Mardi 15 novembre 2011

- Présidence de M. Jean-Louis Carrère, président -

Loi de finances pour 2012 - Mission Médias, livre et industries culturelles - Programme Action audiovisuelle extérieure - Examen du rapport pour avis

La commission examine le rapport pour avis de M. Yves Rome et Mme Joëlle Garriaud-Maylam sur les crédits inscrits dans le projet de loi de finances pour 2012 : mission Médias (action audiovisuelle extérieure : programme 115).

M. Jean-Louis Carrère, président. - Je souligne que les co-rapporteurs peuvent intervenir selon les modalités qu'ils définissent eux-mêmes, par accord mutuel. Ceci dit, je rappelle, qu'antérieurement au changement de majorité sénatoriale, une tradition s'était instaurée et qu'il serait logique de nous y tenir, même si cette pratique n'a aucun caractère contraignant.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam, co-rapporteur pour avis. - Je parlerai donc en premier, pour me féliciter, tout d'abord, d'avoir pu travailler en parfaite intelligence avec M. Yves Rome. Nos points de vue ont convergé sur un grand nombre de sujets.

Dans un premier temps, je présenterai, de façon très synthétique, ma position sur les crédits alloués à l'audiovisuel extérieur de la France : j'estime que, dans le contexte de restrictions budgétaires que nous connaissons tous, la fin de l'augmentation des crédits alloués à la société en charge de l'audiovisuel extérieur de la France (- 3,9 %) se justifie à double titre. Premièrement, cette trajectoire budgétaire s'inscrit dans la logique de la réforme de l'audiovisuel extérieur : l'augmentation continue des dotations était prévue pour soutenir le lancement de la nouvelle société holding. Aujourd'hui, nous sommes dans une deuxième phase où doivent se manifester les effets positifs des synergies mises en place et une capacité de mobilisation de ressources publicitaires. Il s'agit donc d'une démarche cohérente. Le ralentissement des dotations budgétaires, dès lors que la phase initiale d'investissement arrive à son terme, est d'ailleurs une évolution qui était prévisible et a été anticipée par les responsables concernés.

Deuxièmement, si beaucoup de critiques ont été adressées à l'AEF, je tiens à rappeler deux éléments de contexte dont on ne peut se départir. Le premier est qu'on recense aujourd'hui plus de 27 000 chaînes de télévision dont 57 chaines d'information : qui pourrait croire qu'une nouvelle réorganisation de l'audiovisuel extérieur pourrait permettre, par un simple « coup de baguette magique », de diminuer une pression concurrentielle inédite et qui rend plus difficile que jamais l'accès aux ressources publicitaires ? J'ajoute qu'il faut être attentif aux réflexions en cours sur la réforme de l'audiovisuel extérieur : ne risquent-elles pas de nous faire revenir en arrière en dispersant des entités que l'on a légitimement voulu regrouper pour leur donner une cohérence d'ensemble ? Deuxièmement, le rôle de l'État dans cette affaire est difficile : voyez le tollé de protestations qui s'élève lorsqu'il est soupçonné d'intervenir dans l'audiovisuel, alors que, dans le même temps, laisser indéfiniment croître les financements publics serait irresponsable ! J'attire votre attention, mes chers collèges, sur un point important : plutôt que de céder à la frénésie législative et à l'instabilité juridique qui en découle, laissons le temps à la réforme d'aboutir et de produire ses effets. En revanche, il convient de réfléchir attentivement aux ajustements susceptibles de conforter TV5 Monde.

J'en viens à la présentation de la seconde partie de ce rapport pour avis budgétaire. J'insisterai sur les trois principaux enjeux que sont la situation des vecteurs du rayonnement français que sont France 24, RFI et TV5, les perspectives de synergie et la contribution de la réforme de l'audiovisuel extérieur au rayonnement de la France. Tout d'abord, je souhaite insister sur le contexte concurrentiel très difficile dans lequel évolue l'AEF. Selon le dernier rapport de l'Inspection des finances, la France investit dans son outil audiovisuel extérieur un niveau de ressources publiques comparable à ceux du Royaume-Uni et de l'Allemagne. En revanche, les ressources propres représentent un peu plus de 5 % des produits d'exploitation de l'AEF, ce qui constitue un « ratio » comparable à celui de Deutsche Welle, mais trois fois inférieur à celui de BBC Global News.

Ce rapport atteste que la mutation rapide de l'AEF s'est accompagnée de « belles réussites » et il ressort de l'ensemble des analyses de l'Inspection des finances que l'AEF reste, dans son architecture actuelle, un outil suffisamment performant pour conserver des chances non négligeables de succès face à la concurrence très rude qui caractérise le secteur audiovisuel au niveau international.

Sans entrer dans le détail des objectifs et des modalités du déménagement de RFI à Issy les Moulineaux dans un immeuble contigu à celui de France 24, je signale que le coût de cette opération est estimé a priori à 24,5 millions d'euros et il pourrait être majoré, essentiellement si un éventuel retard amène à acquitter un double loyer. Cette évolution se déroule, en effet, dans un climat social tendu : le 31 août dernier, le comité d'hygiène de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) a demandé une expertise sur les projets de fusion juridique et de réorganisation opérationnelle sur lequel les tribunaux doivent bientôt statuer. Ma principale suggestion résulte des échanges que nous avons pu avoir en commission sur le nombre de langues de diffusion qui semble avoir atteint un seuil minimal. Je relève avec satisfaction que le rapport de l'Inspection générale des finances consacré à l'audiovisuel extérieur estime également que la poursuite de la réduction du nombre de langues de diffusion est désormais une piste de réforme à écarter : il en subsiste douze à RFI contre 27 à la BBC et 28 à la Deutsche Welle. Notre capacité à diffuser dans plusieurs langues est essentielle, non seulement pour accroître notre audience, mais aussi et surtout dans une perspective de défense de la diversité culturelle et linguistique qui est l'une des valeurs phares de la francophonie. Dans cette perspective, il importe de favoriser le recours au sous-titrage d'émissions diffusées en français. En revanche, je reste perplexe quant à l'intérêt, pour la France et la francophonie, d'un certain nombre d'émissions diffusées en anglais sur France 24, dont les contenus semblent calqués sur l'audiovisuel anglo-saxon et ne reflètent pas suffisamment un angle de vue « à la française ».

S'agissant de l'analyse de l'évolution et des perspectives de France 24, je souligne un fait essentiel, qui résume la problématique budgétaire -du coté des ressources- de l'AEF : entre 2007 et 2010, les recettes publicitaires de France 24 ont progressé dix fois moins que son audience (+ 20 % contre + 200%). Le bilan des audiences établi pour 2010 a permis de quantifier celle de France 24 à 29,9 millions de téléspectateurs hebdomadaires, dont 19,5 millions en Afrique, 6,9 millions en Afrique du Nord/Moyen-Orient (y compris 3,2 millions en langue arabe) et 3 millions en Europe.

Par ailleurs, il convient de rappeler que TV5 monde est unanimement appréciée et reconnue comme le pilier de notre audiovisuel extérieur. Cependant, en droit des sociétés, comme en droit de la famille, il y a toujours, à un moment ou à un autre, des craintes sur la répartition des flux financiers. A notre demande, l'évolution des moyens financiers de TV5 Monde en 2012 a fait l'objet d'une réponse précise de l'autorité de tutelle lors de son audition par la commission : en dépit de la diminution globale des ressources allouées à l'audiovisuel extérieur, les financements TV5 Monde devraient être, au minimum, préservés. Je vous propose de soutenir cette chaîne emblématique non seulement par un hommage appuyé, mais par une prise de position très concrète. En effet, le rapport de l'Inspection des finances, contient une recommandation tendant à diminuer les coûts de diffusion de TV5 monde. Or, comme l'a très bien rappelé la directrice générale des médias et des industries culturelles, Mme Laurence Franceschini, lors de son audition, la diffusion c'est « le nerf de la guerre » de l'audiovisuel. C'est sur ce point précisément que ce rapport me semble avoir été un peu au-delà des limites qui lui étaient assignées. On peut admettre que certaines économies de gestion sont envisageables, mais il est important de distinguer l'« intendance » de « l'essentiel ». Or amputer la diffusion, c'est s'attaquer aux leviers fondamentaux du rayonnement audiovisuel et il s'agit d'une décision hautement stratégique qui ne relève pas d'un audit « organisationnel ».

Enfin, la tutelle de l'AEF est aujourd'hui interministérielle, puisque partagée entre le ministère de la culture, le ministère des affaires étrangères et les ministères des finances (direction du budget, agence des participations de l'État). Comme le souligne le rapport de l'IGF, cet éclatement est probablement déresponsabilisant pour les administrations concernées et n'est sans doute pas étranger au fait que la direction de l'AEF a eu tendance à développer un dialogue direct avec le cabinet du Premier ministre. Constatant que la multi-tutelle suscite, quasiment dans tous les domaines et de façon récurrente, des difficultés, je vous propose de préconiser de s'en tenir à la logique selon laquelle le rayonnement audiovisuel de la France relève par nature du ministère en charge des affaires étrangères

Avant de passer la parole à mon co-rapporteur Yves Rome, je conclurai mon intervention par une observation plus générale : compte tenu de la présentation relativement cloisonnée des crédits budgétaires, nous ne nous interrogeons pas assez souvent sur le meilleur arbitrage possible entre les différents « vecteurs » de la langue et de l'influence française tels que l'audiovisuel extérieur mais aussi l'enseignement du français à l'étranger ou l'action culturelle extérieure.

Chacun s'accorde à reconnaître que le nouveau contexte technologique impose aux dirigeants de l'audiovisuel d'homogénéiser les contenus entre internet, le téléphone mobile, la radio et la télévision et, pour ma part, je préconise une approche encore plus transversale. Il s'agit notamment d'intégrer la problématique de l'influence française par le canal de l'écrit et, en particulier, de la diffusion du livre. Une autre dimension qui doit, à mon sens, faire l'objet d'une attention soutenue est celle du rôle d'internet. N'oublions pas que, dans certains pays, l'accès à l'audiovisuel public français est soit inaccessible pour des raisons juridiques, soit onéreux puisqu'il est conditionné à la souscription à des abonnements : il est donc essentiel de le diffuser sur internet pour en permettre l'accès libre.

Je rattache cette problématique à la question que nous avons soulevée, la semaine dernière, de l'articulation entre l'audiovisuel extérieur et l'Institut français présidé par Xavier Darcos, et je suggère à la commission d'encourager les efforts consentis à cet égard.

M. Yves Rome, co-rapporteur pour avis - Je vous présenterai quelques remarques sur les crédits consacrés à l'audiovisuel extérieur dans le projet de loi de finances pour 2012 pour vous éclairer sur le sens du vote que je vous propose.

Nous aurions pu nous étendre longuement sur les difficultés relationnelles et les problèmes récurrents de management au sein de la société en charge de l'audiovisuel extérieur de la France (AEF), comme la presse d'ailleurs a pu s'en faire l'écho à de nombreuses reprises. Nous avons cependant pris le parti de nous poser les questions essentielles pour que la voix de la France à l'étranger soit mieux entendue : le Parlement est-il en mesure, cette année encore, d'apprécier avec une précision suffisante où va la dotation allouée à l'AEF ? Je ne le crois pas. Le Gouvernement lui-même semble partager ces inquiétudes, sinon ces certitudes, puisqu'il s'est vu dans l'obligation de diligenter une inspection de l'Inspection des finances, dont les conclusions ont été mises en ligne, il y a quelques jours à peine, mais ne nous ont jamais été communiquées. Nous aurons l'occasion de revenir sur l'objet même de ce rapport.

Comme vous le savez, la loi organique du 1er août 2001 relative aux lois de finances, dite LOLF, est gouvernée par le principe de sincérité budgétaire dont le but est de permettre aux parlementaires de se prononcer en toute connaissance de cause sur les crédits. Je rappelle également que, dans certains programmes, la justification des crédits va très loin dans le détail : par exemple, dans le « bleu budgétaire » n° 185 consacré à la diplomatie culturelle, certains crédits consacrés à l'audiovisuel sont explicités à 20 000 euros près.

En revanche, s'agissant du programme 115 que j'ai l'honneur de rapporter, il est demandé au Parlement d'approuver une dotation globale exprimée en un seul chiffre : 150,1 millions d'euros auxquels s'ajoutent les crédits issus du produit de la contribution à l'audiovisuel public (166,8 millions d'euros). Au total, pour 2012, il est donc proposé d'allouer à la société holding Audiovisuel Extérieur de la France et, à travers elle, à France 24, RFI et TV5 Monde, une dotation totale de ressources publiques de 315,2 millions d'euros, contre 327,5 en 2011 soit une baisse de 3,9 %. Cette diminution est considérée par les trois opérateurs de l'AEF comme une « double injustice » : leurs représentants nous ont indiqué, au cours des entretiens, d'une part, que cette évolution ne prenait pas en compte les efforts fournis par chacun depuis trois ans (en termes d'audience, de distribution, de réorganisation -nouvelle politique des langues, la fermeture de filiales, le plan social à RFI) et, d'autre part, qu'elle se traduisait par un traitement moins favorable de l'audiovisuel extérieur que de l'audiovisuel national. Certes, le chemin budgétaire suivi depuis 2004 montre que l'AEF a fait l'objet d'efforts soutenus, mais France 24 (avec une hausse de 66 % de ses moyens entre 2007 et 2011) a absorbé l'essentiel des augmentations de crédits alloués à l'AEF. Au cours de la même période, ceux de RFI ont stagné et ceux de TV5 monde ont augmenté de 22 %. On peut donc non seulement s'interroger sur la pertinence du rapprochement entre France 24 et RFI, mais aussi se demander si TV5 Monde reste une priorité pour la direction de l'AEF, alors que la chaîne francophone demeure le principal outil audiovisuel de rayonnement mondial de la France (220 millions de foyers raccordés, 50 millions de téléspectateurs par semaine, 830 millions annuels de nuitées d'hôtel et 8 millions de connections par mois).

Pour 2012, la répartition des financements entre les différentes sociétés de la holding n'est pas disponible. Dans le cas de l'audiovisuel, la loi contrebalance cette relative opacité par l'obligation de communiquer au parlement le contrat d'objectif et de moyens. Je souligne qu'il s'agit ni plus ni moins que d'éclairer les choix et la stratégie sous-jacents à cette subvention : cette obligation légale est donc une composante essentielle de l'information du Parlement. Or depuis 2009, les documents, rapports et avis budgétaires se succèdent et se ressemblent pour annoncer la conclusion imminente d'un COM.

Toujours rien depuis, et on nous renvoie désormais à février 2012. Le Gouvernement semble donc lui-même perplexe puisqu'il a jugé utile de clarifier cette situation en demandant à l'Inspection générale des finances un rapport. Annoncé au Sénat par le ministre en charge de la Culture au printemps dernier, ce rapport qui devait permettre d'apporter des éclaircissements sur l'emploi des crédits publics depuis n'a pas, dans un premier temps, été publié, ni même communiqué aux rapporteurs, ce qui ne plaide pas pour une réelle transparence et peut nous amener à nous interroger sur les motivations véritables dudit rapport.

Le « voile » a été levé in extremis sur les résultats de cet audit alors que commençaient à circuler un certain nombre de rumeurs. Une rapide analyse de ce rapport amène à formuler deux principales observations. Tout d'abord, certaines de ses préconisations semblent contestables : en particulier, comme l'a indiqué Mme Joëlle Garriaud-Maylam, l'Inspection des finances consacre des développements à la diminution des coûts de diffusion et de distribution de France 24 et de TV5 Monde, qui sont des dépenses productives, donc stratégiques pour l'image de la France, sur lesquelles bien entendu les économies ne doivent pas être réalisées, au risque de fragiliser la Charte signée avec les partenaires de la France. Ensuite, il est vrai que ce rapport porte un jugement globalement nuancé sur le bilan de la mise en oeuvre de la réforme de l'audiovisuel extérieur et suggère que l'exacerbation de la concurrence dans le secteur audiovisuel est une donnée incontournable. Mais, au-delà de ces appréciations subjectives, ce document fait état d'irrégularités concernant des contrats passés ou des versements réalisés par l'AEF ; je les cite : absence de transmission de certains contrats au contrôle général économique et financier, défaut de mise en concurrence des prestataires préalablement à l'attribution de certains marchés et absence de contrat à l'appui de prestations ayant fait l'objet de paiements. Le rapport ne comporte toutefois aucune indication supplémentaire sur la gravité et sur les conséquences envisageables de telles irrégularités. A l'évidence, ces dernières, qui s'ajoutent à l'absence de COM et aux dysfonctionnements de la gouvernance, amènent également à s'interroger sur l'efficacité de l'exercice de la tutelle.

Quelle conclusion tirer de ces constats ? Je rappelle que l'obligation de COM n'est pas sanctionnée juridiquement. Par ailleurs rien n'oblige le commanditaire d'un rapport à le publier en temps utile. Tout ceci place donc le Parlement face à ses responsabilités et à l'exercice de son pouvoir de sanction politique.

J'ajoute que la Gouvernance de l'AEF a beaucoup fait parler d'elle, mais ses éclats -si je puis dire- ne contribuent pas médiatiquement au « rayonnement » de la France. J'ai donc souhaité introduire dans le rapport écrit des développements très précis sur le cadre juridique applicable à la gouvernance de l'AEF, pour tenter d'y repérer des outils permettant de se prémunir contre les risques de dysfonctionnements. Je rappelle ainsi que la désignation du premier président de l'AEF n'a pas été soumis aux commissions parlementaires mais que la « donne » juridique a changé : conformément à la réforme constitutionnelle, la prochaine nomination du président directeur général de la Société en charge de l'audiovisuel extérieur de la France (le mandat de l'actuel président prendra fin le 23 avril 2013) ne pourra s'exercer qu'après avis public de la commission de la culture de chaque assemblée, le président de la République ne pouvant procéder à une nomination lorsque l'addition des votes négatifs dans chaque commission représente au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés au sein des deux commissions. Au strict plan budgétaire, cette gouvernance semble aussi s'accompagner de dépenses et de provisions relatives à divers contentieux qui ne paraissent pas correspondre à l'emploi optimal des fonds publics. L'influence de la France doit demeurer la priorité absolue de l'audiovisuel extérieur et je crains que les querelles de personnes ou la volonté de rationaliser la gestion de l'AEF ne brouillent cet objectif essentiel.

J'ajoute, du point de vue financier, que l'AEF semble avoir, pour l'instant, perdu son principal pari. En effet, l'augmentation de l'audience de France 24 n'a pas fait affluer les recettes publicitaires escomptées : le schéma initial était donc sinon un peu simpliste, du moins exagérément optimiste. Il n'a, en tous cas, pas suffisamment pris en compte la transformation majeure de l'audiovisuel et du marché publicitaire, alors qu'en 2008, la « révolution numérique » était déjà largement amorcée.

Pour toutes ces raisons, comment émettre un avis favorable sur une dotation globale destinée à financer une réforme qui ne répond pas aux critères essentiels de transparence et de clarté, de respect de la légalité et qui n'a toujours pas atteint l'objectif d'efficacité qui lui était assignée ?

Je m'interroge également sur les perspectives d'avenir de l'audiovisuel extérieur de la France. La recherche de synergies et de mutualisations n'a eu que peu d'effets, sans doute parce qu'il n'y a de vraie synergie qu'entre ceux qui ont suffisamment d'affinités pour vivre ensemble harmonieusement. Partageant avec la Mission d'information de l'Assemblée nationale dont nous attendons les conclusions, je me demande si le mariage entre une chaine d'information France 24, une radio généraliste RFI et une chaine généraliste TV5 Monde est viable à long terme et s'il ne faudrait pas envisager la dissolution ou le réaménagement de l'AEF pour trouver des partenaires adéquats à certaines de ses composantes.

Je crois particulièrement utile de réfléchir à de nouvelles perspectives pour TV5 monde, qui a un actionnariat spécifique et une vocation particulière puisqu'elle est francophone et multilatérale. L'Etat finance, avec la Belgique, la Suisse et le Canada cette chaine qui remplit de façon très satisfaisante, et avec des moyens limités sa mission. Il m'a d'ailleurs paru intéressant de suggérer que TV5 puisse, encore plus qu'avant, favoriser le rayonnement des collectivités territoriales de la France qui développent de plus en plus des actions de jumelages, de coopération et de promotion des centres d'intérêt de notre pays.

Pour sécuriser et pérenniser le pilotage de l'audiovisuel extérieur de la France, il m'apparaît enfin de plus en plus indispensable, sinon impératif, qu'il soit très rapidement rattaché au ministère des affaires étrangères.

Mme Hélène Conway Mouret - Je partage les interrogations, les conclusions et les propositions du rapport qui vient de nous être présenté. Avez-vous des précisions sur les subventions exceptionnelles qui auraient, selon le rapport de l'Inspection générale des finances, été demandées par la société en charge de l'audiovisuel extérieur de la France (AEF) à hauteur de 100 millions d'euros, ce qui semblerait signifier que la société en charge de l'audiovisuel extérieur a des difficultés structurelles pour équilibrer son budget sans faire appel à des contributions supplémentaires de l'Etat.

M. Robert del Picchia. - J'ai entendu le rapporteur parler d'une éventuelle « dissolution » de l'AEF. Ce mot, qui provoque parfois des sourires, me semble devoir être employé avec précaution dans le cas de l'audiovisuel extérieur. J'attire l'attention, en tant que consommateur de télévision et de radiodiffusion, sur les risques de pertes d'audience inhérents à un tel bouleversement, car les habitudes et la fidélité audiovisuelles s'installent de façon très progressive, surtout à l'étranger. Je marque donc ma préférence pour une méthode plus pragmatique qui s'attache à apporter des améliorations plutôt qu'à tout chambouler.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam, co-rapporteur pour avis. - Je fais toutefois observer, par parenthèses, que lorsque TV5 a choisi, en 2006, sa nouvelle appellation « TV5 Monde », elle a pu créer une nouvelle dynamique qui a encore accru son audience. Ceci dit, le terme de dissolution me paraît, à moi aussi, un peu brutal. Tout en exprimant un certain nombre de réticences à l'égard du canal anglophone de France 24, j'ai d'ailleurs estimé souhaitable, dans mon exposé, de « laisser le temps au temps » pour donner à la réforme toutes ses chances de succès.

M. Yves Rome, co-rapporteur pour avis. - Comme l'a indiqué Mme Hélène Conway Mouret, l'AEF a sollicité 104 millions d'euros de subventions exceptionnelles depuis 2009 et en a obtenu un peu moins de 60. La négociation qui semble se poursuivre avec l'Etat sur les 43 millions d'euros restants n'est manifestement pas étrangère aux difficultés de conclusion du contrat d'objectifs et de moyens. Face à une telle incertitude et à de tels déséquilibres financiers, nos collègues de l'Assemblée nationale qui travaillent sur le sujet pourraient, d'après les indications que j'ai pu recueillir, formuler des propositions assez fortes. C'est pourquoi, sans a priori, et pour couvrir tout le champ des hypothèses de réforme, j'ai prononcé le mot de dissolution, de manière interrogative, mais aussi celui de réaménagement.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam, co-rapporteur pour avis - Compte tenu de la période de restriction budgétaire et de l'importance de la mission de l'audiovisuel extérieur de la France -même si sa mise en oeuvre me semble perfectible- je suis convaincue que nous ne pouvons qu'approuver ces crédits.

M. Yves Rome, co-rapporteur pour avis. - L'ensemble des arguments que j'ai pu développer conduisent inévitablement à leur rejet.

M. Jean-Louis Carrère, président. - Je consulte la commission sur l'avis que nous devons émettre.

Par 22 voix pour, quatorze contre et deux abstentions, la commission décide de proposer au Sénat le rejet des crédits de la mission Médias.

Création de la force de gendarmerie européenne EUROGENDFOR - Nouvel examen du rapport et du texte de la commission

Puis la commission procède à un nouvel examen, suite à l'audition du ministre de l'Intérieur, M. Claude Guéant, du rapport de M. Jean-Louis Carrère sur le projet de loi n° 669 (2009-2010), adopté par l'Assemblée nationale, autorisant la ratification du traité entre le Royaume d'Espagne, la République française, la République italienne, le Royaume des Pays-Bas et la République portugaise, portant création de la force de gendarmerie européenne EUROGENDFOR.

M. Jean-Louis Carrère, rapporteur. - Je vous avais présenté, lors de notre réunion de mardi dernier, le projet de loi autorisant la ratification du traité portant création de la force de gendarmerie européenne.

Vous vous souvenez sans doute que je vous avais fait part d'une difficulté concernant le statut et l'usage du français au sein de la force de gendarmerie européenne. Nous avions alors décidé de reporter notre décision dans l'attente de l'audition du ministre de l'intérieur, M. Claude Guéant.

Lors de son audition, mercredi dernier, le ministre de l'intérieur a pris l'engagement de faire une démarche diplomatique afin de renforcer la place du français au sein de la force.

Je vous proposerai donc de prendre acte de cet engagement et donc d'approuver le projet de loi qui nous est soumis. Toutefois, compte tenu de l'importance de ce sujet et de l'intérêt de sensibiliser le gouvernement dans son ensemble, je vous proposerai un examen en séance publique afin d'avoir un débat sur cette question.

A l'issue de cette communication, la commission adopte le projet de loi et propose qu'il fasse l'objet d'un débat en séance publique.

Mercredi 16 novembre 2011

- Présidence de M. Jean-Louis Carrère, président -

66e session de l'Assemblée générale des Nations unies - Communication

La commission entend le compte rendu par MM. Robert del Picchia, Robert Hue, Jean-Marc Pastor et Gilbert Roger, membres de la délégation française à la 66e session de l'Assemblée générale des Nations unies à New-York, du 30 octobre au 3 novembre 2011.

M. Robert del Picchia - Comme chaque année, une délégation de notre commission s'est rendue aux Nations unies à l'occasion de l'Assemblée générale. Le séjour est occupé de manière dense par un ensemble de rencontres avec les ambassadeurs, représentants permanents de leurs pays auprès de l'ONU, et avec les principaux responsables de l'ONU. Le programme du séjour de notre délégation vous a été distribué.

Le très grand intérêt de ces missions consiste en la juxtaposition des analyses et des positions des différents pays ou acteurs intervenant au sein de cet outil irremplaçable du multilatéralisme qu'est l'ONU, en dépit de ses défauts et de ses faiblesses. Elles permettent aussi de juger, dans cette enceinte, de la pertinence de nos choix diplomatiques, de la façon dont ils sont perçus et donc de situer l'action de la France dans le monde.

Il convient d'emblée de rendre hommage à notre représentation à l'ONU pour le très remarquable travail qui y est effectué. L'équipe rassemblée autour de notre ambassadeur, Gérard Araud, est de premier ordre. Les personnalités que nous avons rencontrées, ambassadeurs, responsables de l'ONU, nous ont tous vanté les mérites de notre représentation permanente à l'ONU. C'est un jugement des pairs qui mérite d'être souligné.

Comme l'a très bien synthétisé M. Pierre Sellal, secrétaire général du Quai d'Orsay, la feuille de route de notre diplomatie, c'est de ne pas subir les évolutions du monde, mais en être acteur et permettre à notre pays de jouer tout son rôle face aux bouleversements en cours. C'est indéniablement ce que nous faisons à l'ONU.

La 66e session de l'Assemblée générale des Nations unies, qui s'est ouverte mardi 13 septembre 2011, a été placée sous le signe des évolutions dans le monde arabe, avec comme point d'orgue le traitement aux Nations unies du lancinant dossier israélo-palestinien. Ce sont les principaux thèmes que nous aborderons dans cette communication, ainsi que le rôle de l'Europe dans cette enceinte.

Rappelons néanmoins que l'Afrique reste bien évidemment une des grandes priorités de l'ONU, en particulier en matière de développement, de mise en oeuvre et de suivi des objectifs du millénaire. Ces questions ont été évoquées notamment avec la Secrétaire générale adjointe, Mme Asha-Rose Migiro, avec nos interlocuteurs du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) ainsi que sous l'angle du traitement de la crise alimentaire et du rôle de l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO). L'actualité nous a fait également traiter des questions environnementales avec la conférence de Rio+20 en 2012 et climatiques avec la conférence de Durban qui doit se tenir dans quelques jours.

Nous avons également fait le point sur les opérations de maintien de la paix aux destinées desquelles préside notre compatriote Hervé Ladsous. Ces thèmes font l'objet de notes qui vous ont été distribuées.

M. Robert Hue - Depuis bientôt un an les printemps arabes dominent les thématiques abordées à l'ONU, que ce soit à l'Assemblée générale ou au Conseil de sécurité. Cette question a été abordée lors de tous nos entretiens. Par ses conséquences et le remodelage de la carte des équilibres mondiaux, il recouvre également le conflit israélo palestinien et l'Iran.

Redisons-le, personne n'avait anticipé ces événements, que ce soit dans les diplomaties de tous les pays ou à l'ONU. Ceci est assez caractéristique du conservatisme naturel des politiques internationales, obsédées par l'idée de stabilité. Celle-ci est évidemment essentielle. Nous savons tous que la stabilité des frontières en Europe, en Afrique ou partout ailleurs est un primat diplomatique que nous devons préserver, même si cette année a vu naître un nouvel Etat en Afrique avec le Soudan du sud. Néanmoins, au nom de cette stabilité, et parce que les diplomaties ne reconnaissent que les Etats, parce que l'ONU est une assemblée d'Etats où, comme l'ont dit certains de nos interlocuteurs, le nationalisme est consubstantiel. Pour ma part je dirai plutôt que l'ONU est une organisation où les identités nationales jouent un rôle central. Quoi qu'il en soit, il est évident que nous avons attaché trop de crédit - chacun comprend que c'est un euphémisme - à des régimes qui apparaissaient comme le meilleur rempart contre l'extrémisme et contre le terrorisme. Les peuples ont démenti ce conservatisme et les politiques des Etats en ont pris acte, mais à des degrés divers que l'on mesure bien à l'ONU.

Avant de traiter de la Libye, de la question palestinienne et de l'Iran, l'impression générale de nos interlocuteurs est que, si les printemps arabes constituent une avancée démocratique importante, la phase qui s'annonce est extrêmement délicate. Tout en tenant compte de la diversité de chacun des pays, les processus électoraux et la mise en place de nouvelles institutions font entrer ces pays dans une zone très sensible. Au centre des incertitudes des six mois à venir la question de l'évolution de l'Algérie est celle de ce « ventre mou » de l'Afrique qui va de la Mauritanie au Soudan a été soulignée.

Les questions économiques seront particulièrement importantes puisqu'un effondrement économique réduirait à néant les avancées des révoltes arabes. Dans ce contexte, les aides à la reconstruction, que ce soit à travers le partenariat de Deauville, les aides bilatérales ou l'action du PNUD en matière de développement, revêtent un caractère central.

Il faut aussi nuancer le caractère « démocratique » de certains de ces mouvements, parfois qualifié de « science-fiction » par l'un de nos interlocuteurs. Il est évident que la situation en Tunisie, au Maroc ou en Jordanie n'est sans doute pas généralisable à tous les pays touchés par ces « printemps ». Les incertitudes sur les évolutions vers une certaine forme de démocratie le sont encore plus. Le phénomène est éminemment fragile, fragilité qui justifie totalement l'investissement de la communauté internationale.

Il a également été souligné que, la révolte passée, ce que recherchent les populations, c'est un minimum de stabilité et de visibilité. Les attentes de la population sont modestes et raisonnables : la reconnaissance de leur dignité, un minimum de justice sociale et une meilleure répartition des fruits de la croissance.

Interrogés sur une généralisation de la charia, nos interlocuteurs ont rappelé que celle-ci s'inspire du Coran et du comportement du Prophète, ce qui permet de l'interpréter de manière très différenciée entre les pays. Un pays comme le Maroc, par exemple, s'inspire de la charia mais sa législation est euro-compatible à 95 %, nous disait son ambassadeur à New York.

Toutefois, et en particulier s'agissant de l'Égypte, plusieurs de nos interlocuteurs se sont interrogés sur la montée en puissance des islamistes et, en l'occurrence, des frères musulmans. Ils ont souligné l'existence d'une stratégie indirecte de prise de contrôle à long terme par une infiltration progressive des institutions. Le parti Ennahda, qui a remporté 89 des 217 sièges de l'Assemblée constituante tunisienne, fera l'objet d'une attention soutenue pour la mise en oeuvre de ces engagements en faveur de la démocratie.

M. Jean-Marc Pastor - La France a su modifier sa politique arabe, passé le premier mouvement d'errements. Elle a été avec la Grande Bretagne et le soutien remarquable et courageux du Liban, le fer de lance de l'adoption de la résolution 1973 qui a autorisé l'intervention en Libye.

Cela a déjà été dit, il s'agit d'une avancée majeure du droit international avec la première mise en pratique par le Conseil de sécurité du concept de la « responsabilité de protéger », version onusienne et différente de son prémisse, le droit d'ingérence. Dans le contexte syrien, sur lequel nous reviendrons, la Ligue arabe réfléchit en ce moment même aux moyens qu'elle pourrait recommander pour protéger les populations actuellement massacrées par un pouvoir qui a perdu toute légitimité. L'ONU constatait il y a quelques jours que la répression a fait au moins 3500 victimes.

Il est nécessaire de rappeler les trois conditions qui ont permis l'adoption de la résolution 1973 : l'urgence avec l'annonce de massacres par le pouvoir libyen du colonel Khadafi, l'appel de la Ligue arabe et l'accord, du bout des lèvres, de l'Union africaine, et enfin, la participation à la coalition d'un certain nombre d'Etats arabes.

Dans ce contexte, la Russie et la Chine, qui disposaient du droit de veto, se sont abstenues. La résolution 1973 est votée par l' Afrique du Sud (qui le regrettera par la suite), la  Bosnie-Herzégovine, la  Colombie, les  États-Unis, la  France, le  Gabon, le  Liban, le  Nigeria, le  Portugal, et le  Royaume-Uni ; cinq membres s'abstiennent : l' Allemagne, le  Brésil, la  Chine, l' Inde, et la  Russie ; aucun des membres du Conseil ne s'y oppose. C'est un moment unique et quasi miraculeux, emporté de haute lutte. Il ne se reproduira pas avant longtemps.

Première constatation l'ensemble des BRICS a manifesté ses très fortes réticences à ce qu'ils considèrent comme une ingérence dans la politique intérieure d'un Etat menée, qui plus est, par les puissances occidentales dont ils contestent de plus en plus la légitimité à agir comme un directoire mondial dont les émergents sont exclus.

Passé le vote, puis l'attitude positive de l'Assemblée générale et du Conseil des droits de l'homme qui a exclu la Libye, nous avons pu constater un certain climat d'amertume des BRICS, Afrique du Sud comprise, qui dénoncent unanimement une intervention qui aurait outrepassé, voire violé, les termes de la résolution. Ces pays considèrent qu'ils ont été trompés et en tirent les conséquences en affirmant qu'ils ne soutiendront plus d'autres résolutions sur la Syrie ou le Yémen par exemple.

Cette attitude s'inscrit dans ce que Hubert Védrine nous décrivait récemment : celui d'un affrontement avec les émergents pour un nouvel équilibre des pouvoirs. On a pu parler à l'occasion de l'affaire libyenne de premier acte de la nouvelle guerre froide qui oppose pays occidentaux et pays émergents. Cet affrontement se sent particulièrement à l'ONU.

M. Gilbert Roger - S'agissant de la Syrie, la position de la Russie pourrait être qualifiée de « légitimiste » : la Russie défend le droit et l'ordre, pas les régimes. Si les autorités syriennes n'ont pas géré la situation au mieux, et si la réaction a été disproportionnée, c'est à ce gouvernement, ce peuple, cette société civile d'aboutir à un accord sans interférence extérieure. Cette position de principe renvoie au rôle du Conseil de sécurité qui, selon la Russie, doit maintenir la paix et la sécurité mais non pas juger de ce qui est bien ou de ce qui est mal, de choisir d'aider certains et d'éliminer les autres, de décider d'un changement de régime. En clair, mesurer la démocratie n'est pas du ressort du Conseil et la révolution n'est pas un moyen légal de changement des régimes. Les mieux à même de contribuer à résoudre ces conflits sont les voisins immédiats et les organisations régionales ou sous-régionales.

La Chine aux Nations unies applique la politique de patience stratégique, définie par Deng Xiaoping, qui s'appuie sur trois adages : attendre son heure, garder un profil bas, ne pas assumer de leadership. Cette politique reste le cap inébranlable de la stratégie chinoise. Elle se considère également comme un pays en développement, ce qui nous a été rappelé trois fois par l'ambassadeur chinois. Au Conseil elle adopte une position souverainiste et souligne la complexité et la sensibilité du problème, ce qui lui permet de militer pour une résolution de la crise dans un autre format (régional, bilatéral ou national). Le Conseil est, dans cette perspective, bon au mieux à gérer des crises mineures qui sont sans impact pour la Chine. Sans le dire clairement, elle a la même analyse critique et la même opposition que les autres BRICS.

Quelles que soient les motivations mises en avant, ces pays craignent que des concepts, comme la responsabilité de protéger et l'extension des champs de compétences du Conseil de sécurité, ouvrent des possibilités à terme d'ingérence dans leurs affaires intérieures.

Vis-à-vis de la Syrie, notre pays et d'autres condamnent cette attitude et militent pour l'imposition de sanctions fortes et par une prise de position du Conseil de sécurité, même si l'hypothèse d'un recours à la force sous chapitre VII de la Charte n'est pas envisagé. Il n'est du reste pas souhaité par les opposants syriens pas plus que par la Ligue arabe. La France dénonce dans des propos très vifs l'inaction du Conseil et le blocage qu'effectuent ces pays, en particulier la Chine et la Russie qui ont opposé un double veto.

Notre ambassadeur déclarait le 24 octobre : « Les membres du Conseil qui se sont opposés à un projet de résolution ou ne l'ont pas voté devront expliquer face à l'histoire, face à l'opinion syrienne, face à l'opinion publique internationale et face à leur propre opinion publique ce qu'ils proposent de concret pour mettre un terme au bain de sang. Le temps n'est plus aux mots que le régime n'écoute pas, il est aux actes. Choisir l'immobilisme du conseil, c'est soutenir le régime d'Assad, c'est choisir son camp, le peuple syrien l'a compris. »

Quelles évolutions sont possibles à l'ONU sur cette question ?

À court terme, la troisième commission de l'Assemblée générale est saisie d'une proposition de résolution présentée par la France, l'Allemagne et le Royaume-Uni que soutiennent les Etats-Unis. Elle porte sur la question des droits de l'homme en Syrie. Cette résolution a des chances raisonnables d'être adoptée bien que l'ONU soit en général réticente à adopter des textes visant nommément un pays. Pour l'instant, seuls trois pays, l'Iran, la Corée et la Birmanie, sont concernés par de telles résolutions.

L'adoption d'un texte au Conseil de sécurité est, comme nous l'avons vu, beaucoup plus délicat et supposerait une détérioration forte de la situation.

Plusieurs de nos interlocuteurs ont souligné que pour le régime syrien il ne saurait y avoir de marche arrière. Une transition reviendrait pour le président Assad à creuser sa propre tombe. Lors de nos discussions quatre possibilités d'évolution ont été évoquées :

- un coup d'état des militaires qui sont les seuls capables de renverser le régime. Compte tenu du lien entre l'armée et le régime et de la nécessité que cette rébellion soit conduite par un membre influent du clan des Alaouites, cette probabilité est présentée comme faible ;

- une guerre civile et l'intervention éventuelle des deux grandes puissances que sont la Turquie et l'Iran. Les conséquences sur le Liban risquent d'être également considérables avec notamment l'utilisation du Hezbollah de manière directe ou en attaquant Israël pour détourner du sujet syrien. Cette hypothèse n'est pas à exclure ;

- la « prise de la Bastille » par la rue, en particulier à Damas ;

- l'accélération des défections et une meilleure organisation de l'opposition qui conduisent à un basculement progressif des choses.

Ces deux derniers scénarios, ou une combinaison des deux, paraissent les plus probables.

M. Robert Hue - L'autre grand sujet dont nous avons débattu est, bien évidemment, la question de la reconnaissance d'un État palestinien à l'ONU. Elle est directement liée aux printemps arabes puisqu'alors que la région connaît des bouleversements, la légitimité de l'aspiration palestinienne à un État est indiscutable. Notons cependant que si la qualité de peuple opprimé soude les populations derrière leurs dirigeants, les aspirations à la démocratie, la transparence, le partage des responsabilités et des gains de la croissance, la lutte contre la corruption sont aussi des aspirations légitimes du peuple palestinien.

Quelques jours après notre mission, le 11 novembre dernier, la demande d'admission de la Palestine comme État membre n'a pas réuni une majorité de neuf voix au Conseil de sécurité. Le rapport du comité d'admission a souligné les divergences entre les membres et, en tout état de cause, les États-Unis avaient annoncé qu'ils opposeraient leur veto. Le président Obama a prononcé devant l'Assemblée générale l'un des discours les plus pro-israélien des années récentes. Le contexte électoral et l'état de l'opinion publique aux Etats-Unis expliquent cette rigueur. La fermeté du président américain se traduisant directement en gain dans les sondages. Nous avons eu une très intéressante rencontre chez notre Consul avec des experts des sondages, des journalistes et des universitaires qui ont montré les variations des positions du président Obama sur cette question et son effet sur les sondages.

Il était donc connu que la demande palestinienne n'avait aucune chance d'aboutir. Outre son aspect éminemment médiatique, elle permettait de compter les appuis et les oppositions. Par rapport au cas de la Syrie, il est particulièrement intéressant de remarquer que l'opposition entre les pays émergents, en particulier les BRICS, et les pays occidentaux, s'est exactement reproduite.

La position française en faveur de la création d'un Etat palestinien est connue. Il convient d'ailleurs de remarquer que l'idée de deux Etats coexistants dans des frontières sûres et reconnues est unanimement acceptée par la communauté internationale. Elle fait partie de l'acquis. Tous les éléments d'une solution sont sur la table des négociations : la Conférence de Madrid de 1991, le discours du Président Obama du 19 mai dernier, la feuille de route, l'initiative arabe de la paix et les paramètres agréés par l'Union européenne. Pourtant, après 60 ans de conflits, une solution semble plus éloignée que jamais.

C'est la raison pour laquelle, la France, par la voix du président de la République, a proposé un changement de méthode et un calendrier lors de son discours devant l'Assemblée générale de l'ONU le 21 septembre dernier. La reprise des négociations s'accompagnerait de l'octroi d'un statut d'Etat observateur non membre par l'Assemblée générale où une majorité est acquise. Un statut rehaussé et des changements concrets sur le terrain sont inséparables. L'un sans l'autre n'a guère de sens.

Cette proposition française ne s'est pas encore concrétisée, les Palestiniens préférant jouer la carte du Conseil de sécurité, tout en posant leur candidature comme Etat membre de plein exercice dans les agences de l'ONU pour lesquels les Etats-Unis ne peuvent opposer leur veto. L'UNESCO vient, la première, d'accueillir la Palestine comme Etat membre de plein exercice. Selon certains ambassadeurs, son admission crée un capital politique sur lequel il faut investir.

Le vote français en faveur de cette admission tient compte de la nature de cet organisme et était destiné à montrer aux Palestiniens que les choses progressent, qu'ils ne sont pas dans une impasse. Il faut reconnaître que cette décision que nous avons apprise au début de notre séjour n'était pas évidente et qu'elle a surpris. Je m'en félicite naturellement. Cette position n'empêche pas, au-delà d'une contradiction apparente soulignée par M. Mansour, le représentant palestinien, une abstention au Conseil de sécurité.

Comme nous l'a indiqué le représentant américain à l'ONU, cette décision entraîne automatiquement la suspension des contributions des Etats-Unis à l'Unesco ou dans tout autre organisme de l'ONU qui reconnaîtrait un Etat palestinien avant la fin des négociations entre Israël et les autorités palestiniennes. Cette obligation résulte de deux lois adoptées par le Congrès au début des années 90 dont il est évident que le président Obama ne demandera pas la modification dans le contexte actuel. Il en résulte que, si, comme il est probable, les Palestiniens continuent à demander la reconnaissance de leur Etat dans les 16 autres agences de l'ONU, les mêmes sanctions financières s'appliqueront. Selon la représentante américaine, seule l'ONU devrait échapper à cette suppression des cotisations puisque l'octroi d'un statut rehaussé par l'Assemblée générale n'est pas juridiquement l'admission comme Etat membre.

M. Robert del Picchia - Nous nous sommes bien évidemment entretenus avec le représentant palestinien à l'ONU, M. Riyad Mansour, ainsi qu'avec l'ambassadeur, représentant permanent d'Israël, M. Ron Prosor.

Ces entretiens permettent de mesurer le fossé entre les deux protagonistes. De fait, les chances de réussites sont minces tant la confiance est profondément ébranlée entre les parties. Il est évident que la politique du gouvernement israélien sur les colonies s'inscrit dans ce qui est un projet délibéré pour rendre impossible la création d'un Etat palestinien. Selon les propres termes de notre représentant permanent, l'ambassadeur Araud : « C'est une violation patente du droit international et des résolutions pertinentes du Conseil de sécurité ». Cette position est du reste celle de l'ONU exprimée par le porte parole du Secrétaire général : « L'activité de colonisation israélienne est contraire au droit international et à la feuille de route et porte préjudice aux négociations sur le statut final ».

Israël dénonce un discours palestinien unilatéral qui renforce les frustrations et génère de la violence. Le soutien de la France aux initiatives palestiniennes est regretté et le discours occidental est qualifié de deux poids, deux mesures, quand il s'agit d'imposer les mêmes exigences aux Palestiniens. D'autres interlocuteurs que l'ambassadeur Prosor ont regretté l'absence de courage politique de l'Europe qui se contente de son rôle de payeur. Le rôle relativement effacé de la Haute représentante et du SEAE dans les négociations reflète les divisions profondes des Européens sur la question du conflit israélo-palestinien. La vision selon laquelle, en cas de vote à l'Assemblée générale, les Européens s'abstiendraient, est loin d'être certaine. Les pressions américaines seront fortes et des Etats comme les Pays-Bas sont des partisans inconditionnels d'Israël.

Pour l'ambassadeur Prosor, si Israël est en faveur d'un Etat palestinien indépendant, celui-ci ne peut être imposé de l'extérieur. Selon lui, le véritable obstacle à la reprise des pourparlers, ce ne sont pas les colonies mais l'exigence de l'application du droit au retour qui, s'il est mis en oeuvre, revient à la destruction d'Israël. De son côté le premier ministre israélien, qui bénéficie d'un soutien parlementaire et populaire très au-delà de son électorat, s'est déjà engagé de manière considérable par exemple en autorisant le gel des colonies pendant 9 mois, en reconnaissant le principe de deux Etats pour deux peuples, en éliminant de très nombreux barrages routiers. La situation économique en Cisjordanie a connu un taux de croissance de 10 % cette année.

Selon l'ambassadeur, face à ces points positifs, les Palestiniens semblent penser qu'ils n'ont plus besoin de négocier et qu'ils peuvent agir unilatéralement. Les gestes faits par Israël n'ont pas de réciprocité du côté palestinien.

En opposition à l'expression de cette position, le représentant palestinien dénonce les mesures de représailles prises par Israël après l'admission de la Palestine à l'Unesco et la poursuite de la colonisation. Si la communauté internationale n'est pas en mesure de forcer Israël à respecter le droit et ses obligations, les Palestiniens continueront à utiliser d'autres méthodes légales et pacifiques pour faire reconnaître leurs droits. Les candidatures palestiniennes à l'Unesco et dans d'autres agences participent de cette logique.

Les Palestiniens sont reconnaissants à la France pour les propositions faites de reconnaissance du statut d'observateur. Cette option reste ouverte même si l'on peut penser que la reconnaissance comme Etat à l'Unesco pourrait entraîner juridiquement la reconnaissance du statut d'Etat non membre, observateur à l'ONU.

La Palestine demande à Israël de se conformer au droit et de satisfaire aux conditions de la feuille de route, c'est-à-dire l'arrêt des colonies, y compris à Jérusalem-est, pendant les négociations. Les frontières sont celles de 1967 mais peuvent faire l'objet d'adaptations et d'échanges de territoires.

Abordant la question du droit au retour, M. Mansour a souligné que les réfugiés palestiniens ont des droits individuels définis par le droit international. Il faut trouver une solution juste. Il ne s'agit évidemment pas que 5 millions de réfugiés reviennent sur le territoire israélien. Certains reviendront, certains recevront des indemnités justes. Il faut une position pragmatique mais, selon M. Mansour, on ne peut accepter une position qui exclut tout retour, même en nombre limité. Des concessions considérables ont été faites pour accepter que le futur Etat palestinien occupe 22 % seulement de la Palestine historique.

Rappelons que parmi les nombreuses raisons qui s'opposent à la reconnaissance de l'Etat de Palestine dans les organes de l'ONU, figure la crainte que les Palestiniens, s'ils étaient reconnus comme partie à part entière du traité fondant la Cour pénale internationale, puissent la saisir pour juger des violations des droits de l'homme par Israël.

M. Robert Hue - Je rappelle à la commission que l'ambassadeur Prosor a rencontré Mme Marine Le Pen. Rencontre qu'il a ultérieurement qualifiée « d'erreur de parcours », ce dont je doute personnellement.

M. Robert del Picchia - Signalons enfin que l'élection très remarquable du Maroc, par 151 voix, au Conseil de sécurité comme membre non permanent, peut être un facteur d'espoir dans une reprise des négociations. Même si le Maroc est l'élu du groupe africain, il a toujours joué un rôle de médiateur entre Israël et les pays arabes.

M. Gilbert Roger - J'en viens à présent à la situation de l'Iran à l'ONU. L'Iran est un pays dont l'évolution s'inscrit aussi dans le cadre des révoltes arabes. Aucun pays de la zone n'y échappe même si le pouvoir a pu écraser toutes velléités de mouvement populaire de protestation. La déstabilisation de la Syrie, que l'Iran continue de soutenir, y compris très vraisemblablement par des livraisons d'armes, l'éventuelle reprise des négociations entre Palestiniens et Israéliens et leurs conséquences sur le Hezbollah et le Hamas, ne peuvent manquer de se répercuter sur la politique intérieure et extérieure de l'Iran.

Mais l'intérêt que l'ONU porte à l'Iran tient surtout au risque de prolifération que sa politique nucléaire fait courir.

Notre mission a permis de faire un point d'étape sur la mise en oeuvre des sanctions vis-à-vis de l'Iran. Ces sanctions poursuivent trois objectifs : en premier lieu de freiner le programme nucléaire en rendant sa poursuite plus compliquée ; en second lieu faire pression sur le régime pour le pousser à négocier et, enfin ces sanctions ont une valeur d'exemple pour d'autres pays qui envisageraient de prendre la même voie. Il existe de fortes interrogations sur l'effectivité de ces sanctions.

Le rôle régional de l'Iran explique que certains Etats ou groupes d'Etats, comme en Amérique latine par exemple, sont assez peu attentifs à l'application des sanctions et contribuent à leur contournement. Un certain nombre d'informations publiées par la presse font état de violations, d'exportation d'armes et, dans certains cas, de technologies nucléaires. Par ailleurs, un certain nombre de nos interlocuteurs soulignent que l'on n'a pas fait preuve de la même rigueur pour les programmes nucléaires israélien, indien ou pakistanais.

Lors de notre séjour à New York, l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) a annoncé la publication d'un rapport qui démontre de manière claire que le discours iranien sur un programme civil est faux et que les autorités de ce pays développent un programme militaire proche d'aboutir.

Dans ce rapport, publié le 8 novembre, l'AIEA fait état de ses «graves inquiétudes» et détaille des activités iraniennes «spécifiquement liées à l'arme nucléaire».

L'Agence rapporte les activités menées par l'Iran dans tous les secteurs nécessaires pour mettre au point une arme nucléaire : le travail sur des composants en uranium métal, les explosifs, les expériences hydrodynamiques, les codes de calcul, l'initiation neutronique, les préparatifs d'essai nucléaire, l'intégration dans un missile. Elle rappelle que l'Iran a développé clandestinement son programme nucléaire. Le rapport montre que l'Iran n'a jamais réellement coopéré pour répondre aux doutes de l'Agence sur ses activités dans des domaines hautement sensibles, et a rompu tout dialogue en 2008 avec l'Agence sur ces questions.

Par ailleurs, l'Agence rappelle que l'Iran continue ses programmes sensibles à Natanz, Qom et Arak. Toutes ces activités sont en violation des résolutions du Conseil de sécurité et du Conseil des gouverneurs de l'AIEA. Elles n'ont aucun débouché civil crédible.

Les intentions de l'Iran de se doter d'un programme nucléaire militaire ne font donc aucun doute. Nous sommes passés du faisceau d'indices concordants à des preuves. La question qui se pose est donc de savoir quelles mesures vont être prises pour tirer les conséquences de ces révélations ou plutôt de cette confirmation du caractère militaire du programme nucléaire iranien.

Notre pays a une position très ferme sur cette question. Un communiqué du ministère des affaires étrangères précise que : « La France considère qu'il faut franchir un palier dans le renforcement de la pression diplomatique sur l'Iran. Si l'Iran refuse de se conformer aux demandes de la communauté internationale et refuse toute coopération sérieuse, nous nous tenons prêts à adopter, avec tous les pays qui suivront, des sanctions d'une ampleur sans précédent ».

Vis-à-vis de l'Iran, la Chine et la Russie poursuivent des stratégies différentes. La Russie ne veut pas d'un Iran nucléaire qui constituerait une menace à ses frontières et pour ses intérêts. La Russie pourrait se prononcer en faveur d'une politique d'isolement de l'Iran par un accroissement des sanctions, même si ce pays est un partenaire commercial important. Rappelons que la Russie a livré une centrale nucléaire civile à l'Iran. Toutefois, une déstabilisation de l'Iran risquerait de conduire à un raidissement supplémentaire potentiellement dangereux.

La Chine, pour laquelle l'Iran n'est pas une menace, réagit plutôt pour éviter une prolifération nucléaire régionale.

Pour certains de nos interlocuteurs, il ne fait pas de doute que, à terme, le passage à l'acte à un essai nucléaire sera irrésistible pour les autorités iraniennes. Celles-ci penseraient que la politique du fait accompli leur permettrait de connaître le même sort que celui de l'Inde ou du Pakistan, c'est-à-dire celui d'une reconnaissance de facto de leur qualité de puissance militaire disposant de l'arme nucléaire et des vecteurs pour la lancer. La possession de la bombe par l'Iran sanctuariserait le pays et conduirait à un mouvement de prolifération avec ses voisins. Ce « passage à l'acte » n'est cependant pas sûr. S'il est évident que certains extrémistes en Iran y sont favorables, il est douteux que ce soit la ligne de l'ensemble des pouvoirs en raison des risques évidents que constituerait ce pari.

L'une des conséquences immédiates du rapport de l'AIEA a, en effet, été une très vive réaction d'Israël allant jusqu'à envisager une intervention militaire pour la destruction des sites. Pour la première fois de son histoire, Israël définit comme une menace existentielle le programme nucléaire iranien.

Sauf la fuite en avant d'Israël, on peut douter de leurs capacités à détruire un programme qui, au fil des années, a perfectionné ses protections. Par ailleurs, les défenses anti-aériennes iraniennes se sont renforcées et rendraient une intervention coûteuse. Même s'il ne faut pas l'exclure totalement, les conséquences d'une intervention militaire seraient dramatiques pour l'ensemble de la région et pour le monde. L'hypothèse d'une intervention militaire paraît d'autant moins probable que les États-Unis sont en période électorale. Par ailleurs, les structures du pouvoir iranien sont complexes et il faut se rappeler que le président Ahmadinejad dépend totalement du guide suprême l'ayatollah Khamenei.

La question qui est posée à la diplomatie mondiale est donc de savoir comment maintenir l'Iran comme un État du seuil qui lui permet de se voir reconnaître son rôle régional, et le réintégrer progressivement dans le système international pour l'amener à respecter ses engagements de pays signataire du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) et de son protocole additionnel.

Il est frappant de constater que, pour Israël, le but poursuivi par l'Iran est de changer l'environnement stratégique régional dans le cadre d'un conflit, au sein d'une même civilisation, entre chiites et sunnites. Le véritable adversaire des pays arabes sunnites et leur grande inquiétude, ce n'est pas Israël c'est l'Iran. On oublie trop souvent cet aspect fondamental. Au-delà des rodomontades du président Ahmadinejad, il n'est pas certain que le programme nucléaire iranien soit dirigé contre l'Occident ou contre Israël. Il n'en demeure pas moins nécessaire d'éviter un mouvement de prolifération d'autres pays comme la Turquie, l'Arabie Saoudite ou l'Egypte qui se ferait en réaction au programme iranien.

M. Jean-Marc Pastor - La question des printemps arabes et de leurs conséquences a donc été centrale tout au long de cette 66e Assemblée générale. Il nous a paru intéressant, dans ce contexte, de voir comment la voix de l'Europe était entendue à l'ONU.

Lors du précédent déplacement de la commission à New York, en novembre 2010, l'Union européenne, et à travers elle chacun des Etats membres, venait de connaître un grave échec politique.

En effet, le 14 septembre 2010, l'adoption d'une motion de non action, consistant à renvoyer l'examen d'un projet de résolution présenté et élaboré par les 27 pour changer son statut avait une claire signification : l'Union européenne, premier contributeur au budget de l'ONU (40 %), premier donateur d'aide au développement, n'est pas perçue comme une puissance et ne suscite pas le respect. Si la faiblesse du poids politique de l'Europe et de ses principaux représentants n'est pas une nouveauté, le vote de l'Assemblée générale l'avait révélé de manière particulièrement crue.

On peut distinguer deux causes principales de ce fiasco :

La raison de fond est politique : c'est sans aucun doute la réticence des Etats à ce qu'une entité sui generis obtienne des droits dévolus à des Etats, en particulier le droit de s'exprimer d'égal à égal avec d'autres Etats. Il ne faut en effet pas oublier que l'ONU est une organisation d'Etats et que, par définition, le nationalisme y est une sorte de raison d'être.

De plus, de nombreux Etats n'ont pas voulu, en créant ce précédent, ouvrir la boîte de Pandore d'une multiplication de demandes d'autres groupes ou ensembles régionaux. Cela explique le vote négatif de pays comme la Russie ou la Chine mais aussi sans doute l'abstention-trahison d'alliés comme le Canada, la Nouvelle-Zélande et l'Australie. Beaucoup de pays ont voulu éviter une logique d'affrontement entre les blocs au sein de l'ONU. Les petits Etats craignaient de perdre tout poids si les groupes régionaux se renforçaient. De grands pays émergents comme le Brésil ou l'Inde souhaitaient également préserver leur autonomie par rapport à leur groupe régional.

L'Union européenne a repris les négociations et l'Assemblée générale a décidé, le 3 mai 2011, de lui accorder le statut d'observateur, créant ainsi une nouvelle catégorie de membres non étatiques des Nations unies.

Selon les termes du texte, l'Assemblée générale décide « d'adopter les modalités » pour la participation des représentants de l'Union européenne, « en qualité d'observatrice », à ses sessions et travaux et à ceux de ses commissions et groupes de travail, aux réunions et conférences internationales organisées sous son égide, ainsi qu'aux conférences des Nations unies. 

Il est intéressant de noter que dans ce texte, l'Assemblée générale réaffirme qu'elle est un organe intergouvernemental dont le statut de membre à part entière est limité aux États Membres de l'Organisation des Nations unies. 

Depuis cette date l'Union européenne peut être inscrite sur la liste des orateurs prenant part aux travaux de l'Assemblée, avec les représentants des grands groupes, pour faire des interventions, et peut participer au débat général de l'Assemblée générale selon le précédent établi pour les observateurs.  Elle peut également exercer un droit de réponse au sujet de positions de l'Union européenne.

En tant qu'observatrice, l'Union européenne n'a, en revanche, ni le droit de vote, ni celui de présenter des candidats.  Elle ne peut pas non plus se porter coauteur de résolutions ou de décisions, ni présenter de motion d'ordre.

Cette position nouvelle fait toujours l'objet d'une guérilla des petits groupes, notamment de la communauté des Caraïbes (CARICOM), qui interprète le dispositif de la résolution de manière très fermée, précisant notamment que l'Union européenne aura le droit de s'exprimer, mais sans qu'elle n'ait de préséance sur les autres grands groupes régionaux. Vis-à-vis des Etats, l'Union européenne est aussi impopulaire que les autres groupes régionaux sans toutefois en avoir les moyens de pression.

De plus, l'Europe qui a deux de ses membres en tant que membres permanents du Conseil de sécurité auxquels s'ajoutent l'Allemagne et le Portugal comme non permanents, est considérée par les autres groupes régionaux comme surreprésentée au Conseil. C'est du reste ce qui explique l'échec de la Slovénie à laquelle l'Azerbaidjan a été préféré lors du renouvellement des membres non permanents.

Au sein même de l'Union européenne, le Royaume-Uni interprète de manière très littérale le dispositif du traité de Lisbonne, allant jusqu'à paralyser l'expression des 27. L'explication de cette attitude « théologique », juridiquement valide quant à la lettre du traité, est à rechercher dans la politique intérieure britannique. Selon cette analyse, l'Union s'exprime quand elle a une compétence unique, mais ce sont, en fonction de l'efficacité recherchée, soit les Etats, soit l'Union qui parlent quand il s'agit d'une compétence partagée, et seulement les Etats quant l'Union n'a pas compétence. Cette politique de détermination au cas par cas complique indiscutablement les choses et ne contribue pas à donner à l'Europe la place que nous souhaiterions la voir occuper.

Enfin, sur un certain nombre de sujets « le drapeau européen est déchiré ». l'exemple le plus frappant est celui du conflit Israélo-palestinien, mais il en est bien d'autres.

Au-delà de cette crise un peu artificielle, il est frappant de constater que l'image de l'Union européenne à l'ONU n'est pas bonne. Cette image est d'autant plus critiquée que la crise économique et financière qui frappe l'Europe, étale ses divisions et qu'un certain nombre d'Etats rendent l'Europe responsable de la crise mondiale et de ses répercussions sur eux. Les émergents critiquent la répartition des pouvoirs au sein des organisations financières internationales, où les « chaises » ont été rééquilibrées à leur profit et l'influence au sein du G8 et du G20. Sans trop caricaturer, l'Europe est perçue comme une grande ONG qui donne des leçons et qui paye. Surtout, la réalité qu'est l'Europe n'est pas comprise, peut être parce que mal ou insuffisamment expliquée.

Pourtant, il nous paraît évident qu'il n'y a pas d'autre voie qu'une Union européenne plus présente, plus soudée et plus active aux Nations unies. Elle en est le principal bailleur de fonds. Ce sont ses valeurs qui progressent au sein de l'organisation. Les 27 doivent passer moins de temps à se concerter entre eux et consacrer leur énergie à convaincre les 166 autres Etats membres. Nous pouvons espérer que l'un des effets bénéfiques de la crise que nous traversons amène l'Europe sur le chemin d'une plus grande intégration politique, vers une sorte de fédéralisme dont le ministre d'Etat s'est fait l'écho.

M. Robert del Picchia - Quelles conclusions pouvons-nous tirer de ces quelques jours à l'ONU ?

La première est que ces déplacements de notre commission sont indispensables. Ils nous permettent de nous informer aux diverses sources de premier ordre qui sont rassemblées à l'ONU sur les grandes problématiques mondiales.

La seconde est que le « machin » fonctionne de manière assez satisfaisante en dépit de ses faiblesses, de sa lourdeur administrative et de ses difficultés à se réformer. L'ONU est utile, nécessaire et surtout irremplaçable. Son bilan récent est satisfaisant.

Nous n'aurions pas porté un jugement aussi positif il y a quelques années où l'ONU paraissait en crise et en décrochage, en partie en raison de la politique d'unilatéralisme de l'hyperpuissance américaine sous les deux présidences de Georges W. Bush. Décalage par rapport aux émergents qui dénonçaient son manque de représentativité, et menaçaient de s'en retirer au profit de blocs régionaux et marginalisation du fait de la crise économique et financière de 2008 : telle était la situation dans un passé encore récent.

Certes, beaucoup de problèmes restent pendants aujourd'hui.

Si les émergents ne sont pas partis, si les Etats-Unis sont revenus, la réforme de l'ONU et notamment du Conseil de sécurité n'avance pas. Les questions économiques ne sont pas traitées à l'ONU mais au FMI, à la Banque mondiale et surtout dans les nouveaux forums de la gouvernance économique : le G8 et le G20. Une réforme du Conseil économique et social (ECOSOC) est indispensable.

Pourtant depuis 2010 l'action de l'ONU s'est vue confortée avec des succès indéniables. Succès qui correspondent aussi à des lignes directrices de notre diplomatie.

Succès dans le domaine de la paix et de la sécurité internationales en Côte d'Ivoire et en Libye. Prises de position fermes de l'institution et de son secrétaire général partout où les droits de l'homme sont menacés ou bafoués comme en Syrie.

Succès de la mise en oeuvre opérationnelle du concept de responsabilité de protéger.

Progrès dans le domaine des droits de l'homme avec un Conseil des droits de l'homme, créé en 2005, qui commence enfin à répondre aux attentes.

Succès dans le domaine de la réponse humanitaire aux crises, certes imparfaite mais sans équivalent (Haïti 2010, Libye et Corne de l'Afrique...).

Succès incontestable bien que perfectible, de la justice internationale alors que le processus n'a pas vingt ans.

Succès « en creux » des opérations de maintien de la paix que l'on critique beaucoup mais qui se font là où personne ne veut aller et où la situation serait bien pire en leur absence.

Et pendant toutes ces années, dans le domaine normatif, les Nations unies continuent à « produire » des traités, des règles universelles et des mécanismes permettant leur mise en oeuvre et leur respect.

Le Conseil de sécurité, qu'il est question d'élargir depuis près de vingt ans, souffre certes d'un défaut de représentativité, mais force est de constater que son efficacité est incontestable et que paradoxalement, il agit et exécute son mandat plus que jamais. Son plan de charge a été multiplié par quatre depuis 1990.

Point gris : les activités de développement font l'objet d'une rationalisation progressive, mais l'organisation pèche toujours par manque de cohérence. Les fonds et programmes (PNUD, UNICEF, PAM...) et les grandes organisations spécialisées (OMS, FAO, ONUDI, UNESCO...), à des degrés divers, fonctionnent nettement mieux qu'il y a quinze ou vingt ans, mais, en dépit de l'amorce d'une réforme (initiative « One UN » de K. Annan), l'ensemble donne toujours l'impression d'un émiettement préjudiciable à l'efficacité de l'ensemble, au détriment finalement des plus pauvres, censés être les vrais « clients » de l'organisation.

Cette impression est encore plus nette s'agissant de l'environnement, et justifie qu'à l'approche de Rio+20 (juin 2012), la France continue à plaider pour la création d'une Organisation Mondiale de l'Environnement.

Enfin, rappelons que la France, membre permanent du Conseil de sécurité, joue un rôle central aux Nations unies. Elle est force de proposition et d'impulsion. A travers son statut et ses initiatives, à travers ses réseaux (Afrique, francophonie....), elle occupe une place à la mesure du rôle mondial qu'elle entend jouer. Notre intérêt est de voir une ONU forte et active continuer à oeuvrer aux affaires du monde. Encore une fois nous devons rendre hommage à notre diplomatie qui nous permet de tenir ce rang et d'avoir ce rayonnement. Mais nous devons également rappeler que le verbe ne suffira pas éternellement à nous maintenir à ce niveau dans une organisation qui a besoin de moyens. De ce point de vue notre déclin budgétaire, notamment pour ce qui est des contributions volontaires, est extrêmement préoccupant.

M. Jean-Marc Pastor - Nous n'avons pas abordé dans cette communication les questions relatives au changement climatique et à l'environnement. Nous avons rencontré lors de notre séjour M. Brice Lalonde, chargé de la préparation de la conférence de Rio+20 qui se tiendra en juillet dernier et M. Janos Pasztor, directeur auprès du Secrétaire général de l'ONU pour les changements climatiques. Nos discussions ont porté sur la nécessité d'avoir une gouvernance mondiale et de créer une Organisation mondiale de l'environnement. Avec notre collègue Jean Bizet, j'avais déjà évoqué cette question dans le rapport que nous avions fait sur les OGM. Nous avons également longuement évoqué la question des énergies renouvelables et celle de la sécurité alimentaire. Cette question me semble particulièrement importante alors qu'on oblige à mettre en jachère 10 % des terres arables en Europe et que la faim touche près d'un milliard et demi d'hommes, de femmes et d'enfants dans le monde. M. Lalonde doit venir en décembre à Paris, je crois qu'il serait intéressant de l'entendre.

Mme Josette Durrieu - Les printemps arabes sont effectivement au coeur du débat. Nous ne pouvons qu'être préoccupés par la situation en Syrie et ses répercussions. La mèche est allumée et les difficultés sont devant nous. Il faut nous y préparer.

S'agissant du conflit israélo-palestinien, tous les ingrédients d'un accord sont sur la table mais en fait, ce que veulent les autorités israéliennes, c'est le statu quo. La colonisation fait que l'Etat palestinien est virtuel, c'est un état hors sol. Face à cela les Palestiniens déploient une stratégie politique fondée sur le droit et la justice.

En matière de prolifération, l'Iran peut à bon droit nous reprocher une politique de deux poids, deux mesures alors que nous avons accepté qu'Israël, l'Inde et le Pakistan possèdent la bombe.

M. Raymond Couderc - Je remercie nos collègues pour leur rapport de mission. En ce qui concerne l'Europe, je voulais seulement faire une remarque : nous déplorons le faible poids de l'Europe à l'ONU mais comment s'en étonner quand les différents pays européens prennent des positions politiques et diplomatiques opposées !

Audition de M. Gérard Longuet, ministre de la défense et des anciens combattants

Puis la commission auditionne M. Gérard Longuet, ministre de la défense et des anciens combattants.

M. Jean-Louis Carrère, président - Monsieur le ministre, depuis quelques semaines, l'Europe traverse une période agitée. La crise financière sur les dettes souveraines semble remettre en cause l'existence même de l'euro et fait douter du bien fondé de la construction européenne. Mais chaque crise est aussi une opportunité et il faut espérer que l'Union en sortira renforcée.

Dans le court terme cela suppose néanmoins de prendre des mesures immédiates. L'ensemble du budget de l'Etat est mis à contribution. Le budget de la défense ne fait pas exception.

Vous avez déposé un amendement à l'Assemblée nationale de réduction de 167 millions d'euros sur le budget initial de la mission défense, au titre du plan d'économies supplémentaires d'un milliard annoncé le 24 août par le Premier ministre. Ces réductions de crédit portent notamment sur le programme « équipement de forces » pour 88,3 millions d'euros. Mais comme par ailleurs vous avez obtenu un surplus de recettes de la cession des fréquences de 86 millions d'euros, cela devrait au final ne pas impacter le 146 et si je comprends bien - la baisse ne sera pas de 167 millions d'euros, mais (167 moins 86 égale 81 millions d'euros). Est-ce bien cela ?

Nous sommes désireux d'entendre vos explications. Sur quoi porteront exactement ces réductions de crédit ?

Vous avez évoqué, à l'Assemblée nationale, une réduction supplémentaire de 100 millions d'euros. Cette réduction est-elle confirmée ? Et, si oui, sur quoi portera-t-elle ?

Par ailleurs, nous avons reçu hier, avec mon collègue Daniel Reiner, des représentants syndicaux du groupe Safran qui ont beaucoup de mal à comprendre quelle est la stratégie industrielle de l'Etat qui veut les marier à tout prix avec Thalès. Comme nous avons-nous-même beaucoup de mal à comprendre, je souhaite que vous nous expliquiez quelle est la stratégie suivie. Mais mon collègue Daniel Reiner va surement vous questionner plus en détail sur ce point. Je vous cède la parole.

M. Gérard Longuet, ministre de la défense et des anciens combattants -J'étais venu le 11 octobre dernier vous présenter les grands traits du budget de la défense. Je suis à présent en mesure de vous détailler la manière dont les deux plans d'économies complémentaires décidés -un milliard d'euros annoncés le 25 août puis 500 millions supplémentaires le 7 novembre- vont affecter notre budget.

Un mot tout d'abord sur ces réductions de crédits.

Le premier abattement sur les crédits du PLF 2012 décidé au mois d'août représente 185 millions d'euros en moins pour le ministère de la défense et des anciens combattants.

Le second abattement sur les dépenses de l'Etat de 500 millions d'euros du 7 novembre dernier se décompose en 380 millions d'euros d'économies sectorielles, dont 101 millions d'euros pour le ministère de la défense, et 120 millions d'euros d'économies transversales.

Dans le cadre de la réduction du train de vie de l'Etat, le cabinet du Premier ministre a décidé la mise en oeuvre de plusieurs « économies transversales », pour un montant total de 120 millions d'euros en 2012.

Ces mesures transversales ont été ventilées par ministère, de manière unilatérale et mathématique par le Premier ministre. Ces prélèvements viennent juste de nous être connus.

Un jour de carence dans la fonction publique en cas d'arrêt maladie sera instauré. Le gouvernement a souhaité rapprocher les règles d'indemnisation des fonctionnaires en cas de maladie de celles des salariés du privé. Il a décidé d'instaurer une journée de carence sur les primes et le traitement de base pour les fonctionnaires en cas d'arrêt maladie. Pour l'heure, le délai de carence ne s'applique qu'au secteur privé, où il est de trois jours. Le ministère du budget vient de nous communiquer le montant de notre réduction de crédits à ce titre qui sera de 17,6 millions d'euros.

Autre mesure transversale, l'abattement sur les dépenses de communication et de représentation. Là encore, le prélèvement sur la mission défense sera conséquent puisque, sur les 40 millions d'euros économisés par l'Etat sur les dépenses de communication et représentation en 2012, la contribution du ministère de la Défense et des Anciens Combattants est de 7,4 millions d'euros. Cette contribution est élevée car l'assiette retenue par le budget ne concerne pas les seules dépenses de communication du ministère de la défense et des anciens combattants, mais elle intègre les dépenses liées aux campagnes de recrutement pour 14 millions d'euros, qui sont pourtant des dépenses obligatoires dans une armée fondée sur le volontariat, effectuées par les services en charge des ressources humaines de chaque armée, ainsi que des études. Si l'on avait retiré de la base des dépenses de communication stricto sensu le montant des campagnes de recrutement, soit 15 millions d'euros, notre économie aurait été inférieure de 3 millions d'euros.

Finalement, ce sont donc 25 millions supplémentaires (17,6 + 7,4) qui seront prélevés sur notre dotation 2012 au titre des mesures transversales et 126 millions d'euros au titre global du « deuxième Rabot ».

Ajoutés aux 185 millions d'euros d'août, le ministère a donc dû absorber un abattement au projet de loi de finances pour 2012 de 311 millions d'euros, dont 280 millions d'euros sur la mission Défense.

Comment avons-nous réparti ces réductions de crédits ?

Notre objectif a été d'éviter de retarder l'exécution de la loi de programmation. Il s'agit donc de mesures financières constatant des économies ou destinées à être compensées par des autorisations de consommation de reports de crédits ou par des excédents de recettes exceptionnelles.

Le détail de ces réductions de crédits est le suivant :

- 27 millions d'euros ont été imputés à la mission « Anciens Combattants ». Cet abattement correspond à des marges de manoeuvre résiduelles apparues en fin de gestion 2011 sur le programme 169 (qui doté de 3,070 Md€) et qui seront reportés en 2012 :

- 4 millions d'euros seront prélevés sur la « Recherche duale », le programme 191, ce qui touchera le CEA et le CNES ;

- la dotation du programme 144 « Environnement et prospective de la politique de défense » sera réduite de 10,5 millions d'euros, sur un total de 1,792 milliards d'euros.

A l'issue d'une nouvelle prévision d'exécution pour 2011, il ressort que près de 6,5 millions d'euros de crédits provenant de la subvention Djibouti ne seraient pas utilisés et seraient donc reportés en 2012. Cet écart est lié à l'absence de prise en compte de la rétrocession de la TVA acquittée par les Forces françaises à Djibouti. Cette baisse du besoin en 2011 ne remet pas en cause le montant total que la France doit verser à Djibouti de 30 millions d'euros chaque année.

Par ailleurs, la dotation aux études opérationnelles et à caractère technico-opérationnelles subira une baisse de 1,5 million d'euros.

Enfin trois opérateurs, trois écoles, contribueront aux réductions de dépenses, à hauteur de 1,2 million d'euros, par une baisse du fonds de roulement de l'Ecole nationale supérieure des ingénieurs des études et techniques d'armement. Il s'agit de l'ENSTA Bretagne, ex ENSIETA pour 0,3 million d'euros, de l'Ecole nationale supérieure de techniques avancées (ENSTA) pour 0,4 million d'euros et de l'Ecole polytechnique pour 0,5 million d'euros ;

- l'équipement des forces -programme 146- supporte une baisse de 89,9 millions d'euros, sur un total de 10,712 milliards d'euros. 86 millions d'euros d'abattement seront compensés par le surcroît de recettes exceptionnelles, au-delà de la prévision de la loi de finances 2011, sur le produit de cession des fréquences Rubis. A la suite de l'appel d'offres sur les fréquences Rubis par l'ARCEP, le ministère de la défense et des anciens combattants a obtenu 936 millions d'euros de recettes exceptionnelles contre 850 millions d'euros prévus en loi de finances initiale, soit un excédent de 86 millions d'euros. Ces crédits ne pourront être consommés en 2011 et seront par conséquent reportés sur le CAS Fréquences en 2012. Une annulation des crédits budgétaires en CP à due concurrence du programme 146 est donc envisageable sans remettre en cause la programmation militaire.

Par ailleurs, il est proposé de diminuer les frais généraux du CEA de 2,3 millions d'euros ;

- l'emploi des forces -le fonctionnement- c'est-à-dire le Programme 178, pourtant très contraint, connaît lui aussi une baisse de 88,1 millions d'euros, sur un total de 21,9 milliards d'euros de dotation initiale.

Les économies concernent le fonctionnement et, plus particulièrement, la « compensatrice SNCF » du fait des négociations en cours. L'objectif est de parvenir à diminuer la facture dès 2012 de 5 millions d'euros. A champ inchangé des ayants-droit, cette économie nécessite un effort commercial de la SNCF dans les négociations en cours sur le renouvellement de la convention.

Par ailleurs , une économie supplémentaire de 20 millions d'euros peut être mise en oeuvre sur l'entretien programmé du matériel (EPM) compte tenu de la progression importante prévue des ressources de l'EPM au PLF, + 7%, et de la perspective d'une nouvelle plus-value sur la cession des fréquences Félin de 800 MHz en 2012, voire de cessions de matériels.

De plus, les prévisions de fonds de concours et d'attributions de produits pour 2012, liées à des cessions de matériels, pourraient être revues à la hausse si la vente du TCD Foudre au Chili se concrétisait pour 40 millions d'euros. Ce sont la moitié, soit 20 millions d'euros de recettes nouvelles, que nous prélevons pour gager des économies.

Enfin, des ressources supplémentaires non programmées en 2011 vont nous aider à réaliser encore 23 millions d'euros d'économies. Il s'agit notamment des attributions de produit issues du rattachement de ventes de biens mobiliers au Domaine (mobilier de bureau, véhicules, fournitures ...) qui étaient, depuis 2010, sur un compte d'attente. Ces ressources supplémentaires perçues en 2011 seront reportées, permettant ainsi une économie à due concurrence en 2012 ;

- le soutien de la politique de défense, qui est la politique immobilière, les restructurations, c'est-à-dire le programme 212, enregistre, lui aussi, une contraction de 91,4 millions d'euros en crédits de paiement sur 3,1 milliards d'euros de dotation initiale.

Au regard du rythme de paiements sur les opérations d'infrastructures en 2011, il apparaît que les crédits non consommés pourraient atteindre cette année au moins 76 millions d'euros et être reportés de 2011 sur 2012 sur le programme 212. Un abattement équivalent pourrait dès lors être mis en oeuvre au PLF 2012, compensé par la consommation des reports en gestion 2012.

Par ailleurs, malgré les économies déjà prises en compte au titre du FRED en 2011 et 2012, tous les crédits ne devraient pas être consommés en 2012 compte tenu du décalage important entre la signature des CRSD et des PLR et les décaissements. Une économie de 10 millions d'euros pourrait être prise en compte. Cette économie ne remet pas en cause le plan de financement économique des restructurations dont 213 millions d'euros sont financés par le FRED.

Par ailleurs, la prise en compte de recettes de cessions de biens mobiliers permet de réduire les dotations budgétaires de 3 millions d'euros.

Enfin, une économie de 0,5 million d'euros est réalisée sur trois opérateurs :

- une économie de 0,2 million d'euros concerne l'établissement de communication et de production audiovisuelle de la défense (ECPAD) ;

- une économie de 0,2 million d'euros est réalisée sur l'établissement public administratif du service hydrographique et océanique de la marine (SHOM) ;

- enfin, une économie de 0,1 million d'euros est réalisée sur le Musée de l'armée.

En définitive, le ministère supporte 311 millions d'euros d'abattements au PLF 2012 dont 280 millions d'euros sur la mission défense.

Il convient toutefois de souligner que ces économies, largement financées par les reports de crédits et les surcroîts de recettes exceptionnelles, ne remettent pas en cause l'exécution de la loi de programmation.

M. Daniel Reiner - Je vous remercie, Monsieur le ministre, pour toutes ces explications. Je comprends que le meilleur prix obtenu pour la cession des fréquences permettra de limiter les réductions budgétaires à 181 millions d'euros. Mais, au total, si on prend en compte l'inflation, nous aurons, en 2012, des crédits d'un montant identique à ceux que nous avions en 2011.

Ma première question a trait aux rectifications de frontières entre, d'une part, Thalès et, d'autre part, Sagem-Safran sur les filières « optronique » et « centrales inertielles ». Nous savons qu'il y a eu un protocole d'accord entre l'Etat et Thalès lorsque Dassault est entré au capital de cette entreprise. Ce n'est pas absurde en soi et il est parfois utile de remettre les choses en ordre. Diverses propositions de Joint Venture et de rapprochement ont été faites. Toutefois, au bout d'un an et demi, il ne se passe rien et le PDG de Safran vient d'annuler la tenue du conseil d'administration qui devait se prononcer sur les dernières propositions. Nous avons bien compris qu'il y avait trois volets dans ce projet : un volet financier, un volet industriel et un volet social. A ce stade, tout le monde -les salariés, les syndicats, les partenaires industriels et, en tout premier lieu, les parlementaires- voudraient comprendre quelle est aujourd'hui la stratégie de l'Etat-actionnaire ?

Ma deuxième question a trait aux drones. Je vous remercie d'avoir répondu à mon courrier vous demandant, au nom de mes collègues rapporteurs, de nous fournir « l'étude minutieuse » de la DGA sur laquelle vous vous êtes fondé pour prendre votre décision d'entrer en négociations exclusives avec Dassault pour importer un drone MALE israélien. Le moins que l'on puisse dire est que cette étude, un simple powerpoint de présentation de quinze pages, ainsi que la lettre qui l'accompagne, ne nous ont pas convaincu. Vous admettez, en effet, que ce drone, fruit de la « collaboration » entre Dassault et IAI, sera 30 % plus cher et 20 % moins performant que le drone américain, ce qui est encore loin du compte selon nos propres estimations. De surcroît, vous n'avez pas parlé des délais, car le drone israélien arrivera plus tard, ni des besoins opérationnels que ce drone ne satisfait pas car il n'a pas été conçu pour être armé. Au fond, le seul argument justifiant ce choix serait de nature industrielle. Or, de ce point de vue, plus on regarde ce dossier et moins on comprend ce que vous avez voulu faire. La participation de Dassault, selon nos informations est minime et n'ajoute rien à ses compétences dans la perspective du futur drone franco-britannique. Donc nous renouvelons notre question : pourquoi avez-vous fait ce choix qui ne nous paraît pas de nature à poser les bases d'une filière industrielle française de drones ? Vous avez une explication politique à fournir à la représentation nationale, car c'est vous qui avez pris la décision en tant que ministre. C'est votre choix et c'est vous qui en porterez la responsabilité.

M. Gilbert Roger - Ma question est simple. Nous étions censés acheter cinq Rafale par an, nous en achetons onze. Cette « Rafalisation » accélérée conduit à écarter toute une série d'opérations de modernisation indispensables- je pense à la rénovation des Mirage 2000 D. Or si on ne fait pas cette rénovation, on va le payer cher dans le futur.

M. Didier Boulaud - Pouvez vous confirmer les informations dont la presse fait état sur le Rafale - Abou Dhabi - l'Eurofighter.

M. Jean-Pierre Chevènement - Les dernières prévisions budgétaires à l'horizon 2016 font état d'un déficit budgétaire à 0 %. Comment allons-nous y arriver ? Pouvez-vous nous donner quelque éclairage ?

M. Gérard Longuet - Il est impossible de poursuivre indéfiniment sur la voie des déficits budgétaires. Est-ce que la défense sera une variable d'ajustement ? La réponse est clairement non. Sera-t-elle solidaire de la politique nationale ? La réponse est oui. Pour l'instant, nous sommes dans l'épure de la loi de programmation militaire, elle-même issue de la réflexion sur le format des armées effectuée dans le cadre du Livre blanc. Une révision du Livre blanc sera bientôt effectuée. Il faut dire que nous avons bénéficié de cessions d'actifs qui nous ont permis de respecter cette programmation. Or ces cessions ne sont pas renouvelables.

Les trois autres questions convergent autour du thème de la politique industrielle. Vous savez comme moi que l'Etat propriétaire a des points de vue différents. Vu de Bercy, de l'Agence pour les participations de l'Etat, l'objectif est d'optimiser la valeur patrimoniale de nos participations. Le meilleur moyen pour ce faire est que les entreprises dans lesquelles l'Etat investit dégagent des bénéfices...

Du point de vue de l'Etat stratège, du ministère de la défense, c'est différent. L'Etat est certes actionnaire de Thalès, d'EADS, de Safran, de DCNS, de Nexter, et indirectement de Dassault Aviation, mais il en est aussi le client. Aucune exportation des produits de ces entreprises ne pourrait se faire sans que l'Etat donne son accord. Du reste, le ministère de la défense n'a pas qu'un seul point de vue. En tant que ministre de la défense, j'ai un bras opérationnel avec le chef d'état-major, qui demande le meilleur matériel, le plus rapidement possible et qui peut succomber à la tentation de l'achat sur étagère, et j'ai un bras industriel avec le délégué général pour l'armement, qui prend en compte les intérêts industriels à long terme. Nous avons quand même, en France, une longue tradition d'ingénieurs, de physiciens nucléaires, qui ont su construire la force de dissuasion. Notre pays assure 6 % des exports mondiaux d'armement, contre 54 % pour les Etats-Unis, 12,5 % pour le Royaume-Uni, 8 % pour la Russie, 5 % pour Israël. C'est une performance remarquable quand on sait que nous ne pesons que 1 % de la population mondiale et 4,5 % de l'économie mondiale. Cela veut dire que le volontarisme industriel de l'Etat a du sens.

Or, pour avoir les meilleurs prix, il faut accepter la concurrence, y compris la concurrence franco-française. Si nous sommes obligés de recourir à des fournisseurs étrangers, nous sommes soumis à leurs conditions de prix et à leurs conditions d'usage. L'Etat doit-il accepter le monopole ? Non, sinon il aura face à lui des vendeurs désinvoltes. Il vaut mieux des industriels duaux tels qu'Eads, Safran, Thalès, Dassault, qui n'encourront pas la disparition et pourront toujours vendre leur production civile si l'Etat ne leur commande pas autant qu'ils le souhaitent en équipements militaires.

L'affaire des drones est emblématique. Il faut la regarder non pas du point de vue de l'EMA, mais du point de vue de la DGA. Le drone c'est d'abord un problème de chaîne mission. L'avion est secondaire.

Dans l'affaire Sagem-Safran, l'Etat est actionnaire de Safran. Il est également actionnaire de Thalès. On a envisagé des rectifications de frontières, dont je dois dire qu'au départ, elles n'étaient pas très équilibrées. Safran aurait perdu des activités profitables en échange d'argent dont il n'avait pas besoin. Sagem est une très belle affaire. Elle a des pôles de compétence qui font l'honneur de ses salariés. Du reste, l'entreprise a une particularité : l'importance de l'actionnariat salarié. Club Sagem est le deuxième actionnaire derrière l'Etat.

Or dans toutes les décisions concernant Thalès et Safran, les représentants de l'Etat au conseil d'administration de ces sociétés ne peuvent pas voter car ils seraient en conflit d'intérêt. Nous sommes donc le premier client, le premier actionnaire et nous n'avons pas notre mot à dire. Tout accord qui ne serait pas accepté par les actionnaires majoritaires en dehors de l'Etat, les salariés actionnaires dans un cas, Dassault dans l'autre, ne serait pas voté.

Il y avait donc une proposition de rectification de frontière : toute l'optronique chez Thalès et tout l'inertiel chez Safran. Cet échange était déséquilibré car si l'optronique de Safran représente un gros volume d'activité, ce n'est pas le cas de l'inertiel de Thalès.

La deuxième possibilité était d'envisager une mise en commun de l'ensemble des activités concernées au sein de sociétés communes. Mais cette piste n'a pas abouti.

Enfin, il y a une troisième voie : faire en sorte que les meilleures équipes des deux entreprises s'entendent et que l'on fasse une société commune d'ampleur plus limitée, mais qui évite à l'Etat de dupliquer les crédits de recherche. C'est dans cette voie que nous nous sommes engagés. Mais cela prend du temps.

S'agissant des drones, vous avez l'explication de mon choix. Nous avons, pour des raisons que je ne m'explique pas, raté la première marche des drones MALE. Pour la deuxième, nous avions le choix entre trois solutions : le Harfang de nouvelle génération, le Reaper américain et le Héron TP de Dassault. Le Harfang, c'était exclu. Du reste, sa mise au point a été longue et chère et nous ne voulons plus de ça. Dassault est un industriel fiable qui respecte les calendriers et la qualité. Mais c'est plus cher. Effectivement, le drone Héron TP sera 30 % plus cher et environ 20 % moins performant que le drone américain Reaper. Mais il permettra de construire le socle industriel de la filière drone en France. Dans le cas du Reaper, nous n'aurions eu aucun transfert de technologie. Nous achèterons le drone Héron TP pour les mêmes raisons que l'Inde pourrait nous acheter le Rafale : il est plus cher que les avions américains, mais il autorise des transferts de technologie.

S'agissant du Rafale, la décision est en cours en Inde. En Suisse, ils sont également en phase de décision. Il n'y a pas de problème d'argent ni de problème de reprises d'avions anciens et ils ont l'habitude de travailler avec les techniciens français. A Abou Dhabi les négociations sont très difficiles. Les Emiratis voudraient qu'on leur reprenne leurs Mirage 2000-9. La démonstration du Rafale au Dubaï Air Show a été éblouissante. Cet avion a un prix. Il remplacera trois avions, puisqu'il est capable de faire de la reconnaissance, de l'attaque au sol et de la défense aérienne. Cela génère des économies d'équipement et des économies d'équipage.

Sur le fait que nous ayons décidé d'en acquérir onze à défaut de six, cela est normal, puisque nous l'avions intégré dans la construction du programme.

M. Jean-Louis Carrère, président - Cela fait de l'Etat la variable d'ajustement de Dassault.

M. Gérard Longuet - non, la variable d'ajustement des exportations.

M. Christian Poncelet - Est-on condamné à ce que l'Etat joue le rôle de variable d'ajustement ?

M. Gérard Longuet - Oui, parce que sinon l'industriel monte les prix.

Jeudi 17 novembre 2011

- Présidence de M. Jean-Louis Carrère, président -

Loi de finances pour 2012 - Mission Aide publique au développement - Examen d'un amendement

La commission procède à l'examen d'un projet d'amendement présenté par MM. Christian Cambon et Jean-Claude Peyronnet, co-rapporteurs des crédits de la mission « Aide publique au développement » sur la première partie de la loi de finances pour 2012.

M. Jean-Louis Carrère, président - Mes chers collègues, avant l'audition de ce matin, je voudrais céder la parole aux deux co-rapporteurs du budget de l'aide au développement qui souhaitent nous proposer un amendement sur la première partie de la loi de finances. Dans la mesure où le délai limite est fixé à 11 heures aujourd'hui, il nous faut examiner ce projet d'amendement avant l'audition pour permettre, si vous l'adoptez, de le déposer au nom de la commission des affaires étrangères. J'ai compris que cet amendement constituait un aboutissement de la réflexion des rapporteurs sur l'évolution des crédits. Nous n'avons pas le temps d'examiner ce matin l'ensemble des crédits de développement. En revanche je vous demande de bien vouloir écouter la proposition des co-rapporteurs et de vous prononcer à l'issue de leur exposé, sachant que nous ne sommes engagés auprès de M. Maïla à ne pas empiéter plus d'un quart d'heure de son audition compte tenu de ses engagements à 10 h 30.Je vous remercie.

M. Christian Cambon, co-rapporteur - Monsieur le Président, Mes chers collègues, en 2006, la France a adopté la taxe sur les billets d'avion. Nous étions les premiers à adopter ce type de financement innovant. Depuis cette date, vous payez, nous payons 1 euro ou un peu plus par billet. Personne ne le sent, aucun impact n'a été observé, ni sur le trafic aérien français, ni sur le tourisme et pourtant nous contribuons ainsi à hauteur de plus de 150 millions par an, au financement de campagnes de vaccinations dans le monde. C'est une des plus belles réussites de l'aide au développement de ces dix dernières années. Les campagnes de vaccinations de UNITAID ont conduit à une diminution formidable du taux de mortalité infantile en Afrique. Comme l'a souligné le rapport de Bill Gates aux membres du G20, en 1960, 20 millions d'enfants de moins de cinq ans ont trouvé la mort. En 2010, moins de 8 millions d'enfants de moins de cinq ans sont décédés. Entretemps, la population avait doublé et le taux de mortalité des moins de cinq ans a diminué de plus de 80 %.

Depuis la communauté internationale a pris de nouveaux engagements. Le bilan à l'ONU, en septembre dernier, a montré des progrès considérables. Il a aussi mis en lumière le fait que nous n'atteindrons pas les objectifs du millénaire pour le développement faute de financements. Les budgets nationaux n'y suffiront pas d'autant plus que la lutte contre le réchauffement climatique risque d'exiger des montants presque aussi importants que ceux prévus pour atteindre les seuls objectifs liés à l'agenda 2015.

Pour cette raison, la France se bat depuis cinq ans pour instaurer au niveau international une taxe sur les transactions financières. La France a créé un groupe de travail de haut niveau pour faire avancer ce dossier à l'ONU, au FMI, au G20. Ce travail a en partie porté ses fruits puisqu'il existe aujourd'hui un consensus pour dire que cette taxe est techniquement faisable. Comme pour la taxe sur les billets d'avion, les professionnels du secteur nous disent que c'est irresponsable, infaisable, impensable. Mais les derniers rapports du FMI et du G20 sur ce sujet confirment la faisabilité technique d'un tel dispositif sous réserve qu'il s'agisse d'une taxation sur une base la plus large possible à un taux très faible.

Le Président de la République a fait de cette taxe un des objectifs du G20. Et on se souvient de la conférence de presse il y a 10 jours dans lequel il soulignait qu'une telle taxe était techniquement possible, financièrement indispensable et moralement incontournable.

Un accord n'a pas pu être trouvé au sein du G20 pour que cette taxe soit adoptée par l'ensemble de ses membres.

Nous vous proposons par cet amendement de manifester la détermination de la commission et partant du Sénat à soutenir ce dispositif. Cet amendement instaure une taxe sur l'ensemble des transactions financières dans un plafond de 0,05 %. Charge au ministère de l'économie et des finances de moduler le taux en fonction du type de transactions et de déterminer les modalités de liquidation et de recouvrement.

Il s'agit de donner la possibilité au Gouvernement de définir les modalités et le taux de cette taxe en concertation avec nos partenaires européens, mais d'en acter le principe. Comme l'a souligné le ministre de la coopération lors de la dernière conférence de haut niveau sur le G20 développement : « un taux très bas reposant sur une assiette très large évitera les risques de contournement et d'évasion sans peser sur la compétitivité des places financières ».

M. Jean-Claude Peyronnet, co- rapporteur - Dans notre esprit, une taxe sur les transactions financières n'est pas une punition et comporte au contraire une dimension éthique importante.

L'opinion publique souhaite que les acteurs qui bénéficient le plus de la mondialisation contribuent à l'effort collectif pour la rendre plus équilibrée et plus solidaire.

Comme la taxe sur les billets d'avion, cette taxe préfigure ce qui pourrait devenir la base d'une fiscalité mondiale pour financer des politiques publiques globales. On le voit bien dans le domaine de la lutte contre les épidémies ou contre le réchauffement climatique, certains défis se posent aujourd'hui au niveau mondial. Pour lutter contre le sida, pour préserver la biodiversité, ou lutter contre le réchauffement climatique, il faut établir des stratégies mondiales assises sur des financements adaptés.

Avec la taxe sur les billets d'avion, nous avions commencé tous seuls. Nous avons été rejoints par une dizaine de pays, treize autres pays sont membres d'UNITAID et pourraient contribuer dans le futur à travers une taxe sur les billets d'avion. Nous vous proposons de faire de même avec la taxe sur les transactions financières en laissant la possibilité au Gouvernement, parallèlement aux négociations au niveau communautaire, de fixer un taux extrêmement faible puisque l'amendement prévoit un taux maximal de 0,05 %.

Les études de faisabilité estiment le rendement de cette taxe au niveau français d'au maximum 12 milliards d'euros si on applique le taux maximal de façon uniforme. Cela laisse une marge de manoeuvre au Gouvernement pour fixer un taux intermédiaire en attendant de trouver une solution au niveau de la zone euro.

La solution la plus efficace serait évidemment d'instaurer cette taxe d'emblée au niveau communautaire. Des négociations sont en cours entre les Etats membres. Vous imaginez les réticences de la Grande-Bretagne. L'Allemagne en revanche avait affirmé un accord de principe pour promouvoir avec la France l'instauration de ce type de financement.

Il s'agit donc de peser sur la détermination du Gouvernement et sur la négociation pour affirmer le volontarisme de la représentation nationale sur ce sujet. C'est un sujet très consensuel qui dépasse les clivages politiques, il n'y a pas une taxe de gauche et une taxe de droite. L'Assemblée nationale avait adopté à l'unanimité une résolution en faveur de cette taxe. C'est le sens de notre démarche conjointe des deux co-rapporteurs. C'est par ailleurs cohérent avec les travaux de mon collègue Christian Cambon qu'il avait menés avec mon prédécesseur André Vantomme.

Quelles sont les chances que cet amendement prospère ? Nous avons bon espoir qu'il puisse recevoir un accueil favorable de la commission des finances et partant du Sénat, pourrait-il perdurer au-delà. Il est difficile de le savoir. Cela dépendra en partie de l'état des négociations. Si le Gouvernement le juge utile, il pourra saisir la balle au bond et il nous reviendra de l'avoir lancée. S'il juge le dispositif prématuré, il aura la possibilité de le supprimer du texte définitif. Mais nous aurons au moins marqué la direction vers laquelle nous devons tendre.

Mme Hélène Conway Mouret - Je soutiens cet amendement qui me semble aller dans le bon sens. Je souhaiterais savoir si la stratégie adoptée consiste à faire de la France le premier pays qui adopte ce dispositif afin d'obtenir un effet d'entraînement.

M. Christian Cambon, co-rapporteur - Tout à fait, il y a aujourd'hui un consensus pour dire que ce type de dispositif est techniquement faisable. Il faut aujourd'hui joindre les actes aux paroles et essayer de faire avancer ce dossier en montrant l'exemple afin que les négociations, notamment au niveau communautaire, puissent avancer.

M. Daniel Reiner - Je soutiens la démarche proposée. J'observe qu'il s'agit d'une vieille lune avec la taxe « tobin ». Je suis heureux de voir que cet axe que nous défendions depuis des années fait aujourd'hui l'objet d'un consensus, non seulement à gauche mais aussi à droite. Je me félicite de cette conversion des libéraux à une taxe qui porte sur les transactions financières.

M. Jeanny Lorgeoux - Je me félicite de cette initiative.

M. Jean-Pierre Chevènement - Je constate que les taux proposés sont extrêmement faibles et il me semble qu'il conviendrait d'être plus énergique car le produit de cette taxe me semble encore négligeable par rapport aux enjeux.

M. Jean-Louis Carrère, président - Il s'agit d'une démarche progressive qui consiste à amorcer la pompe pour faire la preuve que ce dispositif est pertinent. Je mets aux voix cet amendement.

L'amendement est adopté à l'unanimité.

Audition de M. Joseph Maïla, directeur de la prospective du ministère des affaires étrangères et européennes

La commission auditionne M. Joseph Maïla, directeur de la prospective du ministère des affaires étrangères et européennes.

M. Jean-Louis Carrère, président - Monsieur le directeur, c'est avec un grand plaisir que nous vous accueillons devant notre commission pour cette audition consacrée aux évolutions du contexte stratégique depuis 2008, c'est à dire depuis l'adoption du Livre blanc sur la sécurité et la défense. C'est la deuxième fois que nous vous entendons en commission puisque vous étiez déjà venu lorsque vous dirigiez le Pôle religions du ministère. Je rappelle que ce pôle a pour objectif d'intégrer dans notre réflexion diplomatique le fait religieux et qu'il a joué un rôle important pour expliquer la position de notre pays dans l'affaire du voile et pour présenter la conception de la laïcité qui est la nôtre. Nous vous interrogerons sans doute sur la montée en puissance des partis et des groupes islamistes au sein des printemps arabes.

Vous êtes à la tête d'une direction à laquelle nous nous sommes intéressés de près dans le cadre des travaux sur l'anticipation qu'a menés, en notre nom, notre collègue Robert del Picchia. Du reste le ministre d'Etat, comme l'a fait le premier ministre encore récemment devant l'IHEDN, constate notre « myopie collective » pour déceler les prémisses des printemps arabes. Ma question est simple : avons-nous subi une chirurgie laser pour remédier à cette myopie ? Mais avant d'en arriver là nous voudrions vous entendre dans le cadre de nos travaux de préparation de la révision du Livre Blanc sur la sécurité et la défense de 2008.

Cette révision doit intervenir en 2012, vraisemblablement à cheval sur les élections présidentielles et législatives. Le Gouvernement a demandé au Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) de conduire, dès à présent, une réflexion sur les évolutions du contexte stratégique. Cette réflexion a commencé dès le mois de septembre et devrait se conclure fin décembre par la remise d'un rapport qui sera examiné par le Conseil de défense et approuvé par le Président de la République. Le Secrétaire général, M. Francis Delon, devrait venir présenter les travaux du SGDSN devant notre commission début décembre.

Afin de pouvoir exprimer nos propres analyses de manière utile, nous avons mis en place des groupes de réflexion dont le mandat est d'identifier, non pas tous les changements intervenus de manière exhaustive, mais les principales lignes de fracture ou les principaux mouvements de la tectonique des pouvoirs.

Nous avons ainsi souhaité nous concentrer sur : les conséquences des printemps arabes ; l'OTAN, l'Union européenne et « alliances » en général ; les menaces transverses ; les conséquences des crises économiques et financières.

Monsieur le directeur, je vous passe la parole.

M. Joseph Maïla, directeur de la prospective du ministère des affaires étrangères et européennes - La direction de la prospective a participé de manière très active aux travaux du SGDSN notamment pour tout ce qui concerne la révision de la notion de menace, le repérage des menaces transverses, l'évolution du contexte stratégique et, en particulier, les conséquences des printemps arabes qui furent des « surprises stratégiques » selon les termes consacrés, et qui ont modifié en profondeur le paysage politique au sud et à l'est de la Méditerranée, nos relations de voisinage donc, et dans le Golfe. Nous sommes, dans ce cadre de la révision du Livre Blanc, également intervenus sur les changements en Russie, sur les rapports transatlantiques, l'Europe, les pays émergents, les « Printemps arabes », les menaces transversales ainsi que sur la réflexion sur l'arc de crise. Nous avons revisité ce concept pour mieux approfondir ce qu'il recouvre et comprendre les changements induits sur son contenu par les événements en Méditerranée du Sud. De nouveaux rapports sont en train d'être établis avec ces Etats en transition démocratique dont les Etats du Maghreb sont le fer de lance. Cela relance le dialogue avec le grand Maghreb qui avait été entravé dans le cadre du dialogue 5+5. Sur le long terme nous pourrons désormais envisager un partenariat fécond avec les cinq Etats du Maghreb arabe. Dans l'ensemble, les situations sont très contrastées selon les pays et selon les zones. L'évolution du Moyen-Orient est très compliquée avec le cas central de la Syrie, et celle du Golfe avec le cas iranien.

Notre participation aux travaux du SGDSN a été moindre s'agissant des groupes qui traitaient des questions de l'outil militaire qui ne sont pas dans notre champ de compétence stricto sensu à la direction de la prospective.

Quelles sont les conséquences des « printemps arabes »en termes d'impact politique et de sécurité ? Vous m'avez interrogé, Monsieur le président, sur notre myopie collective en ce qui concerne l'avènement des « printemps ». Au sein de la direction de la prospective, nous avions réalisé des études sur les évolutions de la société tunisienne, sur l'impact des nouvelles technologies, sur la transition de régimes essoufflés par des décennies de pouvoir que nous analysions comme étant dans une impasse gérontocratique qui rendait impossible le passage de relais. Il est vrai toutefois que l'ensemble de ces études ne constituait pas un faisceau de convergences qui nous aurait permis d'anticiper les événements. Il est très difficile de passer du quantitatif d'études sectorialisées au qualitatif que constitue une révolution ou des mouvements généralisés de contestation. Toutes les directions de la prospective dans le monde sont confrontées aux mêmes difficultés.

Les mouvements sociaux et politiques en monde arabe ont été dus d'abord à une irruption générationnelle. Ceux qui sont intervenus activement, dans les manifestations, ce sont des jeunes ouverts sur le monde par la technologie, virtuellement mondialisés. Mais c'est l'épuisement d'un cycle de légitimité qui a conduit à l'effondrement de certains régimes arabes. De ce point de vue, les monarchies ont mieux résisté que les républiques en raison de leurs fondements traditionnels et claniques, de leurs moyens économiques et de leur richesse aussi, qui les rendaient plus légitimes et plus stables. Les républiques avec leur discours dépassé sur le « socialisme arabe », l'épuisement de leur discours sur le conflit israélo-arabe et leurs promesses d'unité du monde arabe, bref leur idéologie des années 50 ou 60, n'ont pas résisté aux nouvelles générations.

Aujourd'hui nous faisons face à une triple réalité selon que l'on considère le Maghreb, le Moyen-Orient où le Golfe.

Au sein du Maghreb, le Maroc a procédé à des réformes importantes qui paraissent le mettre sur une bonne trajectoire. Il en va de même avec la transition tunisienne. L'Égypte va connaître le début de son processus électoral le 28 novembre prochain et l'avenir de la Libye est en train de se dessiner. Il est évident que les situations sont contrastées entre ces pays et que la transition y sera plus ou moins difficile. Néanmoins, nous pouvons être raisonnablement optimistes à terme. Il n'existe pas de vrais mouvements de blocage. La démocratie y sera endogène avec beaucoup de valeurs provenant de la religion. La principale question qu'elle aura à gérer est celle du pluralisme. Au sein de cette zone, la question de l'évolution de l'Algérie reste posée mais il est évident qu'elle sera fortement influencée par l'évolution de ses voisins immédiats, le Maroc et la Tunisie. En Algérie, l'immobilité du pouvoir n'en est pas véritablement une dans la mesure où ce pouvoir est composé d'un empilement de pouvoirs différents qui se neutralisent. De plus, la mémoire des années 90, celles de la guerre civile, pèse sur la transformation du régime.

Au Moyen-Orient, la Syrie constitue l'incertitude majeure. Son évolution ne manquera pas de se répercuter sur l'ensemble de la zone en raison des ramifications politiques et stratégiques que ce pays entretient avec son environnement. Je pense bien sûr au rapport avec Israël mais aussi aux rivalités qui opposent la Turquie, l'Iran et l'Arabie Saoudite.

La région du Golfe connaît les mêmes évolutions de transition démocratique et de transformation des peuples à leur rythme. Cela étant, la région est dominée par le paradigme de la stabilité induit par la question énergétique et celle de la prolifération, qui sont à la fois des risques de conflits mais qui agissent également comme des amortisseurs des contestations en raison de leurs conséquences. Là aussi dans ce pays se sont les jeunes et les forces islamistes qui agissent. Dans cette zone, la question de Bahreïn est la plus difficile. La rivalité entre les Chiites et les Sunnites est au codeur de la réflexion, avec notamment l'évolution des 12 à 17 % de Chiites qui habitent la côte orientale de l'Arabie et dont la jonction avec les contestataires bahreïnis pourrait déstabiliser la zone. La montée en puissance du Conseil de Coopération des Etats du Golfe est analysée comme un raidissement sunnite.

Toutes ces régions sont d'un intérêt majeur pour la France en raison de nos intérêts et de nos investissements, mais également à cause de nos liens historiques et culturels et de la question des minorités, dont les communautés chrétiennes. Vous avez cité, Monsieur le Président, le Pôle religions, qui a bien évidemment été mis à contribution pour analyser toutes ces évolutions et, ce que l'on a pu appeler la démocratie de la charia.

Le deuxième grand sujet de réflexion auquel nous avons participé est celui de l'impact de la réintégration de la France dans l'OTAN que nous avons analysée à partir du retour d'expérience de l'opération Harmattan en Libye. Pour la première fois, le leadership américain n'a pas figuré au premier plan dans une opération d'intervention militaire. C'est l'illustration de ce qu'on a appelé aux États-Unis « leading from behind ». Cet effacement relatif s'explique par le fait que les États-Unis ont à gérer les sorties de crise en Afghanistan et en Irak en même temps que la campagne électorale qui s'annonce. Nul n'ignore cependant l'importance de leur action au début des opérations, notamment les frappes de missiles Tomawak pour la destruction des centres de commandement névralgique et des centres de défense anti-aérienne.

Cette crise libyenne a servi de révélateur au fonctionnement de l'OTAN et a souligné le rôle amoindri des Etats-Unis, même si rien n'aurait été possible sans leur appui en matière logistique, de gestion de l'information et de la coordination des opérations militaires. On ne peut donc parler d'une opération autonome menée par les Européens dont les lacunes capacitaires sont apparues clairement. L'opération Harmattan a néanmoins permis de constater le grand savoir-faire des armées françaises et leur capacité à agir en interarmées, même si elle a révélé un certain nombre de limites, notamment, celles de l'outil militaire britannique.

Je voudrais aborder à présent la question des menaces transverses qui avaient été déjà analysées en 2008. Cette menace est de nature différente des menaces stratégiques : elle est à portée tactique, de dimension transnationale et ne résulte pas de menaces militaires mais de la fragilisation des sociétés. Ces menaces et, en particulier, les questions liées au trafic de drogue ou à l'immigration clandestine supposent une coordination et une coopération internationale pour lutter contre elles. L'une des menaces principales pour la France est celle que représente AQMI, même si l'on a sans doute exagéré la question de la dissémination dans la zone sahélienne d'armes en provenance de l'arsenal libyen, des missiles SAM7, par exemple. Aujourd'hui, le danger n'est plus stato-centré mais sociétal, d'où l'importance d'une observation des sociétés. De ce point de vue, la crise qui pointe à l'horizon pourrait concerner des sociétés sub-sahariennes.

Je crois qu'il est important de souligner que ces révolutions, en cours, sont démocratiques par la forme et le mouvement mais qu'elles sont, en fait, conservatrices par la recherche de valeurs authentiques, des valeurs indigènes centrées sur une identité arabo-musulmane. L'aire arabo-musulmane est entrée dans un cycle de bouleversements démocratiques et technologiques freinés par la religion, ce qui permet de ne pas se laisser emporter.

Dans ce contexte de menaces transverses, la notion d'arc de crise reste largement pertinente, mais il faudrait plutôt parler « d'aire d'investissements stratégiques majeurs » car la continuité géographique que donne à penser la notion d'arc pose problème devant la diversité des menaces : questions relatives au Moyen-Orient, déstabilisation d'Etats dans la région sahélo-saharienne, terrorisme, piraterie, stratégie vis-à-vis des talibans etc. Sans exclure les continuités, il faut être particulièrement vigilant sur les connexions et rigoureux sur les intersections.

J'aborde à présent la question de l'impact géopolitique et géostratégique des crises économiques. Le contraste est frappant entre les Etats émergents (Turquie, Brésil, Nigéria, Afrique du Sud....) et l'Europe qui est la plus impactée. Les mesures financières et économiques qui sont prises dans la zone euro, et qui sont nécessaires, induisent un mouvement de contestation qui vient se greffer sur un mouvement plus ancien : celui des indignés. Une première constatation : notre modèle politique de gestion de la revendication est en crise. Une première conséquence en est une fragilisation du modèle européen de société et la crise du modèle institutionnel européen dont la méthodologie communautaire est dans l'impasse. L'Allemagne est prise entre la volonté de repli sur son propre modèle et la volonté, comme nous, de passer à la vitesse supérieure en révisant les traités pour leur permettre de faire face aux crises. La révision du mandat de la Banque centrale européenne, la réflexion sur une certaine dose de fédéralisme dans certains domaines financiers voire budgétaires sont en débat. Entre toutes ces options, il y a la politique menée par nos deux pays, faite de coopération intergouvernementale, puisqu'on ne peut pas attendre une révision des traités pour laquelle un délai très long est nécessaire.

L'impact géopolitique, lui, est de nature différente et n'a que peu de choses à voir avec la crise institutionnelle ou financière, mais résulte plus de la recomposition du monde. En termes de puissance économique matérielle, la Chine va rattraper les Etats-Unis et l'Europe. L'Europe représente 17 % de la puissance économique mondiale, la Chine 14 % et les États-Unis 16 %. La démographie joue un rôle important, en particulier en Afrique qui comptera 1,5 ou 2 milliards d'habitants en 2035-2040. Ce qui apparaît comme une « déprime stratégique » pour l'Occident est en fait le résultat de la recomposition du monde et non le signe de déclin. En revanche, pour des pays comme la Turquie, la Chine ou l'Inde, l'émergence est vécue comme une « réémergence », une montée en puissance. Nous avons tendance à percevoir ces nouveaux acteurs comme animés de sentiments de rivalité voire d'hostilité à notre égard. Ainsi, des études ont montré que les Français ressentent la mondialisation comme dirigée contre l'Occident, en particulier avec le phénomène des délocalisations, alors qu'en réalité 70 à 80 % de notre commerce est réalisé avec des pays qui ont le même niveau économique et le même référentiel social que nous. Cette constatation n'exclut nullement la fermeté vis-à-vis des pays comme la Chine en matière de normes sociales ou de respect des normes climatiques et environnementales. Pour la France, une restructuration économique est nécessaire alors que l'on impute nos difficultés trop facilement à l'international et aux délocalisations.

Pour l'instant, on ne constate pas une diplomatie concertée des pays émergents, mais plutôt un pouvoir d'opposition, parfois systématique, de ces pays dans les instances internationales comme l'Organisation mondiale du commerce (OMC), le Conseil de sécurité ou le Conseil des droits de l'homme à Genève. Ce n'est pas une puissance de coalisés mais une coalition de critiques. L'exemple le plus frappant a concerné la résolution 1973, sur la Libye, dont ces pays ont dénoncé l'application par les puissances occidentales. Si les pays émergents ne contestent pas la notion de responsabilité de protéger portée par cette résolution, ils veulent également que cette protection soit à l'avenir contrôlée et critiquent la façon dont le mandat onusien a été appliqué.

M. Christian Cambon - Je m'interroge sur la myopie de notre appareil d'anticipation. A-t-on voulu voir et comprendre les signaux envoyés par certaines catégories sociales ? Je pense notamment aux chefs d'entreprise et aux étudiants. Je rappelle que la France a autorisé l'exportation de matériel électronique de pointe qui a permis de pister les opposants en Tunisie. Nous considérions ces régimes comme des paravents contre l'islamisme. Quelles conséquences le Quai d'Orsay a-t-il tiré de ces événements, notamment en ce qui concerne le dialogue avec les Frères musulmans ou avec le Hamas ? Pour pallier l'absence de nos moyens d'information, peut-on imaginer un regroupement des directions de la prospective au niveau européen ? Enfin, s'agissant du Maroc, l'évolution particulière de ce pays n'est-elle pas due au fait que le roi est également le commandeur des croyants, descendant en ligne directe du Prophète ?

Mme Josette Durrieu - Je constate que si les révolutions ont été menées par la jeunesse pour la liberté et l'emploi, ce sont les anciens qui sont revenus au pouvoir. S'agissant de la Turquie, qui veut devenir le leader du monde sunnite, que penser du modèle AKP ? Enfin, si la chute du régime Assad est certaine, qu'en est-il de l'opposition ? Le droit de protéger : jusqu'où ?

Mme Hélène Conway Mouret - La notion d'arc de crise n'est pas très flatteuse pour les pays concernés. Ne vaudrait-il pas mieux parler d'arc des crises ? Je souhaitais également vous interroger sur le changement de ton des pays émergents comme la Turquie et le Brésil et sur la montée en puissance des sociétés privées en matière de sécurité.

M. Joseph Maïla, directeur de la prospective du ministère des affaires étrangères et européennes - Je voudrais tout d'abord signaler, en ce qui concerne les révoltes arabes, que, parmi les éléments qui expliquent le changement, comme, par exemple, la lutte contre l'autoritarisme de l'État et la corruption, les associations des droits de l'homme qui ont joué un rôle important pendant le temps des dictatures ont été des substituts à des partis politiques impossibles. Ils ont permis de faire de la politique autrement et ont milité pour le triomphe des idées que nous voyons aujourd'hui fleurir.

La question qui m'a été posée est de savoir à partir de quand les indicateurs dont nous disposions pouvaient se changer en facteurs explicatifs et révélateurs d'un mouvement politique majeur. Tous ces éléments existaient, mais ils étaient très partiels et confinés à des secteurs de l'économie ou de la vie politique. La myopie, pour reprendre votre terme, a certes joué, car nous avons été trop centrés sur les grands équilibres stratégiques et sur la peur de l'islamisme. En quelque sorte, nous avons longtemps acheté notre stabilité au prix de notre myopie. Désormais, c'est l'observation des évolutions sociales tout autant que celles de l'Etat qui nous préoccupent. Pour notre pays, et pour la direction que je dirige, je signale la chance que constitue l'existence des 27 instituts français de recherche à l'étranger (IFRE), rattachés à la direction générale de la mondialisation du ministère des affaires étrangères et européennes, qui est une source d'analyse majeure sur l'évolution socio-économique des pays du monde. Notre grille de lecture a été centrée sur la géostratégique alors que ces révolutions sont intervenues par le bas.

Avec le partenariat de Deauville, nous disposons d'un outil formidable de développement économique au service du renforcement de la stabilité politique en Méditerranée.

En ce qui concerne le dialogue avec les islamistes, il existe s'agissant des Frères musulmans mais pas avec le Hamas qui est considéré comme une organisation terroriste. Les Anglo-Saxons ont une approche un peu différente de la nôtre concernant les dialogues avec les partenaires dits difficiles. J'ajoute que, dans le cadre du débat interreligieux, mené en particulier par les mouvements américains pentecôtistes, on peut rencontrer des mouvements islamistes et recueillir beaucoup d'informations sur la manière dont ils voient l'évolution de la société. Le Pôle religions du ministère joue donc un rôle très important.

Il est évident qu'au Maroc, le fait que le roi soit également le Commandeur des croyants joue un rôle central, qui a notamment permis la mise en place, il y a trois ou quatre ans, du code islamique du statut civil qui n'aurait pas pu être réformé le jour sans son autorité à la fois politique et religieuse. Les sociétés arabes sont entrées en débat sur la question du religieux et de la séparation des pouvoirs et des sphères de l'Etat et de la religion. Il est néanmoins évident qu'il y a une osmose au plan sociétal entre les deux. Le modèle des rapports entre religion et société serait plus à penser sur le modèle de l'Italie que de la France. Mais, en France comme en Europe, plus généralement, la prise en compte de cette dimension est en cours, y compris au sein du Service européen pour l'action extérieure (SEAE) qui se dote d'un pôle prospective, un peu sur notre modèle. Il en va de même pour le State Department américain, qui s'est inspiré de notre Pôle religions, notamment à partir du rapport dit «God's gap », il y a quelques années.

La Turquie est un pays qui devient de plus en plus religieux sur le plan sociétal. Il reste laïc sur un plan institutionnel. La Turquie laïque n'hésite pas à se positionner comme un leader sunnite au plan international et dans le cadre du « printemps arabe ». Il faut savoir toutefois qu'en Turquie, le ministère des cultes comprend 80 000 personnes dans le cadre de l'application de la laïcité d'Etat puisque les imams des moquées de Turquie sont fonctionnaires de l'État. L'État contrôle le religieux en Turquie, alors qu'il est séparé du religieux en France.

M. Jean-Louis Carrère, président - N'est-ce pas une forme de laïcisation par le haut ?

M. Joseph Maïla, directeur de la prospective du ministère des affaires étrangères et européennes - Vous avez raison dans la mesure où le fait religieux est cadré et encadré à travers le contrôle d'un Etat séculier. Ainsi, c'est l'État qui, par exemple, donne ses instructions aux imams pour les prêches du vendredi. L'état civil, la législation civile ne sont pas entre les mains des religieux comme en Iran. On peut du reste s'interroger sur le fait que la société marquée par une forte religiosité pourrait exercer son influence sur l'État. Le rôle de l'Europe et la législation européenne ont eu un impact majeur sur l'évolution de la laïcité en Turquie.

Le fait de parler des crises au pluriel pour définir l'arc de crise me paraît intéressant puisque cette notion garde sa pertinence comme contenu géographique.

Les pays émergents posent un vrai problème puisqu'ils ne veulent pas jouer, pour le dire succinctement, selon les règles du club, c'est-à-dire qu'ils revendiquent des droits dans l'ordre international sans vouloir partager les devoirs et les responsabilités. Ce sont, en quelque sorte, des puissances modernes qui ont conservé une idéologie du tiers-monde. On le voit très bien dans leur attachement indifférencié au principe de la non-intervention dans les crises. Des évolutions se dessinent néanmoins. J'en veux pour preuve la critique faite par le premier ministre Erdogan à l'Afrique du Sud dans sa critique de la participation turque à l'intervention en Libye. Il a montré son étonnement face à la position de l'African National Congress (ANC) qui s'était battu contre l'apartheid et qui ne pouvait pas comprendre que la Turquie puisse ne pas se porter au secours des peuples libyen ou syrien qui souffraient.

Nous partageons les mêmes préoccupations en matière d'utilisation des sociétés privées de sécurité dont l'intervention est justifiée à la fois par le manque de moyens et la réduction du format des forces armées. J'observe néanmoins que la législation française encadre bien ces activités, même s'il serait sans doute nécessaire de réfléchir à une adaptation législative.

M. Jean-Claude Peyronnet- Je vous ai trouvé quelque peu optimiste quant au risque de dissémination d'armes de tout genre au Sahel.

M. Joseph Maïla, directeur de la prospective du ministère des affaires étrangères et européennes - Je ne me considère pas comme optimiste, mais je suis moins pessimiste par rapport aux informations initialement diffusées en la matière. Le risque existe bel et bien mais il ne s'agit pas de l'armurerie à ciel ouvert que l'on a décrite.

M. Jeanny Lorgeoux - S'agissant de l'Algérie, nous sommes confrontés à un risque d'explosion d'un système qui, derrière une façade, est un système de dispersion des pouvoirs.

M. Daniel Reiner - Les conflits interétatiques existent toujours, comme en Corée ou au Cachemire, par exemple. Quels sont les risques pour notre pays d'être engagé dans un tel conflit ?

M. Richard Tuheiava - Tous les analystes constatent un basculement du centre stratégique vers le Pacifique. Comment cette région, et plus largement l'outre-mer, est-il pris en compte dans vos réflexions ?

M. Jean-Louis Carrère, président - Je constate que la plupart des violences ont été perpétrées historiquement par les Frères musulmans plutôt que par le Hamas, qui avait légalement gagné les élections de 2006. Pourquoi parle-t-on avec les Frères et non avec le Hamas ?

M. Joseph Maïla, directeur de la prospective du ministère des affaires étrangères et européennes - On pourrait dire de l'Algérie qu'elle est une polyarchie autoritaire et vous avez raison de souligner la dispersion des pouvoirs entre l'armée, le clan Bouteflika, le Front national de libération (FNL) dont le rôle est amoindri, des partis politiques dont certains sont des alibis du pouvoir et les mouvements de jeunes qui revendiquent et contestent. Toutes ces forces se regardent, s'observent et se jaugent. Il est certain que la situation ne peut durer indéfiniment ainsi. L'espoir d'une solution réside dans le fait que chacun sait qu'il ne peut gagner seul. Pour l'instant, tout le monde se neutralise. Mais il y a une pression mimétique des pays voisins, ne serait-ce que par les moyens de communication : la télévision, Internet etc. qui finiront par faire bouger les choses naturellement.

S'agissant des conflits interétatiques, qu'il s'agisse des conflits gelés au Caucase, en Géorgie, au Haut-Karabakh etc., ils sont pour l'instant contenus.

L'outre-mer et le Pacifique sont très importants. Le récent déplacement du ministre d'État en Australie et en Nouvelle-Calédonie témoigne de l'intérêt de notre diplomatie pour cette région. Il existe, de la part d'un certain nombre d'Etats (Australie, Philippines, Vietnam ....), une méfiance grandissante pour la politique chinoise dans la zone. Ma direction a des liens avec nos homologues australiens.

S'agissant des Frères musulmans et du Hamas, dont je vous rappelle qu'à l'origine il était la branche palestinienne des Frères, les premiers ont connu une importante évolution en acceptant d'entrer dans le jeu politique. Par ailleurs, dans tous les pays concernés par les printemps arabes, ils sont les partis qui ont été les plus persécutés par le pouvoir et dont le langage contre la corruption correspond à l'une des revendications principales des populations. Nous devons donc procéder à une transformation nécessaire de notre regard sur les organisations des Frères musulmans, ce qui n'exclut naturellement pas une grande vigilance. Il est très délicat de trouver le bon langage avec ces interlocuteurs. Le ministre d'Etat a incité au dialogue avec des interlocuteurs qui respectent le processus démocratique et qui ont renoncé au recours à la force. Si ces pays sont engagés dans un processus démocratique, tout indique toutefois que notre modèle n'est pas un exemple pour eux, même si toute avancée dans la voie de la démocratie repose sur des valeurs universelles partagées. Notre message principal doit s'articuler autour du pluralisme et de sa préservation dans le temps. En quelque sorte, il ne faut pas que le modèle que ces pays choisiront se retourne contre lui-même.