviendra aux rapporteurs d'en éclairer les raisons et de voir dans quelle mesure une mise en commun du MCO avec les Britanniques, les Allemands ou d'autres pays clients de cet avion est envisageable ;

3. l'état de préparation de l'armée de l'air à la réception de cet avion et la modernisation des bases. L'A400M ayant une empreinte logistique supérieure à celle du Transall, il sera nécessaire de revoir les aéroports militaires français susceptibles de l'accueillir et au premier rang desquels la base d'Orléans. La commission doit être éclairée sur l'état de préparation de l'armée de l'air sur ces aménagements ainsi que sur les programmes d'entraînement des pilotes.

4. Enfin, la mise en place d'une flotte européenne de projection. La création de l'EATC (European Air Transport Command), dont le siège se situe à Eindhoven aux Pays-Bas, constitue l'une des rares bonnes nouvelles pour les partisans d'une défense européenne. Je voudrais que vous en traciez le contour exact et les attentes possibles.

Le rapport devrait être présenté à la commission, au plus tard le 6 juin 2012. Les investigations conduiront nécessairement les rapporteurs à rencontrer les responsables des sociétés françaises concernées en particulier EADS, SAFRAN, ROLLS ROYCE, MTU et à visiter leurs établissements. Vous aurez également à vous rendre sur place en Allemagne, en Angleterre et aux Pays-Bas pour rencontrer les responsables des autorités et les dirigeants des sociétés concernées par ce projet.

Je propose que soient désignés par notre commission, comme rapporteurs : M. Bertrand Auban, en qualité d'auteur de la demande ; M. Jacques Gautier, qui reste le meilleur spécialiste parmi nous de ce programme et bien sûr M. Daniel Reiner en sa qualité de rapporteur du programme 146 - équipement des forces.

La proposition de lancer une mission de suivi est adoptée et la nomination des rapporteurs est approuvée.

Mercredi 14 décembre 2011

- Présidence de M. Jean-Louis Carrère, président -

Contrats d'objectifs et de moyens entre l'Etat et l'Institut français pour la période 2011-2013 - Communication

Lors d'une première séance tenue dans la matinée, la commission entend une communication de M. Gilbert Roger sur le contrat d'objectifs et de moyens entre l'État et l'Institut français pour la période 2011-2013.

M. Gilbert Roger - Nous sommes saisis pour avis du projet de contrat d'objectifs et de moyens entre l'État et l'Institut Français.

Je formulerai une première observation sur la procédure. Le document a été transmis en deux temps, le contrat d'abord, les indicateurs, ensuite, le 28 novembre, ce qui a limité le délai d'examen dont nous disposons, alors que la loi avait prévu six semaines, pour produire un avis au conseil d'administration convoqué le 15 décembre.

Ma deuxième observation porte sur l'esprit de la démarche et la méthodologie observée pour la préparation de la convention.

Le choix de donner à l'Institut français un statut d'établissement public industriel et commercial, plutôt que de confier l'exercice de ses missions à une direction du ministère des affaires étrangères, procède d'une logique de recherche d'efficacité, reposant sur la volonté de laisser une plus grande autonomie à l'opérateur dans l'exécution de ses missions, d'une part, et à lui permettre, notamment par la conclusion de partenariats, de compléter les ressources mobilisables, d'autre part.

En règle générale, les contrats pluriannuels d'objectifs et de moyens poursuivent un double objectif :

- moderniser les relations entre l'opérateur et l'État, notamment en matière budgétaire ;

- définir les orientations stratégiques des opérateurs en associant des objectifs à des indicateurs quantitatifs et qualitatifs de performance, d'activité ou de suivi. L'examen de ces indicateurs doit permettre aux administrations de tutelle et au Parlement d'évaluer la pertinence de l'utilisation des ressources publiques.

En contrepartie de leurs engagements sur des objectifs de résultat et de maîtrise de leurs moyens, les opérateurs bénéficient d'une visibilité quant à l'évolution pluriannuelle de leurs ressources.

Les contrats d'objectifs et de moyens entrent donc bien dans une logique de responsabilisation et d'engagement mutuels des parties.

En règle générale, le projet de contrat est préparé par l'opérateur qui le soumet aux autorités de tutelle. Après une phase de négociation, les parties s'accordent sur sa rédaction. La Convention de l'Institut français ne reprend qu'imparfaitement cette démarche :

1. Selon la procédure définie par le décret du 30 décembre 2010, la première rédaction émane du ministère des affaires étrangères, ce qui n'est pas dans l'esprit de l'exercice de responsabilisation de l'opérateur mais s'apparente plutôt à une relation administrative de nature hiérarchique entre une administration centrale et un service extérieur ou déconcentré. Cette impression est corroborée par la multiplication des formules qui figurent dans le texte lui-même, qui conditionnent les objectifs à des accords des autorités de tutelle. Cette situation est sans doute justifiée, par la nouveauté de l'établissement, l'expérience insatisfaisante de Cultures France, la définition encore incertaine de sa relation avec les postes diplomatiques et les acteurs du réseau culturel français à l'étranger et bien entendu le domaine de la diplomatie culturelle lui-même. Néanmoins, elle conduit à s'interroger sur la réelle marge d'autonomie attendue de l'opérateur et sur sa capacité à moderniser le management des missions qui lui sont confiées.

2. La lecture du document foisonnant de 18 pages laisse également perplexe sur le sens de la démarche. Si sa présentation sous quatre grands objectifs regroupant 14 sous-objectifs de nature stratégique est conforme à l'exercice, en revanche, le texte est en réalité un catalogue d'objectifs secondaires d'importances variables. Était-il opportun par exemple, d'indiquer à l'Institut français que pour animer et soutenir les médiathèques du réseau, il devait « créer des outils de gestion et d'analyse du réseau » ? Fallait-il dans les actions de promotion de la langue française préciser qu'il devra conduire des actions au salon Expolangues ou au salon de l'Éducation, accueillir des élèves, des étudiants et des enseignants dans le cadre des programmes de mobilité « Rencontres internationales de jeunes », « Allons en France » ou « Profs en France » qui ne concernent en réalité que quelques centaines de personnes chaque année ? Et ce ne sont que des exemples. Les objectifs sont hétérogènes, ils ne sont plus hiérarchisés. Le contrat perd sa vocation d'outil de pilotage et de management.

3. Dès lors la règle, « un objectif = un indicateur » ne peut pas, fort heureusement d'ailleurs, être respectée. Et c'est à l'énoncé des 12 indicateurs que je me suis efforcé d'entrevoir quelles pouvaient être les priorités réelles assignées à l'opérateur. Là encore, le contraste entre le « trop » du contrat et le « trop peu » des indicateurs laisse place au doute. D'abord parce que ces indicateurs ne sont que des indicateurs de performance au sens de la mise en oeuvre de la LOLF et qu'aucun indicateur d'activité ou de suivi n'est présenté au regard du contrat. Ensuite, parce que nombre d'entre eux ne sont guère pertinents par rapport aux objectifs qu'ils sont censés évaluer. En quoi, le nombre de villes desservies rapporté au nombre de projets culturels soutenus par l'Institut, indicateur pertinent pour mesurer sa capacité à faire tourner un spectacle ou une exposition dans le réseau, est-il pertinent pour évaluer sa capacité d'adaptation en fonction des zones géographiques et des publics ? Enfin, parce ce qu'un certain nombre d'entre eux ne sont reliés à aucun objectif explicite dans le contrat, même si l'on perçoit à travers la description de nombreuses actions un objectif implicite sous-jacent comme l'utilisation des outils numériques. A tout le moins, eut-il été important de l'affirmer comme un sous-objectif dans le soutien du réseau ou dans l'amélioration du pilotage et de l'efficience dans la gestion des ressources.

4. Enfin, les engagements financiers sont présentés avec un tel luxe de réserves qu'ils perdent toute signification. L'essence d'un contrat d'objectifs et de moyens, c'est qu'en contrepartie des engagements d'un opérateur, l'État lui garantit pour plusieurs années un niveau de ressources réalistes pour remplir les objectifs. Chacun comprendra que la loi de finances s'impose, mais chacun comprendra également que l'opérateur ne pourra à défaut des ressources annoncées tenir ses objectifs. Or, on lui demande d'accepter les réserves sur le financement et en contrepartie d'atteindre les objectifs définis dans le contrat ! Tout cela dans le contexte où les efforts imposés aux opérateurs en loi de finances pour 2012 vont amputer leurs ressources de 10 %. A la signature (et on comprend mieux les réserves), ce ne sont pas 37 millions d'euros mais 34 millions d'euros dont disposera l'Institut français au titre du programme 185 pour exécuter ses missions...toutes ses missions ?

J'en viens maintenant au contenu de la convention pour relever les points positifs et les points négatifs à mes yeux.

Au titre des points positifs, je relève tout d'abord l'effort engagé pour orienter l'action de l'Institut en fonction de zones géographiques définies par le ministre des affaires étrangères et de lister les types d'actions prioritaires en fonction de chaque zone. Cette cartographie sera actualisée chaque année en fonction de l'évolution de nos priorités. Il est dommage qu'un indicateur du type « part des dépenses de l'Institut français pour le financement d'actions dans les zones prioritaires » n'ait pas été mis en place. Il aurait constitué un instrument utile de pilotage et d'évaluation.

Autre point positif, la réaffirmation de la mission de soutien à l'enseignement de la langue française en développant une expertise pour la formation des enseignants des systèmes éducatifs et en encadrant l'activité de cours de langue au niveau du réseau. Cet objectif est assorti d'un indicateur de performance, le nombre de personnels ayant bénéficié d'actions de formation soutenues par l'Institut : indicateur un peu sommaire qui ne tient pas compte de la durée de formation.

J'ai été étonné de constater l'importance attachée à l'opération « Afrique et Caraïbes en création », qui fait l'objet à elle seule d'un indicateur, mais il s'agit de la plus importante (plus de 2 millions d'euros engagés) dans le cadre de l'objectif de renforcement de la dimension culturelle de notre politique de solidarité. L'indicateur me paraît pertinent en ce qu'il engage l'Institut à travailler davantage avec des opérateurs locaux.

L'importance consacrée au soutien et au développement du réseau culturel m'a paru conforme à la mission de l'opérateur qui est d'être au service et à l'écoute de celui-ci pour mieux en fédérer les initiatives et lui apporter des services.

La convention et les indicateurs mettent à juste titre l'accent sur l'affectation croissante des crédits d'intervention au réseau et sur les actions de formation particulièrement structurantes à mes yeux.

Je regrette toutefois qu'aucun objectif transversal n'ai été explicitement fixé pour ce qui concerne la mutualisation des actions au service du réseau et notamment la stratégie numérique qui font pourtant l'objet de deux indicateurs de performance, l'un sur les crédits consacrés et l'autre sur le nombre de visiteurs, ce qui n'a pas grande signification, certains outils étant réservés aux seuls acteurs du réseau, d'autres étant ouverts au public.

Je regrette également que n'ait pas été affichée de façon explicite la relation entre l'Institut et les Alliances françaises. L'un des enjeux pour l'Institut est d'acquérir une légitimité auprès des deux composantes, publique et associative, du réseau. C'est un objectif stratégique, il est dommage qu'il n'apparaisse pas de façon plus marquée et qu'il ne soit pas assorti d'indicateurs de performance ou d'activité.

N'ayant pu prendre connaissance ni du questionnaire, ni de la procédure de recueil, j'exprime également des doutes quant à la pertinence de l'indicateur « taux de satisfaction des postes à l'égard de l'Institut français ». L'appréciation ne risque-t-elle pas d'être très subjective ? En outre, il est indiqué que pour les postes en expérimentation, il reviendra à l'Institut français de collecter l'information, ne sera-t-il pas juge et partie ?

S'agissant d'ailleurs de l'expérimentation du rattachement direct des instituts français locaux à l'Institut conduite dans 12 pays, il est satisfaisant qu'elle figure au titre des objectifs, mais je suis réservé quant à la décision de ne retenir pour seul indicateur que la capacité des bureaux locaux rattachés à mieux autofinancer leurs actions qu'un panel de postes non expérimentateurs d'un niveau d'activité comparable.

Je note enfin que le contrat prévoit la consultation de l'Institut pour la nomination et l'évaluation des agents du réseau, les créations et suppressions de postes, la répartition des crédits de coopération et d'actions culturelles attribués à chaque poste diplomatique ainsi que sur leur répartition et leur utilisation, l'évolution de la carte et du format des implantations. Il est dommage qu'un indicateur de suivi ne soit pas prévu à ce titre.

J'en viens maintenant aux insuffisances et aux aspects négatifs.

Ma première observation concerne l'absence d'indicateurs de performance, d'activité ou de suivi pour mesurer la réalisation de l'objectif d'« action au service de l'influence et du rayonnement de la France dans le monde ». J'ai relevé à ce titre pas moins de 35 catégories d'actions et aucun indicateur. Je comprends qu'il soit difficile de mesurer de façon synthétique l'action culturelle extérieure et son impact sur les populations auxquelles elle est destinée, mais au moins aurait-on pu sélectionner quelques objectifs prioritaires, à la réalisation desquels on attend de l'Institut un investissement important en moyens et en ressources et prévoir quelques indicateurs d'activité. Je pense en particulier à la promotion de l'image scientifique et technologique de la France, qui me paraît être le parent pauvre de notre diplomatie culturelle. Compte tenu du niveau de détail, de l'absence de hiérarchie et d'indicateurs, le contrat risque d'être un carcan administratif contraignant ou au contraire un catalogue d'exemples au sein desquels l'Institut agira selon ses appétences et plus probablement selon ses moyens.

Ma deuxième observation porte sur l'objectif 3 : « Développer des partenariats au profit d'une action plus cohérente et efficace ». Nul n'ignore que le financement de l'action culturelle extérieure repose largement et de façon croissante sur des financements extérieurs. Il s'agit donc d'un objectif stratégique. Il comporte à juste titre deux indicateurs, le premier concerne le nombre d'actions mises en oeuvre dans le cadre des conventions de partenariats signées, le second, qui est attaché à l'objectif 4, est le taux de réalisation des cofinancements et du mécénat « hors saisons » prévu au budget prévisionnel. S'agissant du premier, je regrette que les conventions passées avec les collectivités territoriales en soient exclues sauf à disposer d'un indicateur équivalent. Vous avez été nombreux à l'occasion de l'audition de M. Darcos, président de l'Institut français, à faire valoir l'action des collectivités territoriales et exprimer le souhait qu'elles travaillent de façon plus intense avec l'Institut.

Enfin, le quatrième objectif relatif à l'amélioration du pilotage et de l'efficience dans la gestion des ressources met l'accent sur la réduction des dépenses de fonctionnement en incitant l'Institut, par un indicateur de performance, à consacrer davantage de moyens aux activités. Il suppose toutefois pour sa réalisation que les ressources de l'Institut soient à la hauteur des prévisions, ce qui est loin d'être le cas pour 2012. En effet, certains coûts de fonctionnement et de personnel sont aussi fonction du niveau d'activité et indispensables à la modernisation de la gestion surtout en phase de mise en place d'un établissement public. L'Institut est une petite structure, qui sans doute peut participer à l'effort collectif, mais qui doit aussi, s'il veut être efficace, s'entourer de personnels qualifiés. Figurent également la modernisation de la gestion des ressources humaines, l'amélioration du dialogue de gestion, comme le développement d'une stratégie de communication, fonctions importantes qui ne sont assorties d'aucun indicateur.

En conclusion, tout en mesurant la difficulté de construire un contrat d'objectifs et de moyens pour un établissement récemment constitué, dont le positionnement au sein de l'ensemble diplomatique (administration centrale et postes), d'une part, et l'articulation avec le réseau culturel dans ces deux composantes, publique et associative (Alliances françaises), d'autre part, sont nouveaux, et dont les ressources publiques sont incertaines, il me semble que, pour les raisons que je viens de développer, notre commission pourrait transmettre au conseil d'administration un avis demandant certaines adaptations :

1. Assortir l'objectif « 1.1. adapter nos actions en fonction des zones géographiques et des publics » d'un indicateur pertinent ;

2. Alléger la rédaction, hiérarchiser les sous-objectifs du « 1.2.1 promouvoir la création, les idées, l'ingénierie et les industries culturelles françaises à l'étranger » et « 1.4 favoriser le dialogue des cultures et encourager la diversité culturelle » et les assortir d'indicateurs de performance ou d'activité ;

3. Alléger la rédaction et améliorer les indicateurs de l'objectif « 1.2.2. promouvoir, diffuser et soutenir la langue française et son enseignement à l'étranger »

4. Au sein de l'objectif « 2. soutenir et développer l'action du réseau culturel dans le monde » :

- définir de façon plus explicite les axes de la stratégie de mutualisation des actions au service des différentes composantes du réseau et notamment la stratégie numérique, en améliorer les indicateurs,

- définir un indicateur d'activité et de suivi de l'action de renforcement du partenariat avec l'Alliance française,

- préciser les indicateurs relatifs à la formation des personnels et à l'appréciation de l'action de l'Institut par les postes,

- renvoyer les éléments d'appréciation de l'expérimentation du rattachement du réseau à l'Institut, aux rapports d'évaluation et mettre en place un indicateur de suivi,

- mettre en place un indicateur de suivi de la consultation de l'Institut au titre du dernier alinéa de l'article 3 du décret du 30 novembre 2010.

5. Mettre en place un indicateur pour les partenariats avec les collectivités territoriales.

6. Mettre en place des indicateurs de performance et/ou de suivi pour la modernisation de gestion des ressources humaines, l'amélioration du dialogue de gestion et la stratégie de communication.

Je profite de l'occasion pour indiquer qu'en matière de promotion de la recherche scientifique et technologique, l'Institut français aurait intérêt à se rapprocher de l'Institut de recherche pour le développement, qu'il serait utile d'engager une réflexion pour savoir comment accompagner les grands évènements mondiaux et qu'au titre de sa stratégie de communication, l'Institut se déploie sur les réseaux sociaux. Enfin, je souligne l'importance de l'effort d'apprentissage du français comme langue professionnelle, car il y a un lien fort entre la formation et l'ouverture des marchés économiques.

M. Jean Besson - Le contrat d'objectifs et de moyens dégage-t-il des orientations sur la relation entre l'Institut et les Alliances françaises ? Donne-t-il également des éléments sur la relation entre l'Institut et les ambassadeurs sur place ?

M. Gilbert Roger - L'Institut n'exerce pas de tutelle sur les alliances, il est un apporteur de moyens et un fédérateur d'initiatives. Il est au service des postes diplomatiques, et donc des ambassadeurs, il ne se substitue pas à eux.

Mme Hélène Conway Mouret - Il est regrettable que pour l'élaboration d'un outil aussi important, on ne prenne pas suffisamment le temps de la concertation. Certains membres du comité stratégique ont regretté que lorsque le texte leur a été présenté en septembre dernier, la réunion n'ait duré qu'une heure et qu'il n'y ait pas eu de véritable débat.

Le contrat d'objectifs et de moyens précise-t-il la façon dont les personnels locaux vont être intégrés au sein du nouvel établissement dans le cadre de l'expérimentation ? Comment seront effectués les recrutements ? S'agira-t-il de contrats de droits locaux ou de contrat de droit français ?

M. Jean-Louis Carrère, président - Il y aura un déplacement sur des sites d'expérimentation du rattachement des instituts locaux à l'Institut français et cette expérimentation fera l'objet de rapports d'évaluation qui nous seront transmis.

M. Gilbert Roger - S'agissant des personnels concernés par l'expérimentation, le contrat d'objectifs et de moyens ne traite pas de cette question, mais le décret du 30 décembre 2010 et le cahier des charges de l'expérimentation précisent les modalités de transfert.

Mme Nathalie Goulet - L'organisation de l'action culturelle extérieure a toujours eu tendance à ressembler à une usine à gaz. La restructuration du réseau est sans doute insuffisante. Il convient d'être vigilant dans la politique de recrutement : le choix de personnels locaux bien intégrés sur le terrain est souvent plus efficace que certains reclassements administratifs ou de faveur. Est-ce que le contrat prévoit de resserrer les organigrammes et de leur donner un peu plus de pertinence ?

M. Jean-Louis Carrère, président - La formation des personnels est à cet égard très importante.

M. Alain Néri - Le rayonnement de la France commence par le rayonnement de la culture et de la langue. L'utilisation du français dans les organisations internationales doit être défendue. Le personnel des Alliances est souvent de grande qualité et de grande motivation. Quelle relation avec les lycées français qui sont des points d'influence fondamentaux ?

M. Joël Guerriau - La communication critique le trop de détails, mais certaines actions sont importantes. N'est-on pas un peu sévère ? Mais n'est-ce pas d'abord une question de moyens (37 millions d'euros), comparés aux dotations publiques de l'Institut Goethe (215 millions d'euros) ou du British Council (220 millions d'euros) ? N'y a t'il pas des risques de concurrence ou de doublon avec les Alliances françaises ? Dans le cadre de l'expérimentation, comment se passe le rattachement lorsqu'il y a une Alliance française sur place? Quelles sont les conséquences pour l'Institut en termes de gestion de projet et de gestion de personnel ?

M. Jean-Louis Carrère, président - Si nos ambitions étaient à la mesure du budget, elles ne seraient pas très élevées. Le rapport a la vertu de soutenir et de réorganiser les objectifs sans les dénaturer, ni les contester. Il conforte dès lors la démarche et ne se place pas dans une attitude négative.

M. Jean-Marie Bockel - J'ai constaté dans mes fonctions antérieures une certaine cacophonie et une grande hétérogénéité des actions conduites. Je ne suis pas certain que nous aurons un jour les moyens dont nous rêvons. Je suis en phase globalement avec les observations du rapporteur. L'Institut Goethe dispose de moyens importants, mais le retour sur investissement est-il si exemplaire ? Ce faisant, la diversité des situations est une réalité de terrain, faut-il tout réguler ou unifier. La dynamique locale et la motivation des personnels sont déterminantes notamment pour réunir les moyens de financer des actions. Il faut rester pragmatique et accepter la géométrie variable dans l'organisation. Il est important de rendre l'apprentissage du français à la mode. En revanche, en matière d'audiovisuel extérieur, auquel on consacre beaucoup de moyens, il y aurait beaucoup à dire.

M. Jean-Louis Carrère, président - Essayons de recruter localement, formons, prenons dans les exemples étrangers, comme l'Institut Goethe, ce qu'il y a de bon et peut être appliqué dans un rapport budget-performance, faisons en sorte que l'Institut français progresse.

M. Jean Besson - La moindre performance relative de l'Institut Goethe est sans doute liée au fait que l'allemand n'est pas une langue mondiale.

Mme Nathalie Goulet - La qualité des recrutés locaux, leur capacité à parler la langue et à tisser des réseaux devraient être mieux reconnus. Nous ne sommes pas à la hauteur de notre ambition. Les trois derniers lycées français construits (Dubaï, Tbilissi, Bakou) ont été financés en totalité par des mécènes. Nous avons « une francophonie du coup de menton » et n'avons pas les moyens de notre ambition.

L'avis proposé par le rapporteur est adopté à l'unanimité.

Accord de coopération en matière de sécurité intérieure entre la France et le Vietnam - Examen du rapport et du texte de la commission

La commission examine le rapport de M. Christian Poncelet sur le projet de loi n° 4 (2011-2012) autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République socialiste du Vietnam relatif à la coopération en matière de sécurité intérieure.

M. Jean-Louis Carrère, président - Mes chers collègues, M. Christian Poncelet, retenu dans son département par un débat budgétaire, m'a demandé de le remplacer, ce que je fais bien volontiers.

La France a conclu avec le Vietnam, et à sa demande, le 12 novembre 2009, un accord de coopération en matière de sécurité intérieure.

Les qualités spécifiques reconnues à l'expertise française dans ce domaine conduisent à ce qu'elle soit sollicitée par les pays les plus divers pour la mise en oeuvre d'une telle coopération.

Le texte de référence dans le domaine de la coopération de sécurité intérieure, établi en 2007 et servant de base au présent accord, a été adapté, sur quelques points, à la spécificité du Vietnam. Relevons que ce pays a déjà effectué ses procédures de ratification.

La demande vietnamienne résulte de la pression croissante qu'exerce la criminalité transnationale sur ce pays, en dépit des atouts que constitue, en la matière, son système de gouvernance ferme et centralisé.

L'environnement géographique du Vietnam en fait un pays de transit de nombreux produits contrefaits en provenance de Chine, ainsi que de stupéfiants « naturels » ou synthétiques. L'émergence de trafics d'êtres humains renforce les menaces sur sa situation sécuritaire, car ils sont souvent le fait de réseaux criminels déjà constitués, qui diversifient ainsi leurs activités, comme leurs revenus.

C'est dans ce contexte que le Vietnam a souhaité renforcer l'implication de la France dans le domaine de la coopération en matière de sécurité.

Malgré la nécessité de sa rapide mise en oeuvre, il faut relever que son entrée en vigueur a été différée, au Vietnam, du fait de la lenteur mise par les autorités compétentes pour accréditer les experts techniques français, qu'ils soient douaniers ou policiers.

Le ministre français de l'intérieur considère que « notre coopération technique est de bon niveau, et centrée sur nos priorités ».

Les objectifs majeurs des autorités vietnamiennes portent sur un appui en matière de lutte anti-terroriste et de maintien de l'ordre.

La France s'attache à répondre à ces demandes, mais s'est fixé quatre buts traduisant les préoccupations spécifiques de notre pays :

- la lutte contre l'immigration irrégulière d'origine vietnamienne, domaine de coopération ouvert en 2003, en coordination avec le Royaume-Uni. En effet, la pression migratoire de ressortissants vietnamiens vers les pays de l'Union européenne est croissante, la France constituant un pays de transit (4 614 interpellations en 2009, soit un triplement en deux ans) ;

- la lutte contre les contrefaçons portant atteinte à la santé publique : ce thème, objet d'une coopération ancienne, sera amplifié grâce au projet régional FSP (Fonds de solidarité prioritaire) « Mékong » ;

- la promotion de notre organisation policière et de nos techniques d'enquête avec l'attribution de bourses d'étude au profit de cadres policiers vietnamiens à l'Ecole nationale supérieure de la Police de Saint-Cyr au Mont d'Or, et la signature d'un mémorandum de coopération en 2008 entre l'INHES (Institut national des hautes études de la sécurité) et l'Institut national de la Police populaire vietnamien ;

- le renforcement du cadre juridique de notre coopération est nécessaire en raison du formalisme des autorités vietnamiennes. Si la coopération technique et le partage d'informations seront facilités par l'entrée en vigueur du présent accord, la coopération opérationnelle, tant policière que judiciaire, requiert la négociation complémentaire d'un accord d'entraide judiciaire en matière pénale.

Le ministère vietnamien de la sécurité publique (MSP) pratique une coopération internationale assez encadrée qui ne facilite, ni la coopération opérationnelle, ni les contacts personnalisés. En revanche, la stabilité de ses structures et de ses cadres permet un suivi sérieux des projets élaborés en commun, malgré une lenteur administrative liée au contrôle hiérarchique, exercé à de nombreux niveaux.

Ministère-clé dans l'organisation politique vietnamienne, la Sécurité publique oriente prioritairement sa coopération vers les pays limitrophes comme le Laos, le Cambodge et la Chine ainsi que l'Australie, mais la France occupe une place privilégiée grâce à la fréquence des contacts et des actions de coopération que permet la présence d'un Service français de Sécurité Intérieure implanté au sein de notre ambassade à Hanoi depuis 1999.

Comme la France, le Royaume-Uni, la République tchèque, le Japon, les Etats-Unis et l'Australie possèdent un attaché de sécurité intérieure au Vietnam.

Dans ce contexte, l'entrée en vigueur du présent accord, vivement souhaitée par notre partenaire, doit permettre de renforcer une coopération technique de bon niveau, et de développer une coopération opérationnelle plus importante.

Ce développement constitue, en effet, la priorité française dans sa coopération avec le ministère vietnamien de la sécurité publique, en sachant qu'elle sera limitée par le fait que le Vietnam ne présente pas de normes de protection des données individuelles équivalentes aux nôtres.

En conclusion, je vous recommande d'adopter, comme l'a déjà fait l'Assemblée nationale, cet accord, et vous propose de prévoir son examen en séance publique sous forme simplifiée.

M. Jeanny Lorgeoux - Il est ironique de constater que nous établissons une coopération de cet ordre avec un pays dont nous avons combattu, sans succès, la volonté d'indépendance.

M. Joël Guerriau - Qui nous assure que l'accord sera rapidement mis en oeuvre par le Vietnam ?

M. Jean-Louis Carrère, président - M. Poncelet pourra sans doute vous l'indiquer.

La commission adopte ce projet de loi sans modification et propose son examen sous forme simplifiée en séance publique.

Nomination de rapporteurs

La commission nomme rapporteurs :

M. Jean Besson sur le projet de loi n° 3954 (AN - 13è législature) autorisant la ratification du traité d'extradition entre la République française et la République populaire de Chine.

M. Jacques Berthou sur le projet de loi n° 4021 (AN - 13è législature) autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de l'Inde relatif à la répartition des droits de propriété intellectuelle dans les accords de développement des utilisations pacifiques de l'énergie nucléaire.

Evolution du contexte stratégique depuis 2008 : conséquences des crises économiques et financières - Communication

La commission entend une communication de M. Jean-Pierre Chevènement et de Mme Nathalie Goulet sur l'évolution du contexte stratégique depuis 2008 : conséquences des crises économiques et financières (ce groupe est composé de MM. Jean-Pierre Chevènement, Raymond Couderc, Mme Nathalie Goulet et de M. Rachel Mazuir).

M. Jean-Pierre Chevènement, membre du groupe de réflexion - Ce groupe visait à mesurer les conséquences de la crise économique et financière sur l'effort de défense. Pour la France, nous avons examiné le déroulement de la LPM en cours (2009-2014) et de la suivante, qui devrait s'achever en 2020. De 2009 à 2020, un total de 377 milliards d'euros devrait être affecté à la défense. Notre entretien avec le directeur du budget a confirmé qu'à un milliard près, la LPM en cours est correctement exécutée jusqu'à présent. Une somme importante de REB (recettes extra budgétaires) sera affectée en 2013 au MINDEF (ministère de la défense) ; ces recettes proviendraient, pour l'essentiel, des cessions d'immeubles, notamment à Paris, et cessions de fréquences hertziennes.

Ces REB sont retracées dans deux comptes d'affectation spéciale, l'un pour l'immobilier, l'autre sur les cessions de fréquences. Ce dernier a été activé cette année pour 850 millions d'euros.

De 2009 à 2012, la LPM aura donc été respectée, ce qui est une nouveauté par rapport aux précédentes, et les REB correctement perçues, bien que plus tardivement que prévu.

A ces financements s'est ajouté le plan de relance, qui a consacré 1,4 milliard d'euros à la Défense, plus 500 millions de crédits initialement reportés. Cette enveloppe était totalement consommée à la fin de l'année 2010.

Le débat sur l'exécution de la LPM est brouillé par la pratique consistant à la présenter en euros constants, alors qu'elle est traduite dans les lois de finances annuelles en euros courants, intégrant l'inflation.

Ainsi, il a fallu tenir compte dans la budgétisation du PLF 2010 du fait que l'inflation constatée en 2009 a finalement été sensiblement plus faible que celle prévue au moment de la construction du PLF 2009.

L'exécution correcte de l'actuelle LPM est largement redevable au passage à une budgétisation triennale, dont la première application a couvert les années 2009/2011 et la deuxième couvre les années 2011/2013.

La première annuité de la LPM, en 2009, s'est montée à 30,2 milliards d'euros.

Le deuxième budget triennal 2011-2013 a prévu, en 2010, que l'effort en faveur de la défense se poursuivrait, avec 0,9 milliard d'euros supplémentaires, hors contributions au CAS (compte d'affectation spéciale) « pensions », à l'horizon 2013, auxquels s'ajouteront les REB. Cet effort est d'autant plus remarquable que le budget de l'Etat, dans son ensemble, a été construit sous une contrainte de stabilisation en valeur. Il faut avoir à l'esprit que, pour la période 2010-2013, l'ensemble des ressources de la défense (y compris les REB, mais hors pensions) croissent de plus de 6 %, alors que celles des autres ministères diminuent de plus de 1 %.

Le MINDEF a donc été préservé, dans un cadre budgétaire très contraint, en considération de deux éléments : un vaste effort de réforme interne, avec l'application de la RGPP visant à la réduction de 54 000 postes, la création des bases de défense induisant une interarmisation sans précédent, l'ensemble constituant une réorganisation avec peu d'équivalents au sein des ministères civils. Le recyclage des crédits ainsi dégagés bénéficiera aux programmes d'équipement.

Les cessions de fréquences devaient intervenir fin 2009, début 2010, mais la complexité du processus, faisant notamment appel à l'ARCEP et aux opérateurs, a retardé le programme par rapport aux prévisions initiales.

Il reste à vendre les fréquences de 800 MHz, de très grande valeur, et à réaliser des cessions immobilières importantes, notamment à Paris. Pour ces dernières, il a été choisi de vendre au cas par cas, par emprise, et non en bloc, pour optimiser les ressources. C'est ainsi que vont être mises sur le marché d'importantes emprises parisiennes, notamment l'îlot St Germain.

Ces cessions constituent des ressources futures pour le MINDEF, qui est le seul ministère à bénéficier de ressources exceptionnelles comme les cessions de fréquences.

En application des annonces du Premier ministre des 24 août et 7 novembre 2011, les dépenses du PLF 2012, présenté par le Gouvernement en septembre, ont été réduites, au cours du débat parlementaire, de 1,5 milliard d'euros, dont une part a porté sur le MINDEF. Pour tenir l'objectif de retour à l'équilibre des finances publiques en 2016, les dépenses de l'Etat vont devoir être réduites de 1 Md€ par an, chaque année, à partir de 2013, après une baisse de 1,5 milliard d'euros en 2012, ce qui suppose des économies brutes de près de 6 milliards d'euros chaque année. Même si le budget triennal 2011-2013 prévoit une grande part de ces économies jusqu'en 2013, d'importantes réformes vont devoir être mises en oeuvre durant les cinq prochaines années au moins, auxquelles on ne peut imaginer que le ministère de la défense ne participe pas.

Dans ce contexte, on ne peut donc assurer que la part du MINDEF continuera de croître, après 2013, au sein d'un budget de l'Etat en baisse.

En 2011, on peut estimer le budget de la défense, hors pensions et gendarmerie, à environ 1,5 % du PIB français, sachant que ces comparaisons internationales en ce domaine sont à interpréter avec précaution.

Ce constat m'inspire quelques commentaires : l'effort de défense mesuré selon les critères de l'OTAN, incluant les pensions, est, au Royaume-Uni, estimé à 53 milliards d'euros en 2011, supérieur à celui de la France, évalué à 38,4 milliards d'euros, et à celui de l'Allemagne, à 36,7 milliards d'euros. Le contexte économique général pèse déjà sur le budget de défense américain, qui doit faire l'objet de coupes automatiques, faute d'accord entre les démocrates et les républicains sur les nécessaires réductions budgétaires.

Je rappelle que le budget militaire des Etats-Unis d'Amérique s'élevait, selon les normes précédentes, à 642 milliards d'euros en 2011, à comparer aux 287 milliards d'euros de 2001.

Ces réductions conduiront les Etats-Unis d'Amérique à réfléchir sur leur présence dans le monde ; il est probable qu'ils resteront présents dans le Golfe persique comme au Sud-est asiatique.

Mme Nathalie Goulet, membre du groupe de réflexion - Je me félicite que la LPM soit exécutée conformément à ses objectifs, grâce notamment aux REB dont je relève qu'une faible part concourt au désendettement de l'Etat. En effet, la contribution au désendettement de l'Etat ne s'applique pas, contrairement aux autres ministères, aux produits de cession des immeubles domaniaux occupés par le MINDEF, et ce jusqu'au 31 décembre 2014, en application de l'article 47 de la LFI 2006. Pour les cessions de fréquences, 15 % au minimum, à partir de 2015, sera consacré au désendettement de l'Etat, la part restante au MINDEF.

M. Jean-Pierre Chevènement - La baisse des budgets militaires aux Etats-Unis comme en Europe, conséquence inéluctable de l'actuelle crise financière, soulève bien des problèmes dans un monde difficilement prévisible, marqué par le renforcement militaire de la Chine, du Pakistan, de l'Inde, qui contraste avec l'affaiblissement des grands pays occidentaux.

Cette chute des crédits militaires américains va conduire à une concurrence accrue entre pays occidentaux sur les marchés de défense. J'estime, à cet égard, que ceci doit nous conduire à renforcer notre partenariat avec le Royaume-Uni fondé sur l'accord de Lancaster House.

Je relève que l'agence européenne de défense (AED) a récemment élaboré 11 projets concrets de coopération entre pays européens volontaires : c'est une bonne initiative, mais ces projets ont une faible consistance. En conclusion, je me félicite que le retrait prévu des troupes américaines d'Irak et d'Afghanistan réduise les risques de dérives expéditionnaires de certains pays européens. Cependant, la volonté budgétaire de compacité accrue du format de notre armée, comme des implantations militaires sur le territoire français, ne doit pas conduire à réduire encore notre effort de défense qui s'élève aujourd'hui à 1,5 % du PIB. Les incertitudes du monde actuel doivent nous amener à maintenir cet effort à ce niveau minimal.

M. Jean-Louis Carrère, président - Le Parlement français a accueilli hier une réunion du groupe parlementaire franco-britannique chargé de suivre l'application des accords de Lancaster House. Ce groupe est marqué, tant du côté britannique que du côté français, par une convergence de vues entre groupes politiques opposés. Je relève cependant des nuances entre les travaillistes britanniques, qui souhaiteraient étendre le contenu de Lancaster House, et les conservateurs, qui s'en tiennent strictement à l'accord. La prochaine réunion se tiendra au mois de juillet en Grande-Bretagne, et sera consacrée aux industries d'armement.

Je retiens de l'exposé de M. Chevènement que l'incertitude du monde actuel renforce notre besoin d'une défense robuste.

M. Daniel Reiner - On affiche une bonne exécution de la LPM dans le cadre des lois de finances annuelles. Mais il se dit qu'existerait, entre les autorisations d'engagement contenues dans la LPM 2003-2008 et dans les trois premières années de celle de 2009-2014, un écart de près de 60 milliards d'euros avec les crédits de paiement. Si ces chiffres étaient exacts, cette différence de 60 milliards d'euros devra être financée par le ministère de la défense dans les années à venir, ce qui constituera une forte contrainte.

M. Jean-Pierre Chevènement - Je souhaiterais avoir des précisions sur l'origine et les fondements de ce chiffre de 60 milliards d'euros.

M. Jean-Louis Carrère, président - Ce chiffre me semble probablement découler d'annonces qui ne se sont pas concrétisées, comme celles de la construction d'un deuxième porte-avions. Je doute qu'une distorsion aussi élevée existe entre AE et CP. Je dirais même que si une distorsion entre ces deux éléments n'existait pas, c'est cette situation qui devrait être considérée comme anormale.

M. Jean-Pierre Chevènement - Seul le raisonnement en crédits de paiement est valable.

M. Jean-Louis Carrère, président - Il faudra que la commission regarde ces chiffres de près.

M. Daniel Reiner - Je m'associe au jugement de M. Chevènement, considérant l'effort de défense de 1,5 % du PIB comme un plancher.

M. Jean-Pierre Chevènement - Le récent accord conclu à Bruxelles entre 26 membres de l'Union européenne, dans une assez forte opacité, prévoit un désendettement de la France durant les vingt prochaines années, prévoyant la réduction de cette dette de 87 % à 60 % du PIB. Cela conduira à consacrer un point de PIB chaque année : il s'agit là d'une perspective intenable. Je m'interroge donc sur la compatibilité entre ces engagements et la réalité.

M. Jean-Claude Peyronnet - Peut-être existe-t-il des options plus ou moins coûteuses au sein des équipements militaires commandés par la France ; ainsi notre effort pourrait être maintenu à un coût inférieur aux prévisions ?

Vous avez évoqué les perspectives du budget militaire américain ; j'aimerais avoir des précisions sur celles du budget militaire chinois.

M. Jean-Pierre Chevènement - On estime que le budget militaire chinois est compris entre 70 et 120 milliards de dollars, ce qui est probablement sous-évalué. Je précise que l'armée chinoise compte de 4 à 6 millions de personnels, mais que son degré de formation est très inégal.

A l'issue de ce débat, la commission a donné acte aux membres des groupes de réflexion de leurs communications et en a autorisé la publication sous la forme d'un rapport d'information.

Audition de M. Francis Delon, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale

Lors d'une seconde séance tenue dans l'après-midi, la commission auditionne M. Francis Delon, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale.

M. Jean-Louis Carrère , président. - Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale publié en 2008, sur lequel s'est fondée la loi de programmation militaire, avait prévu sa propre réactualisation à mi-parcours, soit avant la fin de l'année 2012. Mais des évènements importants sont intervenus depuis trois ans, évènements que la plupart d'entre nous n'avaient pas prévus et qui, sans en bouleverser totalement l'analyse, appellent effectivement une évolution du contenu de ce Livre blanc.

C'est dans ce cadre qu'en qualité de secrétaire général de la sécurité et de la défense nationale, vous avez été chargé par le Président de la République de procéder à une première étude sur les évolutions du contexte stratégique dont vous venez nous présenter aujourd'hui les conclusions.

Quant à notre commission, elle s'est, depuis les récentes élections sénatoriales, efforcée d'apporter sa contribution à ce débat important et passionnant.

Plusieurs de nos commissaires ont ainsi suivi les travaux de vos quatre groupes de travail, sans avoir l'ambition de couvrir tout le champ des sujets que vous aviez identifiés. Il n'est donc pas exclu qu'ils puissent, à l'occasion des questions qu'ils vous poseront, vous livrer d'ores et déjà les pistes de réflexions issues de ces travaux, ces derniers étant aujourd'hui achevés et la synthèse devant vous parvenir demain ou après-demain, afin que vous puissiez éventuellement en tenir compte avant de finaliser votre rapport.

J'ai cru comprendre que cela serait d'autant plus possible que la remise de vos propres conclusions ne serait plus attendue pour la fin de cette année, mais plutôt pour le tout début de 2012.

L'ensemble des membres de la commission considère que la défense et la sécurité nationale ne sauraient être regardées comme des variables d'ajustement, et que ceci nécessite que nous soyons, vis-à-vis de nos concitoyens, très précis dans la définition des objectifs et des moyens assignés à ces politiques. L'exercice qui vous a été confié et votre venue devant notre commission revêtent donc pour nous une importance toute particulière au regard de cette exigence démocratique.

M. Francis Delon, secrétaire général de la sécurité et de la défense nationale. - Je commencerai par vous présenter la méthode suivie pour cette étude, tout en vous indiquant que le contenu de celle-ci n'est pas encore arrêté et que cette audition pourra sans doute nous aider à le préciser davantage.

S'agissant de la méthode, je vous rappelle que le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008 avait prévu une révision régulière tous les quatre ans, la première devant donc intervenir en 2012. Etant entendu qu'il ne serait pas raisonnable de procéder à cette révision avant les élections présidentielle et législatives, il y sera procédé au cours du deuxième semestre de l'année.

Il convient de garder à l'esprit que ce deuxième semestre devrait aussi donner lieu à l'élaboration d'un nouveau budget triennal pour la période 2013-2015, ainsi que d'une nouvelle loi de programmation militaire applicable de 2013 à 2018, puisque, bien que couvrant une période de six années, ces lois sont élaborées tous les quatre ans, afin de permettre une programmation dite « glissante » de notre effort de défense.

Nous savons donc d'ores et déjà que nous serons confrontés à une difficulté : devoir mener ces différents exercices de façon séquentielle, la révision du Livre blanc devant par définition intervenir avant l'élaboration de la loi de programmation.

Aussi, afin d'alléger ce calendrier particulièrement tendu, le parti a été pris de réfléchir dès maintenant sur les évolutions du contexte stratégique depuis 2008, dans un travail qui sera rendu, non pas en décembre 2011 comme initialement prévu, mais en janvier 2012.

Le président de la République m'a donné pour mandat de mener cette réflexion au sein de l'administration et dans un cadre interministériel, c'est-à-dire sans la participation de membres du Parlement ou de personnalités de la société civile, cette approche, différente de celle adoptée pour le cadre de la commission du Livre blanc, se justifiant, d'une part, par la moindre ambition du présent exercice et, d'autre part, par des contraintes de calendrier.

En revanche, la méthode de travail appliquée au sein de la commission du Livre blanc de 2008 devrait être appliquée pour la révision de celui-ci au cours du second semestre 2012.

Je précise que, si les travaux ont effectivement été conduits entre les représentants des Affaires étrangères, de la Défense, de l'Intérieur et de Bercy, des experts extérieurs, français et étrangers, y ont toutefois été associés, non seulement au sein des groupes de travail, mais aussi dans le cadre d'un séminaire organisé à Paris à la fin du mois d'octobre, qui a permis d'avoir un regard extérieur sur nos réflexions.

Nous avons également consulté nos partenaires européens les plus proches, à savoir les Allemands et les Britanniques, sur la base d'un questionnaire et de rencontres qui nous ont permis d'échanger nos visions respectives du contexte stratégique, et de réaliser qu'elles sont en fait très voisines.

Nous avons procédé à l'analyse des événements intervenus depuis 2008 dans les domaines de la défense et de la sécurité, ou ayant eu un impact significatif sur ceux-ci et, d'autre part, essayé d'identifier les enjeux structurants de notre politique de défense et de sécurité nationale d'ici 2020, horizon fixé par le Livre blanc de 2008.

Il ne s'agit donc pas, à quelques mois de l'élection présidentielle, de formuler des recommandations ou d'influencer des décisions stratégiques, mais simplement de définir l'environnement dans lequel s'inscrira la révision proprement dite.

Cette réflexion a, dans un premier temps, été conduite au sein de quatre groupes de travail présidés par des personnalités de cultures et d'horizons différents, traitant respectivement des recompositions géostratégiques en cours, des architectures de sécurité collective et des outils de gestion de crise, des risques et des menaces auxquels sont confrontées nos sociétés, et enfin des enjeux économiques et sociétaux pour le quatrième.

Ce dernier groupe est une innovation liée à la crise économique et financière, qui a des incidences en matière de défense et de sécurité, mais aussi sur l'évolution de l'équilibre des puissances.

Sur la base des travaux de ces groupes de travail, nous avons engagé un travail de rédaction pour produire un document de synthèse d'une cinquantaine à une centaine de pages, destiné à être rendu public comme l'avait été le Livre blanc de 2008, ce qui rend la tâche encore plus délicate ; nous devons veiller à ce que rien ne soit écrit qui puisse mettre la France dans l'embarras vis-à-vis de ses grands partenaires.

Ce document de synthèse devra enfin être approuvé par un conseil de défense et de sécurité nationale, qui se tiendra vraisemblablement en janvier prochain.

En dépit du caractère interministériel de cet exercice, le président de la République m'a demandé d'y associer le Parlement au travers d'auditions réalisées par les commissions compétentes, ce qui m'a déjà donné l'occasion d'être entendu par la commission de la défense et celle des affaires étrangères de l'Assemblée nationale.

S'agissant du contenu de nos travaux, il est parti d'une première constatation selon laquelle l'analyse stratégique effectuée en 2008 était largement confirmée.

La mondialisation, présentée en 2008 comme le thème nouveau et central du Livre blanc, demeure un paramètre essentiel de la situation stratégique mondiale, et ses revers - car ils existent - constituent des sources d'incertitudes stratégiques et d'inquiétudes pour nos intérêts.

Le Livre blanc avait identifié quatre zones critiques pour la France constituant un « arc de crise » allant de l'Afrique de l'Ouest à l'Océan indien, une zone aujourd'hui toujours en proie à nombre d'incertitudes. L'analyse demeure donc pertinente, en particulier pour la zone sahélienne, le Pakistan, l'Afghanistan et le Maghreb, où se font sentir de fortes tensions,

Les vulnérabilités que nous présentions en 2008 comme nouvelles telles que le terrorisme, la menace balistique, la menace électronique dite cyber, les grands trafics criminels et les risques naturels, technologiques ou sanitaires, demeurent d'actualité, ce Livre blanc ayant été le premier consacré aux enjeux non seulement de la défense, mais aussi de la sécurité nationale.

L'idée d'une continuité entre la sécurité intérieure et la sécurité extérieure, et de l'interconnexion croissante des menaces et des risques est également tout à fait pertinente aujourd'hui.

L'intérêt du concept de stratégie de sécurité nationale est confirmé, en particulier quant à ses finalités que sont la défense de la population et du territoire, la contribution à la sécurité internationale, et la défense des valeurs du pacte républicain.

Si l'analyse stratégique de 2008 demeure donc fondamentalement valable, encore faut-il y intégrer les événements importants intervenus depuis.

Il s'agit premièrement des évolutions politiques et stratégiques majeures du monde arabe, compte tenu des liens de la France avec les pays concernés. Facteur d'espoir, cette recomposition constitue aussi aujourd'hui une source d'incertitudes quant à la façon dont les équilibres régionaux de cette partie du monde vont se redéfinir : la nature des relations que les nouveaux régimes entendront entretenir avec les pays occidentaux, et la façon dont celles-ci évolueront. Toute analyse définitive est d'autant plus difficile que ces évolutions sont encore en cours, ne serait-ce qu'en Syrie, mais aussi ailleurs.

Le deuxième élément que nous avons identifié comme important est la modification accélérée de l'équilibre des puissances sous l'effet de la crise économique.

La dynamique chinoise, déjà mise en évidence très nettement par le Livre blanc de 2008, s'est renforcée, ainsi que d'autres puissances comme l'Inde ou le Brésil, qui ont su profiter du nouveau contexte pour améliorer leurs positions par rapport aux pays occidentaux, notamment européens.

Quant à l'Afrique à laquelle beaucoup ne prédisaient pas d'avenir, elle bénéficie en fait d'une réelle croissance économique, plusieurs signes encourageants laissant penser que ce continent sous-peuplé commence à se sortir de certaines de ses difficultés. La démographie, qui pose un problème dans certaines grandes villes africaines, est en passe de devenir un atout pour ce continent en réalité sous-peuplé ; en outre certaines difficultés, comme celles liées à l'épidémie du sida, méritent aujourd'hui d'être relativisées.

Ainsi, la place de ce continent dans les grands déséquilibres stratégiques doit-elle être désormais observée avec davantage d'attention.

Le troisième élément d'évolution concerne les États-Unis où une nouvelle séquence stratégique américaine semble se dessiner, au moment où s'achève une décennie d'interventions militaires contre-insurrectionnelles. D'une part, l'Amérique se tourne vers le Pacifique ; d'autre part, elle s'apprête, du fait de la crise, à diminuer son budget de défense de plusieurs centaines de milliards de dollars. Cette baisse doit toutefois être relativisée dans la mesure où elle ne fait que ramener les dépenses militaires à leur niveau des années 2000, au moment même où les coûts liés à l'engagement en Afghanistan et en Iraq vont disparaître. Elle ne sera toutefois pas sans incidence pour l'Europe. Notons enfin qu'en raison d'une sorte de lassitude liée à l'engagement militaire en Irak et en Afghanistan la classe politique américaine éprouve une certaine répugnance à l'égard de ce type d'interventions extérieures, comme ce fut le cas, de façon cyclique, après la guerre du Viêtnam ou d'autres conflits.

La guerre contre le terrorisme, quatrième élément de ce contexte, a été théorisée par l'administration américaine sous la présidence de Georges W. Bush ; elle connait une nouvelle phase caractérisée par l'affaiblissement de la structure centrale d'Al-Qaïda, lié à la mort de son chef Oussama Ben Laden qui incarnait le djihad global et la guerre des civilisations et qui avait été capable d'organiser les attentats du 11 septembre 2001. La menace terroriste n'a toutefois pas disparu, surtout pour notre pays, notamment dans la région du Sahel avec la présence Al-Qaïda au Maghreb islamique. Ces observations doivent nous amener sans doute à remettre en perspective la centralité stratégique du terrorisme qui avait été mise en évidence à la fois par les Livres blanc sur le terrorisme de 2006 et de 2008.

Le cinquième et dernier élément marquant depuis 2008, c'est la catastrophe de Fukushima dont les conséquences sont d'ores et déjà visibles en matière d'énergie nucléaire dans le domaine civil, puisqu'elle a commencé à orienter les décisions des États en la matière ainsi que le débat public, que ce soit en Allemagne, en Autriche ou encore en France, étant entendu qu'il faudra également s'interroger sur son impact dans le domaine du nucléaire militaire. Ces conséquences doivent toutefois être relativisées car, malgré les débats et les incertitudes, la politique des grands États nucléarisés n'a pas été modifiée, que ce soit en Chine, aux États-Unis ou encore au Royaume-Uni. La situation extraordinaire à laquelle le Japon a dû faire face en déployant des moyens considérables - la mobilisation de 100 000 hommes des forces de défense japonaises - doit nous permettre de tirer des enseignements quant à la gestion de crise - aspect essentiel de la sécurité nationale que nous avions identifié dans le Livre blanc - et nous amener à réfléchir sur la notion de protection du territoire et des populations.

Dans ce contexte global, les enjeux structurants pour notre politique de défense dans les années à venir s'articulent autour de plusieurs axes. La ligne directrice majeure de cette politique est le maintien de notre autonomie stratégique qui se décline à plusieurs niveaux.

Au niveau militaire d'abord : alors que l'effort de défense de la plupart des pays européens diminue en valeur, absolue et relative, nous avons fait le choix, comme le Royaume-Uni, de maintenir notre effort, au point d'arriver à une situation dans laquelle la capacité d'intervention européenne repose pour l'essentiel sur les forces françaises et britanniques.

Au niveau économique ensuite, l'internationalisation croissante des marchés faisant peser sur nous de nouvelles vulnérabilités. Nous devons veiller à l'équilibre entre la nécessaire attractivité à l'égard des capitaux étrangers qui peuvent soutenir notre croissance économique et l'impératif de préserver notre autonomie dans les domaines de souveraineté, en protégeant notamment notre patrimoine scientifique et technique. Sur ce point les dépenses de défense et de sécurité peuvent agir comme un outil de politique industrielle sélective et ciblée en soutien aux secteurs où l'autonomie stratégique revêt un caractère essentiel. A cet égard, les secteurs de la défense, de l'aéronautique et du spatial, ces deux derniers secteurs ayant une dimension duale évidente, représentent 4 000 entreprises fortement exportatrices, qui emploient 165 000 personnes et portent aujourd'hui l'industrie de notre pays, alors même que beaucoup d'autres secteurs sont en recul.

Notre politique devra ensuite s'exprimer en cohérence avec un cadre multilatéral qui se transforme en raison de la modification de l'équilibre des puissances. Ainsi en est-il des nouvelles revendications des pays en développement au sein du Conseil de sécurité de l'ONU, qui aspirent au statut de membre permanent, mais dont le rôle, pour certains d'entre eux, ne sont pas sans susciter des interrogations comme nous le voyons aujourd'hui, notamment dans le cas syrien. Toutefois, l'ONU et plus spécifiquement le Conseil de sécurité doivent rester l'instance de production de légitimité capable de prendre les décisions nécessaires. Nous avons également pu constater une montée en puissance d'autres organisations régionales, notamment la Ligue arabe ou encore l'Union africaine, dont le rôle peut être important dans les crises actuelles.

Un autre enjeu structurant pour concevoir notre politique de défense et de sécurité est de prendre en compte les risques et les menaces qui affectent les territoires et les populations. Il s'agit de la montée en puissance évidente, depuis 2008, de la « cyber menace » ; de la menace terroriste qui, malgré la mise en perspective de sa centralité stratégique dont j'ai parlé, doit nous conduire à maintenir notre effort de renseignement ; de la menace balistique aujourd'hui essentiellement iranienne ; des trafics illicites et de la criminalité organisé, phénomènes en expansion très déstabilisants pour des États d'Amérique centrale ou d'Afrique occidentale, qui ont été parfois transformés en véritable narco-États et qui sont devenus des zones de non droit pesant sur la sécurité de leur région ; des risques naturels et technologiques, enfin.

La prévention des conflits et l'action en faveur de la sécurité internationale seront également un enjeu structurant de notre politique. Sur ce point, je voudrais rappeler en premier lieu que le dispositif militaire français déployé à l'étranger a été substantiellement réaménagé depuis 2008, en particulier en Afrique. La prévention des conflits c'est aussi une action résolue contre la prolifération et l'approfondissement d'une approche conjuguant la sécurité et le développement pour laquelle l'Union européenne dispose d'atouts indéniables, notamment au Sahel.

Enfin, la construction de la politique de défense et de sécurité européenne est le dernier élément structurant de notre politique. En la matière, force est de constater que les avancées obtenues à l'issue de la présidence française fin 2008 n'ont pas permis d'enclencher la dynamique attendue, notamment en raison des réserves de certains pays, mais également du contexte budgétaire et financier actuel. Sans doute, sommes-nous entrés dans une phase de pause, mais notre volonté de poursuivre la construction de la défense européenne reste intacte. Les partenariats binationaux ou multinationaux constituent un volet important de la défense européenne, comme en témoigne l'action engagée avec les Britanniques dans le cadre du traité de Lancaster House, qui doit nous permettre de rapprocher nos politiques de défense, notamment dans le domaine capacitaire, mais également dans le cadre du triangle de Weimar, qui nous permet de maintenir un lien avec les Allemands et les Polonais à l'Est de l'Europe. L'Alliance atlantique constitue le dernier volet de cette politique, notre retour dans la structure intégrée pouvant être considéré comme un succès, comme l'a démontré le récent engagement de nos forces en Libye sous l'égide de l'OTAN. Nos positions sont désormais mieux comprises dans cette enceinte sans que nous ayons dû concéder pour autant des abandons de souveraineté pour l'emploi de nos forces. Nous sommes d'ores et déjà rentrés dans une nouvelle phase de modernisation de cette organisation, très marquée par la guerre froide, dans laquelle la France prend toute sa part sans abandon de sa souveraineté et fait valoir ses positions avec une plus grande capacité d'influence qu'auparavant.

Tel est l'état de nos réflexions.

M. André Dulait - Bien que partageant l'essentiel de vos analyses, je souhaiterais toutefois exprimer une différence d'appréciation avec la présentation que vous nous avez faite du fameux « arc de crise ». En effet, ayant participé avec mes collègues Josette Durrieu, Michelle Demessine et Yves Pozzo di Borgo, au groupe de travail de notre commission consacré aux printemps arabes, il me semble que les pays concernés devraient davantage être considérés comme constituant une zone de développement ou une zone d'évolution, alors qu'en revanche il conviendrait d'accorder une attention plus soutenue aux risques rencontrés dans le Sahel, qui tend à devenir une véritable zone de non-droit.

M. Didier Boulaud - Tout en constatant que votre exposé a évoqué l'ensemble des questions que nous avons nous-mêmes évoquées à l'occasion de nos auditions, je prends acte de votre optimisme quant à la défense européenne. Vous parlez de « pause ». Force est toutefois de constater l'absence d'avancée en la matière, alors qu'elle avait pourtant été présentée par le président de la République comme l'une des conditions du retour de la France dans le commandement intégré de l'OTAN.

Quant à la répartition de l'effort de défense en Europe, qui repose effectivement sur la France et sur le Royaume-Uni, rappelons que, pour notre part, le niveau de dépense de 1,5 à 1,6 % du PIB apparaît comme un minimum au-dessous duquel nous ne pourrions descendre sans risquer de perdre en crédibilité, surtout au moment où les Etats-Unis sont moins enclins à s'engager sur le vieux continent, mais plutôt à regarder vers l'Asie.

Je souhaiterais enfin apporter une nuance quant à la réalité de la menace balistique iranienne, qui fait aujourd'hui figure de tropisme franco-français, alors que, comme cela ressort notamment de la dernière réunion du Forum transatlantique parlementaire auquel j'ai participé, nos alliés américains considèrent davantage la menace nord-coréenne ou pakistanaise.

Je crains que nous ne soyons quelque peu isolés sur ce sujet et que, faute d'une meilleure concertation avec nos partenaires, nous ne prenions le risque d'être identifiés comme les principaux partisans de la prise en compte d'un risque iranien.

Mme Josette Durrieu - Que pensez-vous des menaces éventuelles représentées, d'une part, par les régimes islamistes qui succèdent à certaines dictatures du monde arabe et, d'autre part, par la prolifération des armes au Sahel ?

Ne pensez-vous pas que le traité de non-prolifération des armes nucléaires ne soit lui-même un facteur de déséquilibre, dans la mesure où il traite les différents pays en appliquant deux poids et deux mesures ? Ceci ne doit-il pas conduire à reconsidérer l'économie générale de ce traité ?

A propos des cyber-menaces, il convient aussi d'insister sur l'importance d'Internet rappelée par la coupure de toutes les connexions survenue dimanche dernier en Russie, alors que le président Medvedev se présente par ailleurs comme un promoteur des nouvelles technologies. A-t-on réfléchi à la menace que représente ce type d'actions et aux moyens d'y faire face ?

S'agissant des évolutions institutionnelles en cours, ne pensez-vous pas que l'on assiste à l'émergence de nouveaux modèles, comme par exemple l'islam soi-disant modéré dont se réclame le gouvernement turc, susceptible d'être pris comme référence par les régimes issus du printemps arabe ?

Si tel était le cas, ne devrait-on pas, en conséquence, réviser la façon dont nous considérons ce pays, y compris eu égard à sa candidature à l'Union européenne ?

Enfin, il me semble que l'on a tendance à sous-estimer la puissance ré-émergente que constitue la Russie. Pourtant, elle est bien là, dangereuse, comme on peut le voir en Géorgie, en Ossétie du Sud, et en Transnistrie, son influence se faisant sentir jusqu'au Moyen-Orient par le soutien apporté à des pays tels que l'Iran ou la Syrie. Quelle analyse faites-vous de la position de la Russie ?

M. Jean-Pierre Chevènement - Je n'ai jamais été véritablement convaincu par les analyses du Livre blanc. Le terrorisme demeure un concept aux contours particulièrement mal définis, auquel on ne peut, bien entendu, que s'opposer sans vraiment savoir ce qu'il recouvre.

Quant à l'arc de crise, quelle est sa pertinence au moment où les Etats-Unis se désengagent d'Irak et d'Afghanistan ?

En revanche, le Livre blanc sous-estime la montée de la Chine et la constitution d'une nouvelle bipolarité, qui a notamment pour conséquence un déplacement de plus en plus net du centre de gravité des préoccupations américaines vers l'Asie de l'Est et du Sud-Est.

M. Didier Boulaud - Et vers l'Australie.

M. Jean-Pierre Chevènement - En outre, des évènements majeurs sont intervenus depuis le Livre blanc, à commencer par la crise économique, qui se traduit par la réduction des moyens aux Etats-Unis et dans les pays européens, alors même que de nouvelles inconnues apparaissent. Ces dernières portent par exemple sur la montée de l'influence de la Chine en Afrique, en Amérique latine, ou même en Europe.

Par ailleurs, force est de constater qu'un an après la conférence de New York, les menaces liées à la prolifération nucléaire n'ont pas disparu, puisqu'il semble qu'il n'y ait plus de majorité au Sénat américain pour ratifier l'accord sur l'interdiction des essais nucléaires, et que la perspective de la signature d'un traité relatif aux matières fissiles à usage militaire s'éloigne, alors que se renforcent les arsenaux nucléaires en Asie.

J'entends aussi que l'on parle beaucoup de l'Iran, le président de la République française ayant même fait état, il y a cinq ans, de l'existence d'un dilemme entre la bombe iranienne et le bombardement de l'Iran. Or, rien ne dit que nos moyens de dissuasion qui nous ont protégés de l'Union soviétique ne constituent pas aussi des moyens efficaces face à un pays dont les armes seraient de toute façon moins sophistiquées.

D'une façon plus générale, j'estime que le discours actuel prend insuffisamment la mesure du véritable déplacement du centre de gravité vers l'Asie du Sud et du Sud-Est auquel nous assistons.

Les révolutions arabes ont fait naître de nouvelles inconnues, comme en témoigne l'exemple de l'Egypte, où, moins d'un an après les évènements de la place Tahrir, que nous avions trop tendance à considérer à l'aune de nos propres valeurs, les partis islamistes ont emporté plus de 70 % des suffrages, les élections tunisiennes et marocaines traduisant globalement le même mouvement.

Quant à la révolution libyenne vantée par M. Bernard-Henri Lévy, elle n'a, pour le moins, pas encore porté tous ses fruits...

Nous devons donc réévaluer nos analyses pour prendre en compte la réalité des bouleversements qui affectent l'ensemble du bassin méditerranéen.

Il faut partir de ce que sont véritablement ces sociétés au sein desquelles une fracture sépare la partie moderne, qui regarde vers l'Occident, d'une partie plus traditionnelle. Face à ces évolutions, une politique de coopération en matière de logement, d'urbanisation, de diversification économique de notre part, constituerait sans doute une réponse plus adaptée en tout cas que le développement de systèmes de lutte contre les « engins explosifs improvisés ». La dimension militaire est bien loin de résumer l'approche que nous devons avoir de sociétés qui connaissent des mutations aussi globales.

Enfin, ayant animé le groupe de travail de la commission sur les perspectives budgétaires, je tenais à souligner qu'il sera difficile de concilier la poursuite de l'effort financier prévu par la loi de programmation militaire, et les engagements qui sont contractés aujourd'hui sans doute de façon un peu rapide. Je vois mal comment il serait possible d'aller plus loin dans le sens de la diminution de l'effort que nous avons déjà connue.

M. Francis Delon. - Nous avons, au cours de nos travaux, eu le débat évoqué par M. André Dulait sur la dénomination de l'arc allant de l'Atlantique au Moyen-Orient, d'ailleurs sans l'avoir véritablement tranché. Mais quel que soit le nom qu'on lui donne, l'ensemble de cette zone appelle toute notre attention, et c'est à juste titre que le Livre blanc l'a identifiée comme telle.

Quant à la menace iranienne, Monsieur Boulaud, si elle est passée au second plan de l'attention des médias pendant le printemps arabe, force est de constater qu'elle est bien réelle, comme le confirme un très récent rapport de l'Agence internationale de l'énergie atomique sur l'accélération, au cours de cette période, du programme iranien de la fabrication d'armes nucléaires.

La lassitude qu'a pu susciter la lenteur du processus ne doit pas nous conduire à sous-estimer le risque de voir l'Iran effectivement s'équiper d'armes nucléaires, dans la mesure surtout où cela conduirait ses voisins à ne pas vouloir être en reste.

Tel pourrait être le cas de l'Arabie saoudite, comme cela ressort des récents propos du prince Turki al-Fayçal, ou de la Turquie. On peut craindre un phénomène de boule de neige aggravé par l'opposition séculaire des chiites et des sunnites. Le gouvernement et le public israéliens suivent cette affaire avec une très grande anxiété. D'où un risque fort d'intervention militaire. C'est pourquoi nous agissons depuis longtemps avec les Américains, les Britanniques, les Allemands, les Russes et les Chinois pour appliquer des sanctions économiques de façon concertée. Nous travaillons à leur durcissement, car il n'y a pas d'autre solution, sauf à se résigner à une action militaire qui pourrait déstabiliser toute la région. Monsieur Boulaud, je crois les dirigeants américains très préoccupés par ce sujet.

M. Didier Boulaud - J'ai tout de même un petit doute.

M. Francis Delon. - Mme Durrieu m'a posé beaucoup de questions. L'islam est-il un danger ? Non. Evitons tout amalgame. En revanche, il importe de distinguer les différents courants islamistes. Ainsi, le salafisme connait une dérive dangereuse. Après avoir été longtemps persécutés, les Frères musulmans prennent le pouvoir en Égypte, en Tunisie.

M. Jacques Gautier - Et au Maroc.

M. Francis Delon. - Les décisions prises par ces peuples sont souveraines.

J'en viens aux armes libyennes, dont la prolifération est inquiétante. Leur panoplie est vaste, en commençant par celles de petit calibre qui feront le bonheur des petits trafiquants, mais aussi d'Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi). Des explosifs militaires aussi ont disparu. Nous n'avons pas de vision claire du volume d'armes disséminées. En outre, des armements plus sophistiqués, comme des missiles sol-air, se sont volatilisés. Il y en a sans doute bien moins d'une dizaine de milliers, mais certains sont tombés aux mains d'Aqmi. Sont-ils utilisables ? Les modèles anciens comme les SAM 7 soviétiques ne sont peut-être plus en état de fonctionner ; les plus récents devaient être en bon état, mais leurs conditions d'emploi et d'entretien exigeantes les rendent peu adaptés à leur emploi par des groupes terroristes, notamment au Sahel. Je note en particulier qu'en Afghanistan, aucune arme de ce type n'a jamais, sauf erreur de ma part, été utilisée par les taliban, peut-être pour les raisons que je viens de mentionner. Les nouvelles autorités libyennes oeuvrent de concert avec nous, avec les Britanniques et les Américains.

Monsieur Chevènement, le traité de non-prolifération (TNP) est imparfait, mais nous n'avons rien d'autre. De nombreux pays n'en retiennent que les dispositions relatives aux armes nucléaires. L'Iran est signataire ; la Corée du Nord, Israël, l'Inde et le Pakistan ne le sont plus ou pas. Rappelez-vous : la maîtrise de l'armement nucléaire par l'Inde a provoqué une réplique immédiate du Pakistan. Je crains un enchaînement semblable si l'Iran accédait à l'arme nucléaire.

Monsieur Chevènement, je souscris à ce que vous avez dit au sujet du traité interdisant les essais nucléaires, qu'il s'agisse du cut-off ou du traité d'interdiction complète des essais nucléaires. Les États-Unis ont dit qu'ils s'engageraient dans la ratification, mais ne l'ont pas fait en raison du blocage au Congrès. Je ne vois guère de perspectives encourageantes pour le cut-off : voyez ce qui s'est passé à Genève. Les Chinois veulent augmenter leur arsenal, tout comme les Pakistanais. L'optimisme n'est donc pas de mise sur ce front.

M. Jean-Pierre Chevènement - Ne serait-il pas souhaitable que la France, les États-Unis et d'autres grands pays prennent l'initiative de rappeler les orientations prises il y a deux ans par la conférence d'examen ? Le désarmement du Proche-Orient a été mis de côté, mais un premier bilan permettrait d'exercer une pression sur le Pakistan. Où son arsenal entraînera-t-il l'Inde et la Chine ? Comment maîtriser l'arsenal nucléaire en Asie sans initiative de grands pays affirmant que la conférence d'examen doit servir à quelque chose ?

M. Francis Delon. - Je partage votre souhait, mais où sont les espaces politiques permettant de le concrétiser ? La situation préélectorale aux Etats-Unis ne s'y prête guère. Je ne peux augurer d'initiative immédiate en perspective, malgré l'importance majeure du sujet.

M. Jean-Pierre Chevènement . - Il faut prendre des contacts préalables.

M. Francis Delon. - Je partage votre analyse.

J'en viens à la cybermenace. La France défend la libre utilisation d'Internet et des réseaux sociaux, dont on connaît le rôle dans les révoltes arabes, mais les discussions politiques sur la cyberdéfense - au sein du groupe de travail mis en place par les Nations unies ou dans celui réuni à Londres à l'initiative de M. Haig - conduisent à l'affrontement de deux conceptions : les Occidentaux veulent limiter les cyberattaques et avancent l'idée d'un code de bonne conduite, les Russes et les Chinois, notamment, mettent en avant les dangers d'internet et veulent s'intéresser à son contenu en imaginant de le réglementer. Aujourd'hui, les attaques informatiques sont utilisées à des fins d'espionnage, mais elles pourraient demain permettre des opérations de sabotage.

La Turquie est un pays important. Nous avons avec elle une divergence quant à son ambition de rejoindre l'Union européenne, mais nous avons des intérêts communs objectifs. Il faut discuter avec ce pays qui regagne en influence dans l'espace de l'ancien Empire ottoman, et coopérer dans certains cas. La Turquie est-elle pour autant une référence ? Elle semble en tout cas aujourd'hui prise pour modèle par certains pays arabes.

Vous avez qualifié la Russie de pays « ré-émergent ». Après être tombée assez bas, elle se redresse sur le plan économique, mais ce redressement est fragile. Sa démographie n'augure pas un avenir brillant, mais elle conserve sa taille, son histoire et sa capacité nucléaire. Il reste que ce pays apparait moins au centre des préoccupations dans le contexte stratégique actuel, en tout cas moins que la Chine. La France approfondit en tout cas ses relations avec la Russie. C'est indispensable. La vente de bateaux de projection et de commandement (BPC), à cet égard, était un geste politique fort. La France est le premier pays européen à conclure une telle vente. Il est indispensable d'arrimer au maximum ce pays à l'Europe.

M. Yves Pozzo di Borgo - C'est le sens du rapport que j'ai signé !

M. Francis Delon. - J'en viens au Livre blanc. Vous pouvez ne pas approuver certaines de ses analyses, Monsieur Chevènement, mais celui de 2008 a mentionné la Chine, dont il a évoqué la montée en puissance.

S'agissant du terrorisme, il faut s'interroger avec un regard neuf sur sa centralité stratégique.

M. Daniel Reiner - Je voudrais poser une question de méthode. Vous avez dit que le Livre blanc, dont j'estime qu'il ne doit pas devenir un rituel, était d'abord un exercice administratif. Il y a là un écueil, celui de devenir un ouvrage sous influence, alors que seule une analyse libre permet un choix éclairé. Nous avons souhaité des conclusions partagées, car la nation doit connaître les motifs des efforts demandés.

Vous avez jugé nécessaire de préserver l'outil de défense, notamment sa base industrielle, qui protège notre souveraineté nationale. Nous en sommes tous d'accord. Cela commande notre position sur la défense antimissile balistique. Il nous semble qu'après avoir pris des engagements écrits envers l'OTAN, certains reculent en s'interrogeant sur la compatibilité de cette défense avec notre doctrine de dissuasion. D'éminents responsables ont répété ici ce que l'on ne disait plus depuis deux ans. Nous avons mesuré le risque pour notre industrie d'une défense antimissile balistique principalement américaine, qui ne souhaite pas vraiment associer les capacités européennes. Cette affaire n'est plus guère évoquée aujourd'hui, alors qu'il serait dommage de perdre nos compétences en la matière.

J'en viens à la prévision mathématique, ordinairement appliquée aux risques naturels, mais dont l'usage pourrait être étendu. Nous en avons les capacités intellectuelles.

M. Jeanny Lorgeoux - La desquamation de certains États fait courir un risque majeur, avec une pauvreté source d'émigration, une criminalité qui vide de leur substance des pays comme le Mexique ou la Guinée-Bissau, des formes claniques centrifuges en Afghanistan, en Afrique, les frontières artificielles héritées de la conférence de Berlin en 1883 et qui expliquent nombre de guerres, comme celle du Katanga.

M. Jean-Pierre Chevènement - Bismarck !

M. Jeanny Lorgeoux - Oui. Pourrions-nous orienter notre politique de coopération pour rétablir des cadres étatiques ?

M. Jacques Gautier - Vous avez insisté sur l'accident nucléaire au Japon, que j'analyse d'abord comme la conséquence d'un tremblement de terre et d'un tsunami. En trois jours, ce pays a réussi à mobiliser 100 000 hommes de ses forces d'autodéfense. Quelles sont les perspectives en France ? Cela me conduit au mot « résilience », qui apparaît dans le Livre blanc, mais qui n'a aucune transcription dans la France d'aujourd'hui.

M. Jean-Claude Peyronnet - De quelles armes nucléaires est-il question ? Où en sont les pays concernés en matière de miniaturisation ?

Vous avez évoqué les sanctions économiques contre l'Iran. Mais connaissez-vous un exemple récent montrant que de telles mesures peuvent être efficaces ? Il me semble que ce n'est jamais le cas.

Je pense nécessaire d'intégrer au maximum la Turquie dans l'Europe ; sinon, elle passera sous l'influence d'autres grandes puissances. Ce serait une perte majeure pour l'Europe occidentale.

Intégrez-vous la piraterie dans le terrorisme ?

M. Francis Delon - Non, la piraterie ne relève pas du terrorisme.

Monsieur Reiner, s'agissant de la méthode retenue pour conduire notre exercice, il existe un risque de « langue de bois », mais nous nous efforcerons de l'éviter. Vous jugerez sur pièces. Travailler en cercle restreint présente des inconvénients, mais nous essayons de faire pour le mieux. Le Livre blanc qui sera élaboré en 2012 sera sans doute issu d'un travail plus ouvert dans lequel le Parlement apportera sa contribution.

En matière de défense antimissile, la position de la France est inchangée. Il n'y a là aucune contradiction avec notre dissuasion nucléaire. Nous sommes entrés dans une phase de discussions sur les modalités du command control dans la perspective du sommet de Chicago. A cet égard, nous ne voulons pas d'un système aux mains des Américains et nous leurs disons s'agissant des enjeux industriels que nous voulons que les intérêts industriels de la France soient pris en compte. L'Europe et la France doivent avoir une place dans ce système.

M. Yves Pozzo di Borgo - Et la Russie ?

M. Francis Delon. - Nous souhaitons qu'elle soit un partenaire de l'OTAN dans cette affaire aussi bien pour des raisons politiques que pour des considérations géographiques. Mais vous connaissez les difficultés de cette discussion dues à la perception de l'OTAN par les Russes.

Singapour, Monsieur Reiner, conduit des travaux de prévisions mathématiques sur des sujets stratégiques dits de « horizon scanning ». Nous sommes partenaires de cette réflexion, conduite, il est vrai, en tout petit cercle.

Monsieur Lorgeoux, la faiblesse de certains États est assurément dangereuse. Comment y faire face de l'extérieur ? Vaste sujet...

Monsieur Gautier, il est exact que le drame de Fukushima est d'origine naturelle, mais la catastrophe résulte d'une connexion de facteurs. Il faudra probablement examiner notre doctrine de protection du territoire et des populations à l'aune de ce qui s'est passé en début d'année au Japon.

Je crois beaucoup à la résilience, à laquelle nous travaillons ardemment. En Californie, on apprend dès l'école aux enfants qu'ils seront confrontés à un tremblement de terre.

M. Jacques Gautier - Les écoliers japonais ont un petit sac à cette fin.

M. Jean-Pierre Chevènement - L'école doit déjà enseigner beaucoup de choses.

M. Francis Delon. - Monsieur Peyronnet, nous avons des incertitudes sur les capacités exactes de la Corée du Nord, mais aucune quant à la capacité de l'Inde et du Pakistan à placer des armes nucléaires sur des missiles. Les sanctions économiques ont un effet sur la conjoncture économique iranienne, bien qu'elles n'aient pas conduit à l'arrêt du programme nucléaire. Nous n'avons pas renoncé à atteindre nos objectifs grâce à des sanctions.

Je ne commente pas votre opinion sur la Turquie.

M. Jean-Louis Carrère, président. - Elle est majoritaire au sein de cette commission.

M. Francis Delon. - Je le note. La piraterie s'est développée...

M. Yves Pozzo di Borgo - À cause des Occidentaux !

M. Francis Delon. -...mais le phénomène reste ponctuel. Conduite par l'Union européenne, l'opération Atalante porte ses fruits.

M. Jean-Marc Pastor - La révolution démographique en cours dans certaines parties du monde risque de provoquer des désordres et des vagues migratoires. Classez-vous ce phénomène parmi les catastrophes naturelles ? Comment y répondre ?

M. Francis Delon. - Il n'y a pas là de catastrophe, mais un fait à prendre en considération. On ne peut négliger le rôle de la démographie pour l'avenir de la Russie ou de l'Afrique. La démographie joue un grand rôle dans les relations entre la Chine, dont la population vieillit avec la politique de l'enfant unique, et l'Inde, où elle s'accroît.

M. Jean-Louis Carrère, président. - Je vous remercie pour la qualité de ce dialogue. Nos ateliers vont se remettre au travail, sans doute en utilisant vos communications. Pour partager les résultats de nos travaux, nous vous auditionnons peut-être début juin.

Jeudi 15 décembre 2011

- Présidence de M. Jean-Louis Carrère, président -

Mission d'observation électorale en Russie - Communication

La commission entend une communication de Mme Josette Durrieu sur sa mission d'observation électorale en Russie.

M. Jean-Louis Carrère, président. - Notre collègue Mme Josette Durrieu a participé à une mission d'observation en Russie lors des élections législatives qui se sont tenues le 4 décembre, dont le déroulement a été critiqué par plusieurs organisations internationales et non gouvernementales et qui ont été suivies par des manifestations importantes à Moscou et dans plusieurs grandes villes russes.

Avant d'entendre l'ambassadeur de France en Russie, M. Jean de Gliniasty, sur la situation politique de la Russie, j'ai donc pensé utile de demander à notre collègue de nous présenter brièvement les impressions qu'elle retire du déroulement de ce scrutin, et je la remercie d'avoir accepté cette proposition.

Mme Josette Durrieu - Je me suis rendue en Russie dans le cadre d'une mission de l'OSCE et du Conseil de l'Europe, afin d'observer le déroulement des élections législatives qui se sont tenues le 4 décembre dernier. Ces élections se sont déroulées sur fond de fraudes massives, dont j'ai été, avec mon collègue député M. René Rouquet, le témoin dès l'ouverture des bureaux de vote, à Moscou.

Dès 8h10, à l'ouverture des bureaux de vote, une urne bourrée de bulletins de vote m'a été signalée par des observateurs locaux, notamment des membres du parti d'opposition libérale Iabloko. J'ai pu vérifier. Difficilement, mais c'était exact. Dans une urne, il y avait 2 bulletins, la seconde urne était remplie au tiers de sa capacité. J'ai demandé à vérifier sur la liste d'émargement, il y avait douze votants...

A la clôture, lors du dépouillement dans le bureau de vote où je me trouvais, on a pu noter que sur des bulletins inutilisés, une soixantaine de bulletins avaient été pré-marqués « Russie unie », le parti pro-kremlin, sur 620.

Ce ne sont que quelques exemples d'une situation de fraude généralisée qui, d'après les premières estimations du lundi matin, représente au minimum 6 à 7 % des voix par rapport aux résultats obtenus par « Russie Unie ».

En définitive, le parti « Russie Unie » n'a pas réuni 50 % des suffrages et n'a pas réussi à conserver la majorité des deux-tiers des sièges dont il bénéficiait à la Douma après les élections de 2007. Mais avec 238 députés, il détient toujours la majorité absolue à la Douma. Les autres partis représentés au Parlement sont le parti communiste de Guennadi Ziouganov, qui bénéficie d'un vote refuge et protestataire et qui passe de 11,5 % à 19,2 % des voix (92 députés), le parti de centre-gauche « Russie juste » de l'ancien président du Sénat russe, Serguei Mironov, qui obtient 13,2 % des voix (64 députés), et le parti ultranationaliste démocrate-libéral de Vladimir Jirinovski, qui progresse et obtient 11,4 % des voix (56 députés). Seuls ces quatre partis sont représentés à la Douma. Sept partis, dont le parti de l'opposition libérale Iabloko, avaient présenté des candidats mais ces partis n'ont pas réussi à franchir le seuil des 7 % nécessaires pour obtenir des sièges à la Douma.

Les trois partis qui sont éliminés font émerger des leaders, pas « les  Patriotes » mais de « Juste cause » (centre droit) émerge Prokhorov, troisième fortune de Russie, qui était et a dit vouloir être candidat aux présidentielles du 4 mars 2012 dans ce parti et de Iabloko, qui n'avait pas de candidat, émerge Alexei Navalny, 35 ans, actuellement en prison jusqu'au 20 décembre et qui pourrait être une figure montante de l'opposition.

Cela ne signifie pas pour autant que l'opposition soit structurée et organisée.

Quelles sont les perspectives ?

S'agissant des manifestations importantes qui ont suivi ce scrutin, elles ont été spontanées et peu organisées. Elles sont l'expression d'une colère. Ce sont des jeunes peu politisés, la classe moyenne, des intellectuels. Cela sera-t-il durable ? On aurait tendance à dire non mais il faut voir évoluer les choses.

Ces élections, dans la perspective de l'élection présidentielle du 4 mars 2012, marquent une étape dans le positionnement assez difficile de Vladimir Poutine. Son impopularité grandit mais il reste installé assez solidement dans le système qu'il a créé et est populaire auprès des petites gens. Dimitri Medvedev, qui devrait être le futur Premier ministre dans le schéma élaboré par Poutine, avait un objectif imposé de dépasser 50 % des voix. Il ne l'a pas atteint. Il se trouve donc dans une position fragilisée. Vladimir Poutine en a joué tout au long de la campagne pour menacer Medvedev de ne pas le prendre comme Premier ministre. Ce dernier garde cependant une part réelle de popularité auprès de classes moyennes et des intellectuels.

Dimitri Medvedev a déçu soit parce qu'il n'a pas su, soit parce qu'il n'a pas pu s'imposer au sein du tandem formé avec Vladimir Poutine.

Face aux manifestations, la réaction de Dimitri Medvedev a été de dire : « on va vérifier ». Tandis que pour Vladimir Poutine, il n'est pas question de remettre en cause les résultats des élections.

Et il peut s'en tenir à l'exercice d'une fermeté brutale qui prolonge la stabilité du système.

Il peut aussi vouloir faire évoluer ce système ou le régime. Personne n'y croit. Il ne semble pas avoir une quelconque volonté d'assouplissement, d'ouverture vers plus de démocratie.

L'avenir est incertain. Il y a beaucoup de désillusion qui s'exprime dans les classes moyennes et intellectuelles et pas de perspective lisible.

Les classes moyennes, les fonctionnaires, et, c'est nouveau, les intellectuels, ont voté contre le parti « Russie unie » de Poutine. Ce sont les petites gens qui ont voté pour Poutine.

Si l'opposition s'exprime, c'est contre ce système et contre la corruption. Elle nourrit le populisme et le nationalisme qui sont le refuge du vote contestataire.

Je reste surprise que ce peuple par ailleurs si sensible aux idées nouvelles, à la littérature et à la musique, ait tant de mal à trouver le chemin de la démocratie. Je suis aussi interpellée par le silence des puissances occidentales sur cette situation de fraude électorale et ses conséquences.

Audition de M. Jean de Gliniasty, ambassadeur de France en Russie

La commission auditionne M. Jean de Gliniasty, ambassadeur de France en Russie.

M. Robert Hue, président - Au nom de mes collègues, je vous remercie, Monsieur l'Ambassadeur, d'avoir accepté de venir devant notre commission afin de nous parler de la situation politique de la Russie et des évolutions de sa politique étrangère, alors que vous participez aujourd'hui à un colloque au Sénat sur la présence économique française en Russie, organisé par le groupe d'amitié France Russie en partenariat avec UbiFrance.

Je rappelle que vous avez effectué une brillante carrière diplomatique, alternant des postes importants, tant au sein de l'administration centrale du Quai d'Orsay, où vous avez notamment occupé les fonctions de directeur des Nations Unies, puis de directeur d'Afrique et de l'Océan Indien, que dans différents postes diplomatiques, puisque vous avez été Consul de France à Jérusalem, ambassadeur à Dakar et au Brésil, avant d'être nommé, en janvier 2009, ambassadeur à Moscou.

Vous étiez d'ailleurs déjà venu devant notre commission, il y a un an, nous parler de la Russie.

Depuis votre dernière audition beaucoup de choses se sont passées.

En matière de politique intérieure, tout d'abord, avec l'annonce de la candidature de Vladimir Poutine à la prochaine élection présidentielle de 2012 - même si elle ne constitue pas une surprise - et les résultats des dernières élections législatives du 4 décembre.

Ces élections, dont le déroulement semble avoir donné lieu à des fraudes dénoncées par les organisations non gouvernementales et européennes. Nous venons d'ailleurs d'entendre le rapport de notre collègue Mme Josette Durrieu qui a été un observateur attentif de ces élections. Ces dernières, qui ont été suivies de manifestations importantes de l'opposition, se sont traduites par un tassement des voix du parti pro-Poutine « Russie unie », qui est passé de 60 à moins de 50 % des suffrages, et une progression du parti communiste (19 %).

A quelques semaines des prochaines élections présidentielles russes (prévues le 4 mars 2012), nous aimerions donc connaitre votre analyse sur le déroulement et les conséquences de ce scrutin. J'observe une remarquable retenue des commentaires officiels des pays occidentaux qui pourraient faire penser que nous avons deux poids, deux mesures sur ces questions de transparence des processus électoraux.

Après le « printemps arabe » faut-il s'attendre, Monsieur l'Ambassadeur, à un « hiver russe » ? La manifestation de grande ampleur du 10 décembre dernier marque-t-elle un tournant ?

Alors que les relations entre l'Occident et la Russie semblent connaître à nouveau certaines tensions, avec notamment la forte opposition de Moscou au déploiement du système de défense anti-missiles de l'OTAN, comme l'illustre le récent discours très virulent du Président Medvedev, avec enfin l'opposition frontale sur la Syrie, nous souhaiterions également connaître votre sentiment sur l'évolution de la politique étrangère russe.

La Russie est-elle en train de se détourner de l'Occident et de l'Europe pour se tourner vers d'autres partenaires, comme la Chine et les autres puissances émergentes, comme on a pu le constater avec le rôle critique des BRICSA (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) à l'égard de l'intervention en Libye ?

Où en sommes nous des relations entre l'OTAN et la Russie, notamment sur la question du système de défense anti-missiles, et des relations Union européenne-Russie, alors qu'un Sommet Union européenne-Russie se tient aujourd'hui à Bruxelles ?

Enfin, alors que l'on aurait pu craindre un certain essoufflement après l'année croisée France Russie de 2010, comment se présentent les relations bilatérales franco-russes ? Les désaccords sur la Libye ou la Syrie ont-ils eu un impact sur l'état de nos relations bilatérales ? La présence économique française en Russie s'est-elle renforcée ?

Présidence de M. Jean-Louis Carrère, président -

M. Jean-Louis Carrère, président. - En vous priant de bien vouloir m'excuser pour mon retard, je voudrais saluer la présence parmi nous du président du groupe d'amitié France Russie du Sénat, notre collègue Patrice Gélard, qui connaît très bien la Russie, ce pays dont Winston Churchill disait qu'il « est un mystère enveloppé d'une énigme ».

M. Jean de Gliniasty, ambassadeur de France en Russie - Je commencerai mon intervention par un point assez rapide sur les relations bilatérales, pour évoquer ensuite la politique étrangère russe et, enfin, la situation politique de la Russie, qui me paraît le sujet le plus délicat.

Concernant les relations bilatérales, l'approche de la diplomatie française s'inscrit dans une tradition constante de rapprochement avec la Russie, qui a été poursuivie par tous les présidents de la République successifs, depuis François Mitterrand, Jacques Chirac, jusqu'à Nicolas Sarkozy. Cette approche constante repose sur la volonté d'établir un « espace économique commun, un espace commun de sécurité et un espace humain de Brest à Vladivostok », pour reprendre l'expression du Président de la République.

Cette approche a conduit la diplomatie française à relancer la coopération avec la Russie en 2009, après certaines tensions provoquées par le conflit russo-géorgien de l'été 2008 et les crises du gaz avec l'Ukraine et la Biélorussie, ce qui a donné lieu à des résultats importants, notamment sur le plan économique.

Actuellement, la France est le 5e investisseur étranger en stock en Russie et notre pays a dépassé les Etats-Unis. Nos entreprises sont présentes dans tous les secteurs, comme l'automobile, la distribution, la banque, les transports, l'aéronautique, le spatial, la défense, l'électronique, la pharmacie, les nouvelles technologies, etc. Nos échanges commerciaux ont connu un développement très rapide, puisque, entre 2010 et 2011, ils sont passés de 13 à 23 milliards d'euros. Si la plupart de nos grandes entreprises sont présentes en Russie, à l'image de la Société générale, d'EDF et de TOTAL, de Renault, d'Auchan ou d'Alstom, nous avons encore des progrès à faire en ce qui concerne la place des petites et moyennes entreprises, notamment par rapport à leurs concurrents allemands, même si on constate une forte progression ces dernières années et que de nombreuses petites et moyennes entreprises s'installent dans le sillage des grandes, à l'image des petites boutiques dans les supermarchés d'Auchan.

Alors que la mauvaise image de la Russie véhiculée par les médias n'incite guère les entreprises à s'installer ou à investir dans ce pays, je voudrais rappeler que toutes les entreprises françaises, sans exception, qui ont eu affaire avec la justice russe ont gagné leur procès, avec, il est vrai, parfois l'appui discret de l'ambassade pour accélérer la procédure.

Sur le plan économique, les résultats sont donc exceptionnels. Ils correspondent, grâce à une forte impulsion politique, à un contexte et à un environnement très favorables aux investissements économiques français en Russie.

Sur le plan culturel, la coopération est toujours aussi dense. Elle s'appuie sur une longue tradition, avec la forte influence culturelle et linguistique française en Russie, notamment au XVIIIe et au XIXe siècle, et, inversement, l'influence culturelle russe, notamment en matière littéraire, musicale et artistique au début du XXème siècle en France. Le succès de l'année culturelle croisée France-Russie de 2010, qui a donné lieu à plus de 400 manifestations, a permis de donner un nouvel élan, qui devrait trouver un prolongement avec l'année croisée de la langue et de la littérature française en Russie et russe en France en 2012. Sur le plan linguistique, la place de la langue française en Russie progresse, notamment grâce à la présence d'entreprises françaises. A cet égard, je suis souvent consterné par l'attitude de certains dirigeants d'entreprises françaises qui choisissent de s'exprimer publiquement en anglais lorsqu'ils viennent en Russie, par exemple lors de manifestations ou d'inaugurations officielles, ce qui témoigne à la fois d'une absence de souci de créer un patriotisme d'entreprise et d'une profonde méconnaissance des attentes des Russes, pour lesquels la langue française représente toujours la langue du raffinement et de la culture. A l'inverse, on peut rendre hommage à la politique menée par une entreprise comme Auchan, dont l'ensemble du personnel suit des cours de français et qui met en avant les couleurs de notre pays à chaque inauguration d'un nouveau magasin.

Enfin, sur le plan politique, nous entrons désormais dans un contexte pré-électoral peu propice à de nouvelles impulsions, avec l'approche des élections présidentielles russes le 4 mars 2012, et des élections présidentielles et législatives en France. Toutefois, le dernier séminaire intergouvernemental, qui s'est tenu à Moscou en novembre, en présence du Premier ministre français et du Premier ministre russe, a permis de définir une « feuille de route » pour les prochains mois et de lancer de nouveaux projets de coopération.

Concernant la politique étrangère russe, il ne faut pas oublier le choix fondamental fait par l'équipe réunie autour de Vladimir Poutine et de Dimitri Medvedev d'un rapprochement avec l'Europe. Je parle d'une « équipe », car avoir voulu opposer l'un à l'autre, comme le fait souvent la presse occidentale, m'a semblé très artificiel. Entre le Président Dimitri Medvedev et le Premier ministre Vladimir Poutine, il n'existe pas de véritable opposition. Ils ont tous les deux bénéficié de la même formation de juriste auprès de l'ancien maire de Saint-Pétersbourg, Anatoli Sobtchak, dont on sous-estime souvent l'influence sur les deux hommes, et ils ont la même vision et partagent les mêmes idées, par exemple sur les questions énergétiques. L'image très caricaturale de Vladimir Poutine, souvent véhiculée par les médias semble occulter une réalité plus complexe. N'oublions pas que c'est Vladimir Poutine qui a fait inscrire l'Archipel du goulag de Soljenitsyne dans les programmes scolaires et que c'est lui qui a créé le conseil présidentiel des droits de l'homme, qui est une institution très respectée, y compris par les organisations indépendantes de défense des droits de l'homme. Par ailleurs, Vladimir Poutine conserve une relative popularité dans l'opinion et bénéficie toujours de l'image de l'homme ayant permis de redresser son pays après la grave crise et l'humiliation de 1998. Entre les deux, je pense qu'il faut davantage parler d'un partage des rôles. La principale différence tient au décalage des générations, puisque Vladimir Poutine est l'aîné d'une dizaine d'années de Dimitri Medvedev.

La politique étrangère russe est guidée par deux ou trois constantes.

La première tient à la volonté des dirigeants de moderniser la Russie en se rapprochant de l'Europe occidentale. En effet, pour les dirigeants russes, il n'existe pas d'alternative à un rapprochement avec l'Europe occidentale. Les relations avec les Etats-Unis demeurent toujours empreintes de méfiance, comme l'illustrent les désaccords sur le système de défense anti-missiles, les relations avec le Japon se heurtent toujours au contentieux des iles Kouriles, tandis que la Chine suscite une certaine méfiance des Russes. Enfin, au Sud, le monde arabo-musulman est perçu comme un risque de déstabilisation, notamment pour le Caucase russe, ce qui explique en partie l'attitude réservée de la Russie à l'égard du « printemps arabe » ou son opposition à la condamnation du régime syrien. Ainsi, l'Europe occidentale représente pour la Russie le seul véritable partenaire. La coopération avec l'Europe occidentale est donc la première priorité des autorités russes.

La deuxième priorité tient à la défense des intérêts de la Russie à l'étranger. Il s'agit à mon sens moins d'une politique offensive que d'une approche défensive, qu'il s'agisse de l'attitude de la Russie à l'égard du système de défense anti-missiles de l'OTAN, du soutien au régime syrien ou encore de l'attitude de Moscou à l'égard du « printemps arabe ».

Ainsi, concernant le système de défense anti-missiles de l'OTAN, les Russes veulent bien croire les dirigeants occidentaux actuels qui les assurent que ce système n'est pas dirigé contre eux, mais ils considèrent que pour l'avenir rien ne garantit que les futurs responsables, notamment aux Etats-Unis, surtout s'ils sont issus du parti républicain, partagent les mêmes orientations, et ils craignent une évolution de ce système qui remettrait en cause leur dissuasion nucléaire. C'est la raison pour laquelle ils demandent des garanties juridiquement contraignantes, ou du moins un engagement de l'Alliance, selon lequel ce système n'est pas dirigé contre la Russie.

L'attitude de la Russie à l'égard de la Syrie, comme d'ailleurs du « printemps arabe », s'explique par plusieurs facteurs. On retrouve tout d'abord l'attitude traditionnelle, partagée avec la Chine et les autres puissances émergentes, qui consiste à défendre le principe de non ingérence dans les affaires intérieures d'un pays. A cet égard, le précédent de la résolution 1973 du Conseil de sécurité des Nations unies sur la Libye fait figure d'épouvantail aux yeux des dirigeants russes. Les Russes n'étaient pas totalement défavorables au départ au principe d'une intervention en Libye (zone d'interdiction aérienne) sous mandat de l'ONU mais le fait que l'opération a été selon eux élargie et menée par l'OTAN a représenté un tournant dans l'opinion publique et auprès des dirigeants.

On trouve aussi, parmi les constantes de la politique étrangère russe, la défense des minorités, notamment chrétiennes orthodoxes mais aussi alaouites ou chiites, face à la majorité sunnite. Or, de nombreux responsables ou observateurs russes interprètent les évènements en Syrie ou dans le Golfe à l'aune de l'opposition entre les chiites et les sunnites. Pour autant, si la Russie est traditionnellement proche des minorités, notamment des chrétiens d'orient, majoritairement orthodoxes, et des chiites, les responsables russes se souviennent aussi du rôle positif joué par l'Arabie saoudite dans la résolution du conflit tchétchène, notamment en mettant un terme au financement des groupes islamistes.

Mais les réserves et réticences de la Russie à l'égard du printemps arabe s'expliquent surtout par l'inquiétude de Moscou à l'égard du risque d'une déstabilisation à proximité de ses frontières et d'une contagion de la menace islamiste en Asie centrale et au Caucase, en particulier au Caucase russe. Les responsables russes font un lien entre le conflit en Tchétchénie et le retrait soviétique d'Afghanistan et ils craignent que le retrait des occidentaux d'Afghanistan en 2014 n'entraîne à nouveau des tensions dans la région. Le « printemps arabe » a été perçu par beaucoup de responsables russes comme une source potentielle de tensions au Maghreb et au Moyen Orient et d'une menace islamiste accrue, qui risquerait d'entraîner une déstabilisation en Asie centrale et au Caucase. Cette stratégie est dans une impasse car après avoir perdu l'Égypte, encore du temps de l'Union soviétique, l'attitude de la Russie à l'égard de la Libye, puis de la Syrie, lui a fait perdre ce qui restait de son image positive auprès de l'opinion publique des pays du Maghreb et du Moyen Orient.

Concernant la politique russe à l'égard de l'Asie, elle est guidée par la crainte de la montée de l'influence chinoise et de la pression démographique chinoise sur l'extrême orient russe. Les Russes parlent peu de la Chine. Si la Chine est officiellement un partenaire stratégique de la Russie et si les échanges économiques sont en plein essor, de même que la coopération, par exemple en matière d'énergie nucléaire à usage civil, on constate que les autorités russes sont très prudentes quant aux investissements chinois en Russie. C'est aussi dans cette perspective qu'il faut comprendre le thème de l'Eurasie, mise en avant par les dirigeants russes. L'idée est de constituer autour de la Russie une sorte de zone d'influence, là où elle a été autrefois puissante.

Mais il ne s'agit pas pour les dirigeants russes de se tourner vers la Chine par opposition à l'Europe, mais plutôt de conserver leur influence en Asie centrale et dans l'extrême orient russe, où les craintes à l'égard de la Chine sont les plus vives, afin de les ancrer au continent européen via une Russie à nouveau puissante.

Le véritable objectif des dirigeants russes est d'établir un solide partenariat avec l'Union européenne. Or, on sous-estime en Occident l'ampleur des attentes et de la déception des dirigeants russes à l'égard de l'Union européenne, même si officiellement chacun se satisfait des progrès enregistrés. Aussi sur la question des visas de circulation entre l'Union européenne et la Russie, le Sommet Union européenne-Russie, qui se tient aujourd'hui à Bruxelles, ne devrait déboucher que sur l'adoption d'étapes conjointes, dont l'issue reste incertaine, puisque la Russie n'est pas assurée que ce processus ne débouche un jour sur l'établissement d'un espace de libre circulation des personnes. La France y était très favorable, mais les réticences de certains des Etats membres n'ont pas permis d'aller jusque là. De même, en matière énergétique, l'adoption du « troisième paquet énergétique » par l'Union européenne a donné lieu à des préoccupations du côté russe, notamment concernant le découplage entre le transport ou la distribution ou encore concernant l'accès des tiers aux infrastructures de transport. Les autorités russes font en effet valoir qu'elles se trouvent dans une situation particulière, en tant que principal fournisseur de gaz de l'Europe, qu'elles ont réalisé d'importants investissements pour acheminer le gaz en construisant les gazoducs et que les mesures du troisième paquet énergétique pourraient constituer un obstacle aux contrats à long terme qui lient les compagnies de production de gaz russes et les distributeurs européens et plus généralement à la rentabilité des investissements dans ce secteur. Alors que le troisième paquet énergétique autorise des dérogations, mais qui sont accordées ponctuellement par la Commission européenne, la Russie souhaite que l'Union européenne se montre flexible.

Enfin, la Russie était très désireuse de nouer un dialogue avec l'Union européenne sur les questions stratégiques. Or, un tel dialogue est aussi dans l'intérêt de l'Union européenne, compte tenu du rôle joué par la Russie sur la scène internationale, par exemple sur le dossier du nucléaire iranien. A l'initiative de la chancelière Angela Merkel, un projet de création d'un comité sur les questions de politique étrangère et de sécurité, qui réunirait périodiquement le Haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité et le ministre russe des affaires étrangères, initiative dite de Meseberg, a été lancé en juin 2010.

Cette initiative, qui a souffert de certaines maladresses lors de son lancement, n'a pas pu aboutir jusqu'à présent, puisque l'Union européenne a fait du règlement de la question de la Transnistrie un préalable à sa mise en place. Or, la vocation d'un tel comité est précisément de contribuer à la résolution de ce type de conflit gelé et de rapprocher les points de vue sur les grands dossiers internationaux.

Si l'on ajoute aux difficultés dans la relation avec l'Union européenne, l'échec du projet russe de traité sur la sécurité européenne, l'absence d'accord sur le système de défense anti-missiles de l'OTAN, et l'action de l'OTAN en Libye, on comprend les critiques contre Dimitri Medvedev dans l'opinion russe nationaliste et dans certains cercles dirigeants.

La politique intérieure russe est aujourd'hui marquée par le retour de Vladimir Poutine, qui a annoncé son intention de se présenter à nouveau à l'élection présidentielle, le 4 mars prochain, et par le retrait assez récent de Dimitri Medvedev, qui a déclaré avoir accepté de se retirer pour laisser la place à son premier ministre, compte tenu de l'avance de ce dernier dans les sondages d'opinion. Comme je l'ai mentionné précédemment, je suis profondément convaincu qu'il n'existe pas de véritable opposition entre les deux hommes, qui sont très proches, même si une dizaine d'années les séparent. Peut être existait-il une sorte de contrat, d'après lequel celui qui serait le mieux placé dans les sondages serait le candidat à l'élection présidentielle et en définitive la popularité de Vladimir Poutine demeure largement plus forte que celle de Dimitri Medvedev, ce que ce dernier a d'ailleurs reconnu. Il est d'ailleurs frappant de constater que dans son dernier récent message à la nation, en septembre, le Président Dimitri Medvedev s'en était tenu à un registre de Premier Ministre sans s'étendre sur des grandes questions stratégiques ou sur les aspects de politique étrangère, comme il le faisait habituellement.

C'est dans ce contexte que se sont tenues les élections législatives du 4 décembre dernier. Tout le monde s'attendait lors de ces élections à un net recul du parti pro-Kremlin « Russie unie », qui regroupe beaucoup d'ambitieux et d'opportunistes voulant faire carrière, et qui apparaît aux yeux de beaucoup d'opposants comme le parti des « escrocs et des corrompus ». Alors que l'on s'attendait à ce que ce parti recueille entre 30 et 35 % des suffrages, il a recueilli, selon les résultats officiels, un peu moins de 50 % des voix, devant le parti communiste (19 %), et le parti de centre gauche « Russie juste », qui progresse de 7 à 14 % et le parti démocrate-libéral de Vladimir Jirinovski. Comme cela a été confirmé par les rapports des observateurs internationaux de l'OSCE et du Conseil de l'Europe, ainsi que par les organisations non gouvernementales, et comme vient de le confirmer Mme Josette Durrieu, ces élections ont donné lieu à des fraudes, avec plusieurs cas de bourrage des urnes. Ces pratiques inacceptables tiennent à la volonté du pouvoir de disposer d'une majorité quel que soit le mode de scrutin. Comme vous le savez, les institutions de la Fédération de Russie sont très largement inspirées de celles de la Constitution de la Ve République. Les autorités russes ont longtemps hésité entre le scrutin majoritaire et le scrutin proportionnel, avant de faire le choix de ce dernier. Toutefois, le scrutin proportionnel ne permet généralement pas de disposer d'une majorité absolue au Parlement. Or, les autorités russes ont voulu les deux : le scrutin proportionnel et le fait majoritaire.

La publication de ces résultats a été suivie par des manifestations importantes, à Moscou et dans les grandes villes russes, dénonçant les fraudes électorales, dont le point d'orgue a été la manifestation de grande ampleur du 10 décembre dernier qui s'est déroulée pacifiquement.

Pour conclure, je crois que le fonctionnement des institutions ne paraît plus adapté aujourd'hui à l'état de la société civile russe. Ce sont surtout les jeunes, issus des classes moyennes, qui se sont mobilisés lors des récentes manifestations, grâce à l'Internet et aux réseaux sociaux. Cette jeunesse, parlant anglais, maîtrisant les nouvelles technologies, ouverte sur le monde et ayant l'habitude de voyager, est la première génération à ne pas avoir connu l'Union soviétique et avoir été éduquée dans une Russie plus démocratique.

Les manifestants ne réclament pas une révolution ou un changement de régime. Ils ne visent pas un renversement du pouvoir. Ils demandent avant tout d'être respectés et d'être pris au sérieux par le pouvoir. En réalité, ces manifestations marquent réellement la naissance d'une société civile russe, dont nous avions pu voir les prémices avec les manifestations organisées pour le sauvetage de la forêt de Khimki, par laquelle doit passer l'autoroute Moscou-Saint-Pétersbourg, ce qui avait été dénoncé par les organisations écologistes.

Or, le pouvoir russe paraît pour l'instant désemparé face à l'émergence de cette société civile, dont il ne semble pas comprendre les ressorts. Il paraît peu probable que le pouvoir choisisse la voie de la répression. En revanche, il serait inquiétant que le pouvoir ne prenne pas en compte les attentes de la société. Face à la contestation, c'est à ce stade l'incompréhension qui semble dominer. Il sera intéressant de voir les réactions des autorités pendant la période qui précède les présidentielles de mars.

A l'issue de cet exposé, un débat s'est engagé au sein de la commission.

M. Joël Guerriau - Après 18 années de négociations, la Russie a enfin atteint son objectif d'adhérer à l'OMC, nombre d'observateurs estimant que cette adhésion sera favorable à l'économie russe. Quels avantages la France va-t-elle tirer de cette adhésion ? La Russie s'est engagée à réduire ces subventions à l'agriculture. Y a-t-il des perspectives pour les exportations françaises notamment dans le domaine agricole et agro-alimentaire ? Les banques françaises connaissent-elles toujours des obstacles pour s'implanter en Russie ?

M. Alain Gournac - Où en sont les relations avec la Géorgie ? La Russie a t'elle des craintes pour la sécurité des Jeux olympiques d'hiver de Sotchi ?

M. Robert Hue - Quelle est l'évolution de la situation démographique de la Russie ? Gorbatchev dispose-t-il encore d'une influence en Russie ?

M. Yves Pozzo di Borgo- Dans mes deux précédents rapports d'information sur les relations entre la Russie et l'Union européenne, je regrettais que l'opinion publique européenne continuait à regarder la Russie avec des lunettes datant d'avant 1989. Dans l'opinion publique en Europe, le déroulement des élections législatives a donné une image très négative de la Russie, alors même que celle-ci souhaite se rapprocher de l'Union européenne. Comment interpréter cette contradiction ?

Mme Josette Durrieu - Où en est la position de la Russie sur la question de la Transnistrie ? Continue-t-elle de soutenir le régime de Smirnov ?

Mme Hélène Conway Mouret - Au regard de l'évolution de la société civile, l'équipe actuelle au pouvoir de la Russie pourra-t-elle perdurer ?

M. Jean de Gliniasty, ambassadeur de France en Russie - La France a soutenu l'adhésion de la Russie à l'OMC. L'avantage économique est assez faible pour la Russie qui, actuellement, n'a aucun mal à attirer les investissements étrangers compte tenu de ses bons indicateurs économiques. L'adhésion à l'OMC est pour elle une question d'image, un choix politique qui conforte sa place dans la communauté internationale. Lorsqu'elle était en dehors de l'OMC, elle pouvait protéger son industrie, désormais nos entreprises vont bénéficier du démantèlement de certaines normes artificielles et anticoncurrentielles.

A ma connaissance, la Russie ne subventionne pas son agriculture, du moins très peu. L'agriculture russe est très désorganisée. C'est un poste d'exportation en Russie important pour nous. L'adhésion à l'OMC va permettre d'éliminer certaines réglementations phytosanitaires qui empêchaient nos exportations dans le domaine agricole et agro-alimentaire.

Dans le secteur bancaire, l'opération la plus importante est le rachat de près de 80% du capital de la banque de dépôt Rosbank (10ème rang) par la Société générale.

La question de la Géorgie est devenue un sujet mineur dans la presse et dans l'opinion publique russes. Grâce à l'action de la Suisse et des occidentaux, une solution a pu être trouvée sur la circulation des marchandises entre la Russie et la Géorgie à travers l'Abkhazie ce qui a permis à la Géorgie de lever son veto à l'adhésion de la Russie à l'OMC.

Les Russes sont conscients des risques pour les jeux Olympiques de Sotchi. Le danger ne viendra pas de la Géorgie. En revanche, la situation dans le nord du Caucase (Ingouchie, Daghestan) est source d'inquiétude. Pour la première fois, outre une action sécuritaire, un effort est fait pour ces régions à travers un grand projet de développement touristique, auquel la France apporte une expertise.

L'analyse de la situation de la démographie en Russie est, dans la presse occidentale, bien sommaire. La Russie ne se distingue pas de la majorité des pays européens par son taux de croissance démographique, la divergence concerne le taux de mortalité qui est élevé en raison du nombre de morts causées chaque année par les accidents de la circulation routière (30.000), la consommation de drogue (30.000), et d'alcool (non chiffré mais très élevé), le mauvais état du réseau sanitaire. Vladimir Poutine a pris les choses en main, avec de premiers résultats en matière de sécurité routière par une répression plus sévère des infractions au code de la route, sur la drogue et l'alcool (c'est sans doute plus difficile), et en engageant des moyens massifs pour restaurer le système de santé. C'est le troisième étage de la lutte anti-crise : les banques, ensuite, l'économie réelle, enfin, le système social. A terme, la population de la Russie devrait d'ici quelques années se stabiliser autour de 140 millions d'habitants.

Gorbatchev n'a que peu d'influence, il jouit dans l'opinion publique russe qui lui impute la fin de la puissance soviétique, de moins de crédit qu'en Occident.

Le Russie fera sans doute son possible pour régler la question de la Transnistrie qui est devenue une condition de l'instauration d'un dialogue régulier de haut-niveau avec l'Union européenne. Smirnov est largement déconsidéré. Les Russes ne le soutiennent plus. Une solution de retour de la Transnistrie à la Moldavie avec en contrepartie un système fédéral et la garantie de la Russie est envisageable.

La question de la durée de l'ère Poutine est difficile à évaluer. L'évolution de l'opinion publique devient un facteur important. La difficulté vient aussi du fait que ni au sein de l'équipe actuellement au pouvoir, qui agit dans une certaine collégialité, ni dans l'opposition, aucune personne n'est mise en avant pour préparer une relève.

Nomination d'un rapporteur

La commission nomme rapporteur M. Marcel-Pierre Cléach sur le projet de loi n° 4079 (AN - XIIIe législature) fixant au 11 novembre la commémoration de tous les morts pour la France.

Questions diverses

M. Jean-Louis Carrère, président - Nous avons reçu une invitation de la part de nos partenaires allemands pour participer à un séminaire organisé conjointement par la SWP (Stiftung Wissenschaft und Politik) et la FRS (Fondation pour la Recherche Stratégique) le 18 janvier prochain. Il comprendra un panel de discussions suivi d'un dîner au ministère de la défense allemand.

Les thèmes que nous pourrions aborder sont les suivants :

- état des lieux de la relation et de nos cultures stratégiques ;

- quel cadre stratégique commun/quels objectifs pour la relation franco-allemande de défense et de sécurité ?

- rôle des Parlements dans la coopération de défense, et dans la mise en oeuvre du dialogue stratégique.

Les Allemands attendent 5/6 parlementaires de chaque pays, soit pour la France : 3 députés et 3 sénateurs.

Devraient être présents par ailleurs : des représentants institutionnels (DAS/Planungsstab, Quai d'Orsay/Auswärtiges Amt), les ambassadeurs de l'Allemagne et de la France à Paris et Berlin, et enfin des représentants des instituts de réflexion FRS/SWP qui sont chargés précisément de l'organisation du séminaire.

Je vous propose de désigner nos collègues Christian Cambon et Jean-Marie Bockel. Je conduirai cette délégation.